Médecins de la Grande Guerre

Les évasions de Belgique d'après les récits des évadés.

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LES ÉVASIONS DE BELGIQUE

d’après les

RÉCITS DES ÉVADÉS

Introduction et avertissement

       Ce livre constitue une belle synthèse des multiples témoignages des jeunes gens, qui, au mépris de leurs vies, voulurent rejoindre l'armée du roi Albert derrière l'Yser. Rejoindre le petit morceau de la patrie restée libre constituait en effet une aventure très risquée. Il fallait d'abord rejoindre la Hollande en franchissant une frontière très gardée qui rapidement s'électrifia. Une fois en Hollande, les « évadés » s'embarquaient pour l'Angleterre où ils pouvaient s'enrôler dans l'armée belge. Rejoignant ensuite la France, les engagés volontaires suivaient alors leur entraînement militaire dans un centre d'instruction belge situé en Normandie. Ce n'est qu'après plusieurs mois qu'Ils pouvaient enfin rejoindre alors le front de l'Yser. Ces jeunes soldats avaient donc déjà risqué leur vie avant de combattre. Grâce à eux, l'armée belge parvint à maintenir un effectif suffisant malgré les pertes encourues lors de la retraite vers la mer et lors de la première bataille de l'Yser. Le lecteur sera surpris de la diversité des moyens mis en œuvre pour franchir la frontière hollandaise. Nous émettrons cependant un regret : l'anonymat des jeunes héros, voulu par l'auteur sans doute pour éviter d'éventuelles représailles de l'ennemi sur leurs familles restées en Belgique !

       Le livre d'origine ne contenant aucune reproduction photographique, nous avons cru bon d'agrémenter ce récit au moyen d'illustrations provenant de sources diverses.

Dr Loodts P.



PRÉFACE

       De nombreux jeunes gens qui n'avaient pas pu sortir de Belgique avant l'occupation allemande, sont venus, depuis lors, grossir les rangs de l'armée belge. Des milliers d'entre eux ont eu à surmonter de grandes difficultés et à courir des périls de mort pour échapper à la surveillance de nos ennemis. La plupart ont raconté leurs aventures, non pas en vue de la publication, mais dans le style et avec 'l'abandon de notes intimes et familières. Étudiants, ouvriers, fils de famille, petits artisans, commerçants, ils ont pris la plume pour livrer au papier la confidence de l'aventure la plus impressionnante de leur vie, de celle qui laissera le plus grand souvenir dans leur mémoire. Ils ont écrit, suivant leur degré d'instruction et leur habileté à s'exprimer, les uns avec une élégance naturelle, d'autres avec une sécheresse un peu rude, et d'autres enfin avec le relief pittoresque des gens du peuple en Belgique.

       Il a fallu choisir dans ces notes quelques traits essentiels et les grouper autour d'une idée centrale, pour éviter les redites, les longueurs, les incidents parfois dépourvus d'intérêt. Mais on leur a laissé leur physionomie propre et par conséquent on n'a point supprimé les négligences de style ou les incorrections inévitables chez certains évadés peu habitués à manier la plume. Qu'on n'oublie pas, en les lisant, que plusieurs extraits sont tirés de lettres d'ouvriers des villes ou des campagnes qui racontent ce qu'ils ont vu ou éprouvé avec une bonhomie rustique et sans se soucier du style. Les détails d'expression s'effacent d'ailleurs devant le grand enseignement d'énergie que ces notes contiennent. L'amour de la liberté a inspiré, soutenu et guidé leurs auteurs. C'est la pensée maîtresse qui a groupé toutes leurs activités et conduit leur volonté, comme c'est elle aussi qui a suscité et fortifié les innombrables manifestations d'indépendance de toutes les classes de la société en Belgique occupée.

       L'élan du pays entier pour résister à l'agression longuement préparée de l'Allemagne, en août 1914, ne s'est pas ralenti pendant les années suivantes. L'armée belge, reconstituée, renforcée, et qui tient toujours la ligne de l'Yser, en témoigne éloquemment. Mais pour alimenter cette armée, il ne fut plus possible, dès 1915, de puiser dans les réserves de la nation envahie. La Belgique opprimée, et sévèrement gardée ne pouvait plus fournir que des volontaires résolus à s'exposer aux plus grands dangers pour passer la frontière et pour s'enrôler.

       Un peuple qui n'aurait pas eu la conscience de sa nationalité, se serait peut-être incliné devant la volonté du pouvoir occupant, dans ses manifestations les plus abusives et les plus contraires au droit des gens et aux lois internationales. Il n'aurait pas cherché à réagir contre les proscriptions, les déportations, les essais de scission du royaume. Il aurait prouvé ainsi son manque d'enthousiasme pour la liberté, car un pays qui se laisse fouler aux pieds n'est déjà plus une nation. Au contraire, celui dont la réaction contre l'injustice se manifeste hardiment, atteste et prouve sa force d'âme, même quand son corps est enchaîné.

       Les jeunes Belges demeurés en territoire envahi ont voulu montrer qu'ils comprenaient les devoirs qui s'attachent au titre de citoyens libres d'une nation indépendante. L'exemple leur est venu de haut. Le Parlement, la magistrature, le clergé, les institutions provinciales et communales, les fonctionnaires, le barreau, les professions libérales et les métiers, ont prouvé, pendant les quatre dernières années, l'existence d'une parfaite unité nationale de la Belgique, en protestant avec dignité et force chaque fois que l'occupant provisoire sort de la légalité pour entrer dans l'abus du pouvoir, et Dieu sait si le cas est fréquent !

       De même les évadés Flamands et Wallons, Belges en un mot, réunis dans une même pensée patriotique, ont témoigné de la même ardeur que leurs aînés pour la cause de leur patrie, en affrontant la mort afin de rejoindre l'armée de ses défenseurs.

       Contre un pareil peuple il n'est pas possible à l'ennemi de détruire l'unité de la Belgique, car chacun gardera la libre volonté de guider sa conscience vers la résistance obstinée et tenace aux tentatives d'asservissement. La vraie liberté, selon le mot de Montaigne, c'est pouvoir toutes choses sur soi. Potentissimus est qui se habet in potestate. Le Belge démontre par ses œuvres, qu'il peut toutes choses sur lui, et il donne ainsi raison à la déclaration prophétique de M. de Broqueville, président du Conseil des Ministres, au Parlement de Belgique, le 4 août 1914 : « Je le déclare au nom de la Nation tout entière, groupée en un même cœur, en une même âme, ce peuple, même s'il était vaincu, ne sera jamais soumis. »

       Ne pas être soumis, ne pas se courber sous le joug, c'est l'ambition des volontaires qui ont tout sacrifié pour reconquérir leurs droits d'hommes libres. Nous devons un hommage ému à ceux qui sont morts en accomplissant ce devoir patriotique. Combien ont été tués au moment où ils passaient la barrière de fils de fer, soit par le courant électrique qui en rend le contact mortel, soit par les coups de feu des sentinelles allemandes ! Combien aussi ont échoué dans leur entreprise et subissent encore aujourd'hui la captivité dont l'ennemi a payé leur audace !

       Malgré tout, la bonne humeur n'a jamais abandonné ceux qui ont réussi. On verra par leurs lettres que la notion du pittoresque ne leur a pas fait défaut. S'il est vrai, comme l'a dit Franklin, que la mauvaise humeur est la malpropreté de l'âme, ils doivent avoir l'âme propre, car ils ne récriminent point. Mais on comprend dès lors pourquoi les Allemands sont perpétuellement de mauvaise humeur. C'est leur âme qui dégorge.

       L'âme allemande est en mauvaise posture devant l'âme belge. Le dessin célèbre de Bernard Partridge les a montrées en présence, personnifiées dans le roi Albert et dans Guillaume II. Ce dernier plie sous le poids des forfaits, tandis que le Roi fièrement dressé, brave son ennemi de toute la hauteur d'une âme sans tache. On songera souvent à ce contraste en lisant les récits des évadés. Le ton en est clair et sonne juste, la joie du succès déborde en plus d'une page, et la conscience d'avoir bien agi dilate le cœur et suscite même des élans d'enthousiasme. Tous pourraient conclure comme l'un d'eux: « On est heureux d'avoir souffert et de souffrir encore pour la noble et juste cause que nous défendons, pour le Roi et pour la Patrie. »

                                                                                                                J. Mélot,

                                                                                                     Ministre plénipotentiaire

LES
ÉVASIONS DE BELGIQUE

I

LES RAISONS DE S'ÉVADER

       Pourquoi tant de jeunes Belges, et même tant d'hommes d'âge mûr, ont-ils tenté, au péril de leur vie, de franchir la frontière et de pénétrer en Hollande ? Les héros de ces aventures vont nous répondre eux-mêmes. Les mobiles ont été le sentiment du devoir envers le pays et la soif de la liberté. Rallier à tout prix l'armée belge pour combattre l'oppresseur à côté de leurs compatriotes, échapper à un régime de servitude, tels sont les buts que cherchent à atteindre les évadés.

       C'est ce que dit très simplement l'un d'eux : « L'idée d'aller rejoindre mon frère au front n'était pas sortie de ma tête depuis son départ. » Un autre : « Depuis longtemps l'idée d'être utile à l'armée hantait mon cerveau. » D'autres le disent plus explicitement encore : « Je suis parti pour rejoindre l'armée où mon devoir m'appelait. Nous avions décidé d'aller servir notre pays, et nous devions passer la frontière coûte que coûte. » Ceux qui n'ont pu servir, dès le commencement, brûlent du désir de rejoindre : « Quand la guerre éclata, dit l'un d'eux, je ne pus m'engager dans l'armée, parce que j'avais le bras gauche cassé. » Deux mois après, ce courageux patriote veut partir pour s'enrôler. Il est pris et condamné au travail forcé en Allemagne. Après deux tentatives infructueuses, il réussit enfin à passer la barrière. Un autre qui vient de raconter toutes les péripéties de son passage, les dangers courus, la perte de ses vêtements et des craintes pour la sécurité des siens, ajoute en conclusion : « Je ne regrette rien, si ce n'est de n'avoir pu servir plus tôt mon pays. »

       Après avoir énuméré les dangers où de nombreux Belges avaient péri et qu'il venait de courir lui-même, un jeune brave ajoute : « Cela ne nous faisait rien, car nous avions hâte de rejoindre l'armée belge. »

       Parfois, c'est un père qui, non content d'exhorter ses fils à rejoindre l'armée, leur donne l'exemple en les accompagnants et en : les guidant. L'esprit de devoir le conduit : devoir envers sa patrie, devoir envers ses enfants. Écoutez ce procès-verbal de quelques lignes : « Mes fils et moi voulons rejoindre l'armée belge. Nous avons passé la frontière dans la cale d'un bateau charbonnier. Le voyage horriblement pénible a duré six jours. »

       C'est tout. Suit la signature. Nous trouvons dans ces vingt-neufs mots, le mobile : servir le pays ; le moyen : un bateau où, à force de ténacité, on parvient à passer, dissimulé dans du charbon ; la durée : six jours d'un martyre où la faim, la soif, le manque d'air, la saleté, s'unissent pour vous assaillir, sans compter les visites des patrouilleurs allemands. Et pas une plainte, une simple constatation : le voyage est horriblement pénible.

       D'autres, partant en groupes, expriment les mêmes sentiments. On retrouve en abondance des déclarations comme celles-ci :

       « Nous étions bien décidés à rejoindre l'armée belge, et ce au prix de n'importe quel danger. »

       « Nous étions six jeunes gens décidés à passer la frontière pour rejoindre l'armée belge. »

        « Je ne pouvais pas supporter l'idée que le pays était en danger et que mes frères et camarades étaient partis pour servir la patrie. »

       « Je pris la décision de venir rejoindre mes camarades des Flandres. Après avoir laissé tout ce qui m'était le plus cher, parents et fiancée, je partis. »

       « J'étais heureux de pouvoir faire mon devoir... de m'engager dans l'armée belge pour défendre notre pays. » Un de ceux qui traversèrent la ligne frontière à bord de l'Atlas V dont nous verrons plus loin la glorieuse aventure, tient à marquer que le sentiment du devoir l'a poussé à quitter la Belgique :

       « J'ai quitté mon village uniquement pour venir faire un service quelconque dans l'armée belge. Je n'avais aucune autre raison de quitter mon village, puisque de par mon métier de cultivateur fermier, je ne tombais pas sous le coup de la réquisition allemande. Je n'ai donc pas quitté mon pays pour me soustraire à la déportation. »

       Un témoignage particulièrement touchant de l'amour patriotique qui anime tous ces jeunes hommes, c'est le trait que nous raconte l'un d'eux :

       Après avoir essuyé les coups de feu des sentinelles, dans un passage hasardé de la frontière, lui et ses compagnons s'encourageaient de cette manière : « Nous chantions tout bas la Brabançonne. » Ils furent tout heureux de se voir subitement nez à nez avec une sentinelle hollandaise qui les arrêta.

       « Êtes-vous Belges » ?

       - Oui. Vous ne retournez plus en Belgique ?

       - Non. Passez, nous sommes ici pour d'autres gens que vous. »

       Un autre évadé nous dit ses motifs en manière de conclusion à son récit :

       « Malgré tout cela on est heureux d'avoir souffert et de souffrir encore pour la noble et juste cause que nous défendons, pour le roi et pour la patrie. »

       Il est arrivé, à plus d'une reprise, que la tendresse maternelle a essayé de détourner des fils trop jeunes de tenter ces périlleuses aventures. Quelques-uns nous le disent avec une charmante sincérité. L'un commence ainsi son histoire :

       « Depuis le début de la guerre, j'avais toujours eu grande idée d'être aussi, comme mes amis, au front ; mais qui est-ce qui me déconseillait toujours ? C'était ma bonne mère, en me disant que je reste bien auprès d'elle, et pour la contenter, j'y consentais. »

       Un plus jeune encore nous dit :

       « Désireux, dès le commencement de la guerre, de prendre place parmi nos glorieux compagnons d'armes, ma mère, vu mon jeune âge, ne me donna pas son consentement. Après ma rhétorique, elle me permit du moins tacitement de faire des recherches en vue de passer la frontière. »

       Enfin celui-ci raconte ses incertitudes :

       « Mon seul désir était d'être à l'armée depuis le début de la guerre. Seul avec maman veuve depuis vingt-sept ans, étant son seul soutien, c'étaient les deux choses que maman mettait comme obstacle à mes idées. J'ai dû abandonner mon commerce, maman n'étant pas à même de le continuer. J'ai tout quitté. Comprenant les devoirs d'un fils envers sa mère, je m'arrêtais, tandis que j'étais honteux de ne pas être au milieu de tous les braves Belges qui combattent. » Cette lutte intérieure se termina par la résolution de passer en Hollande. L'évadé franchit la frontière au milieu d'une bande qui, découverte et traquée par les sentinelles allemandes, en tua deux avant de passer.

