Médecins de la Grande Guerre

Le docteur Schweitzer, interné en France durant la Grande Guerre.

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Le docteur Schweitzer, interné en France durant la Grande Guerre.

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Dr Albert Schweitzer.

Dr Albert Schweitzer.

La Reine Elisabeth et le Dr Schweitzer.

Intérieur de la maison du Dr Schweitzer à Lambaréné.

Lambaréné – Quelques jours avant son 90ème anniverssaire.

La tombe du Dr Schweitzer.

Le Dr Schweitzer lors de son dernier départ à Lambaréné en 1959.

Colmar en 1959, dernier départ pour Lambaréné.

Le Dr Schweitzer et son équipe à Lambaréné en 1965.

Le Dr Schweitzer dans son bureau.

Le Dr Schweitzer dans son bureau.

Une collaboratrice.

Le Dr Schweitzer avec un patient.

Le Dr Schweitzer en train d’osculter.

Le Dr Schweitzer avec le père Pire.

Le Dr Schweitzer en peinture.

Le musée Dr Schweitzer. (photo Dr Loodts)

Dans le musée Dr Schweitzer. (photo Dr Loodts)

Le buste du Dr Schweitzer à Kaysersberg. (photo Dr Loodts)

L’église de Kaysersberg. (photo Dr Loodts)

Le village de Kaysersberg. (photo Dr Loodts)

Le docteur Schweitzer, interné en France durant la Grande Guerre

 

 

Avant-propos

 

Pourquoi mettre dans cette rubrique des médecins de la Grande Guerre le docteur Schweitzer ? Tout simplement parce que le docteur Schweitzer participa à celle-ci en étant durant plusieurs mois interné en France. Alsacien, donc de nationalité allemande en 1914, il se trouvait au Gabon dans  son hôpital de brousse quand la guerre éclata. Les autorités françaises le considérèrent comme un ennemi potentiel   (pauvres Alsaciens !) et l’internèrent  dans un camp en France. Cette période d’épreuves, même s’il   n’en parla jamais beaucoup,  marqua sa vie profondément. Le grand docteur Schweitzer fut d’abord un Alsacien marqué par deux cultures et déchiré par la haine d’une époque. Ayant connu au plus haut point  les conséquences du déferlement de la haine, il fut  exactement  comme Schuman l’un de ces grands européens qui, à contre-courant de leur époque,  voulurent  bâtir un monde basé sur des valeurs de paix et de justice. Certes, on peut critiquer le docteur Schweitzer ! Le docteur avait ses défauts et n’était pas un homme parfait. En relisant attentivement sa vie, on s’aperçoit notamment qu’il imposa totalement à sa femme Hélène à sa fille son mode de vie ! Ces deux femmes là furent tout autant admirables que notre héros par les sacrifices qu’elles durent consentir ! Il en est sans doute de même pour ses nombreux collaborateurs occidentaux pour lesquels Schweitzer se montra souvent très autoritaire. A propos de ces derniers, ils furent jusqu’en 1965 plus de180  à avoir passé plus d’une année de travail à Lambaréné ! Le fonctionnement de l’hôpital du docteur Schweitzer doit beaucoup à ces centaines d’infirmières, médecins, techniciens qui  s’y succédèrent sans discontinuité ! N’oublions pas non plus les centaines de Gabonais qui s’y sont dévoués et dont seulement quelques noms nous sont connus ! En Afrique mais aussi dans d’autres continents, beaucoup de médecins et infirmières se dévouèrent et se dévouent encore aujourd’hui  à leurs malades beaucoup  plus que ne le fit  Schweitzer. Schweitzer eut la chance d’être connu parce que justement il consacrait   une partie importante de son temps non à la médecine  où à sa famille  mais à la philosophie, l’écriture, la musique et les voyages qu’il fit très nombreux ! Sa notoriété, il la doit essentiellement aux relations qu’il parvint à nouer dans ses activités  non médicales ! Il n’empêche que malgré ces remarques, le médecin réaliste que je suis, admire toujours profondément cet homme qui fut le pionnier de l’écologie et d’une nouvelle manière de considérer l’existence à travers une « éthique basée sur l’épanouissement de la vie ». Cette éthique, il en eut la révélation en 1915 alors que l’Europe  connaissait sur son sol  l’infâme barbarie.  Il la développa dans un livre trop peu connu et qui mérite plus que jamais d’être relu tant il reste d’actualité ! (1)

Schweitzer,  âgé de 89 ans, quelques jours avant de mourir  arpentait encore son hôpital… Jusqu’aux derniers instants de sa vie,  ce grand intellectuel essaya l’espérance et la foi dans l’action. Il resta fidèle à l’idéal qui était le sien  et qu’il avait décrit si bien  en 1924 dans son livre « Souvenirs de mon enfance » ! C’est sans doute  pour cette raison que ce médecin continue aujourd’hui à tant nous interpeller !

Les idées qui déterminent le caractère d’un homme existent en lui, de façon mystérieuse dès sa naissance. Au sortir de l’enfance, elles commencent à bourgeonner. Lorsque naît en son âme l’enthousiasme pour le vrai et le bien, la floraison s’épanouit et les fruits nouent. Dans le développement ultérieur, la grande chose est de conserver le plus possible des fruits que l’arbre promettait au printemps.

Je me suis convaincu que notre effort de la vie entière doit viser à conserver à nos pensées et nos sentiments leur fraîcheur juvénile. Cette conviction fut en tout temps pour moi une source de bons conseils. Instinctivement, j’ai toujours veillé à ne pas devenir ce que l’on appelle un homme mûr. L’expression de « mûr » appliquée à l’homme  m’a toujours inspiré et m’inspire encore un vague malaise. Mon oreille y perçoit des dissonances douloureuses ; maturité me semble synonyme d’appauvrissement, de déchéance, d’usure intellectuelle et morale. Le spectacle que nous offre un homme mûr, c’est une raison faite de désillusions et de résignation. On se modèle l’un sur l’autre en abandonnant l’une après l’autre les pensées et les convictions qui furent chères au temps de la jeunesse.

 On croyait au triomphe de la vérité ; on n’y croit plus.

On avait foi dans les hommes ; on a perdu la foi.

On croyait au bien ; on n’y croit plus

On était zélé défenseur de la justice ; zèle éteint.

