Médecins de la Grande Guerre
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1914-1918 : Gaillon et sa région
aux côtés de la Belgique Jean Baboux Des soldats de Gaillon et des
environs combattent et meurent en Belgique Quand en décembre 2013 l’ARC
(association pour la renaissance du château) décida de célébrer le centenaire
de la Première Guerre mondiale, elle avait deux objectifs : faire connaître
l'intense activité du château durant ces quatre années et raviver le souvenir
des liens qui, durant le conflit, unirent Gaillon et sa région à la Belgique[1]. Localisation des morts de la communauté de communes Eure-Madrie-Seine en Belgique. Rappeler et expliquer la présence de
réfugiés belges en vallée de Seine et, plus particulièrement de l'armée belge
dans le château de Gaillon, fut tout de suite une évidence. Les premières
recherches firent rapidement émerger une surprise de taille : la relation entre
les deux pays avait fonctionné dans les deux sens ! Si des Belges « étaient
descendus » se réfugier en France, des Français, eux, « étaient montés » en
Belgique pour combattre ! Une première étude des morts pour la France de
Gaillon et des villages de la communauté de communes Eure-Madrie-Seine[2]
ne manqua pas de surprendre: seize d'entre eux étaient morts en Belgique dans
trois zones différentes et à des périodes elles aussi différentes ! Aussitôt les questions se bousculèrent.
Pourquoi des soldats français en Belgique ... alors que les troupes allemandes
occupaient tout le nord de la France ? Comment étaient-ils arrivés là-bas?
Quelles étaient l'intensité et la nature des combats qui avaient eu lieu dans
ce pays ? Pourquoi aujourd'hui, en France, beaucoup de personnes ignorent-elles
tous ces faits ? Les lignes qui suivent tentent, en
partie, de répondre à ces interrogations. De la déclaration de guerre aux premiers combats À Gaillon, comme partout en France, la
mobilisation à partir du 1er août se passe bien. Les hommes
rejoignent leurs régiments qui se situent presque tous en Normandie ou en
région parisienne. Trois régiments accueillent alors une large partie des
Gaillonnais : le 5e RP[3]
à Falaise, le 28e RI dont un détachement est à Evreux et surtout le
74e RI, basé à Rouen dans la caserne Pélissier, dont deux compagnies
sont cantonnées au château de Gaillon depuis 1908. La montée du 74e RI vers la
frontière et la Belgique est tout à fait représentative de ce que vivent la
plupart des autres régiments. Les deux compagnies gaillonnaises quittent le
château le 3 août ; elles prennent le train pour Rouen à 6 heures 15 et
laissent la place à un détachement de la réserve territoriale du 22e
RI. Le 74e quitte Rouen, en train, le 5 août. Il débarque près de
Rethel dans les Ardennes le 6 août dans la matinée. Commence alors un périple
pédestre que les historiens ont assez peu étudié. Du 9 au 20 août, fusil en
bandoulière, sac de 30 kilos sur le dos, ils parcourent 170 kilomètres jusque
sur les bords de la Sambre. De plus, les conditions météorologiques n'arrangent
rien comme le montre le témoignage du médecin Georges Veaux du 41e
RI qui suit à peu près le même itinéraire que le 74e. « Dimanche 9 août. Après une
mauvaise nuit dans ce grenier, nous nous levons à 4 h 30. A 6 heures, nous
prenons la route sous un soleil magnifique dont les rayons sont déjà chauds.
Nous croisons le 93e RI dont les hommes sont visiblement éreintés,
penchés en avant, cols ouverts, cravates dénouées, la sueur perlant au front.