       Au lieu de la mère, c'est quelquefois le père qui hésite à accorder l'autorisation, surtout quand il a déjà plusieurs enfants au front. Quel horizon de sacrifices patriotiques nous ouvrent ces simples mots par lesquels un des évadés commence sa lettre : « Enfin le père a consenti au départ de son quatrième fils ! »

       Le motif patriotique est invariablement au fond des tentatives d'évasion, mais il n'est pas toujours le seul. Parmi les jeunes gens qui nous exposent très clairement et simplement la complexité des raisons qui les ont fait agir, voici quelques exemples explicites.

       « Les raisons principales qui motivèrent mon désir de fuir la Belgique occupée furent non seulement l'espoir de m'enrôler dans l'armée belge, mais aussi le besoin de me soustraire à l'oisiveté forcée dans laquelle se trouvaient la plupart des étudiants. Ajoutez à cela, comme raisons secondaires, la crainte d'être déporté en Allemagne à quelque prochain contrôle général, et l'obligation énervante de se soumettre sans murmurer aux moindres prescriptions des Allemands. »

       L'impatience d'être soumis à la tyrannie méticuleuse des Allemands en a décidé beaucoup. Les déportations ont fait le reste. Les uns le disent en deux mots : « J'étais fatigué de la domination boche » ; ou bien : « souffrant, surtout moralement, de l'occupation boche, je me décidai à chercher un moyen de passer la frontière », ou encore : « pour en finir avec la tyrannie allemande et pour être libre ».

       Rarement les expressions pathétiques de vengeance interviennent. Ce n'est pas dans la nature belge. La vengeance peut y être tenace, ardente, obstinée, mais elle ne s'y étale pas en mots retentissants. Un nombre extrêmement minime d'évadés en font mention. Voici l'une de leurs rares expressions : « Je voulais faire payer aux Allemands tout ce qu'ils ont fait souffrir à nos malheureux compatriotes. »

       Les spectacles de l'horrible cruauté de l'invasion allemande ont, dès la première heure, incité les Belges à chercher refuge hors des griffes de l'ennemi. Un d'eux nous l'explique en ces termes :

       « Pendant six mois, depuis l'invasion, j'ai pu rester en Belgique occupée, assistant tour à tour aux massacres de la première heure et au pillage systématique organisé sous forme de réquisitions. Tout cela ne me disposait pas à être un esclave docile dans les mains de l'oppresseur. »

       Un autre raconte certaines scènes qui lui firent spécialement impression. C'était un villageois.

       « Avant la bataille d'Haelen, le curé au sermon nous invitait au calme. Il nous exhortait à reprendre la vie habituelle, à veiller aux soins ruraux et à travailler comme par le passé. Mais, après la bataille, les Allemands arrivent. Tous les habitants de notre commune furent expédiés à Louvain. Pendant quatre jours nous sommes restés prisonniers dans le manège d'artillerie, ayant pour toute nourriture un morceau de pain noir. Enfin ayant obtenu l'autorisation de rentrer dans le village, quel spectacle nous cloue sur place ! Toutes les maisons avaient été brûlées, pillées, et les meubles qui n'avaient pas été la proie des flammes, étaient saccagés. Quelques bêtes à cornes, quelques porcs et volailles, erraient par-ci par-là. Nous arrangeâmes tant bien que mal quelques granges épargnées par les incendies, et chacun apportait secours à son voisin. Toute querelle avait disparu, il n'existait plus de rivalité, et nous écoutions avec respect les conseils que donnaient les notables du pays. » Le narrateur résolut alors de rejoindre l'armée belge, et profitant de l'obscurité, il se faufila le long des haies entre les deux armées et parvint à sauter dans nos lignes.

       Quant aux déportations, elles ont été l'injustice finale qui a déterminé beaucoup de Belges à passer la frontière. Cette cause s'est exercée de deux manières : avant que la mesure ne fût exécutée, par l'horreur qu'elle inspirait, et après que les malheureux y eurent été soumis, par le martyre qu'ils eurent à endurer. Leur départ, dans ce dernier cas, fut une véritable évasion de prisonniers.

       Parmi ceux qui se sont trouvés dans la nécessité de se sauver pour ne pas être déportés, la plupart avouent en peu de mots que ce motif a été déterminant. Ils disent simplement : « pour fuir les déportations boches », ou plus explicitement : « A la suite des avis publiés par l'autorité allemande disant que l'on allait procéder au recensement des ouvriers chômeurs, et sachant à quoi j'étais exposé, je me décidai à suivre la ligne de conduite que me dictaient mes sentiments patriotiques. Je me décidai donc à faire l'impossible pour me mettre à la disposition de la patrie. »

       Dans ce but on est à l'affût des occasions. L'un des évadés raconte d'une façon pittoresque cet état d'attente du jour et de l'heure. « Il y avait très longtemps que nous avions projeté de passer la frontière un ami et moi, tous les deux du même village. Mon camarade était sans travail et il cherchait le moyen d'y passer sans trop de danger. Voilà qu'un samedi à midi, il vient me trouver et me dit : « Écoute, nous passons la frontière aujourd'hui, si tu veux ! mais à main armée, avec une bande de Russes, de Français et de Belges. Nous sommes à soixante-quinze. « Je lui dis : - accepte de suite, et nous passerons avec eux cette nuit. »

       Voilà nos hommes en route avec la bande. Ils arrivent à la frontière. « On nous dit : couchez-vous, vous êtes à dix mètres du fil. » « Alors les deux guides se sont avancés sur la sentinelle, le revolver au poing. A peine avaient-ils fait quelques pas que la sentinelle tirait sur eux ; mais ils s'étaient couchés, et la sentinelle était debout, la lampe électrique allumée sur la poitrine. C'était un beau point de mire. Les guides tirèrent et cassèrent à la fois la lampe et le bonhomme. La sentinelle de gauche fut tuée de la même façon. Deux hommes coupèrent les fils à trois places différentes. Un lieutenant qui faisait sa ronde habituelle a été tué avant qu'il ne fût descendu de son vélo. Alors la porte du poste s'est ouverte : deux hommes se sont montrés. Ils ont été blessés très grièvement. Aucun des nôtres n'était blessé. Alors on nous commanda : « - Debout, et au pas gymnastique ! » Nous avons alors passé la frontière. Il était minuit juste. » Notez que c'est un ouvrier qui parle. Il enregistre tout simplement ce qu'il a vu.

       Beaucoup plus nombreux sont ceux qui se sont enfuis d'Allemagne où ils avaient été déportés. Ils ont conservé de leur existence là-bas un souvenir épouvantable, tel cet ouvrier de dix-huit ans qui nous raconte sa vie misérable. Les Allemands le menacent, le maltraitent sous le moindre prétexte. Il cite ce trait de raffinement dans l'insulte : « ils faisaient crier leurs gosses après nous : « Belgien capout ! » « La Belgique est morte ! » Cette dernière avanie avait le don d'exaspérer dans son cœur les sentiments de haine contre ses bourreaux.

       Un autre nous dit : « Quant à la nourriture qu'on nous donnait (aux ouvriers déportés) les porcs ne l'auraient pas mangée, tellement c'était mauvais. »

       Et par-ci par-là quelques mots nous laissent deviner le martyre de ces pauvres gens. « Je voulais, dit l'un, mettre fin aux tortures de la déportation. » Ce régime était abominable. A lire les détails que racontent les malheureux qui l'ont subi, il rappelle les supplices infligés aux esclaves. « Mon lieu d'occupation était dans une soierie artificielle ; mon occupation était de casser le sel et de le transporter aux cuves à acide. Les charges qu'on me faisait conduire seul atteignaient 200 à 250 kilogrammes. » Il s'échappe et est repris. « Là un sous-officier et deux gardiens me rouèrent de coups. Après quoi ils me firent signer une déclaration contenant ces termes : «  Je m'engage par la présente à ne pas prendre les armes contre l'armée allemande. » Voici sa conclusion, quand il a franchi les barrières et est en Hollande : « Je sortais d'un cauchemar qui torture encore tant de concitoyens et amis. »

       L'un d'eux prit son mal en patience pendant cinq mois. Enfin, n'en pouvant plus, il refusa, un matin, de se mettre à la besogne. Le résultat ne se fit pas attendre: « On me flanqua, dit il, huit jours dans la boîte et une amende de 25 marks. » Écœuré de ce procédé sommaire, il résolut d'en finir. « Un jour, en me promenant, je tombai avec un Hollandais; je me mis à causer avec lui ; on commença à causer de la guerre, si bien que je m'affranchis à lui dire que si je tombais sur un homme qui voudrait me passer à la frontière, que je lui donnerais cent marks. Et voilà que pour cent marks, le bonhomme céda à me passer. » A cinq heures du soir, en route, dans le plus grand secret pour la frontière. On allait y arriver, quand le guide fait signe : halte ! Il faut rebrousser chemin au plus vite. L'alerte passée, on revient, on se glisse. A dix heures du soir, le fugitif est en Hollande.

       Des centaines d'autres cherchent à s'aboucher de la même manière avec des gens qui : connaissent les chemins. On cause, on s'informe, on rencontre un fraudeur, et, comme dit un jeune ouvrier des bords de la Meuse, « nous lui demandons tout bonnement s'il fait difficile de passer en Hollande ». De fil en aiguille on arrive à combiner sa petite affaire.

       Il y en a qui échappent d'une façon merveilleuse après avoir cru échouer au port. Par exemple cet ouvrier luxembourgeois belge, déporté en Allemagne, ne pouvant supporter plus longtemps son sort, qui suit, un soir, une colonne de fraudeurs à travers bois. On approche de la frontière hollandaise. Notre pauvre compatriote voit de loin les contrebandiers qui s'insinuent dans un passage. Il croit qu'il n'a qu'à faire de même. Il s'y glisse. Au même moment une patrouille allemande surgit et l'empoigne. Il prie ses ennemis de le laisser passer, il tire de sa poche tout ce qu'il a pu économiser d'argent : 200 marks. « Tout est à vous si vous me lâchez. » L'argument est convaincant. La patrouille le laisse aller et empoche le magot. Voilà notre homme en Hollande.

       Un déporté qui travaillait dans une usine allemande, écrit des détails navrants sur le traitement auquel il fut condamné : « Pendant trois mois je fus soumis à un travail forcené par tous les temps et sous la menace continuelle des coups de crosse de fusil et de baïonnettes. Aussi, un soir de janvier, après avoir travaillé toute une journée de neige et de froid rigoureux, l'idée de m'échapper me vint à l'esprit. » Un autre, non moins résolu, prend la chose plus gaiement : « Je suis jugé apte à remplir les fonctions de laboureur. Ce métier a pourtant très peu de rapprochement avec celui de typographe que j'exerçais avant la guerre. Aussi je trouve bon de m'enfuir après 3 jours de vie au grand air, Je suis repris le lendemain matin, après avoir passé la nuit dans un marais. Résultat : 35 jours de prison, régime sévère et conseil de guerre, » Deux autres tentatives ne réussirent pas mieux. La quatrième lui permet de passer la frontière, grâce au déguisement d'un de ses compagnons en soldat allemand.

       La vie n'est ni meilleure, ni pire pour les prisonniers dans les camps. Voici un exemple des procédés à leur égard : « Au camp, beaucoup de blessés meurent faute de soins. Les soldats chargés de la garde des prisonniers étaient plus brutaux que ceux du front, et voulaient justifier leurs mauvais traitements en disant que les Belges étaient la cause du retard de leur marche sur Paris. » Un autre dit : « J'ai vu quatorze hommes mourir de faim. »

       Dans les camps de prisonniers civils belges en Allemagne, les tentatives des autorités pour recruter des étudiants à l'Université de Gand sont intenses. Un jeune étudiant nous donne d'intéressants détails. L'esprit du devoir l'a soutenu pour rejeter avec indignation les avantages qu'on lui offrait afin d'aider les essais de scission. « La propagande pour l'université bochophile de Gand battait son plein, dit-il. On promettait de nombreux avantages aux étudiants, et en effet les quelques lâches qui avaient signé ont été mieux logés. Ils ont essayé de me séduire. Je leur ai répondu que j'aimerais encore mieux suivre les cours d'une université allemande avec professeurs ennemis. » Ce sentiment se comprend bien, tant l'horreur des traîtres est forte chez les natures généreuses. Cet étudiant parvint à s'enfuir, mais faillit être tué d'un coup de feu en franchissant la frontière. On conçoit qu'après ces tortures, nos pauvres compatriotes qui ont pu s'échapper, poussent un long cri de délivrance, Le contraste leur paraît délicieux. Parlant de son arrivée à Folkestone, un des déportés évadés écrit : « Accueil touchant ; nous avons été très bien logés et nourris, c’est là que pour la première fois depuis longtemps j’ai mangé à ma faim, du pain bien entendu. »

II

L’ESPRIT DE DÉCISIONS

       Peu à peu les causes exposées dans le chapitre précédent déterminaient une volonté irrévocable de passer la frontière. Mais les difficultés semblaient d'abord insurmontables. Comment sortir d'un pays où les hommes, surtout ceux en âge de milice, sont tenus en surveillance continuelle, doivent se présenter tous les quinze jours au contrôle et sont empêchés, sous les peines les plus dures de quitter le canton qu'ils habitent ? Ici intervient l'esprit de décision qui lève tous les obstacles et dont nous allons voir les preuves. Les uns cherchent des guides, les autres fuient seuls ; les uns passent directement de Belgique en Hollande, d'autres font un détour par l'Allemagne, parce que la frontière germano-hollandaise est moins gardée et n'est pas munie de fils électrisés.