On avait foi dans la bonté de la tolérance ; on n’y croit plus.

On était capable d’enthousiasme : c’est fini

Pour naviguer plus sûrement à travers écueils et tempêtes, on a jeté du lest, on a précipité par-dessus bord d es biens dont on jugeait pouvoir se passer ; mais c’étaient des provisions de bouche, la réserve d’eau. On navigue plus léger, mais vers la famine et l’inanition.

Dans ma jeunesse, j’ai entendu, entre adultes, des conversations qui m’étreignaient le cœur d’une indéniable tristesse. Ils reconnaissaient dans leur idéalisme d’autrefois et leurs capacités d’enthousiasme des biens précieux qu’ils auraient dû conserver. Mais en même temps, il leur semblait nécessaire de les avoir abandonnés. La peur me saisit alors de me voir, un jour, réduit à regarder mon passé avec la même tristesse. Je résolus de ne pas me soumettre à la tragique nécessité de devenir un homme raisonnable. A ce vœu, qui n’était presque bravade d’adolescent, j’ai essayé de conformer ma vie. Les adultes se complaisent trop volontiers dans la triste mission de préparer la jeunesse à ne voir qu’illusions dans tout ce qui élève et ensoleille son âme.

Une expérience plus profonde de la vie tient un autre langage à l’inexpérience juvénile. Elle la conjure de garder intacts, la vie durant les idées qui l’enthousiasment. L’idéalisme juvénile a raison, voilà ce qui confirme l’homme fait ; c’est un trésor qu’il ne faut échanger contre rien au monde.

Tous, tant que nous sommes, nous pouvons nous attendre à ce que la vie tente de nous ravir notre enthousiasme et notre foi dans le bien et le vrai. Mais rien ne nous force à les lui sacrifier. Si l’idéal dans de conflit avec la réalité est généralement écrasé, cela ne signifie nullement qu’il doive capituler d’avance, mais bien qu’il n’est pas pur ni assez fortement enraciné dans notre cœur.

La force de l’idéal est incalculable. A regarder une goutte d’eau, on n’y voit trace de force. Mais qu’elle pénètre dans une fissure de rocher et s’y congèle, elle fera sauter le rocher .Que le feu la vaporise, et elle mettre en branle la plus puissante machine. Il s’est opéré en elle un changement qui a activé la force interne. Il en est de même de l’idéal. Les idéaux sont des pensées ; tant qu’ils restent à l’état de pensées, leur force interne demeure inopérante, même lorsqu’ils sont accompagnés du plus vif enthousiasme et de la plus profonde conviction. Leur force ne devient opérante qu’au moment où ils s’incorporent en un être humain aux sentiments épurés. La maturité à laquelle nous devons tendre consiste à devenir, au prix d’efforts continus

De plus en plus véridiques,

De plus en plus purs,

De plus en plus pacifiques,

De plus en plus débonnaires,

De plus en plus indulgents,

De plus en plus miséricordieux.

Pour y parvenir, consentons à tous les renoncements. A cette fournaise, le fer malléable d e l’idéalisme juvénile se change en acier inaltérable de l’idéalisme conscient. La sagesse suprême, c’est de voir clairement la cause des désillusions. Tout événement est le résultat d’une force spirituelle ; assez forte, elle produit le succès ; trop faible, elle cause l’échec. Mon amour est-il impuissant ? C’est qu’il y a encore trop peu d’amour ne moi. Suis-je sans force contre la fausseté et le mensonge qui règnent autour de moi ? Cela prouve que je me suis moi-même pas encore assez véridique. Mais faut-il assister aux tristes intrigues de la jalousie et de la malveillance ? Cela vient de ce que je ne suis pas encore affranchi de toute petitesse et de toute jalousie. Ma débonnaireté est-elle comprise ou ralliée ? Cela signifie qu’il n’y a pas encore assez de débonnaireté en moi.

Le grand secret  consiste à traverser la vie avec une âme intacte.

Ce secret n’est à la portée que des gens qui, négligeant les hommes et les faits, se replient sur eux-mêmes en toute circonstance et cherchent en eux-mêmes la raison de chaque événement. Celui qui travaille à son propre perfectionnement ne risque pas de voir  s’évanouir son idéalisme. Il voit en lui-même se réaliser la puissance de ces idées-forces : le vrai, le bien. Si les résultats de l’action qu’il voudrait exercer au-dehors sont insuffisants à son gré, il n’ignore plus que son action est proportionnée au degré de son perfectionnement intérieur. Seulement, le résultat ne s’est pas encore produit ou manifesté.  Si la force existe, elle agit. Aucun rayon de soleil ne se perd. Mais la verdure qu’il éveille a besoin de temps pour germer, et il n’est pas toujours accordé au semeur de voir la moisson. Toute action féconde est un acte de foi. L’expérience de la vie que les adultes doivent transmettre aux jeunes ne se formule donc point : « La réalité se chargera bien de ruiner votre idéalisme… »  mais bien plutôt : « que votre idéal s’incorpore si bien à vous que la vie ne puisse le ravir ! »

Si les hommes devenaient en réalité ce qu’ils sont à 14 ans en possibilité, que le monde serait différent !

Je suis de ceux qui ont tenté de conserver juvéniles leurs pensées et leurs sentiments, et j’ai lutté contre les démentis de l’expérience pour garder intacte ma foi au bien et au vrai. A notre époque où la violence, sous le masque du mensonge, occupe plus menaçante que jamais, le trône du monde, je n’en reste pas moins convaincu que la vérité, l’amour, l’esprit pacifique, la douceur, la bonté sont des forces supérieures à toute force. C’est à elles que le monde appartiendra, pourvu qu’un nombre suffisant d’hommes gardent dans leur âme et pratiquent dans leur vie, avec pureté et constance, l’esprit de charité, de vérité, de paix et de douceur.
Toute violence a en soi sa limite. Car elle enfante la violence contraire qui tôt ou tard l’égalera ou la surpassera. La débonnaireté, au contraire,  agit par des moyens simples et continus. Elle n’engendre pas de résistances paralysantes. S’il en existe, elle la dissipe, comme elle dissipe méfiance et malentendus .Elle se fortifie elle-même en suscitant la bonté. C’est pourquoi elle constitue la force la plus intense et la mieux appropriée. Toutes les semences de bonté qu’un homme répand dans le monde, lèveront un jour dans le cœur et la pensée des autres hommes. C’est de notre part coupable de négligence, que de ne pas oser inaugurer résolument le régime de la bonté. Pauvres fous, nous voudrions soulever la masse pesante sans nous servir du levier qui centuple la force !