Après une halte au coin d'un champ, nous repartons. Le soleil est maintenant
accablant ; les arbres passent un à un lentement à nos côtés ; les courroies
des bidons, des musettes scient les épaules ; la sueur rend vite la cravate
insupportable. On fixe les couvre-nuques aux képis. Sous cette température implacable, le régiment
s'achemine péniblement vers le cantonnement. Les hommes sont couverts d'une
sueur dont les grosses gouttes coulent sur leur front et la poitrine,
transperçant chemise, capote et jusqu'au linge dans le sac. Enfin on atteint
les premières maisons. [...] Lundi 10 août. Nous partons
avant le jour par un beau matin d'été. Le bataillon marche avec joie : ça
réchauffe et il fait si bon se promener dans la campagne à cette heure matinale
... Nous traversons une jolie bourgade, montons une pente abrupte puis nous
nous engageons sur un plateau. Le soleil est maintenant fort chaud et les
hommes ont beaucoup bu hier soir ; le résultat ne se fait pas attendre :
plusieurs tombent d'insolation. Nous sommes fort occupés à les ranimer par des
piqûres de caféine et à les charger avec leurs armes sur les voitures. Au
sortir d'une forêt nous voilà à nouveau sur une route nue, aride, brûlée par un
soleil ardent. Pas un souffle de vent ; la colonne se traine lentement et
péniblement. En l'espace de 300 mètres plus de 50 hommes tombent inanimés ; la
colonne s'arrête, les soldats se couchent à terre. Le Commandant fait alors
entrer tout le monde dans un champ plus ou moins ombragé où l'on soigne les
malades. Un homme du 6e génie meurt malgré tous nos soins.[4] » On imagine dans quel état de fatigue les
soldats arrivent sur les lieux de leurs premiers combats. Ajoutons que lors de
la retraite qui va suivre, du 23 août au 5 septembre, les mêmes soldats
parcourent à nouveau à peu près 250 kilomètres jusqu'à Bouchy-le-Repos, près de
Provins à 90 kilomètres à l'est de Paris. En marche vers la Belgique. Puis, lors de la fameuse bataille de la
Marne ils remontent jusqu'à La Neuvillette-les-Reims, soit un peu plus de 100
kilomètres, avant qu'enfin le front se stabilise[5].
Entre le 9 août et le 18 septembre les soldats du 74e RI parcourent
donc environ 520 kilomètres dans des conditions très éprouvantes pour les corps
et les esprits ! À ce stade du récit il est essentiel de
comprendre pourquoi la France, en août 1914, intervient en Belgique, pays
neutre à l'époque. Le 2 août, au lendemain de la mobilisation générale
française, l'Allemagne entre au Luxembourg sans soulever de protestation de la
part de la grande duchesse. Le même jour un ultimatum est lancé à la Belgique
pour que celle-ci laisse passer les armées allemandes en direction de la
France. C'est l'application du plan Schlieffen qui prévoit un vaste mouvement
d'enveloppement du gros des armées françaises massées à l'est. Albert 1er
refuse. Le 4 août l'armée Allemande entre en Belgique et prend la direction de
Liège, place forte ceinturée de nombreux forts. Dès le 5 la ville est assiégée
et, contre toute attente, résiste héroïquement jusqu'au 16 août. Les armées
allemandes se répandent ensuite dans le royaume, vers le sud et vers Bruxelles
qui est occupé le 20, mais surtout vers l'ouest en direction de Namur,
Charleroi et Mons. Malgré un cruel manque de renseignements sur l'importance
des troupes allemandes engagées et sur leur progression, le général Joffre
prend enfin conscience du risque de contournement des armées françaises et donne
l'ordre, le 13 août, à la 5e armée commandée par le général Lanrezac
de pénétrer en Belgique pour aller s'établir sur la Sambre. Quelques jours plus
tard les 4e et 3e armées françaises pénètrent à leur tour
dans les Ardennes belges près du Luxembourg ; à l'ouest du dispositif, les
armées Anglaises s'avancent vers Mons. Inévitables, les premiers combats ont
lieu du 20 au 23 août. Des Gaillonnais sont engagés à deux endroits : entre
Sambre et Meuse aux abords de Charleroi et près du Luxembourg. Les combats dans les environs de Charleroi Le
21 août les Allemands arrivent en force sur la Sambre et commencent à pénétrer
dans Charleroi : la bataille s'engage. Les Gaillonnais Roland
Séry et Raymond Quettier ainsi qu'un
habitant de La Croix-Saint-Leuffroy, Eugène Turlure,
tous trois du 5e RI, meurent dans la défense de la ville, tout comme
Auguste Briard d'Auteuil-Authouillet, soldat
au 28e RI. En 1967, l'historien Job de Roincé, qui avait participé à
la bataille de Charleroi au sein du 41e RI de Rennes, raconte les
combats menés par le 74e RI à Roselies, au sud-est de Charleroi : « Le 21 août, les Allemands [...] passent à l'attaque