La haie électrisée avec une sentinelle allemande. Remarquez le panneau avec le texte " Danger de mort " (photo Prof. Dr. A. Vanneste)

Ces fils sont en effet un des grands dangers. Le moindre contact avec eux amène la mort.

       Ces dangers ne rebutent d'ailleurs personne; ils excitent au contraire les jeunes et viriles intelligences. Voici un exemple remarquable de décision et de sang-froid. Ce sont quatre jeunes compagnons, trois frères et un ami. Je laisse la parole à l'un d'entre eux : « Comme les guides devenaient de plus en plus rares en Belgique, je résolus de partir par l'Allemagne. Puisque des évadés pouvaient se sauver sans guide et sans carte, je supposai que nous pouvions en faire autant, ayant l'avantage de pouvoir prendre des précautions. Je me munis en conséquence d'une boussole et d'une bonne carte. En passant à Liège, nous achetons des cisailles pour couper, à l'occasion, les fils de fer. Nous avons passé la nuit dans l'Hertogenwald où nous n'avons pas dormi. Il neigeait et gelait. Le grand froid nous empêchait de dormir, car nous n'avions pas de couverture. »

       « Le lendemain, dimanche, nous nous mîmes en route vers la frontière à 5 heures du matin. Nous arrivons au bord d'une rivière gonflée par les neiges de la nuit. Nous étions à la frontière. Je coupai le fil barbelé séparant la Belgique de l'Allemagne, j'entrai dans l'eau. Mon ami me suivait ; mais il perdit pied et voulut se raccrocher à moi. Il tomba dans la rivière. Auguste qui voulut le retenir tomba à son tour au milieu du courant ; en laissant aller ses souliers à la dérive, je le remis sur pied et le conduisis de l'autre côté, j'en fis autant pour notre ami, et je retournai prendre mon plus jeune frère que j'amenai aussi à bon port. Nos paletots étaient trempés et nous avions en de l'eau jusqu'au haut des cuisses. Le plus embarrassant était Auguste sans chaussures. Nous nous séchâmes tant bien que mal et restâmes environ une heure en vue de la frontière, sans voir une seule sentinelle. »

       Voilà donc nos jeunes gens en Prusse, mais le plus difficile reste à faire. Ils doivent traverser un coin du pays allemand pour arriver à la frontière hollandaise. En étudiant la carte et à l'aide de la boussole, ils se dirigent vers la Hollande. Je leur rends la parole : «  n'étant pas très certain d'être en bon chemin, je demandai en allemand à des gosses boches : « Est-ce ici le village de ...

       - Ya , répondit-on en demandant à leur tour : Belge, Belge ?

       - Nein, répondîmes-nous en nous empressant de filer. « Plus loin, à un croisement de route où nous hésitions, une fenêtre s'ouvrit et l'on nous demanda quelque chose en allemand que nous ne comprîmes pas, car nous savions à nous quatre peut-être cent ou cent cinquante mots. Nous cherchâmes à partir, mais la femme nous rejoignit sur la route et nous demanda si nous n'allions pas à Aix-la-Chapelle. Je dis en allemand : Nein ! ce qui était une bêtise. Elle demanda alors où nous allions. Je fus pris au dépourvu car je n'avais pas de nom de village en tête et ne voulais pas indiquer un village en arrière de nous. Je tirai donc hardiment ma carte et dis le premier nom au hasard. Aussitôt on nous indiqua la route à suivre. Enhardi, je demandai où nous pourrions trouver des sabots pour mon frère. « - Dans le village », nous dit-on. Mais le village était rempli de monde et nous n'osions entrer nulle part. C'était dimanche et il faisait beau. Nous étions tous quatre comme des voyous, crottés jusqu'aux chevilles, Auguste en chaussettes, et nous avions tous une casquette, ce qui n'est pas la mode en Allemagne. Aussi tout le monde nous regardait. Nous n'étions pas à l'aise et croyions à tout moment être pris. Quand il passait un tram conduit par des femmes, les voyageurs se retournaient pour nous suivre des yeux. Je ne comprends pas comment nous n'avons pas été pris. Nous nous empressâmes de quitter le village et de gagner la campagne. »

       Mais ici, nouvelle aventure. Une patrouille de uhlans, apercevant de loin ce groupe de vagabonds, se lança sur eux au galop. Prenant leurs jambes à leur cou, même Auguste toujours en chaussettes, nos amis se lancèrent sous bois où les taillis empêchèrent les cavaliers de les suivre. Ils marchèrent ensuite dans la direction nord pendant un quart d'heure, à l'aide de la boussole, obliquèrent à gauche et prirent comme point de repère une étoile située près de la ligne de l'horizon. Ils étaient à présent en pleine campagne. Tout à coup ils trébuchent dans un réseau de fils de fer barbelés, couchés à ras du sol. Ils le franchissent et se jugent sauvés. « Croyant que c'était la frontière, continue notre narrateur, nous nous mîmes à causer tout haut. Mais nous étions dans l'erreur, et, par notre faute, nous avons risqué de nous dénoncer nous-mêmes aux postes placés de cent en cent mètres. Un ruisseau s'offrit à nous, que nous traversâmes sans encombre. Nous étions enfin en Hollande, car deux douaniers néerlandais, croyant avoir affaire à des fraudeurs, nous arrêtèrent et nous conduisirent au poste frontière hollandais où nous passâmes la nuit. Ils nous félicitèrent de la chance que nous avions eue de tomber entre deux postes sans attirer leur attention : nous ne nous doutions même pas de leur présence. »

       D'autres fois, on s'en va à pied à travers champs, sac au dos, comme des chemineaux. Arrive une patrouille non montée. Il est trop tard pour se cacher dans un fossé ou derrière une haie. Alors il faut détaler, comme ces deux Bruxellois, dont l'un nous raconte cette fuite éperdue. « Nous avons été poursuivis; dit-il, par un soldat allemand plus d'une heure à travers champs, prairies, ruisseaux. » Les bottes du soldat s'empêtraient dans les terres grasses ; il hurlait et tempêtait, mais il galopait toujours, enjambait les ruisseaux, laissait des empreintes profondes dans les guérets, gesticulait des deux poings. Pendant ce temps-là, nos deux Bruxellois détalaient devant lui comme des lièvres. Au bout d'une heure d'une course échevelée ils ne virent plus derrière eux leur persécuteur. Il s'était sans doute affalé contre un talus. Ces deux là passèrent, la nuit, les fils électrisés en les écartant avec un bâton. Ils étaient sauvés !

       Le sang-froid est une des qualités qui importent le plus dans ces entreprises où l'imprévu se dresse continuellement devant vous. Ceux qui sont pourvus à haute dose de cette qualité arrivent parfois à des résultats étonnants. Un ouvrier wallon parvient à passer en Allemagne, entre à Aix-la-Chapelle en disant bonsoir aux sentinelles d'un air de bonne humeur. Interpellé, il répond qu'il revient de son travail. Il arrive à pied à la frontière hollandaise vers 1 heure du matin. Près des fils, il entend marcher : on relevait les postes. Il se couche dans l'eau pendant une demi-heure et voit passer les sentinelles à quelques pas de lui. Il remarque une barrière mobile, à un endroit des fils, par où les soldats passaient. Quand ils ont disparu, il y court. Elle est restée ouverte, sans doute en attendant le passage du poste montant. Il n'a que la peine de traverser, passe une rivière à la nage et se trouve en Hollande.  

       Si le sang-froid est nécessaire il ne faut pas non plus être distrait. Il faillit en coûter cher à un de nos amis d'avoir eu une minute de distraction. Il avait essayé de franchir la frontière, mais avait été arrêté sur la route. Comme il était porteur d'un papier compromettant, il l'avait glissé dans son parapluie ; n'ayant rien trouvé de suspect sur lui, on le relâcha de sa prison au bout de quelques jours ; mais dans sa joie, le malheureux, y oublia son parapluie ! Il joua d'audace et se représenta, le lendemain, au geôlier, pour lui réclamer son riflard. Celui-ci lui fut remis sans peine. Le billet s'y trouvait toujours ; on n'avait pas songé à examiner de plus près cet instrument pacifique.

       Ce ne sont pas toujours des hommes expérimentés qui font preuve de cette audace et de ce sang-froid, mais aussi des adolescents, presque des enfants encore. Témoin, celui-ci, de seize ans, qui, le matin même de son départ, assiste encore à la classe « afin, dit-il, que tous les élèves fussent témoins de ma présence ce jour-là ». Le lendemain, à cinq heures du matin, il est près de la frontière. « Ce ne fut pas, ajoute-t-il, sans un tremblement que j'y arrivai. Heureusement les sentinelles, voyant mon petit air innocent, ne me firent pas de difficultés ; mais je dus tout de même rester couché deux jours avant de tenter le passage. Quelles angoisses durant ce temps ! à tout moment les Allemands pouvaient entrer et me mettre la main au collet. » Enfin notre jeune ami réussit son évasion, et il nous dit gentiment en manière de conclusion : « J'espère pouvoir rendre service activement, mais vu mon âge, je ne sais pas encore ce qu’on me fera faire. »

       D'autres trouvent cette décision si simple, qu'ils racontent l'aventure au même titre qu'une promenade. « Je me suis enfui, dit l'un, du camp d'Holzminden. Je m'étais procuré des vêtements civils, une lampe électrique, un compas et une bonne carte d'Allemagne. Après avoir coupé la clôture je passai au travers avec six camarades ; la sentinelle qui nous avait aperçus fit feu et tandis que les autres hommes s'arrêtaient, je parvins à m'esquiver. J'étais habillé comme un ouvrier avec une gibecière et un bidon à café sur le dos. Aussi partout tout le monde me prit pour un ouvrier qui allait à son travail ou en revenait. Je marchais le matin de cinq à sept, de midi à deux, et le soir de sept à dix ; le reste du temps je me cachais le mieux que je pouvais aux yeux de la population. Je m'étais attaché autour des reins une large bande de toile dans laquelle se trouvaient 5 kilogrammes de lard coupés en petits morceaux et qui m'avaient été envoyés de Belgique par ma femme. Cela constitua toute ma nourriture avec une ration de soupe que j'allais prendre dans les maisons du peuple de différentes villes. Ne connaissant pas suffisamment l'allemand je n'osais aller manger et dormir dans les hôtels. Je suis arrivé à la frontière hollandaise où je me suis caché dans un grand bois jusqu'à trois heures de l'après-midi sans être remarqué par les sentinelles ; il n'y avait pas de clôture le long de la frontière hollandaise. Pendant mon voyage qui dura environ vingt jours je vis souvent des prisonniers de guerre qui travaillaient dans les campagnes. »

       Parfois l'esprit de solidarité qui anime ces jeunes gens, les conduit à de belles actions de défense et d'aide mutuelles, comme ce trait raconté par l'un d'eux :

       « Dans un café tout près de là les Allemands étaient occupés à chanter et à danser et faisaient un bruit de tous les diables. Nous rampons tout doucement jusqu'à cinq mètres de la sentinelle tenant en mains nos couteaux et nos souliers. Puis brusquement nous bondissons en avant et prenons la fuite. La sentinelle allemande se précipite vers nous, crie : « Qui est là ? » et tire en même temps. Nous sommes assez heureux pour nous échapper à cinq tandis que trois autres restent en arrière. Après avoir marché un quart d'heure nous arrivons à une habitation où nous frappons et entrons. Après nous être restaurés et désaltérés, le propriétaire de la maison nous montre le chemin à travers bois et champs et nous arrivons enfin en Hollande. Apprenant là dans la maison où nous nous trouvons que nos camarades perdus avaient aussi passé le canal la même nuit, et qu'ils se trouvaient à une demi-heure de la frontière belge, nous retournons de nouveau en Belgique pour les chercher. Nous sommes assez heureux pour les trouver, et avec eux, nous repassons fièrement tous ensemble la frontière. »

       L'une des évasions qui prouvent le mieux les qualités de décision, d'énergie et de résolution des Belges, c'est celle qui fut accomplie sur un vapeur de la Meuse :



Le remorqueur « Atlas V » amarré en face du café Warnier à Eysden (Hollande). (Livre d’Edouard Dehareng, "L’odyssée du remorqueur Atlas V" – Imprimerie Wagelmans à Visé)

       Tout le monde se souvient de l'exploit du remorqueur l'Atlas V de Liège, qui réussit à forcer le passage vers la Hollande et emporta ainsi cent trois jeunes Belges, à la barbe des Allemands. Voici les impressions d'un de ces braves : « A minuit moins vingt, le moteur ronfle, le remorqueur démarre, nous quittons Liège. Au moulin d'Argenteau, le remorqueur est signalé. L'Atlas V accélère (j'oubliais de dire qu'il avait profité de la crue de la Meuse pour éviter le canal) et ralentit aux ponts. « Au premier pont de Visé, premières mitrailleuses qui nous canardent au passage. Au second pont, leur fameux pont en béton, nouvelles mitrailleuses et projecteurs qui nous éclairent en plein. Le remorqueur accélère encore sa vitesse, donne en plein dans le pont de service, troisième pont de Visé, sur lequel courait une voie ferrée, le coupe en deux (nous sommes alors très rudement secoués), continue et prend de flanc un radeau sentinelle qui nageait sur la Meuse, dix mètres après le pont, le précipite à l'eau avec six Boches et deux mitrailleuses. Le remorqueur va plus vite que jamais dans une fusillade ininterrompue. Les journaux hollandais prétendent même qu'un canon donnait. Bref, à une heure du matin, nous étions à Eysden. »

       Un des passagers de l'Atlas V fait ce bel éloge du pilote :

       « C'est ainsi que, grâce au sang-froid et à l'énergie de cet héroïque pilote, qui osa prendre sur lui la responsabilité de cent trois vies humaines, parmi lesquelles celles de sa femme et de ses deux enfants, nous pûmes atteindre la Hollande et y débarquer tous. »

       Un autre passager conclut ainsi : « Il paraît que notre passage a coûté la vie à douze soldats allemands. En tout cas il a donné cent soldats à la patrie belge. »

       Il y eut toute une série de passages du même genre sur des bateaux. Celui-ci, par exemple, raconté par un des acteurs principaux, fut effectué sur une embarcation allemande; il témoigne d'un esprit de décision vraiment remarquable :

       « A minuit et demie, nous partons par groupes de douze à quinze hommes, où je me trouvais à la tète du premier groupe pour capturer et utiliser le remorqueur. Quelques sentinelles avaient été placées sur le passage. Je descends dans la cabine avec mes hommes, où se trouvait couché le capitaine du remorqueur boche. A mon arrivée, il sort peu à peu de sa torpeur et cherche à se dresser. Immédiatement je m'élance sur lui. Quelques conseils bien sentis et mon revolver que je lui appuie sur la tête ont bientôt fait ; il se recouche sur son lit. Je l’ai maintenu, revolver au poing, sur sa couchette jusqu'à notre passage à six heures du matin, c'est-à-dire le passage des fils électriques qui se trouvent tendus à travers la Meuse. Le remorqueur à toute allure passe à travers sans le moindre inconvénient. Sur le pont du remorqueur se trouvaient des hommes de notre complot, habillés avec les costumes des Boches et portant leurs fusils. »

       Un autre moyen de franchir la frontière qui demande une énergie presque surhumaine, c'est la traversée des « Schorres ».