Albert Schweitzer, Strasbourg en février 1924    

L’enfance d’Albert Schweitzer

En 1905 un théologien protestant de trente ans décida de changer complètement de vie. Abandonnant sa carrière déjà bien tracée  de théologien protestant et de directeur d’un séminaire, il se lance dans des études de médecine dans un but précis : soulager la souffrance en Afrique ! A vrai dire sa décision va susciter un immense tollé au sein de sa famille. Son père,  le pasteur Louis Schweitzer, essaie de convaincre son fils  de renoncer à son projet mais rien n’y fit ! Le  départ du  fils prodigue qui possédait les talents d’écrivain hérités de sa famille paternelle (Louis Schweitzer écrivit un grand nombre de fables dans les almanachs locaux) et des talents de musiciens hérités du côté maternel  (son grand-père maternel était pasteur et facteur d’orgue) allait quitter sa famille, son terroir et cette décision était ressentie comme véritablement dramatique par toute sa  famille !

L’enfance

Albert Schweitzer naquit le 14 janvier 1875  dans le très beau village de  Kaysersberg  devenu aujourd’hui une véritable attraction touristique. Il n’y resta pas longtemps, quelques jours après sa naissance, son  pasteur de père  fut muté dans un village voisin à Gunsbach et c’est dans ce village qu’Albert passa toute son enfance. Une enfance heureuse et banale : son père est un pasteur qui se sent proche des gens, adore son jardin et les blagues paillardes en patois, sa mère est plutôt une femme de caractère férue de politique et qui adore lire le journal ! Albert est chétif et sensible : il désire à tout prix ressembler à ses camarades et ne les dépasser en rien, ce qui ne lui est pas facile car on considère le fils du pasteur comme un « petit monsieur ». Quand après avoir triomphé à la lutte de son  camarade de classe Georges Nitschelun, ce dernier lui explique qu’il aurait sans doute gagné s’il avait autant à manger que lui, cela lui va droit au cœur ! Cette phrase qui lui fait découvrir l’inégalité et l’injustice, il ne l’oubliera jamais ! Non seulement ses camarades ont faim mais ils ont froid et Albert  refusera toujours de porter un manteau parce que ses camarades n’en possèdent pas ! Sa mère volait que son fils Albert possède une belle casquette et elle se rendit avec son fils chez un des meilleurs chapeliers de Strasbourg.  Albert essaya quantité de modèles de bérets  qu’il refusait systématiquement  l’un après l’autre. Le seul qu’il désirait n’était  pas en vente dans ce magasin chic : c’était le béret porté par les petits paysans ! Albert découvrit très vite la compassion envers les plus pauvres que lui.  Il éprouva un véritable chagrin  en voyant un jour  le charretier de Sulzbach embourbé dans la neige  et malmené par ses camarades de qui  se moquaient de lui ! Envers les animaux Albert se révèle aussi un être extrêmement sensible : Un jour il porta un coup de fouet à un chien qui effrayait la vieille jument qu’il conduisait au pas. Le chien frappé à l’œil hurla de douleur et l’enfant n’en dormit pas pendant des semaines ! Que faire aussi pour échapper à la chasse, aux oiseaux, organisée par ses camarades munis de leurs frondes ! Heureusement qu’au moment de tirer tous les oiseaux s’envolèrent en une fois grâce au tintement des cloches de Gunsbach ! Plus tard Schweitzer écrivit que « La musique des cloches inscrivit à jamais dans mon cœur : « Tu ne tueras point. Ce fut une des plus grandes expériences de mon enfance. »

Aussi loin que j’aille en moi-même écrit Schweitzer, j’ai été désespéré de la misère du monde qui m’étonnait. »

Il y avait dans le monde cependant  autre chose que le désespoir et la cruauté ! Schweitzer se souvint du moment précis où son cœur fut conquis par l’harmonie des notes. C’était à l’école, il se tenait debout à l’entrée de la classe et tous ses camarades derrière lui pouvaient le voir. Brusquement il entendit d’une pièce voisine un chant harmonieux s’élever sous la conduite du maître de solfège et ses genoux le trahirent sous le coup de l’émotion au point qu’il dut s’appuyer sur le chambranle de la porte pour ne pas s’évanouir ! Il venait de découvrir que les hommes pouvaient chanter en chœur et qu’à côté des larmes et de la cruauté, les hommes pouvaient aussi créer  la  beauté la plus sublime surtout lorsqu’ils chantaient en chœur !

C’est à partir de ce jour qu’il s’adonna à l’étude du solfège et de l’harmonie et qu’il décida aussi de  ne  plus  trahir ses émotions en public ! 

Les humanités en pension chez un oncle austère

 A l’âge de dix ans Albert doit quitter son cher village pour Mulhouse. Son grand-oncle Louis, son épouse Sophie, l’accueille chez eux en pension. Le couple n’avait pas d’enfants. Louis était directeur des écoles primaires de la ville et son épouse était professeur. Ils auraient dû être aptes à comprendre les enfants, mais leur profession les avait habitués à considérer les garçons comme des créatures qu’il fallait dresser à force de travail et de discipline. La vie chez eux y était  sérieuse, réglée à la seconde et il n’y avait  pas beaucoup de place pour le rire et la distraction! Dans ce contexte, Albert souffrit  rapidement  de  mélancolie  et les pensées tristes qu’il avait  en pensant aux chevaux qu’on menait à l’abattoir n’arrangeaient pas les choses. Il y avait quand même deux  sujets de consolations pour l’enfant : l’immense bibliothèque de la maison  qui combla  sa soif d’apprendre et les escapades au musée de Colmar le jeudi après-midi ! C’est dans ce musée qu’il va s’attacher aux œuvres de Grünewald et découvrir dans un de ces tableaux un tableau qui le marqua à jamais, celui qui représentant au calvaire  l’apôtre Jean soutenant Marie…Albert se  trouvait en effet très ressemblant à Jean surtout à cause de sa chevelure épaisse et rebelle ! « Etant garçon écrira t-il, à propos de Saint Jean, il avait souffert comme moi de la bonne qui coiffait, ce que j’endurais chaque matin de la mienne. Et j’en endurais ! Sans compter les images désobligeantes dont Kattel, malgré sa bonté, ne peut s’empêcher de l’accabler. Les cheveux sont à l’image du caractère, lui dit-elle. Ils sont indisciplinés parce que le garçon l’est aussi ». Pour l’écrivain Marco Koskas ce tableau représentait aussi les relations d’un fils à sa mère : le drame capillaire traité en comédie naïve par Schweitzer  fait écran au souvenir trop douloureux de son exil à Mulhouse.  Fils impossible ou fils éconduit d’Adèle, il ne peut redevenir fils que dans la mission, figure de la croix. S’il est une scène clef de sa vocation missionnaire, c’est bien celle-là. Le petit Schweitzer est secrètement convaincu que pour donner satisfaction à sa mère et regagner son amour, il lui faudra opter pour la mission.