en direction de Pont-de-Loup et de Roselies. Dans cette localité, deux
compagnies du 74e RI luttent énergiquement ; finalement, en fin
d'après-midi elles doivent se replier et les Allemands occupent Roselies. Le
général Verrier décide alors, sans en référer à ses supérieurs, de reprendre
Roselies coûte que coûte et il monte une opération qui va se poursuivre pendant
toute la nuit. Vers minuit, deux bataillons du 74e RI arrivent à
Roselies. Leur action n'est accompagnée d'aucune préparation d'artillerie. La
localité semble abandonnée par l'ennemi et nos soldats sont persuadés qu'ils
vont l'occuper sans avoir à tirer un coup de fusil. Mais brusquement éclate une
vive fusillade. Cachés dans les maisons les Allemands tirent sur les Français
qui, eux, se trouvent dans les rues et ne peuvent riposter. Pendant de longues
minutes c'est le désarroi le plus complet. Rapidement cependant les chefs
regroupent les hommes et montent à l'assaut des maisons dans lesquelles sont retranchées
les Allemands. La lutte est acharnée et, tandis que l'on tire de tous les
côtés, des immeubles brûlent. Du haut du clocher et des terrils, des fantassins
ennemis mitraillent les soldats du 74e RI qui sont à découvert. Ce
combat très violent se poursuit jusqu'au matin du 22 août. Finalement, vers 9 h
15, les deux bataillons du 74e RI, décimés, reçoivent l'ordre de se
replier.[6] » Le soir,
dans le journal de marche et des opérations du régiment aucun chiffre ne peut
être inscrit devant le nombre d'officiers et de sous-officiers morts, blessés
ou disparus. Pour les hommes de troupe il est simplement indiqué : « Dans cette
affaire le régiment a perdu un peu moins du tiers de son effectif ». On sait
aujourd'hui que ce sont 1100 hommes qui tombent aux abords et dans les rues de
Roselies. Le Gaillonnais Marius Avallée est
parmi eux. Le 8 mars 2015, à Roselies, le maire de Gaillon rend hommage aux soldats du 74e Ri devant le monument qui, sur une place du village, est spécifiquement dédié à ce régiment. Symbole du renouveau des liens entre Gaillon et Roselies: un jeune du lycée André-Malraux est invité par les Anciens combattants belge à se joindre aux porte-drapeaux. Florent
Collot du 119e RI fait partie des survivants ... mais il est
tué quatre jours plus tard dans les combats menés pour ralentir l'avancée allemande[7]
! Les combats près du Luxembourg Les combats dans la province belge du
Luxembourg sont-ils plus favorables aux troupes françaises ? Le 22 août dix
batailles terriblement violentes se déroulent sur ce territoire: Barancy, Ethe,
Virton, Bellefontaine, Neufchâteau, Nevraumont, Bertix, Anloy, Maissin et
Rossignol, la plus dramatique de toutes. Dans son « Récit du combat de Rossignol », le commandant Laurens écrit : « Depuis le départ de Saint-Vincent, nos dragons
refoulaient continuellement devant eux des groupes de cavaliers ennemis dont le
gros de l'escadron occupait Rossignol. Cet escadron bat rapidement en retraite,
poursuivi par les nôtres qui s'engouffrent derrière lui dans la forêt.
Tout à coup la fusillade éclate. Nos dragons mettent pied à terre et ripostent
avec leurs carabines. » Les dragons dont parle le commandant
Laurens sont ceux du sixième escadron du 6e Régiment de dragons d'Évreux. André Contant de Courcelles-sur-Seine en fait
partie ; il perd la vie dans cette forêt. « Peu après ils sont rejoints par toute l'infanterie
de l'avant-garde. Dès ce moment, le combat prend un caractère de violence
inouïe. De 7 h 30 à 12 h, les trois bataillons du premier régiment et deux
bataillons du deuxième régiment, ces derniers accourus en renfort vers 9 h,
tiennent désespérément tête à des forces plus de deux fois supérieures. Les
trois chefs de bataillon et un grand nombre d'officiers sont tombés dès le
début. Nos hommes, fauchés par des mitrailleuses habilement dissimulées dans
les fourrés, ne se contentent pas de résister sur place. Mieux que cela, ils
veulent saisir à tout prix à la gorge l'adversaire invisible qui les massacre.
Ce sont d'héroïques et folles charges à la baïonnette, renouvelées sans cesse
et arrêtées chaque fois par un feu redoutable qui fait dans leurs rangs
d'effroyables vides ; cependant nul découragement, pas le moindre indice de
défaillance. Le spectacle de cette hécatombe ne produit sur les survivants
d'autre impression que l'ardent désir de venger leurs camarades. Mais, tandis
que les heures s'écoulent, la tâche devient surhumaine. Quelle que soit la
bravoure dépensée, le moment vient où les débris de ces bataillons, réduits à
des paquets d'hommes sans chefs, sont contraints de se replier sur le village.