       Les « Schorres » sont des lagunes du Bas-Escaut vers la Flandre zélandaise. A voir ces étendues de boues mouvantes et la façon dont elles sont gardées par les Allemands, on pourrait dire : « Vous qui y entrez, abandonnez tout espoir. »  Et pourtant des hommes s'y sont risqués, préférant être engloutis dans la vase, que rester aux mains de l'oppresseur. A certains moments, ils enfonçaient jusqu'aux genoux. Il faut se remuer tout le temps, si l'on veut éviter d'être enlisé, même quand on est forcé de se jeter à plat ventre pour dérouter les phares mobiles qui fouillent incessamment cette morne étendue. Un homme a réussi la moitié du trajet. Il aperçoit de loin la frontière : « D'un bond je m'élançai sur la plaine boueuse me séparant du poteau. Haletant d'épuisement, voilà les deux feux des phares qui sont braqués tout à coup dans ma direction ! Un coup de feu... un deuxième ! Je crus ma dernière heure venue ! Je poursuivis cependant ma route, me croyant maintenant plus à l'abri à cause du brouillard, et me voilà devant ce fameux poteau... J'avançai tout doucement, marchant maintenant dans l'eau glacée, cette fois-ci jusqu'à la ceinture. Coûte que coûte ! Advienne que pourra !... Je passe ! Quel moment inoubliable !... Une bonne demi-heure après, je me trouvai tel une loque humaine sur le gazon humide de la digue hollandaise ! ... Ils ne m'avaient pas eu »

       D'autres ont réussi comme lui, mais à quel prix !

       « L'endroit où nous étions arrivés était très dangereux, aussi nous épions avec le plus grand soin la sentinelle qui se trouvait seulement à 2oo mètres de nous. Les projecteurs placés par les Allemands éclairaient chemins et champs. Nous enlevons nos souliers et une partie de nos vêtements et nous nous engageons sans tarder sur les terres d'alluvion, car c'était marée basse. Mais quel chemin ! Plus nous avancions pire c'était, nous enfoncions de 50 ou 60 centimètres dans le limon, enfin nous finissons par arriver à un ruisseau où il y avait heureusement très peu d'eau. C'est là qu'un de nos camarades faillit perdre la vie, il disparut entièrement dans la vase et nous ne parvînmes à le sauver qu'après beaucoup d'efforts. Comme il avait perdu connaissance, nous fûmes obligés de le porter et c'est ainsi que nous arrivâmes seulement à deux heures du matin en Hollande où notre ami fut soigné et où nous fûmes très bien reçus. »

       Enfin voici les péripéties par où passa une autre bande, aux mêmes lieux :  

       « Nous avions dû nous cacher souvent pour échapper aux patrouilles, aussi étions-nous dans un vilain état, les habits, le visage et les mains abîmés, couverts de boue de la tête aux pieds. A 9 heures 1/ 2 ou 10 heures c'était marée haute dans l'Escaut. Nous quittons le cabaret où nous étions rassemblés et arrivons au bord du fleuve. Nous étions là à genoux, nous baissant continuellement pour échapper aux projecteurs, tandis que les sentinelles allemandes se tenaient à 15 mètres de nous sans nous remarquer. Maintenant commençait le plus difficile. Le fil électrique pénétrait environ 300 mètres dans l'Escaut mais par suite d'une tempête quelques piquets étaient arrachés. Nous l'avions remarqué la veille et ainsi nous allions essayer de parvenir de l'autre côté. Mais ce qui nous effrayait le plus, c'était le projecteur établi sur la digue de l'Escaut ; s'il nous découvrait nous étions certainement perdus et tués à coups de fusil. Au début tout alla bien, mais à mesure que nous avancions, nous enfoncions davantage dans la vase, de sorte qu'elle atteignit bientôt notre poitrine et que nous étions obligés de nous aider continuellement l'un l'autre dans les passages difficiles. Chaque fois aussi que le projecteur éclairait de notre côté, nous étions obligés de nous coucher à plat ventre sur un endroit résistant de manière à ne pas être aperçus. Après avoir pataugé ainsi pendant une heure et demie dans la boue nous avons passé le fil électrique environ un mètre au-dessus de lui. L'eau nous arrivait déjà au-dessus de la poitrine, car la marée montait.

       A onze heures du soir nous arrivions enfin à la frontière hollandaise. »

       L'esprit de décision donne aux jeunes évadés une sorte de témérité joyeuse où la volupté de courir une aventure périlleuse se mêle au plaisir d'affirmer son caractère indépendant d'homme libre. « Je suis léger comme une plume », dit l'un d'eux pour nous faire saisir ses dispositions à tout entreprendre. C'est le même qui, blotti dans une cachette à quelques pas d'une sentinelle, s'amuse à noter les faits et gestes de celle-ci : « elle attendait la relève et pour passer le temps, couchait en joue la lune en fredonnant à mi-voix une tyrolienne. » N'est-ce pas un trait copié sur le vif et qui prouve le sang-froid de l'observateur ?

       Rien ne décourage l'énergie de ces jeunes patriotes. On leur refuse le logement dans certains villages où l'on se défie d'eux ; alors ils font comme le jeune évadé qui, la première nuit, s'installa dans une vieille grange sur des betteraves, et la seconde, dormit dans un four à cuire le pain ; ou, comme cet autre, qui logea avec les cochons. Là, du moins, il ne mourut pas de froid.

       D'ailleurs il ne faut pas être difficile sur le couchage. C'est tantôt l'herbe humide d'une prairie, tantôt une étable ou un tas de betteraves, tantôt une salle froide ou un plancher dur. « Depuis que je suis à l'armée, dit un des évadés, j'ai parfois rencontré des gens qui se plaignaient de nos dortoirs: qu'ils aillent donc un peu voir là-bas, ils m'en diront des nouvelles. »

       C'est bien aussi l'avis de cet évadé qui nous dit : « Ce soir-là, nous empruntons l'étable d'une chèvre et passons clandestinement la nuit dans le fourrage. »

        D'autres fois, les refus et la mauvaise volonté des gens qu'ils rencontrent en Prusse, les animent d'une froide audace : Traqué, perdu en Allemagne, aux environs de la frontière germano-hollandaise, ne sachant plus par où se diriger, un jeune évadé qui parlait couramment la langue allemande, se décida en désespoir de cause à se renseigner auprès d'un garçon de ferme allemand. Celui-ci refuse obstinément de lui donner aucune information. Craignant d'être trahi par son interlocuteur et arrêté, dès que ce dernier aura pu le dénoncer à la police, le Belge tire son couteau, l'ouvre, et s'adressant au domestique lui dit : Choisis. Tu auras quinze marks si tu me renseignes ; mais si tu refuses, voici mon couteau. » Le garçon accepta et conduisit lui même notre jeune homme jusqu'au delà de la frontière.

       L'esprit de décision survit chez beaucoup à des échecs et à des tentatives manquées. Des prisonniers en Allemagne, repris, punis, maltraités, recommencent avec une nouvelle audace. L'un d'eux, après diverses tentatives qui lui avaient valu le cachot et les camps de travail, nous dit : « Je risquai le tout pour le tout et je préparai en hâte une nouvelle évasion. Dix jours après ma sortie de cachot, je m'évadai de nouveau. Pour cela je m'étais dissimulé sous un tas de fagots en dehors de la clôture, et la nuit venue, je traversai en rampant la ligne des sentinelles. Après six nuits de marche, j'arrivai sur le sol hollandais, après plus de vingt-trois mois de captivité. »

       Un autre qui avait pris part en qualité de maréchal des logis, au début de la campagne, et, blessé dans une rencontre où ses compagnons avaient été tués, s'était trouvé prisonnier des Allemands, nous raconte les péripéties extraordinaires de son évasion d'Allemagne en Hollande. Aucun récit d'imagination n'atteint cette réalité simplement contée. Après des difficultés inouïes pour sortir avec quelques amis du camp où il était emprisonné, il parcourt le pays pendant des semaines entières à la recherche de la frontière hollandaise, dormant en plein champ, souffrant atrocement de la faim et de la soif. Certaines péripéties sont particulièrement bien contées et poignantes. En voici trois « Vers minuit, sans nous en douter, en sortant d'un bois, nous tombons devant une ferme. Nous apercevons dans la cour une pompe. La tentation est trop grande ; nous mourons de soif. Un grand arrosoir se trouve là. Nous n'y tenons plus; un des Anglais tient l'arrosoir et je pompe à tour de bras. Le chien se met à hurler ; des lumières se montrent. Nous fuyons à toute vitesse, emportant notre précieux récipient. Un kilomètre de course folle, puis halte au coin d'un bois. L'arrosoir est vide en un clin d'œil. Deux minutes après, nous devons traverser une route. Nous tombons nez à nez sur un sous-officier allemand à bicyclette. Nous ne bronchons pas et lui envoyons un formidable « Gut Nacht ». Notre accent nous trahit probablement, car en me retournant, j'aperçois mon Boche qui ralentit puis descend de son vélo, « Au galop », criai-je à mes camarades et nous voilà fuyant vers un petit bois qui se trouve à proximité. Nous continuons jusqu'au matin et nous nous installons dans un fossé à la lisière d'un bois. »

        « A ce moment nous apercevons à deux kilomètres une petite ville. Nous tenons conseil. D'après nos calculs nous devrions être arrivés à la frontière. Nous serions-nous trompés de direction ? Il est décidé que je pars avec un Anglais pour tâcher de découvrir le nom de la ville, les deux autres doivent nous attendre pendant deux heures ; si nous ne sommes pas revenus alors, c'est que nous nous sommes fait prendre et ils ne doivent plus s'occuper de nous. Nous partons, et arrivés à l'entrée de la ville, je conseille à mon Anglais de me laisser aller seul. Il accepte et je pars. Mon cœur bat un peu. Ne vais-je pas faire de rencontres désagréables ? J'enfile une rue puis une autre. Tout est tranquille; mais il fait diablement clair dans cette ville, et je maudis à ce moment la découverte de l'électricité. J'avance à pas de loup et me trouve sur une place. Un grand bâtiment : des affiches sur la façade ! L'hôtel de ville probablement ? Je tâche de déchiffrer ce qu'il y a sur les affiches espérant y trouver le nom de la ville. Rien ! Je fais le tour de la place. Une église ! Encore des affiches ! Pas plus de succès. Enfin devant un magasin sur le trottoir, sur une caisse, une étiquette : je l'arrache et file retrouver mon Anglais ; tout en marchant, je regarde mon étiquette ! Hourrah ! Nous sommes dans le bon chemin ; la petite ville, dont j'ai oublié le nom, avait été notée par nous avant de partir comme n'étant pas fort éloignée de la frontière. Nous rapportons la bonne nouvelle et nous nous remettons en route ... »

       « Il est 4 heures du matin. Nous passons près d'une barrière de prairie. Il y a un écriteau ; je regarde et je crois devenir fou en lisant l'inscription « Verboden Ingang ». Nous avons réussi ! L'émotion est trop forte ; nous pleurons, nous rions, nous dansons. Tout est oublié : fatigue, faim, soif ! « En route», dis-je à mes camarades, et nous voilà déambulant gaiement sur le sol hollandais. Nous voilà maintenant en plein dans des marais, et pas une habitation. Enfin, vers 6 heures, nous arrivons devant une petite ferme. Nous nous expliquons tant bien que mal. On nous fait entrer : l'accueil est touchant. La brave fermière pleure sur nos malheurs passés tout en nous servant du café, des tartines, des fruits ... »

       L'un des évadés qui dut faire un trajet en territoire allemand, trouve le courage de noter le côté pittoresque de sa situation en tramway. « Vous voyez ma figure en tramway, dit-il, entouré de tous côtés de soldats boches, et même, à un moment, deux soldats se sont familièrement appuyés sur moi. Heureusement aucun n'a eu l'idée de m'adresser la parole. » Celui-là, arrivé sans encombre à la frontière, voit devant lui la barrière de fils. Mais comme il est en Allemagne et veut passer de là en Hollande, il n'a pas à craindre de fils électrisés. Ce sont simplement quatre rangées de clôtures à escalader. « Je m'élance, écrit-il, à l'assaut des fils libérateurs. Comme je passais le premier, la sentinelle boche se retourne, m'aperçoit et crie : halt ! Mon compagnon retourne, montre ses papiers pour la seconde fois, et pendant le temps qu'il met à inspecter les papiers, je parvins à passer les trois autres rangées de fils, dont le quatrième à 2 m. 50 de hauteur. Le tour était joué ; encore un Belge passé : »