Albert en crise loin de sa maman supportera finalement  l’épreuve : le premier trimestre fut  catastrophique en latin et mathématiques mais  l’oncle Louis lui permit de poursuivre ses études secondaires un deuxième trimestre à condition qu’il se ressaisisse, ce qu’il fit bien évidemment!

Durant ses années d’études à Mulhouse, il suivi aussi les cours au conservatoire de musique. Ce fut le jeune professeur d’orgue Eugène Münsch qui lui fit découvrir Bach.  Après avoir joué une de ses œuvres, Eugène Münsch demanda à son élève qui en était l’auteur ? Schweitzer connaissait déjà  de compositeurs  mais ne put répondre à la question. Herr Münsch lui apprit alors que ce compositeur nommé Bach était mort depuis plus d’un siècle mais que, même durant sa vie sa musique était jugée démodée. A sa mort tout le monde avait cru que son œuvre disparaître avec lui mais les plus grands compositeurs comme Mozart, Beethoven s’était inspirés de son œuvre. Mendelssohn n’avait quant à lui que douze ans quand il découvrit un manuscrit de Bach. Plus tard il réussit à réunir les 350 voix pour chanter l’œuvre inédite ! Malgré tout cela, seule une poignée de mélomanes connaissait Bach. C’est donc  Herr Münsch qui proposa à Schweitzer d’être le propagandiste de ce génie méconnu. On le verra plus loin, le docteur Schweitzer dut d’abord sa célébrité à la réalisation de cette mission qu’il remplit on ne peut mieux en la combinant au sauvetage des orgues anciennes dans toute l’Europe. Il faut ajouter pour être complet que Bach était profondément croyant  et que « Pour Bach, écrivit Schweitzer, la musique est d’abord un service divin. Son activité artistique et sa personnalité sont basées sur sa piété. »

Joseph Gollomb rapporte dans son livre comment le docteur   Schweitzer associe Bach à la prière et au soulagement de la douleur : La musique peut être un service divin, et n’importe quel culte n’est pas forcément adoration et extase. Il existe un hymne que Bach a mise en musique, une de ses cantates : « je te supplie, ö Jésus… » Qui est un appel aussi poignant que celui d’un homme souffrant d’une hernie étranglée. La seule différence est qu’un cri de douleur n’est qu’un cri et n’exprime de lui-même aucun adoucissement. Tandis qu’un appel de Bach est déjà un secours et un espoir.        

Après ses humanités, des études de théologie

Albert passera son bac brillamment en histoire mais contestataire, Schweitzer refuse d’acheter le vêtement protocolaire (redingote et cols durs) et passera son bac revêtu d’un vieux pantalon de l’oncle Louis qui fera sourire le jury !

Il  s’oriente alors vers la théologie  et, se faisant rapidement remarquer par son intelligence, il obtient rapidement une bourse  qui lui assure 1.200 marks par an.

En 1893, Schweitzer vint à Paris pour y  suivre des cours d’un maître organiste, maître Widor qui officie aux claviers de l’église Saint Sulpice. Logé d’abord chez son oncle Louis (les deux frères de son père émigrèrent à Paris après l’annexion de l’Alsace), il louera ensuite une chambre au sixième étage du 20 rue de la Sorbonne.  Mathilde, l’épouse de son oncle impressionne Schweitzer par sa douceur, son intelligence et sa  féminité. Schweitzer l’idéalise et  on même parler d’amour platonique si l’on en croit Marco Koskas : « Un soir de décembre 1898, Mathilde traverse Paris en fiacre et se fait déposer chez son neveu. Elle débarque à l’improviste guidée  par on ne sait quel pressentiment mais avec la douce et ferme intention de proposer à Schweitzer un pacte qui ne serait que d’amitié. Ce soir-là le jeune séminariste a laissé les ténèbres envahir sa mansarde, créant l’atmosphère la plus romantique qu soit pour célébrer cet impossible amour. Mathilde Schweitzer n’y voit goutte mais elle a le bon goût de demeurer avec son neveu dans l’obscurité où seul l’éclat des regards illumine la chambre. Ils parlent de Kant et de Bach tard dans la nuit et au petit matin, Mathilde rentre chez elle, assurée qu’Albert a accepté l’amitié qu’elle est venue lui proposer !  »

Paris a ouvert à Schweitzer les portes du monde artistique, il y rencontrera d’éminents musiciens qui l’encourageront à persévérer dans sa passion musicale. Rentré à la Faculté de théologie de Strasbourg, l’étudiant n’en n’oubliera pas moins ses études et il se révélera vite comme un étudiant très  doué  possédant un esprit très  critique. On peut certainement le compter parmi les premiers intellectuels qui s’efforcèrent de comparer et d’analyser les évangiles  d’un point de vue historique.  Sa thèse aboutira en 1901 à une « Esquisse de la vie de Jésus » qui sortait des chemins battus. Quand Schweitzer âgé de 25 ans  sort des facultés docteur en philosophie et en théologie, son avenir  très prometteur  fait la fierté de sa famille. Il fonde notamment avec son ami Widor, la société Bach de Paris et voyage durant  le dernier été du siècle à Berlin où il  rencontre tout ce que la ville compte en musiciens et théologiens. C’est dans cette ville qu’il découvrira la tendance malheureuse à remplacer les orgues anciennes au lieu de les restaurer ! Le sauvetage des orgues anciennes constituera dés lors un de ses premiers combats et il écrira es centaines de lettres aux évêques, aux doyens, aux présidents des consistoires pour les convaincre qui valait mieux restaurer les vieilles orgues plutôt que de les remplacer ! C’est aussi à cette époque que Schweitzer abandonne totalement la pratique du piano pour se consacrer exclusivement à l’orgue.  Le 15 juillet 1900, il est titularisé vicaire adjoint de Saint-Nicolas à Strasbourg. De temps à autre il officie  à Gunsbach quand son père s’absente. Parmi les fidèles présents se trouve une jeune femme qui l’apprécie particulièrement : elle se nomme Hélène Bresslau et  est institutrice.