Leur retraite s'effectue lentement, très lentement. Ils ont donné à l'ennemi un
tel sentiment de leur force et de leur ténacité que ce dernier les suit avec
d'infinies précautions et ne se décide à déboucher de la lisière que vers 3
heures de l'après-midi[8]. » Rossignol après les combats. Ce texte est bien celui d'un officier
d'état-major qui ne participe pas directement aux combats : il parle de
bravoure, de charges héroïques, d'absence de découragement et de défaillance
... Certains mots cependant ne trompent pas : « feu redoutable, hécatombe,
effroyables vides, débris de bataillons ... » Le témoignage qui suit est celui
d'un simple caporal clairon. La comparaison des styles est éloquente ... : « Quel massacre ! La route est encombrée : caissons,
chevaux morts ou blessés, hommes, des arbres abattus qui forment un
enchevêtrement ; sur tout cela à chaque instant d'autres arbres ou branches
s'abattent ; dans le fossé je revois mon conducteur d'artillerie, mort, une
écume rose à la bouche. Une ambulance est remplie de blessés, hurlant,
geignant, achevés par tous les projectiles qui pleuvent de tous côtés ; assis,
adossé à la roue, le médecin-major, une tache rouge à la poitrine, semble
attendre la mort. Je m'arrête un instant derrière une pièce que le lieutenant
pointe lui-même sur des lignes d'infanterie que l'on voit à courte distance. «
Ne restez pas là, me dit-il, vous allez vous faire casser une jambe ! » En
effet, les culots m'arrivent aux pieds ; je suis comme fou, à chaque coup de
canon, c'est comme si l'on m'arrachait la tête. Un jeune artilleur, à genoux
près de sa pièce, tire au mousqueton sur les tirailleurs qui arrivent
maintenant sur nous. « Allons, les gars, les dernières cartouches ! » dit-il.
Venant de Rossignol, un groupe d'une centaine d'hommes ; à leur tête un sergent-fourrier
: « On va y aller à la baïonnette ! », dit-il. Ils se jettent sur la gauche en
direction de Breuvannes. La pièce tire son dernier obus. Je me dirige alors
vers un petit bosquet, face aux Allemands et me laisse tomber d'un seul coup,
face en avant ; la première ligne arrive sur moi, s'arrête ... Je serre les
dents en attendant le coup qui doit me finir, mais ils repartent[9]. » Paul Failin attend la nuit et réussit
par miracle à rejoindre les lignes françaises. Le même jour, René Charpentier de Gaillon disparaît à Ethe, à
quelques kilomètres de là. Aujourd'hui les historiens s'accordent pour évaluer
les pertes françaises autour de Rossignol à environ 7 000 hommes auxquels il
faut ajouter les 4 000 prisonniers capturés par les Allemands. Entre le 20 et
le 24 août, de l'Alsace à Charleroi les combats coûtent la vie à environ 40.000
Français dont près de 27 000 pour la seule journée du 22 août. Interrogations autour de l'hécatombe de fin août 1914 Même si elles débordent largement le propos
de cet article, il est impératif de se poser deux questions. ·
Pourquoi
tant de morts en août 14 ? Plusieurs raisons se conjuguent; aucune ne peut
à elle seule expliquer la catastrophe. Les Allemands utilisent en plus grand
nombre, plus judicieusement et surtout avec plus d'efficacité, les armements
modernes (mitrailleuses, artillerie). Leurs réservistes sont mieux formés et
intégrés, dès le départ, dans les unités combattantes ce qui donne souvent une
supériorité numérique appréciable au moment des combats. La chaîne de
commandement française est trop rigide, mal renseignée, mal coordonnée ; elle
n'autorise pas la prise d'initiative des officiers subalternes et des
sous-officiers ; souvent rompue par la violence des combats, elle laisse les
combattants dans le désarroi et dans l'incapacité de prendre des décisions :
souvent, ils attendent des ordres qui ne viennent pas ! L'esprit offensif du
siècle précédent où prime la force de l'attaque et une attitude héroïque face
au feu, la fameuse « furia francese
», n'arrange rien. L'insuffisance, l'inorganisation et le total débordement des
services de santé contribuent aussi à augmenter le nombre de morts. Enfin, pour
une raison difficile à admettre aujourd'hui, la croyance en une guerre courte
implique l'acceptation de pertes importantes, sur un bref délai, lors de
combats qui doivent être décisifs, sans véritable souci d'économiser les
ressources matérielles et humaines pour préserver l'avenir... ·
Pourquoi
les premiers combats de la guerre ont-ils, jusqu'à ces dernières années, laissé
peu de traces dans la mémoire collective ? Peut-être parce qu'après les
quatre ans de guerre, peu de soldats ayant participé à ces évènements ont
survécu et peuvent donc témoigner. Peut-être parce que la victoire de la Marne
qui suit ainsi que la multitude de faits militaires héroïques qui se succèdent
(Verdun, la Somme, le Chemin des Dames et autres) font oublier les premières
semaines peu glorieuses. Peut-être faut-il aussi, dans les années
d'après-guerre, ne pas «risquer de diviser la Nation et son armée en
déconsidérant à posteriori des chefs couverts d'honneur et censés avoir mené du
mieux possible les armées françaises à la victoire[10].