       Il faut que cet esprit de décision mis à la disposition de l'amour du devoir et de la patrie, soit bien fort dans certaines âmes pour leur avoir permis d'exécuter leur plan, malgré des circonstances parfois effroyables. Voici par exemple un jeune soldat qui avait pris part aux premières batailles de Belgique et avait été blessé, puis fait prisonnier par les Allemands. Sa jambe est paralysée. Il ne peut avancer qu'avec les plus grands efforts. Peu importe ! Il tentera l'aventure dont il nous conte les péripéties, et dont la fin est simple et grande, d'une vérité intense : « J'avais bien difficile de me traîner sur mes béquilles ; j'avais de la boue jusqu'aux genoux. Encore 150 mètres... Je vois des uhlans. J'étais près d'une petite ferme. Le propriétaire, encore un brave, me cacha sous son lit. Dix minutes après, je sortis. Je voyais la borne à cent mètres. Risquerai-je ? Oui. Je me traîne tant bien que mal dans le fossé. Il faisait froid. J'avance, je cours. Encore un pas. Les Boches m'ont vu. Ils tirent, mais, c'est en vain. J'avance toujours. Serais-je en Hollande ? Oui, je vois une sentinelle hollandaise qui me met sur le bon chemin. Mon bonheur fut grand, car ayant souffert physiquement et surtout moralement, je n'avais, jusqu'alors, connu que le malheur. » 

       Que dire de l'esprit d'énergie et de la force de caractère de certains guides ? Si quelques uns ont été parfois âpres au gain et ont même trompé l'espoir qu'on avait mis en eux, d'autres ont été sublimes. Tel ce garçon de café qui aida généreusement beaucoup de jeunes gens à passer la frontière. Une nuit, il arrive au fil avec quelques étudiants. Un de ceux-ci nous fait le récit de la scène qui fut fatale au guide : « Nous étions couchés à plat ventre dans la plaine. La sentinelle nous vit et nous cria de nous lever. Comme nous ne bougions pas, elle fit feu. Sur l'ordre du guide, nous fîmes alors demi-tour, et toujours à plat ventre, nous rampâmes pendant quatre ou cinq minutes, puis nous nous mîmes à courir. La sentinelle tira encore quatre coups. Le lendemain après-midi, nous apprîmes que notre guide avait été arrêté par les Boches. Quinze jours après, le pauvre homme était fusillé, laissant une femme et deux mioches.»

       Un autre eut une fin non moins tragique que raconte un des témoins de la scène : « Nous étions en tout 7 pour passer, y compris le guide qui voulait aussi s'évader en Hollande. A 6 heures 1/2, nous étions aux fils, et l'on pose une échelle pour sauter au-dessus. Le guide grimpe le premier, glisse, et tombe électrocuté. Les 6 autres ont dû passer au-dessus de son cadavre. »



Un tonneau placé entre deux fils inférieurs (photo Prof. Dr A. Vanneste)

       Pour faire contraste avec ces guides-héros, voici maintenant un guide qui manque de parole : Un jeune Wallon, accompagné de 43 de ses compagnons, par un jour de la fin de juin, avait pris rendez-vous avec un guide pour la Hollande. Celui-ci ne vint pas à l'heure dite. Les 44 hommes s'étant donc réunis en pleine nuit, au bord de la Meuse, furent bien empêchés de n'avoir personne pour leur indiquer le chemin. Heureusement notre Wallon ne perdit pas la tête. Puisqu'on ne pouvait être conduit par un être humain, pensa-t-il, on serait conduit par un élément. « Qui sait nager ? demanda-t-il ? » Une dizaine de jeunes gens de la bande se présentèrent. Laissons la parole au guide improvisé : « Nous nous sommes déshabillés, et, à une heure du matin, on se mettait à l'eau, puis on se laissait choir par une planche qui était levée à l'écluse, puis on passait en dessous du pont du chemin de fer boche. Ayant dépassé les autres d'une centaine de mètres, je passai la première ligne de barquettes avant que le projecteur ne nous eût découverts. Les autres ayant été aperçus, on les reçut avec les coups de mitrailleuses. Ayant eu peur, ils se sont réfugiés sur les rives. Les Boches les ayant aperçus les firent prisonniers. Moi je continuai mon chemin et j'arrivai en Hollande à 4 heures du matin, en caleçon. Ayant acheté un costume et des bottines, je me rendis à 9 heures chez le consul qui me fit un bon pour aller coucher à l'hôtel où j'apaisai ma faim et me reposai de mes fatigues. »

       L'esprit vigoureux de décision se marque surtout dans les expéditions à main armée, celles qui se sont faites à une quarantaine d'hommes résolus, et qui ont demandé une longue préparation et des conciliabules préliminaires. Ayant pris rendez-vous pour une réunion générale de discussion, dans un lieu désert, les conjurés arrivaient tous très exactement au rendez-vous. Un des acteurs de l'un de ces drames où plusieurs hommes furent tués, nous décrit ainsi la scène: « Ceci fut recommandé à tous : armez-vous de revolvers et de poignards et ne vous faites pas d'illusions. La partie sera peut-être dure à disputer. A la réunion, le moment fut solennel. Tous ont juré de donner leur vie, s'il le fallait, plutôt que de prêter aide à l'ennemi en consentant à aller travailler dans des fabriques de munitions. »

       Après ces préliminaires, on se munit de cisailles, de pinces isolatrices pour couper les fils électrisés, et d'armes. Puis, en route pour la frontière par une nuit noire. Les électriciens qui font partie de la bande coupent les fils. Aussitôt les postes allemands en sont avertis par la sonnerie d'alarme. La bataille commence. Pendant que le gros des évadés s'engouffre dans la brèche et fuit vers la Hollande à travers la zone neutre, une arrière-garde échange des coups de feu avec les sentinelles. « Ce fut, dit notre narrateur, une course furibonde sous la pluie des balles d'une mitrailleuse installée au sommet d'un monticule, et sous les rayons d'un phare qui nous a cherchés en vain, car nous sommes arrivés sains et saufs en Hollande. Une fois le pied mis sur la terre neutre, on était fou de joie : les uns chantaient la Brabançonne, les autres s'embrassaient et pleuraient. « L'arrière-garde rejoignit le reste de la troupe, après avoir essuyé le feu des sentinelles et en avoir abattu 3. »

       Les passages se font souvent en bandes de 5, 10, 14, 17. Un Flamand hardi et débrouillard parti dans un groupe de 14 compagnons, nous raconte comment ils marchèrent de 7 heures du soir à 5 heures du matin, leurs petits baluchons sur le dos. Le matin, ils se cachèrent dans les bois, et y restèrent jusqu'à 9 heures 1/2 du soir. Alors ils envoyèrent un d'entre eux en éclaireur pour reconnaître les abords de la frontière. Le cœur serré d'anxiété, ils le suivaient des yeux, du fond de leur cachette, pendant qu'il s'avançait vers le passage qu'il croyait libre. Soudain une sentinelle surgit devant lui, s'en saisit et l'emmena. Ils n'en eurent plus jamais de nouvelles. La nuit venue, ils voulurent reconnaître eux-mêmes les passages, et se perdirent dans les bois où ils errèrent jusqu'à 4 heures du matin. C'était en plein été. Le jour naissant leur permit d'apercevoir une ferme où ils purent passer la journée dans une grange. « Le soir nous sommes partis, et à 10 heures, nous étions à 500 mètres des fils électrisés. Nous étions dans l'eau jusqu'aux genoux. A 50 mètres de la frontière, nous nous couchions à plat ventre dans l'eau. Nous avancions. La sentinelle se trouvait à 10 mètres devant nous. Elle passa trois fois... En deux minutes nous avons passé à 14. Ce fut à minuit et demi... Nous étions libres enfin ! La fatigue, les misères de ces quatre jours furent oubliées. »

       Il faut une volonté inébranlable pour poursuivre dans certaines conditions. Un des jeunes gens avait réussi à s'embarquer avec douze compagnons dans un chaland qui transportait du charbon. Ils étaient blottis dans un trou creusé au milieu du combustible. Le voyage ayant été interrompu pendant quarante-huit heures, ils n'eurent plus rien à manger pendant deux jours. Néanmoins ils tinrent bon, mais à quel prix ! Le narrateur raconte ceci : « Je tombai évanoui d'inanition. On me réveilla avec des sels ammoniacs. Chacun de nous fut malade à son tour. » Ces courageux patriotes arrivèrent tous en Hollande à demi morts, et comme dit un autre de ces jeunes héros, « noirs de charbon, titubant de faiblesse ». Et cependant ils avaient gardé une charmante pointe d'humour, car l'auteur du récit dit en manière de conclusion : « Voilà quel fut notre voyage avec tout confort en première classe. »

       Parmi les évadés beaucoup sont pauvres ; et cependant ils ont dû payer leur logement et leur nourriture en route, ils ont été entraînés à des frais considérables pour eux. Eh bien ! aucun n'a reculé devant ces considérations. Écoutez cette constatation faite par l’un de ces jeunes gens, et remarquez le ton exempt de plainte, mais profondément pénétré d'une tristesse contenue : « Ma maison était réduite en cendres comme beaucoup de maisons du hameau. Vingt-huit maisons sur quarante huit ont été incendiées. Treize civils dont plusieurs femmes, ont été fusillés. C'est la ruine complète.

       « J'étais parvenu à élever une génisse qui, au moment du désastre, était en prairie, ce qui fut cause qu'elle échappa à l'incendie. L'argent que m'a procuré la vente de cette bête m'a permis de couvrir les nombreux frais que m’a occasionnés mon aventure. »

III

L’HABILETÉ D’EXÉCUTION

       Ouvriers, étudiants, employés, jeunes gens de toutes les conditions sociales et de tous les métiers, se trouvent réunis dans la même pensée, et tous mettent à sa réalisation une habileté et parfois une finesse qui révèlent de l'imagination et du savoir-faire. Il est vrai que nous avons seulement les récits de ceux qui ont réussi dans leur entreprise. Peut-être tous n'ont-ils pas apporté au même degré la promptitude de décision nécessaire, ou plus vraisemblablement, tous n'ont-ils pas été servis par les mêmes circonstances. La chance joue en effet un rôle considérable dans ces aventures où le plus petit incident peut ruiner des combinaisons préparées deux mois à l'avance.

       Quoi qu'il en soit, l'on est étonné de voir quelle somme de patience, d'habileté et de ténacité il a fallu à nos jeunes évadés pour triompher des difficultés accumulées. L'un d'eux imagina tout seul un plan singulièrement aventureux. « Étant bon nageur, dit-il, je voulais passer la Meuse à la nage et je parvins à atteindre en rampant un petit marais situé près du fleuve. Il était 9 heures du soir. Je me cachai là tout en surveillant les mouvements de la sentinelle allemande. Je voulais suivre une petite rivière qui coulait vers la Meuse, malheureusement sur le pont établi dans la digue du fleuve, se tenait une sentinelle allemande. Ne pouvant choisir un autre chemin, puisqu'il y avait une sentinelle tous les cent mètres, je dus bien passer par là. Je me laissai glisser tout doucement à l'eau, et nageant sur le dos, j'atteignis la Meuse après avoir passé en dessous de la sentinelle. Je dus nager vigoureusement pour ne pas être entraîné par le courant ; aussi la sentinelle ayant entendu quelque chose, un « Halt ! Werda ? » résonna dans la tranquille nuit d'été. Je me laissai alors entraîner tout doucement par le courant, puis nageai pour atteindre l'autre rive où j'arrivai au village hollandais. »

       Souvent il y a un guide qui les mène et leur donne de précieuses indications ; mais quand le guide les quitte, il faut se débrouiller seuls, comme les héros de l'aventure suivante : « Après nous avoir fait marcher en file indienne pendant une demi-heure, le guide nous dit que nous sommes arrivés au point déterminé et que la réussite dépendra de notre calme et de notre prudence. Je m'étais muni d'une bêche chez le paysan. Sitôt que le guide nous a quittés, nous commençons à ramper, faisant le moins de bruit possible, et ainsi, pendant plus de trois quarts d'heure, nous nous traînons dans l'eau et dans la boue jusqu'à ce qu'enfin nous sommes arrêtés par les fils électrisés. Je me mets aussitôt à la besogne. Je creuse un trou entre les fils, travail assez difficile, car nous sommes dans une prairie. Le premier des neuf fils électrisés est à 15 ou 20 centimètres du sol, de sorte qu'il faut une très grande prudence pour ne pas le toucher, surtout que la bêche est humide, et de ce fait bonne conductrice de l'électricité. Mon camarade retire la terre du trou au fur et à mesure que je creuse. Un autre fait le guet, couché à plat ventre à quelques mètres des fils. A certain moment, nous entendons la voix de trois sentinelles qui s'avancent vers nous. Immédiatement nous cessons tout travail, et blottis dans notre trou, nous attendons qu'elles soient passées. Mon ami, la tête dans mes jambes, reste calme, et moi de même. Les Boches ne remarquent rien, et nous continuons jusqu'au moment où nous trouvons que la fosse est assez profonde pour pouvoir passer sans toucher le fil. Mes deux camarades passent. Je les suis. Nous sommes en Hollande ! Nous sommes sauvés ! Fous de joie, nous nous serrons la main tout en courant. Mais bientôt nous voici arrêtés par une rivière que nous passons à gué, et cinq mètres plus loin, par une nouvelle barrière de fils électrisés. Nous n'étions donc pas en Hollande. Il faut passer. A quelques pas de nous se dresse un arbre assez mince et à moitié mort. Nous le cassons, et après de nombreuses difficultés nous réussissons à passer de l'autre côté. »

       Les péripéties ne sont pas finies. Une troisième barrière de fils se dresse à une heure de là. En réalité les évadés avaient dû faire fausse route et revenir sur leurs pas sans s'en apercevoir. Au moyen d'une perche, les deux amis du narrateur parviennent à franchir l'obstacle, mais ce dernier risque d'y rester: « En mettant le pied sur l'avant-dernière rangée, je sens que je perds l'équilibre. Je n'ai pas le temps de recommencer. Je prends le meilleur élan possible et je me jette au-dessus des fils. Je suis arrêté par le dernier fil et je tombe brusquement entre les deux dernières rangées. En rampant je passe la dernière, et au moment où je veux me lever, je tombe de tout mon long sur le champ labouré. Ma jambe gauche est paralysée. En courant comme un chien à trois pattes, je rejoins mes camarades qui m'aident à marcher. Nous étions sauvés, mais pour de bon cette fois ! »

       D'autres imaginent des moyens de passer la frontière qui rappellent les contes dont on berce l'enfance, et qui pourtant sont authentiques : celui-ci par exemple. (Seul du village, je connaissais une carrière formant tunnel souterrain et qui aboutissait en Hollande. L'entrée de la caverne se trouvait à environ 200 mètres de la frontière, dans un petit bois ; la sortie se trouvait en territoire hollandais. « Je conduisais les hommes dans un café et les y faisais attendre jusqu'au soir. A la nuit tombante, je les réunissais. Avec de grandes précautions et dans le plus grand silence, je les conduisais jusqu'à l'entrée de la caverne. Une fois l'entrée atteinte, le danger n'existait plus. La première fois, j'en ai passé cinquante-neuf. » Figurons-nous ce cortège, défilant dans les ténèbres, au milieu du bois, et gagnant en silence la caverne ; puis s'engageant dans ce long couloir souterrain au bout duquel était le salut. C'est une scène de Gil Blas ou d'Ali Baba, et un beau sujet d'eau-forte. Mais c'est surtout un témoignage pathétique de la condition où sont réduits les Belges.