Une institutrice idéaliste croise son chemin

 Une institutrice très  idéaliste qui  lui fait part de son programme : elle enseignera jusqu’à 26 ans puis cherchera un travail social qui lui permette de soulager le plus directement possible la misère humaine (elle ouvrira effectivement un lieu d’accueil pour les mères célibataires). Les deux jeunes gens aiment converser ensemble, sortir de temps à autre en excursion  mais manifestement  Albert n’est pas pressé de fondé une famille. Les relations féminines qu’il a  à cette époque lui suffisent, sa chère tante Mathilde vient de décéder d’un cancer du sein mais l’intellectuelle Adèle Herrenschmidt de 20 ans son aînée est devenu  sa confidente et l’emmène parfois en voyage dans le Jura ou en Italie. Hélène se désespère de transformer en amour  l’amitié qu’éprouve envers elle Schweitzer. En 1904 elle s’installe à Hambourg et lui fait ses adieux  mais peu après elle revient à Strasbourg et les contacts entre eux reprennent ! Entretemps, en 1903, Albert est devenu directeur du séminaire Saint- Thomas et il jouit d’un appartement de fonction qu’il trouve trop grand pour un homme seul ! Il essaiera d’ailleurs  vainement d’  héberger un enfant de l’Assistance Publique.

A 30 ans, il trouve sa vocation

 A trente ans, malgré les succès, Schweitzer cherche toujours un rêve à  réaliser, un rêve en dehors des arts et de la théologie, un rêve sans doute qui n’a rien à voir avec celui de beaucoup d’hommes de son âge, celui de  créer une famille !  C’est alors qu’un matin, très peu de jours avant son anniversaire, un inconnu dépose sur son bureau une brochure qu’il n’aperçoit que le soir en rentrant. Il s’agit du rapport mensuel d’une association missionnaire de Paris qui se plaint du manque de missionnaire et de médecins au Gabon, en Afrique Equatoriale française. Lisant et relisant l’appel, il y trouve les mots qui parlent à son cœur. Il repose la brochure sur la table. « Ma recherche est terminée » écrivit-il plus tard. Schweitzer  postula alors un poste de médecin colonial auprès des Missions Evangéliques de Paris. Sa candidature ne fut pas  rejetée mais, on pouvait s’y attendre, reportée sine die le temps pour Schweitzer de  devenir médecin ! Albert  s’inscrivit pour cinq ans de médecine à Paris ! Il donne sa démission de directeur  au séminaire mais  arrive à obtenir une dérogation lui permettant de continuer à professer comme Pasteur dans la paroisse Saint-Nicolas. Il confie ses projets à  Hélène Bresslau  qui lui manifeste  sa détermination à l’accompagner. Schweitzer lui explique alors qu’il n’ pas le droit de l’exposer à de pareils dangers. La réponse d’Hélène aurait été ferme : « Je suivrai des cours d’infirmière et vous serez bien obligé de ne pas vous passer de moi ».  Albert n’est en tout cas pas pressé de se lier avec Hélène car, son avenir offert à la mission du Gabon ne lui appartient déjà plus ! Pendant ses études de médecine Albert va connaître une vie absolument trépidante : prêcher, enseigner, étudier, voyager, donner des concerts  et écrire ! Il poursuit notamment  ses recherches sur la vie de Jésus tout en préparant un mémoire sur la facture d’orgue !  Sa vie sociale et mondaine est  intense et il arrive même à rentrer dans le cercle familial de la veuve de Wagner en septembre 1906 ! Au cours de toute cette période, Schweitzer séduit les femmes mûres de la haute société mais sans plus ! Il garde sa liberté et son célibat semble  irrévocable. Quant à  Hélène Bresslau, elle est toujours qu’une amie même s’il accepte qu’elle soit présentée  enfin officiellement à ses parents le 1er janvier 1907 bien qu’il ne soit nullement question de fiançailles. En juillet de la même année, Albert part en voyage avec Adèle Herenschmidt.  En septembre, il met la dernière main à la version allemande de son livre sur Bach et entame sa troisième année de médecine. Le temps passe mais n’entame pas la volonté d’Hélène de se lier avec la destinée d’Albert. En attendant, elle se contente de l’aider  à tenir sa correspondance et de corriger ses textes ! En 1908, Hélène qui sait ce qu’elle veut autant qu’Albert, recommence un cycle d’études et entame sa première année d’infirmière !

En 1911, Schweitzer passe sa thèse. Les frais d’impression sont élevés et pour les payer, il donne un récital à Paris.  Ayant reçu son diplôme de médecin, il doit encore effectuer un an d’internat. Il peut enfin  rappeler sa candidature aux Missions Evangéliques de Paris. Pourquoi œuvrer pour  les protestants français ? Schweitzer se sent européen. Il vénère  Nietzche et Goethe, Wagner et Bach mais est aussi épris de la culture  française. Pour lui il n’est pas question de renier sa nationalité allemande mais son désir de travailler à tout prix   pour les protestants français constitue l’aveu et la démonstration qu’il se sent aussi français !  Trois ans avant la guerre mondiale, la société des Missions Evangéliques de Paris avertit Schweitzer que demander la petite naturalisation française serait une démarche intelligente qui l’aiderait  énormément à s’intégrer  dans une colonie française. Schweitzer refusa catégoriquement. Sa candidature à un poste au Gabon ne fut en tout cas pas acceptée d’emblée. Avant d’être acceptée en juillet 1912, elle   fit l’objet de nombreuses discussions  tournant  autour de sa nationalité mais aussi autour de ses convictions religieuses que certains protestants français  trouvaient  trop modernes ou  pas assez conventionnelles.