» Les combats dans les Flandres En septembre 1914 l'armée belge est
réfugiée dans le camp fortifié d'Anvers. Les Allemands ont largement pénétré en
France mais, après la bataille de la Marne, ils doivent remonter jusque dans
l'Aisne où le front commence à se stabiliser. Début octobre, ils décident de
liquider la poche d'Anvers et commencent le siège de la ville qui se rend le 10
octobre. Le gros de l'armée belge s'échappe du camp d'Anvers. Épaulée par des troupes françaises et anglaises, l'armée belge tient bon entre Nieuport et Ypres. Furieux ils découvrent alors que le gros
de l'année belge a réussi à s'échapper et à gagner les Flandres, proches de
l'allié français, en longeant la côte. Le 15 octobre, l'armée belge organise une
ligne de défense entre Nieuport et Ypres en s'appuyant sur l'Yser, son affluent
l'Yperlée, le canal Dixmude-Ypres et le talus de la ligne de chemin de fer
qu'ils protègent rapidement en provoquant des inondations. Pour les Alliés il
est vital que ce front tienne car il permet de garder libre le détroit du Pas
de Calais et l'accès aux ports de Dunkerque, Calais et Boulogne, essentiels
pour l'approvisionnement des troupes. Pendant quatre ans des régiments français
et anglais se succèdent pour venir appuyer les Belges dans les moments
difficiles et dans les endroits particulièrement délicats : Nieuport, Dixmude,
Ypres. Victor Potel de Gaillon et Albert Lequen d'Heudreville meurent près d'Ypres
dans les premières attaques allemandes de fin 1914. L'eau, l'autre ennemi des soldats sur le front de l'Yser. Fait souvent ignoré en France, les
soldats Belges, soutenus par la présence de leur roi et de leur reine juste
derrière la ligne de front, trouvent « la force de tenir[11]
» Il dans des conditions de vie difficiles et malsaines (inondations, humidité,
boue, maladies, planéité ...) et surtout coupés de leurs familles restées en
Belgique occupée ; ils sont les seuls combattants du front ouest à connaître
cette situation en si grand nombre. Pour avoir une idée de l'âpreté des
combats que vivent, côte à côte, poilus et jass[12]
sur ce front souvent considéré, à tort, comme calme, il faut absolument lire «
Jusqu'à l'Yser », livre du médecin militaire belge Maurice Duwez plus connu
sous son nom d'écrivain, Max Deauville : « Nous commençons à croiser des soldats en capote
bleue, les gars du 135e. On les distingue à peine. Ils se sont
creusés dans la berge des sortes de niches. Ils y sont blottis en entier, la
tête presque entrée dans la rive. Ils sont là pêle-mêle, morts et vivants. Ceux
qui sont assis ont le fusil entre les jambes et dorment. « Eh bien quoi ? dit
l'un deux que nous dérangeons en passant, c'est déjà l'heure de l'assaut ?
[...] Une suite de petites boîtes en bois couvertes de
terre, voilà notre gîte. Les hommes s'entassent sur les planchers, sur une
mince couche de paille. Les infirmiers enterrent les morts les plus proches et
l'aumônier dit une prière. C'est là que nous allons vivre pendant trois jours.