       Cette caverne ne tarda pas à être découverte. Un mois environ après le premier passage, les Allemands la trouvèrent, et l'entrée en fut obstruée. Le narrateur parvint cependant à s'échapper lui-même.

       Beaucoup, inventant un autre stratagème, sont arrivés près de la frontière dans une charrette à porcs, entassés dans ce véhicule fermé et tout heureux d'être pris pour les animaux qu'ils remplaçaient ou qu'ils accompagnaient.

       Voici par exemple une douzaine de jeunes gens qui sont parqués dans une carriole de cette espèce. Le conducteur fouette son cheval, et en route pour la frontière. Dans certains villages, dit un des évadés, où notre carriole était arrêtée, à la demande du Boche : « Qu'avez-vous là-dedans ? » le cocher répondait invariablement : « Des cochons », et il avait l'autorisation de transporter les cochons pour les revendre aux environs de la frontière. »

       Il ne faut surtout pas manquer d'adresse dans certaines circonstances qui n'étaient pas prévues au programme. Quelques-uns voient, en effet, leur tentative se compliquer de péripéties imprévues. Un groupe était arrivé aux environs de la fameuse barrière de fils de fer qui ferme le dernier cercle de l'Enfer. Entre cette barrière et la frontière proprement dite, il y a encore une zone découverte de quelques kilomètres à travers laquelle la poursuite par les sentinelles ou leurs coups de feu sont possibles. Nos amis s'étaient couchés dans une prairie, attendant le moment propice. Il était 11 heures du soir. Une demi-heure s'était passée dans le calme, et ils allaient commencer leurs opérations, quand un officier allemand du poste voisin, voulant vérifier les fils, s'en approcha imprudemment et tomba électrocuté. Aussitôt ce fut un grand branle-bas dans tous les postes. Se doutant que les médecins et d'autres officiers allaient arriver d'urgence, nos compatriotes se glissèrent à travers la prairie et s'enfuirent. L'un d'eux nous dit : « Nous n'avions pas fait dix pas sur la route qu'en effet nous voyions déboucher tout contre nous l'auto amenant les officiers boches. Nous avons eu juste le temps de nous laisser tomber au bord de la route, et ils ne nous ont pas vus. » Quelques jours après, ils recommencèrent. Ils furent récompensés de leur persévérance, car cette fois, ils passèrent, mais non sans un dernier incident : « Nous franchissons les fils, mais malheureusement un de nous avait fait du bruit. L'effet ne se fait pas attendre. Je passais le dernier fil, quand je vois un Boche déboucher à côté de moi et me crier : « Halt ! » il était à 2 mètres de moi. J'ai néanmoins continué ma route au triple galop ; j'ai rejoint les autres ; nous avons sauté deux ou trois haies : puis nous nous arrêtons ; nous nous étions perdus, nous ne savions plus quelle voie prendre. Nous n'avons pas hésité longtemps. Nous étions à peine depuis une minute dans cette prairie entourée de haies, quand nous entendons qu'on nous poursuit. Nous reprenons notre galop, et heureusement nous retombons par hasard sur la route que nous devions prendre. Nous continuons à courir, cette fois-ci, sur un sentier et dans la bonne direction, quand soudain nous tombons nez à nez avec une sentinelle. » Ce soldat qui montait la garde dans les ténèbres, est épouvanté de voir surgir tout à coup un groupe d'hommes à ses côtés. Il croit qu'on va l'égorger et se met à détaler comme un chevreuil avec les Belges à ses trousses. Nous croyons volontiers le narrateur quand il conclut : « Ce fut avec un immense plaisir que, vers une heure du matin, nous arrivons à la borne frontière. »

       S'il y a des alertes périlleuses comme celle-ci, il y a aussi des scènes amusantes. Trois jeunes compagnons wallons étaient arrivés à peu de distance de la frontière, mais il leur restait un dangereux bout de chemin à parcourir. Se garant des sentinelles allemandes, ils se croyaient près du but, quand, au sortir d'un bois, ils se trouvent en présence d'un officier prussien. Ils se jugèrent perdus, d'autant plus que l'officier les aborda.

       « Vous allez au travail, mes amis ?

       - Oui, capitaine.

       - Vous connaissez bien le pays alors ?

       - Parbleu !

       - Voulez-vous m'indiquer le chemin pour aller à X ... ?

       - Vous devez faire un bout de route avec nous. Venez par ici. »

       Ils cheminent ensemble. On passe ainsi devant une patrouille qui salue respectueusement, puis on se débarrasse de l'officier en lui indiquant un sentier dans les champs. Voici la suite : « Nous étions munis d'une pelle que nous avions pu nous procurer au village ; alors motte par motte, nous avons pu creuser un renfoncement sous les fils et enfin nous y faufiler. Nous étions en Hollande. »

       Ce n'est pas la seule fois qu'un officier allemand ait été berné par nos jeunes amis. Un adolescent résolu joua un autre tour à l'un d'eux. Il nous en fait lui-même le récit : « Une sentinelle allemande que je n'avais pas remarquée, me demanda mes passeports. Je n'en avais pas évidemment. Elle me conduisit au poste et me commanda d'attendre l'officier. Celui-ci me demande où j'habite. » La question était d'autant plus embarrassante que notre ami se trouvait loin de chez lui, dans une ville où il était inconnu. Il donne au hasard un nom et une adresse, proposant d'y retourner sur-le-champ pour y chercher son passeport. « La ruse, dit-il, ne réussit pas, et l'officier me pria de l'accompagner jusqu'à l'adresse indiquée. Je m'efforçai de faire bonne contenance et arrivai à la maison indiquée. Je sonnai comme si j'étais chez moi, je priai l'officier d’entrer et de m'attendre, le temps de monter dans ma chambre ; puis je pris un corridor perpendiculaire à celui de l'entrée, et j'ordonnai à la servante qui me suivait fortement étonnée, de m'indiquer une issue. Après quelques difficultés, elle y consentit, et je pus de la sorte gagner la campagne par des chemins écartés. » Celui-là aussi est arrivé sain et sauf en Hollande. Il le méritait bien pour avoir fait faire le pied de grue à un officier allemand, d'une façon aussi originale.

       Les déguisements sont habituels parmi les évadés, et demandent aussi une bonne dose d'habileté pour soutenir le rôle. Plusieurs disent : « Je m'étais habillé en fraudeur et je portais un sac sur le dos ». Il faut savoir qu'entre l'Allemagne et la Hollande, les fraudeurs ne sont pas nécessairement antipathiques aux sentinelles allemandes à qui ils rapportent souvent du lard et du pain de Hollande. On appelle ces fraudeurs des « puddings », et c'est, pour un évadé, un avantage évident d'être pris pour l'un d'eux. Cet avantage échut à un de nos compatriotes qui nous raconte son aventure. Il était arrivé près des fils avec un de ses compagnons qui parlait bien l'allemand, quand ils se trouvent en présence d'un soldat :

       «  Halt ! » crie la sentinelle.

       L'un des Belges va droit à elle et lui dit

       « N'avez-vous pas vu un homme avec un sac ? »

       L'Allemand, croyant avoir affaire à des fraudeurs, répond :

       - Non, mais passez votre chemin, car il est défendu de parler aux sentinelles. »

       « Nous ne demandions pas mieux que de « passer notre chemin », raconte le narrateur. Nous traversons un petit pont, et quand l'Allemand a le dos tourné, je me jette à plat ventre, et je franchis la clôture. Mon compagnon fait de même. Nous sommes en Hollande. »

       Parfois les chefs de groupes ont inventé des signaux et des avertissements d'alerte qui rappellent les romans d'aventures. Un groupe attend au bord d'un canal pour le passer vers la frontière. « Tout à coup nous entendons un cri de hibou. C'est un signal convenu, en cas d'alerte. Tout le monde se tapit dans les roseaux. On entend dans le lointain un bruit de moteur. Bientôt apparaît un canot automobile qui, feux éteints, patrouille sur le canal. »

       Le canot passé, on se jette doucement à l'eau et l'on franchit ce mauvais pas.

       L'esprit doit être fertile en inventions instantanées. Un évadé est arrivé en bon port jusqu'à un village voisin de la frontière mais il faut sortir de la gare du chemin de fer, et on va lui demander ses papiers qu'il n'a naturellement pas. Heureusement, il parle bien l'allemand, et il a fait la connaissance, en route, d'une Allemande qui voyageait dans le même compartiment. Elle l'a pris pour un compatriote ; on a causé de la dureté des temps, de la vie du soldat. Notre homme a inventé les plus sublimes histoires. Bref, arrivés à destination, il semble qu'on se connaît depuis dix ans. Au sortir du train, l'évadé s'empresse auprès de sa compagne de voyage, il se charge de tous les colis, il l'accompagne obligeamment vers la sortie de la gare. L'employé se fait montrer les papiers de la dame, qui sont parfaitement en règle, et voyant le porteur écrasé sous une montagne de colis, lui demande s'il est avec elle. Tous deux répondent affirmativement, et l'Allemand dit à notre compatriote : « Passez, inutile de montrer vos papiers. » Cette même nuit, il escaladait les fils à la frontière.

       Un autre, arrêté par une sentinelle, près des fils, lui tend sa carte d'identité, l'assomme à moitié d'un coup de poing accompagné d'un coup de tête dans la poitrine, puis passe la frontière au milieu d'une grêle de balles des postes voisins.

IV

LES DANGERS COURUS

       Ces dangers sont de tous les instants et de cent natures diverses. Nos compatriotes en donnent par leurs récits une idée très frappante. Quelques-uns les ont même indiqués en raccourci.

       L'un des évadés qui indique, heure par heure, le détail des périls courus et des épreuves subies par trois compagnons pendant les onze jours de leur tentative réussie, nous permet de noter les principales causes de danger et d'angoisse. Le sommeil dans des prairies humides où l’on est harcelé par les moustiques ; le passage d'une rivière avec de l'eau jusqu'aux épaules ; la soif que nos amis étanchent « à l'aide d'un fétu de paille, en essayant d'absorber les quelques gouttes d'eau que la pluie a amenées sur les tiges de blé » ; des alertes continuelles causées par des patrouilles allemandes ; le passage d'un fleuve à la nage, en aidant au moyen d'une corde ceux qui ne savent pas nager; l'orientation incertaine qui entraîne des méprises et des pertes de temps; le défaut de nourriture, car les provisions sont vite épuisées; et l'on n'ose s'adresser aux maisons, de peur de tomber sur des Allemands ; on mange des pommes de terre crues et du blé ; enfin le danger d'être vu par des sentinelles allemandes, en rampant vers les fils de la frontière.

       Tout cela concerne en somme les préliminaires de l'acte décisif qui est le passage des fils. Mais, comme le dit un jeune Belge débrouillard et intelligent qui a réussi à passer, en 1917 : « En résumé, la grande difficulté reste, malgré la diminution sensible des gardes allemandes, de gagner la zone frontière. Il suffit qu'un Allemand rencontré vous demande vos papiers, pour mettre à néant la préparation la plus sérieuse. Pour arriver, il faut encore en plus une grande dose de chance. »

       C'est donc presque toujours le principal que d'arriver aux fils, mais ce n'est pas tout. Là commence le danger immédiat. L'un des évadés explique très bien en quoi il consiste, en indiquant avec précision comment sont disposés les obstacles :

       « La frontière hollando-belge est défendue sur toute sa longueur par une triple haie de fils barbelés et électrisés. Au-dessus du dernier fil électrisé se trouve un fil-sonnerie prévenant le poste allemand au moindre toucher. En plus de ces triples haies métalliques, l'ennemi pose encore de nombreuses sentinelles espacées à une cinquantaine de mètres. Dans l'eau même, la Meuse par exemple, les mêmes haies de fils se trouvent placées sous l'eau et jusqu'à environ 75 centimètres au-dessus. »

       Un autre donne des détails sur chaque clôture : « D'abord une rangée de fils, simple barrière de deux mètres de hauteur. Un mètre cinquante plus loin, la rangée de fils électrisés, et à un mètre cinquante de là, une troisième rangée semblable à la première. » Au delà il y a encore, suivant la nature du terrain, des obstacles naturels, comme une rivière, des marais, des haies d'épines. C'est bien le cas de répéter avec Gauchez dans Les Rafales :

« Ils ont barré de fils, de fils pointus de fer,
De fils mêlés et drus, de fils armés de ronces,
Les splendeurs des lointains où les couchants s'enfoncent
Et le vaste horizon qui surplombe la mer, »

       Telle est la disposition des lieux. Les dangers sont donc semés sur les pas des jeunes patriotes, d'abord pour arriver jusqu'à la frontière, et ensuite à la frontière même.