Marié à 37 ans juste avant son départ pour le Gabon

A la veille de réaliser le rêve, Schweitzer  consentit enfin à demander en mariage Hélène. Ils se fiancèrent le jour de l’an 1912 à Gunsbach: il avait 37 ans et elle 34 ! Leur mariage, le 12 juin 1912 passa inaperçu au milieu de leurs préparatifs de départ pour le Gabon et ne donna pas lieu à de grandes réjouissances. Le père d’Albert, Louis  se montrait    déçu de savoir que le mariage ne retiendrait pas le couple en Alsace, quant à Adèle, sa maman, elle n’exprimait plus ses sentiments depuis octobre 1905, date à laquelle son fils lui avait annoncé sa ferme intention de partir !

 Albert suivit les cours de médecine tropicale à Paris tout en  préparant avec son épouse les 70 caisses de matériel qui devait faire fonctionner l’hôpital pendant deux ans et qui avaient pu être acquis grâce aux 5000 dollars récoltés auprès de ses amis et sympathisants.

Malgré l’attitude de ses parents, Albert ne se sentit  pas seul au moment de  quitter l’Europe. En fait, grâce à ses écrits sur Bach, il avait déjà acquis une notoriété lui assurant le soutien de nombreux admirateurs.

Le départ des Schweitzer fut mouvementé. Ils s’arrêtèrent d’abord à Paris pour assister à un concert de Widor, après lequel les amis de la Société Bach de Paris l’emmènent voir une caisse énorme qui va le suivre jusqu’en Afrique. C’est un haut piano droit doublé de zinc, avec des pédales construites spécialement comme pour un orgue. Le lendemain ils quittent Paris pour Bordeaux. C’est la panique : ils n’avaient pas prévu qu’ils ne trouveraient personne pour dédouaner leurs 70 caisses un lundi de Pâques. Le mardi, le jour du départ de leur vapeur, le SS Europe, à Bordeaux, ils faillirent s’embarquer sans leurs précieux bagages !  En dernière extrémité et après 24 heures de stress intense, ils purent néanmoins arranger les choses mais il s’en fallût de peu ! Dans le golfe de Gasgogne, une tempête s’élève et deux malles de sa cabine roulent sans cesse  d’un côté à l’autre. Dans la nuit, commence une partie de cache-cache et Schweitzer en essayant de les caler manque de s e faire écraser la jambe. Il doit se résoudre à se réfugier dans sa couchette et ce n’est que le lendemain à l’aube qu’un steward arrivera à arrimer les deux malles ! Dès le début de leur voyage, Schweitzer est soumis à la réalité d’une violence qu’il ne percevait pas ou beaucoup moins en alsace. A l’escale de Dakar, il ne put s’empêcher de prendre la défense d’une mule bastonnée par son muletier, à l’escale d e Cotonou, il assiste à un jeu qui le révolte : les blancs du bateau jettent des pièces de monnaie par-dessus bord et de jeunes enfants noirs plongent pour les récupérer au milieu des requins !

A chaque escale, il voit aussi les dockers d’ethnie différentes se battent entre eux ! Quant aux blancs qui voyagent, Schweitzer les trouvent ordinaires, lui qui s’attendaient à trouver à bord des âmes  exceptionnelles

Le contact avec l’Afrique est donc très dur. A Libreville, il faut dédouaner les caisses et Schweitzer s’épuise, heureusement  avec succès, à convaincre le douanier de ne pas lui faire payer les taxes en échange des soins gratuits que la famille du douanier obtiendra de lui !

Schweitzer et Hélène entament alors la dernière partie de leur voyage  sur l’Alembe: la remontée du fleuve Ogooué qui s’enfonce dans la forêt vierge ! La chaleur est torride et le couple n’a pas su se procurer une des rares cabines. Ils passeront la nuit d’étape le navire  accosté le long du fleuve, affalés sur les sacs de courrier dans la salle à manger ! Hélène n’est pas bien et ne ferme pas l’oeil de toute la nuit.

Le lendemain dans l’après-midi, l’Alembé atteint Lambaréné et deux pirogues viennent accueillir les Schweitzer, celle du directeur de la station monsieur Cristol et celle du pasteur Ellenberger ! Le couple est transporté sur pirogues dans le bras de l’Ogooué qui mène à la station. Les pagayeurs chantent et ces derniers instants avant l’accostage sont poignants pour les deux Européens. Enfin après les présentations au personnel de la station, le couple est conduit dans ce qui sera leur maison sur pilotis sur la colline d’Andandé qui domine à la fois la forêt et le fleuve.

Le début de l’aventure africaine

Schweitzer commence immédiatement avec les moyens de bord ses premières consultations avant même l’arrivée de son matériel. Ils épuisent les quelques produits pharmaceutiques qu’il a emporté dans ses valises et doit même creuser lui même les tombes des premiers malades décédés ! Il fallut sept jours pour que le vapeur trouve un endroit idéal  convenant au  déchargement du navire et trois jours supplémentaires pour remonter du fleuve à la station  les 70 caisses. Schweitzer peut commencer  vraiment  son travail de médecin mais  il y a un hic : le local qui  lui avait été promis n’a pas été construit ! Il décide d’aménager le  vieux  hangar qui servait jadis  de poulailler  en dispensaire. Les consultations commencent rapidement avec un cuisinier de Port-Gentil, Joseph comme infirmier, avec l’instituteur Nzeng comme secrétaire et avec Hélène comme comptable et lessiveuse. Un système de fiches est établi avec un registre. Les malades sont dotés d’un numéro qu’ils portent accroché autour du cou. A chaque visite, le médecin peut se référer au diagnostic précédent et suivre ainsi la marche de la maladie. La plupart d’entre eux ne comprennent rien au système de Schweitzer mais gardent précieusement le carton numéroté qu’ils prennent comme une amulette.

 Schweitzer découvre rapidement les ravages de la maladie du sommeil mais aussi les maladies mentales pour lesquelles la médecine occidentale ne peut rien !  Les malades font bientôt la file devant le poulailler et comme ils habitent loin ceux qui n’ont pas été soignés ont tendance à loger tout près de la mission et de son école ! Albert reçoit les plaintes d’Ellenberg à ce sujet et rapidement la tension entre les deux hommes va monter ! Chaque jour Schweitzer examine trente malades !