[...] Puis la
canonnade diminue ... elle cesse ... Alors nous écoutons anxieux, et tout à
coup une mitrailleuse se fait entendre ; c'est l'assaut. L'angoisse étreint les
cœurs. Nous regardons au loin, sûrs pourtant de ne rien voir. Bientôt, voici
qu'arrive par le boyau une masse de blessés, en tas, haletants, pâles. Beaucoup
sont trempés jusqu'aux os. « Ah ! Les vaches, les vaches ! Ils nous ont eus.
C'était horrible. A peine étions nous sortis de la tranchée qu'ils nous ont
fauchés. Pour se sauver il yen a qui se sont jetés dans l'eau. Ils se sont
noyés dans cette pourriture. Et d'autres qui étaient blessés, qui voulaient
rentrer dans nos lignes, ils les ont achevés à coups de mitrailleuse, des gens
qui se traînaient sur le sol ... » La mitrailleuse s'est tue. Il arrive encore
des blessés, poursuivis par la fusillade. Partout du sang, de la boue, des
plaintes. Un malheureux qui a une balle dans chaque pied et le bras fracassé
est assis dans un trou. Il tient son bras comme on tient un enfant, et
dodelinant de la tête, il le berce, et radote des choses incompréhensibles. Ils
sont là une quarantaine, couchés derrière les abris ou bien à l'intérieur,
entassés pêle-mêle avec nos hommes. Ceux qui peuvent aller plus loin s'en vont
un par un. Ainsi finit l'assaut du 135e. [...] Nous suivons le long de l'Yperlée la tranchée
d'attaque. Là où elle se termine, gisent deux cadavres de Français, la face
noircie, méconnaissables. L'eau coule le long d'une cuisse arrachée, dont la
chair à vif se confond avec le pantalon rouge. Ce sont des morts du 135e
Voici un pied qui sort du parapet, et de partout se dégage une odeur forte qui
ne s'oublie plus : celle qui décèle la présence des cadavres, mieux que la vue.
[...] Toute l'agglomération n'est plus qu'un amas de
décombres. Des fusils sont jetés çà et là, des baïonnettes, des sacs de
couchage, des buffleteries. Les morts se distinguent à peine du sol qui les
recouvre en partie. Ils ne se relèvent que lorsque le pied s'enfonce en se
posant sur eux[13].
» Le 135e RI est le régiment d'Henri Mazet d'Ailly, mort à Lizerne ! On ne
retrouvera jamais son corps ... Lizerne détruit. Jean-Louis
Bourhis, seul Gaillonnais à avoir une tombe individuelle dans les
Flandres près d'Ypres[14],
ne subit pas, en 1915, la première utilisation des gaz par les Allemands : il
est mort quelques semaines avant, le 15 janvier. Joseph Launay, qui était
propriétaire des terrains où sont aujourd'hui les jardins familiaux de Gaillon,
est plus chanceux ; il survit à une attaque au gaz le 9 avril 1915. Le 74e RI participe à la
terrible mais victorieuse offensive finale en octobre 1918. Maurice Huicard, Francisque
Renault et Victor Cuirot ne reverront
jamais Ailly, Courcelles- sur-Seine et Saint-Aubin. Moins d'un mois plus tard,
l'armistice est signé ... Quant à Désiré Noël
du 42e RI, il fête bien le 11 Novembre mais ne revit jamais
Saint-Aubin car il meurt le 1er décembre 1918 à Iseghem, des suites
de ses blessures. En 2014, au moment où la France
s'apprêtait à célébrer le centenaire de la Première Guerre mondiale, plus
personne à Gaillon et dans les environs ne se souvenait vraiment de ces
événements ! Les liens avec la Belgique avaient disparu des mémoires ainsi que
le nom des soldats qui y avaient perdu la vie. Puissent le colloque d'avril
2015 et cette publication contribuer à raviver le Souvenir et à l'entretenir. «
Chacun vit pour garder le passé en vie, vivre le présent, donner vie au futur.