       Dans le premier cas, quelles angoisses sous une apparence tranquille, quand on n'a pas son passeport en règle et qu'une autorité de police survient ! Tel ce Wallon qui n'avait aucun permis et qui fuyait vers la frontière. « J'étais en tram. Un Boche s'amène et dit de sa voix gutturale : « Les passeports ! » Cette fois, je me croyais coffré. Je tâche à m'esquiver par l'autre porte. Un autre Boche s'amène. Pendant qu'ils inspectaient les passeports, je sors du tram et tente de m'esquiver. Mais hélas ! une vingtaine d'Allemands entouraient la voiture. » Notre compatriote se croit perdu. Il rentre dans le tramway et met sur ses genoux son pain qu'il portait avec lui. Quand l'inspecteur arrive à lui et lui demande ses papiers, il fait semblant d'être empêché par ce pain, et pendant qu'il fait mille efforts pour atteindre son portefeuille, l'Allemand prend le pain, le lui met sous son manteau en disant : « Bien ! bien ! » et il passe.

       Mais tous n'ont pas la même chance. Tel ce Flamand tenace qui finit cependant par réussir, mais nous raconte une aventure où il aurait pu laisser sa vie :

       « En cours de route, à moitié chemin, nous entendons soudainement parler et remarquons une patrouille qui nous interpelle. Nous nous enfuyons dans toutes les directions sans répondre. La patrouille tira 7 coups de feu mais heureusement personne ne fut atteint. »

       Ou encore cette bande dont un de nos amis nous raconte l'aventure :

       « Soudain nous apercevons une patrouille de deux soldats et aussitôt deux coups de feu partent ; deux autres patrouilles et le poste viennent appuyer la première et nous envoient une quarantaine de balles dont plusieurs ont sifflé à nos oreilles. Nous avions eu l'heureuse idée, après les premiers coups, de nous séparer et de nous distancer d'une dizaine de mètres ; de cette manière les balles ne nous atteignirent pas. »

       Même parmi ceux qui ont enfin réussi, après mille difficultés, à arriver en vue des fils, il y en a qui sont poursuivis par une fatalité terrible. Écoutez cette suite de drames épouvantables : L'un des évadés nous raconte que son père a été tué par les Allemands. Sa mère, folle de douleur, est morte quelques jours plus tard. Son frère avait été fusillé, lors de l'invasion, en 1914. Sa femme, déportée en Allemagne, est morte dans un camp de concentration. Sa petite fille de onze ans est toujours prisonnière en Allemagne, il ne sait où. Lui même, emprisonné pour avoir refusé de signer l'engagement de ne jamais prendre les armes contre les Allemands, s'enfuit, gagna la frontière. Voici comme il raconte la chose : « Enfin je touchais à la frontière hollandaise et je croyais la franchir sans encombre, quand je reçus d'une sentinelle un coup de feu dans la poitrine et un autre dans le ventre. Il était environ 5 heures 30 du soir. C'est un Belge, un noble cœur qui malheureusement m'est resté inconnu, qui vint, la nuit, me ramasser et me transporter chez de braves Hollandais qui m'ont soigné. Ma convalescence s'est passée en Angleterre. L'altération de ma santé m'a obligé à différer de quelques mois la date de mon engagement dans l'armée belge. »

       Qui pourrait se défendre d'émotion en lisant ces quelques lignes si simples dans le pathétique ?

       Voici un autre exemple d'accident malencontreux :

       « La nuit était noire. Nous sortons du champ ; mais en descendant le talus, un de mes compagnons tombe sur la voie du tramway et se démet l'épaule. Malgré ses souffrances, il ne voulut pas abandonner la partie. Malheureusement son courage fut inutile, car en arrivant à proximité de la frontière, des signaux lumineux firent comprendre à notre guide qu'il était impossible de passer. »

       Ce n’est pas seulement la nature, les obstacles accumulés et les sentinelles allemandes qu'il faut craindre, mais la délation des Allemands qui rôdent tout le temps, en espionnant, aux environs de la frontière. Un évadé nous conte son expérience en ce point :

       « Nous décidons d'attendre la nuit et nous rentrons dans le bois tout le jour, à la pluie, tout mouillés et raidis par le froid, quand, vers 4 heures de l'après-midi, un paysan allemand arrive dans le bois, nous aperçoit et va nous dénoncer au poste boche. Il fallait absolument passer ou nous étions pris dans le bois. »  Après des péripéties et des alertes, ils arrivent à quatre aux derniers obstacles : une barrière de fils barbelés de 3 mètres de hauteur. « Un civil boche nous suivait pour voir si vraiment nous allions travailler en Allemagne. A peine avons-nous dépassé le poste de garde de 200 mètres, que nous nous jetons dans les fils barbelés. Alors le civil est accouru, a retiré mon frère et mes deux amis hors des fils, où ils étaient empêtrés, et moi seul suis parvenu à me tirer à travers tout, déchiré, mains, figure, costume. Le poste accouru aux appels du civil boche les fait tous les trois prisonniers. On les a emmenés en Allemagne. Pour moi, j'étais sauvé en Hollande. »

       Comme tous les mouvements se font dans une obscurité complète, il arrive qu'on se heurte à l'imprévu. Tel cet évadé qui rampait dans les ténèbres vers le fil fatidique, quand il dégringola dans un fossé profond de 3 à 4 mètres. Heureusement il ne se blessa point et parvint à la barrière. Ses compagnons le laissèrent passer le premier. Ils étaient trois ; tous eurent tant de chance qu'ils franchirent au moyen d'une échelle les obstacles de la frontière, et arrivèrent en Hollande, sans avoir essuyé un seul coup de feu.

       Il fut plus heureux qu'un autre dont un compagnon dit le malheur dans un style de procès-verbal : « Au cours de cette opération périlleuse, un des fuyards a été électrocuté. »

       Ces malheurs, hélas ! ne sont pas rares. En voici encore un exemple :

       Un Belge dévoué et débrouillard, traqué par la police allemande pour actes de patriotisme, menacé de douze ans de travaux forcés, décide de passer en Hollande, avec une dizaine de compagnons. « Vers 10 heures du soir, dit-il, nous nous mettons en route pour l'endroit où nous devons franchir les fils électrisés, munis d'une échelle spécialement arrangée à cet usage. Six jeunes gens réussissent à passer. Malheureusement les sentinelles allemandes avaient aperçu l'escalade et déchargèrent quatre coups de feu. Une balle avait touché l'échelle ; celui qui était au haut de l'échelle tomba sur un de ses camarades; ils restèrent tous deux inanimés sur le sol ; ils furent faits prisonniers et conduits à la Kommandantur porteurs de l'échelle. Le reste prit la fuite pour se cacher dans les bois. Nous y restâmes toute la journée du 21 pour recommencer la nuit suivante. Entre temps il fallait refaire une nouvelle échelle. Vers 10 heures du soir, nous partons pour un autre endroit et attendons jusqu'à deux heures du matin, à 50 mètres des fils, le moment propice pour risquer le passage. Inutile ; les postes sont doublés et les sentinelles rapprochées ; les projecteurs travaillent. Nous devons donc renoncer à la tentative. »



L'échelle...(Sterken, 1952) (photo Prof. Dr A. Vanneste)

       Cependant notre ami ne se décourage pas. Il réussit à se procurer des cisailles et des gants en caoutchouc, instruments qui constituent, comme nous l'avons déjà vu, une aide précieuse pour passer la barrière. Par une nuit profondément, obscure, il recommence sa tentative avec ses compagnons. Profitant d'un changement de sentinelles, ils parviennent à s'approcher des fils et à les couper, puis, se glissant dans les herbes, ils arrivent enfin en Hollande.

       Combien moins favorisés restent en route ! Vingt-quatre jeunes gens avaient réussi à arriver sans encombre dans les environs de la frontière. L'un raconte : « Tout avait bien marché jusque-là. Malheureusement, en passant près d'une ferme, un chien s'est mis à aboyer, et cela a attiré sur nous une patrouille allemande. Cette fois, nous fûmes aperçus, et nous avons dû essuyer le feu d'une douzaine de fusils. Il en est résulté un sauve-qui-peut général. » Le narrateur est parvenu malgré tout à franchir la frontière. Mais il ajoute mélancoliquement: « Nous ne nous sommes retrouvés que dix-sept. Nous avons vainement attendu les manquants toute la nuit. »

       Parfois, dans ces récits, le malheureux qui se débat contre les circonstances défavorables et les hommes embusqués pour le saisir, fait l'effet du gibier traqué de toutes parts, et courant de ci de là vers les fusils qui l'attendent. Cette impression, on la ressent surtout en lisant le récit d'un jeune Wallon qui, passé sans encombre en Prusse, fut trompé par un guide, au moment de franchir la frontière hollandaise, et se trouva seul en face de l'inconnu. « Nous étions au haut d'une colline. Sur le versant de la colline voisine passait la route hollandaise où la sentinelle neutre faisait les cent pas. « Filez, me dit le « guide, vite, rien ne vous en empêche. Voilà « la Hollande. » J'hésitai ; puis enfin, prenant mon élan, je me jetai dans la prairie, sautai une haie... et vins tomber de l'autre côté dans les bras d'une sentinelle boche postée devant un fil de fer barbelé de 2 mètres de hauteur garni de treillis sur toute sa surface. » Le soldat le retient et appelle un lieutenant. Heureusement notre homme connaît très bien la langue allemande. Il invente une histoire; il voulait aller chercher un pain blanc au village hollandais voisin. On le relègue, en attendant une décision sur son sort, dans la guérite de la sentinelle. Au bout d'une demi-heure, il profite d'un moment d'inattention du soldat, lui jette 15 marks pour qu'il s'abstienne de tirer, et se met à fuir de toute la vitesse de ses jambes par un chemin de traverse vers la grande route. De là il se précipite dans un bois, il fait mille détours, repasse dans un champ, perd complètement la notion des lieux, traverse un marais, se cache au passage d'une sentinelle allemande. Il lève les yeux : « Là-haut, sur la colline, deux adolescents s'amusaient... » Là-haut, c'était la Hollande, la liberté. Dans ce moment d'angoisse où cet homme lutte pour conserver la vie, son regard se porte sur ces deux adolescents qui jouent tranquillement, sans se douter qu'un drame se déroule si près d'eux. Puis profitant d'une minute d'inattention des sentinelles, l'évadé saute la barrière, s'enfuit, court aux enfants et s'informe. Il est en territoire neutre. Il est sauvé.

       D'autres réussissent du premier coup, mais non sans danger.

       Ils étaient quatre jeunes Wallons blottis à plat ventre dans les herbes à quelques mètres des fils, et attendant le passage des sentinelles pour franchir la barrière. « A ce moment, dit l'un d'eux, la sentinelle remonta de notre côté, en même temps qu'une autre venait du poste. Les deux Boches s'arrêtent juste devant nous, à cinq mètres, et commencent à parler, la face tournée vers nous. Nous, nous restions aplatis sur le sol, retenant notre respiration. Enfin, après cinq minutes d'angoisse terrible, ils s'échangent et tout redevient calme. Immédiatement nous approchons des fils. Un de mes camarades se met un genou en terre et doucement fait glisser les mâchoires de sa pince sur le premier fil du dessous et le coupe d'un coup sec. Au même instant, le cri de « Halt ! » retentit, et tout le poste accourt sur nous en hurlant comme des bêtes. Nous coupons immédiatement un deuxième fil, et n'ayant pas le temps de continuer, nous passons à plat ventre tous quatre sans accident, et après avoir reçu de terribles commotions dans les flammes des fils qui brillaient toujours.

       « Après quoi, nous franchissons une haie, et nous courons droit devant nous. Les Boches nous envoient une fusillade d'ailleurs inutile, car dix minutes après, nous étions bien reçus en Hollande. »

       D'autres encore échappent comme par miracle à un péril imminent. « Il y avait clair de lune et de la neige, dit l'un d'eux. Nous étions tapis dans l'ombre d'une haie, quand, à moins de trente mètres de nous, un officier allemand passe accompagner d'un chien policier. Le chien se dirige de notre côté. Heureusement l'officier allemand siffle pour le rappeler, et l'animal obéissant retourne près de lui. Bienheureuse docilité » !

       Parfois ils sont soumis à des brutalités que leur font subir les patrouilles par lesquelles ils sont arrêtés. Un ouvrier, qui cherchait à s'évader, est surpris au moment où il se dirigeait vers la Hollande. « J'aperçus une patrouille de uhlans qui venaient à ma rencontre et arrivés près de moi, me demandèrent ce que je faisais là. Je répondis que je me promenais ; puis l'un d'eux me demanda ma carte d'identité et ce qu'il y avait dans le paquet que je portais. Je leur donnai ma carte et leur fis signe que, dans mon paquet, il y avait de l'herbe. L'un d'eux me dit : Kommandantur ! Je regardai autour de moi pour déguerpir, mais ils me firent mettre entre leurs chevaux, et je dus me contenter de les suivre. Ayant fait à peu près une cinquantaine de mètres, celui qui avait pris ma carte me demanda mon paquet, et l'ayant soupesé, me le rejeta comme on jette un os à un chien, et je dus le ramasser et les suivre. » Il est mené dans un poste, et condamné à être emprisonné en Allemagne, où il est emmené dans un long et fatigant voyage. Le récit de son premier interrogatoire en terre allemande est fait avec une ingénuité pleine de bonhomie. « On me conduisit dans un bureau. Là je me trouvai en face de deux Boches à haute moustache. Je me croyais devant le Kaiser, mais par bonheur ce n'était pas lui, car au lieu d'être à Berlin, j'étais seulement à Düsseldorf, et le bureau où j'étais en ce moment était le bureau de police. Souvent l'on me posait des questions, et moi ne pouvant répondre puisque je n'y comprenais rien, celui qui lisait faisait relever ses moustaches en grinçant des dents et me regardait, croyant me faire peur, mais je ne bougeais pas et me plaisais à le regarder, franchement dans les yeux. » Le malheureux est mis au cachot « où j'y ai resté un temps si long que je croyais y avoir resté un an, et il y avait à peu près trois ou quatre mois que je m'y trouvais. » Après quoi on le força à travailler dans une usine. Voici quel était le menu des ouvriers déportés : « le matin, j'avais du pain et de l'eau, à midi un peu de soupe et un petit morceau de viande, et le soir, de nouveau du pain et de l'eau. » Un soir, il s'enfuit et parvient à la frontière hollandaise. Trompant la vigilance des sentinelles, il rampe, passe les fils et les haies, rampe encore dans les herbes, et tout à coup voit arriver deux soldats dans sa direction. Je voulus m'enfuir ; mais j'entendis crier : « halte ! » et je m'arrêtai. Comment dire mon émotion, quand j'ai vu que je n'étais pas en face de Boches, mais bien en face de soldats hollandais ! Mes malheurs avaient pris fin, j'étais libre !