Assez rapidement il envisage de construire son dispensaire au bord du fleuve, là où la fraîcheur de l’eau   adoucit le climat tropical .Mais à ce propos il rentre en conflit avec Ellenberger, pasteur acariâtre qui craint que le projet médical de Schweitzer prenne ne importance trop importante face au projet scolaire ! Finalement, au grand dam d’Ellenberger, une décision favorable au docteur  tombera à la conférence des pasteurs qui se tient fin juillet à Samkita.  Ellenberger mettra encore des obstacles sur le chemin de Schweitzer en ne donnant pas la main d’œuvre nécessaire à la construction du dispensaire mais le docteur trouvera la parade en s’adressant lui-même directement à un exploitant forestier Monsieur Rapp. A la mi-novembre le nouveau dispensaire est inauguré et deux autres baraques sont achevées dans le mois de décembre cela grâce au zèle conjugué de deux autres missionnaires, un Suisse et un Argentin. Les premières hospitalisations peuvent commencer dans des bâtiments dont la ventilation a été imaginée par Schweitzer et  qui gardent une étonnante  fraîcheur malgré les toits de tôle. Les journées du docteur lui donnent l’occasion de réfléchir à tous les aspects de la vie : la coexistence humaine avec les animaux, les rapports entre les races et les ethnies, la présence des colonisateurs. Huit mois d’Afrique lui ont  suffit aussi pour comprendre que beaucoup d’affections dont souffrent les populations locales proviennent des Blancs. Il y a bien sûr la transmission de la maladie du sommeil  par le  fait que les territoires des tribus ne sont plus étanches. Un autre exemple est la transmission de la puce-chique importée par les Portugais d’Amérique du sud en 1872 et qui occasionne tant d’infections et d’amputations des orteils.       

Après quinze mois de brousse, Albert est atteint d’un abcès de la jambe qui nécessite une incision. Il redescend  avec Hélène l’Ogooué pour se faire opérer par un confrère à Fort-Gentil.

 Arrivés dans l’estuaire du fleuve, l’air pur du large  remplit leurs poumons qui avaient oublié jusqu’au bonheur de respirer autre chose que la moiteur ambiante de Lambaréné. Ce fut pour eux comme la respiration qui revint à un noyé : ils ouvrirent les yeux et sourirent à la joie de revivre. L’air frais semblait couler dans leurs veines. Il suffit de quelques heures pour atténuer le cerne d e leurs yeux et amener sur leurs joues livides et amaigries la promesse de quelque retour de santé. (Joseph Colomb « La vie ardente d’Albert Schweitzer ») 

 L’abcès de Schweitzer s’ouvre de  lui-même. Il profite alors de son séjour pour se reposer avec Hélène au bord de l’océan.

De retour à Lambarene le 30 juillet 1914, les Schweitzer reprennent le travail.

Albert a beaucoup réfléchi à la manière de faire travailler les indigènes qu’il paie.

« Quel doit être la relation la plus juste, la plus équitable, avec le travailleur noir ? Sa critique du colonialisme étant faite, à travers le pillage de la forêt, l’introduction des maladies et l’importation de l’alcool, il cherche maintenant à mettre au point une sorte de contrat moral et social avec l’autochtone. Mais ce contrat ne verra pas le jour car Schweitzer en revient toujours au mal qu’ont fait les blancs : « Là où des européens, parés du nom de Jésus, sont parvenus, un grand nombre de peuples a déjà disparu tandis que d’autres sont en train de disparaître. Qui décrira les injustices et les cruautés commises au cours des siècles par les peuples d’Europe ? Qui pourra évaluer les maux causés par l’eau-de-vie et les maladies que nous leur avons apportées ? Le bien que nous leur faisons est un acte, non de charité, mais de réparation. Pour chaque homme qui a fait souffrir, il en fait un qui parte et porte secours » écrira t’il » (Marco Koskas, Albert Schweitzer ou le démon du bien)  

L’éthique qui repose sur la défense de la vie : le seul principe qui devrait guider les hommes

L’intense réflexion de Schweitzer le conduira à écrire pendant les longues  soirées d’Afrique une « Ethique de la  civilisation »  La question à laquelle il tente de répondre est celle de savoir s’il existe un principe en dehors de toute religion qui peut  et devrait  régir notre comportement humain !

La révélation de ce principe, la défense de la vie, lui vint alors qu’il était en voyage sur le fleuve :

« Je croyais être cet homme qui doit se construire un nouveau et meilleur bateau pour remplacer l’ancien dans lequel il n’ose plus s’aventurer sur les mers, écrit-il mais qui ne sait par quel bout commencer. »

« Assailli par ces pensées, je dus entreprendre un assez long voyage sur le fleuve…Le seul moyen de transport était un petit vapeur remorquant un chaland surchargé…Lentement nous remontions le courant, cherchant laborieusement  - nous étions en saison sèche -  les chenaux entre les bancs de sable. Absent  en pensée, je m’assis sur le pont du chaland occupé à découvrir une conception à la fois universelle et élémentaire de cette morale que j’ n’avais rencontrée dans aucune philosophie. Morceau par morceau, je rassemblais les idées qui se présentaient, en partie pour garder mon esprit concentré sur ce problème. Tard, le troisième jour, juste au moment où, à l’heure du crépuscule, nous naviguions au milieu d’un troupeau d’hippopotames, jaillit dans ma tête une phrase qui me semblait neuve : « respect de la vie. » La porte de fer s’ouvrait ; le sentier dans la jungle m’apparaissait enfin… »

Schweitzer explique  que la morale tente de donner des règles qui régissent le comportement de l’homme envers son prochain direct mais que cette morale est tout à fait muette quant au comportement que l’homme doit avoir avec les autres nations,  avec les autres êtres vivants et même avec le règne végétal !Les  rumeurs   d’une guerre européenne probable, la misère des africains, l’exploitation exagérée de la forêt par le colonisateur (Schweitzer écrira de longues pages relatant l’exploitation exagérée des forêts : semble bien qu’il ait été un des premiers à s’en offusquer !) et les lois implacables d’une nature sauvage donneront matière à réflexion à Schweitzer qui va  découvrir le principe unique qui, selon lui devrait  régir les actes de  l’humanité toute entière. Ce principe est tout simplement la vie, la vie de toute créature! Tout ce qui favorise la vie est éthique, tout ce qui va à l’encontre de celle-ci doit être condamnée car nocive pour l’homme,  sa propre survie mais aussi celle de toute la nature avec qui nous sommes profondément liés. Cette conception est évidemment très avant-gardiste et l’on peut considérer Schweitzer comme un véritable pionnier de l’écologie !