» Edgar
Morin, « Pour sortir du XXe siècle », 1981 Poilus de la CCEMS (communauté de
communes Eure - Madrie - Seine) morts en Belgique ou/et sous l'uniforme du 74e
RI. • Les trois
poilus dont les noms sont en italique ont participé à tous les combats en
Belgique et ont été tués dans les premiers jours de la retraite. • Cette liste
a été établie à partir des livres d'or des morts pour la France consultables
sur le site des Archives Nationales. Jean-Louis
Breton Une délégation gaillonnaise au
cimetière français de Belle-Motte à Aiseau-Presles
8 mars 2015, discours de Bernard
Le Dilavrec
Maire de Gaillon Inauguré en 1923, le cimetière français de Belle-Motte rassemble les dépouilles de plus de 4000 soldats français inhumés dans 1179 tombes individuelles, trois tombes communes et deux ossuaires. « Ici même, en 1964, pour le cinquantième anniversaire de la bataille d'Entre-Sambre-et-Meuse, René Pleven, président du conseil sous la IVe République, compagnon de la Libération et Ministre du général de Gaulle, prononçait les paroles suivantes : « Face à ces 1200 sépultures et à ces grands ossuaires où sont groupés les restes des soldats français inconnus, que de réflexions assiègent nos esprits, que de sentiments gonflent nos cœurs ! Comme nous nous sentons les débiteurs de ces soldats [...] couchés par la mort moins de trois semaines après le début d'une guerre qui devait durer plus de quatre années ! Derrière les alignements des tombes de Belle-Motte, nous voyons toutes les autres. Nous apercevons, au-delà de ce cimetière, ceux qui sont disséminés dans toutes les parties de la Belgique, et ceux de tous les autres fronts. [... ] L'hécatombe aux dimensions sans précédent a commencé ici. Le fleuve de sang qui allait couler [...] et inonder tant de plaines, rougir tant de rivages a pris l'une de ses sources sur ce plateau. » Aujourd'hui, nous commémorons le centième anniversaire de la Première Guerre mondiale. Même si la tonalité des paroles de René Pleven est quelque peu datée, son émotion, son humilité, sa reconnaissance et les pensées qui agitent son esprit, restent les miennes, restent les nôtres. Comment en effet pourrions-nous rester insensibles au sort de ces 4 000 jeunes Français venus pour la plupart du Bordelais, de Bretagne, d'Afrique du Nord, de Normandie et qui reposent ici, à tout jamais, après avoir perdu la vie entre Sambre-et-Meuse ? Alimentées par le recul des ans et la recherche historique contemporaine, les questions se bousculent. Quelles ont été leurs dernières pensées ? D'où leur venait cette abnégation dont ils ont fait preuve ? Comprenaient-ils vraiment les raisons qui les avaient amenés ici ? Y adhéraient-ils autant qu'on l'a dit ? Bien des morts n'auraient-elles pas pu être évitées avec une autre stratégie, avec une chaîne de commandement plus soudée, plus efficace ? Et nous, à leur place, aurions-nous montré autant de courage ? Sommes-nous aujourd'hui, définitivement à l'abri d'une telle tuerie ?... La tombe de Florent Collot. Puisse la vue de toutes ces tombes nous donner l'envie de tout faire dans notre vie de citoyen pour que l'Europe ne connaisse plus pareil déchirement ! Si tel était le cas ce serait probablement pour tous ces disparus leur plus belle victoire, la plus belle preuve de l'utilité de leur sacrifice. Parmi tous les soldats qui reposent ici, je voudrais vous parler de l’un d’entre eux dont nous allons tout à l’heure fleurir la tombe et dont l'évocation de la destinée ne pourra que grossir le flot des questions que nous nous posions. Florent Collot est né en 1890 à Port-Mort un petit village proche de Gaillon. Fait peu courant à l'époque, ses parents divorcent un an après ; il suit sa mère à Notre-Dame-de-La-Garenne, hameau de Gaillon, où elle ne tarde pas à se remarier. Son dossier matricule lui donne le niveau d'instruction n° 1 c'est-à-dire qu'il sait lire mais pas écrire. Signe du destin l'entreprise qui va l'employer est d'origine belge : il s'agit de l'amidonnerie Rémy venue des environs de Louvain à l'est de Bruxelles et implantée en bord de Seine depuis 1892. Le 9 octobre 1911, il est incorporé au 119e régiment d'infanterie. Ses deux années de service militaire achevées, il est versé dans la réserve fin septembre 1913. Il reprend son travail à 1'amidonnerie mais va revêtir à nouveau l'uniforme neuf mois après puisqu'il est mobilisé le 1er août 1914, jour de la mobilisation générale. Vingt-trois