       Ce qui est admirable, c'est la constance de la volonté au milieu de ces dangers. Un jeune homme qui est resté deux ans et demi en captivité en Allemagne pour avoir tenté de s'évader une première fois, nous dit : « Moi et mes compatriotes fûmes cernés par des soldats allemands qui tirèrent sur nous sans pitié, et en tuèrent beaucoup. » Il tente une seconde fois l'évasion, et est de nouveau arrêté et emprisonné par une patrouille allemande. Enfin, sans se décourager, il recommence une troisième fois et parvient à franchir le fameux passage.

       L'effort de volonté doit atteindre son point culminant pour ceux qui n'ont pas eu recours à un guide, au moment où ils arrivent aux fils. Presque toujours, la sentinelle entend du bruit. Alors une fusillade éclate. Les évadés répondent parfois par des coups de revolver ou de couteau. Ce sont de vraies escarmouches dans lesquelles les morts ne sont pas rares. L'exemple suivant nous est raconté par un témoin, acteur de la scène :

       Un groupe, à l'approche de la frontière, est suivi par un policier allemand accompagné d'un chien. Arrivés à un endroit sauvage, nos compatriotes l'attendent. Il interroge, personne ne répond. Alors il se met à tirer des coups de revolver et à faire des signaux avec sa lampe. Des lumières apparaissent dans la plaine. Encore quelques minutes et nos évadés seront perdus. L'un d'eux se jette sur le policier allemand et lui plonge son couteau dans la poitrine. Une lutte féroce s'engage ; les deux hommes roulent à terre enlacés. Le Belge se relève et fuit avec ses amis ; mais le blessé se redresse, tire un coup de revolver sur son agresseur et lui perce la cuisse d'une balle. Clopin-clopant, ce dernier parvient à s'échapper, soutenu par ses compagnons, et il arrive enfin en Hollande.

       Les habitants du voisinage de la frontière, entendant presque chaque nuit des fracas de batailles, soumis continuellement à des interrogatoires par les Allemands, sollicités par les uns, soupçonnés par les autres, parfois arrêtés, emprisonnés, vivent sous une impression de terreur, avec l'image toujours présente des fureurs germaniques. Quelques-uns, plus nombreux qu'on ne pourrait croire, ont secoué cette impression et font preuve d'un courage inébranlable. Un des évadés peint bien cette situation et ses résultats.

       « Là, dit-il, grand étonnement, à me voir, des habitants d'une petite ferme à l'entrée du village, me prenant pour un Deutsch, mais après quelques paroles familières, ces gens reprirent confiance, et après m'avoir offert à boire, la mort dans l'âme, la terreur sur le visage, ils me .montrèrent de derrière les rideaux, le chemin à suivre, avec force recommandations et exemples des cruautés boches. Enfin tout cela me disait clairement que c'était le règne de la terreur. » Continuant son chemin, ce bon patriote remarque dans tous les villages voisins de la frontière, la même impression. Heureusement il a l'idée de s'adresser au curé. « Arrivé à la demeure du curé, je poussai la grille et me glissai dans le jardin sans être aperçu. Une courte entrevue avec ce vénérable prêtre que je n'admirerai jamais assez pour sa loyauté et son patriotisme sincère, et je fus chez moi, complètement chez moi ! La servante reçut des ordres, et M. le curé lui-même aidé par la demoiselle sa sœur, me prodiguait tous les soins possibles. Il me fit prendre place près d'un bon feu, me fit enlever mes bottines et m'offrit ses pantoufles bien chaudes. Après, ce fut un copieux repas, cependant que je lui parlais de ses amis et connaissances, et il pleurait de joie, le pauvre brave ! »

       Les périls et les angoisses qui assiègent ceux qui s'en vont vers la barrière de fils au delà de laquelle la liberté les accueille, ne manquent pas non plus aux jeunes évadés qui ont choisi pour passer la frontière, le moyen des chalands au fond de quoi ils se sont cachés. A première vue, il semblerait que les dangers sont moindres, mais en réalité ils sont au moins égaux.

       Enfoncés dans le charbon des cales, sous le plancher des chalands, ils sont serrés les uns contre les autres, pouvant à peine dormir, la nuit, et restant dans cette position soixante-douze heures parfois. Les patrouilles allemandes font des visites à bord, et alors il s'y passe des scènes comme celle-ci : « Six Allemands vinrent visiter le bateau. A ce moment notre cachette était complètement fermée; nous suffoquions. A travers les fentes du plancher, nous voyions les soldats ennemis ; ils étaient accompagnés de deux chiens policiers. Les Boches trouvant leur examen insuffisant, usèrent d'un autre moyen : ils injectèrent du formol. Nous étions prévenus ; nous nous couvrîmes la bouche et le nez et pûmes à grand' peine nous passer d'éternuer et de tousser. Enfin, après être restés là une heure, ils commencèrent à sonder le bateau. Les pointes arrivèrent dans notre cachette, et l'un de nous eut juste le temps de se retirer pour ne pas recevoir une blessure dans le dos. » C'était heureusement la dernière épreuve, et ces vaillants furent sauvés.

       Celui qui va nous raconter son aventure, le fut aussi. Il était caché dans une sorte de double fond du chaland. « Il ne restait plus, dit-il, qu'à passer l'inspection des gardes frontières. Là encore une surprise nous était réservée. »

       « Les Allemands, en pénétrant dans la cabine, avaient perçu un léger bruit. Ils eurent des soupçons, mais ne trouvant aucune ouverture praticable, ils ne virent rien de mieux que d'enfoncer leurs baïonnettes dans une fente de la cloison de bois qui nous protégeait. Heureusement, par la même fente, nous avions aperçu leur mouvement. Ils ne rencontrèrent que le vide. Au moment propice, je m'étais doucement aplati contre le fond de la cachette. Là-dessus les Allemands reprirent confiance, et continuant leurs investigations ailleurs, ils nous quittèrent. Vers les 11 heures, le bateau se remit en marche, et quelques minutes plus tard, nous étions en Hollande. »

       Un autre s'était blotti trop près de la chaudière. Il dit : « Après la visite par un officier et sept soldats allemands, le capitaine fut forcé de venir me retirer, car j'étais plus mort que vif, tout à fait brûlé aux mains et à la figure. Il m'a fallu quelques jours pour me rétablir ; mais que ne ferait-on pas pour sa chère patrie ? »

       Un jeune homme qui a pu rejoindre l'armée belge par le même moyen, nous écrit : « L'émotion nous étreignait lorsque les coups de sonde résonnaient à dix centimètres de nos têtes. Si cela sonnait creux on ne respirait plus. Et quand les quelques rayons de lumière qu'ils nous envoyaient nous parvinrent, angoissés, les yeux fixés comme ceux d'une statue, vers le haut, nous nous attendions à voir apparaître une figure grimaçante coiffée du casque à pointe. »

       Pour comble d'angoisse, ces malheureux, après avoir passé des jours et des nuits dans cet état, font horreur à tout le monde par leur apparence répugnante. L'un d'eux le dit simplement. Il était resté soixante-douze heures dans cette cachette nauséabonde, avec 17 compagnons, et le voilà arrivé en Hollande.

       « Les gens, dit-il, à nous voir si dégoûtants et si nombreux, n'osaient pas nous ouvrir. » Enfin ils trouvent abri dans une grange : « C'était bon et doux, conclut-il, de dormir dans de la paille et an bon air ! »

V

LA JOIE DE LA DÉLIVRANCE

       Les récits, les impressions, les lettres que nous venons de dépouiller, nous emplissent de fierté pour les magnifiques sentiments de courage, de résolution et d'amour patriotique dont ils témoignent.

       Mais ils nous font aussi tressaillir d'indignation en nous montrant l'extrémité où l'ennemi a réduit la Belgique. Ils nous émeuvent sur le sort de tant de jeunes gens dont l'évasion eut une fin tragique.

       Pour que le dernier chapitre de ce petit livre laisse une impression de réconfort et de confiance, écoutons les accents qu'ont su trouver tant d'ardents patriotes pour dire l'élan de leur joie, quand ils ont été délivrés de leur cauchemar.

       En voici qui ont couru des dangers et ont même vu un de leurs compagnons électrocuté en passant les fils. Puis ils se sont perdus dans la nuit en pleins champs. Il est 3 heures du matin, un brouillard épais les entoure. Où sont-ils ? Vont-ils se retrouver sous la dure domination de l'ennemi, ou bien le jour leur apportera-t-il la fin de leurs misères ? Tout à coup le carillon d'une ville hollandaise se fait entendre dans la brume matinale. Ils se dirigent vers l'endroit d'où le son semble partir. Comme un chant d'espérance les notes agiles guident leurs pas vers le salut, et l'aube, en colorant le ciel, leur découvre les toits, les flèches et les clochers de la cité qui les accueille.

       « Oh ! s'écrie l'un d'eux, je ne sais pas quel sentiment j'éprouvai en cette minute où toutes nos fatigues et nos heures tragiques n'étaient plus que des souvenirs. »

       Un autre nous envoie ce joli récit du moment où il a su qu'il était sauvé : « A 4 heures 30 du matin, nous rencontrons deux ouvriers qui vont au travail. Je leur demande où nous sommes. Ils sont tout étonnés de la question. Vous êtes en Hollande, nous disent-ils. Alors je m'élance dans les bras de mes compagnons. Nous nous embrassons comme des enfants. Fous de joie. Les ouvriers m'offrent leurs tartines. Oh ! les bons cœurs, je ne les oublierai jamais. Ils font demi-tour et nous voilà partis chez leurs parents. Quel accueil impossible à décrire ! Je me croyais au milieu de ma famille. Merci, braves gens, bons cœurs. »

       Un jeune évadé dit avec un ardent patriotisme : « Enfin nous arrivions en territoire hollandais, nous saluions la liberté. Notre joie fut grande de pouvoir librement venir nous mettre à la disposition de notre patrie et de notre Roi, et venger nos frères qui souffrent du joug des barbares. »

       Celui-ci s'exprime de la même façon : « Inutile de vous exprimer le contentement que j'éprouve d'avoir échappé à l'oppresseur allemand et d'avoir pu me rendre utile à ma patrie dans la mesure de mes moyens. »

       Et combien exhalent leur bonheur dans des termes touchants ! On croirait voir des gens qui n'ont plus respiré de bon air depuis des années, et qui, tout à coup, se trouvant dans une atmosphère pure, aspirent la vie à pleins poumons.

       « Dire ce que nous avons éprouvé, quand un Monsieur qui passait nous dit que nous étions en Hollande, serait chose impossible. Nous étions libres, et notre rêve réalisé. »

       « Quelle joie de se savoir hors des griffes des Boches, de pouvoir se sentir à nouveau libre ! »

       L'oppression a été si longue, les dangers ont été si nombreux que beaucoup doutent encore de leur délivrance. Tels ces deux évadés qui hésitent à croire qu'ils sont en pays indépendant. Ils s'en allaient à tâtons dans la nuit, après le passage des fils. Tout à coup, dans l'obscurité, ils vont se heurter à un soldat belge interné en Hollande travaillant dans ces parages. La connaissance fut vite faite.

       Un autre, récapitulant les périls courus, ajoute en conclusion :

       « Tout cela n'est rien quand on a réussi. On oublie tout, et puis quelle joie d'être libre et de pouvoir rejoindre nos soldats ! »

       Après des fatigues sans nombre, un très jeune homme, les pieds en sang, parvient à passer. « Nous chantons, nous dansons, nous ne sentons plus nos fatigues. Mes pieds me font horriblement souffrir. Je suis moulu, car j'ai marché tout le temps en chaussons, et le pied n'étant pas soutenu, est gonflé. La tête me tourne. Je voudrais rester là, mais il faut continuer. Il fait un froid terrible. Enfin nous trouvons deux soldats hollandais. Sous leur conduite, nous repartons après avoir reçu du thé et du pain beurré. Ils ont été très accueillants. »

       Tous sont d'accord sur la cordialité de l'accueil en Hollande. Les soldats de garde et les habitants rivalisent de bienveillance. Puis l'immense satisfaction de ne plus sentir continuellement le poids du joug sur les épaules, emplit tout à coup l'esprit de tous ces braves, et ils dansent, ils rient, ils se jettent dans les bras l'un de l'autre :

       « On s'embrasse de joie, dit un des héros de l'aventure. Nous nous dirigeons vers un couvent. Il était 2 heures et demie du matin. Nous réveillons les religieux. C'étaient des H. P. franciscains qui nous reçurent admirablement. Ils nous réconfortèrent, nous logèrent et nous offrirent le déjeuner et le dîner. » Dans son enthousiasme d'être hors des griffes allemandes, le narrateur termine son récit par les cris de : « Vive la Belgique, vive le Roi, vive l'armée ! » On ne pourrait mieux finir.



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