jours plus tard il est gravement blessé au Pairain près de Nalinnes, pas très loin d'ici. Intransportable, il ne peut pas suivre le 119e RI dans sa retraite. Malgré les soins attentionnés donnés par le médecin du village aidé de plusieurs femmes, il meurt le 25 août, en zone occupée, à 24 ans. Il est inhumé sur place par le pharmacien et le garde-champêtre. Officieusement prévenus par un message de la Croix-Rouge, ses parents ne recevront la confirmation officielle de sa mort qu'en 1920. Il est à ce jour le seul des huit Gaillonnais morts en Belgique en août 1914 à avoir une tombe individuelle. Dépôt de gerbe sur la tombe de Florent Collot par le maire de Gaillon et deux jeunes du lycée André-Malraux. Chaque membre de la délégation gaillonnaise versera ensuite un peu de terre de Notre-Dame-de-la-Garenne prélevée là où Florent Collot avait vécu avant d'être mobilisé Vous comprendrez aisément pourquoi nous avons voulu, aujourd'hui, être un moment à ses côtés après qu'il a passé plus de cent années seul, loin de son pays. L'évocation de la fin tragique de Florent Collot me permet de terminer ce discours par un vibrant hommage à la population belge locale qui dès le 20 août a réservé un accueil plus que chaleureux à nos soldats en les encourageant, en leur offrant à boire et à manger, en aménageant au mieux leurs cantonnements. Elle les a abondamment renseignés pour les guider dans leurs déplacements et leur retraite, pour leur donner des informations sur la présence ennemie. Pendant et après les combats elle a regroupé les blessés, les a soignés du mieux qu'elle pouvait, elle a organisée de nombreuses évacuations pour qu'ils essayent d'échapper à la captivité, aux représailles. Pour toutes ces raisons, les Allemands ont fait preuve de la plus grande cruauté à l'égard des civils belges. Rappelons les 383 fusillés à Tamines, les 66 personnes massacrées chez elles et les 250 maisons détruites à Monceau-sur-Sambre, les 674 habitants de Dinant exécutés dans différents endroits de la ville ... On pourrait ainsi multiplier les exemples d'atrocités. En mon nom et au nom de la délégation qui m'accompagne, je tenais à remercier profondément tous ces hommes et ces femmes qui, sans calcul, sont venus en aide à nos soldats et ont ainsi contribué à soulager leur désarroi, leurs souffrances. Vive la France ! Vive la Belgique ! Vive la jeunesse de nos deux pays qui porte en elle un avenir de paix et de fraternité qui ne peut que réjouir tous les jeunes soldats enterrés dans cette nécropole de La Belle-Motte. » La délégation gaillonnaise sous l'arche centrale du cimetière français de Belle-Motte [1] Voir le livret de l'exposition Le château de Gaillon pendant la Grande Guerre, 2015, Éditions de l'ARC [2] Voir liste nominative sur le tableau plus loin.. [3] RI : régiment d'infanterie. [4] Docteur Georges Veaux, En suivant nos soldats de l'Ouest, carnet de route publié avec l'autorisation du ministère de la Guerre en 1917. [5] Journal de marche du 74e RI. [6] Job de Roincé, Charleroi 1914, Rennes, éd. de l'UNC, 1967. [7] Voir l'histoire de Florent Collot dans le discours prononcé le 8 mars 2015 au cimetière de la Belle Motte, par Bernard Le Dilavrec, maire de Gaillon. [8] Commandant Louis Laurens, « Récit du combat de Rossignol », publié le 9 septembre 1921 dans L'Avenir du Luxembourg, quotidien de la ville d'Arlon. Le 22 août 1914, Louis Laurens était capitaine à l'état-major de la 3e division d’infanterie coloniale. [9] Les cahiers du caporal-clairon Paul-Failin du 3e RIC, consultables sur le site Internet www.tintigny.be (taper « caporal-clairon Paul Failin »). Avec d'autres survivants, Paul Failin a erré plusieurs mois dans les sapinières et forêts près de Saint-Vincent, aidé par la population belge; il est capturé par les Allemands le 13 janvier 1915. Les cahiers sont écrits une quinzaine d'années après les faits. [10] Jean Michel Steg, Le jour le plus meurtrier de l'histoire de France - 22 août 1914, Paris, Fayard, 2013. [11] Bruno Benvindo, Des hommes en guerre – Les soldats belges entre ténacité et désillusion, Bruxelles, Archives générales du royaume, 2005 [12] Jass : nom donné aux soldats belges. [13] 3. Max Deauville, « Jusqu'à l'Yser» 1917 - Éditions De Schorre, 2013, extraits des chapitres « Dans la tranchée. 24, 25 et 26 avril 1915 » et « Lizerne, juin 1915 ». [14] Tombe n° 288, nécropole nationale Saint-Charles-de-Potyze, Ypres. |