« La grande lacune de l’éthique jusqu’à présent, écrit Schweitzer, est qu’elle croyait n’avoir affaire qu’à la relation de l’homme à l’égard des humains. Mais en réalité, il s’agit de son attitude à l’égard de l’univers et de toute créature qui est à sa portée. L’homme n’est moral que lorsque la vie de la plante et de l’animal aussi bien que celle des humains lui est sacrée ».

Que de catastrophes évitées si l’on avait pris un peu plus au sérieux les théories de Schweitzer. Ethique et civilisations est un cours extraordinaire de moral et d’écologie  qui aurait dû être reconnu à sa juste et très grande valeur. Aujourd’hui encore, il garde toute son utilité et toute sa richesse et il est bien dommage que nos institution européennes  ne se soient pas encore aperçu de l’utilité de promouvoir l’ « Ethique des civilisations » à tous les échelons de notre société.

Schweitzer apprendra le déclenchement de la guerre en Europe le 5 août quand l’administrateur français vint lui signaler : « En tant que ressortissant allemand, vous êtes en état d’arrestation. A partir d’aujourd’hui interdiction vous est faite de quitter votre domicile , de communiquer avec l’extérieur et d’exercer la médecine. »

Schweitzer est consterné mais il doit obtempérer. Il écrira un abondant courrier en France pour s’élever contre cette situation mais ce n’est que dans le mois de novembre que le ministre des Colonies ordonne qu’on lève la mesure d’assignation à résidence. Albert reprend alors le travail comme si rien n’était .En tout cas il ne  parle de la guerre avec ses collaborateurs noirs honteux  que les nations soit disant civilisées  fassent preuve de barbarie !

La guerre en Europe amène de nombreux problèmes dans la colonie, le trafic des bateaux est ralenti au maximum et le prix des denrées augmente chaque jour ! Schweitzer doit économiser sur tout à l’hôpital. Outre les effets de la guerre, le dispensaire doit faire face aux invasions de termites et de dorylus, ces fourmis géantes qui peuvent étouffer les volailles en se glissant dans leurs narines. Toute une technique est mise en place pour lutter contre le fléau.   

Des cris d’alarme émanaient déjà de la basse-cour. L’avant-garde approchait et sio on n l’arrêtait pas en quelques minutes, les fourmis se jetteraient sur les poulets, dévorant les yeux, la langue, grignotant la chair jusqu’à ce qu’il ne restât plus que des os. Madame Schweitzer alertée par son mari prit un cor de chasse dans lequel elle souffla à perdre haleine. Joseph et d’autres arrivèrent en courant avec des baquets d’eau remplis d’une solution de lysol que l’on répandit sur les agresseurs. (Joseph Gollomb, la vie ardente D’Albert Schweitzer)  

Les plus grands animaux d’Afrique n’en sont pas moins dévastateurs et les éléphants dévastent les plantations de bananes, renforçant la famine !

L’excès de fatigue, l’alimentation défaillante font décliner la santé des Schweitzer : Albert souffre des dents considérablement tandis qu’Hélène souffre d’anémie. Au mois de novembre 1916, ils reçoivent l’autorisation d’aller se reposer quelques jours au bord de la mer. Un forestier métis leur a prêté sa maison au cap Lopez. Autour du cap Lopez, il découvre les cases abandonnées des ouvriers du bois. L’exploitation s’est arrêtée avec la guerre mais dans une des cases, le docteur découvre un Noir gisant sur le sol  et le corps couvert de fourmis. L’homme atteint sans doute de la maladie du sommeil respire encore. Schweitzer le veille jusqu’à son dernier soupir alors que le soleil en déclinant sur l’océan offre un  ciel extraordinaire. « C’était une vision poignante d’embrasser d’un même regard cette image paradisiaque et l’horrible misère de cet être humain » écrira Schweitzer.

C’est à cette époque que Schweitzer apprend le décès accidentel de sa mère  renversée par un cheval au galop.

Interné en France

Au terme de trois ans de guerre, on somme la famille Schweitzer de plier bagage et de rejoindre la France pour le camp de Garaison dans les hautes Pyrénées. Albert disposera seulement de 24 hures pour régler son départ ! Bien entendu il emportera avec lui son manuscrit Ethique de la Civilisation et pour éviter que l’œuvre ne soit saisie par un douanier ou par une autorité militaire française, il rédige un sommaire de l’ouvrage avec des titres faisant penser qu’il s’agit d’un ouvrage sur l’art de la renaissance !   

Au départ de Lambaréné, Schweitzer  a la grande joie de voir réunis pour le saluer Africains, Français, catholiques et protestants : quelque part le monde idéal à laquelle il croit existe !

Le voyage vers la France se fait dans des conditions dures. La cabine jouxte la salle des machines et la chaleur et le bruit sont insupportables. A leur arrivée à bordeaux, il gèle et doivent se rendre à pied du port à la caserne de triage. Sur le chemin Hélène trébuche et tombe épuisée. Un attroupement de civils  se forme et aussitôt crachats et injures fusent. Finalement un fiacre prendra le couple humilié. Dans la caserne de transit, les Schweitzer resteront trois semaines dans une cellule glaciale et c’est là qu’Hélène contractera la tuberculose.

Enfin ils arrivent à Garaison. Le camp compte de nombreux internés de toutes nationalités. « On y rencontrait des Allemands, des Autrichiens, des étudiants et des cordonniers, des boutiquiers et des tailleurs, des artistes et des hôteliers, des ingénieurs et des domestiques, des cuisiniers et des charpentiers (Joseph Gollomb, La vie ardente d’Albert Schweitzer) ».

 Et  parmi eux tous ces gens il y  avait aussi  les musiciens de l’orchestre  tsigane de Paris. Peu de jours après leur arrivée, le maestro de l’orchestre vint trouver le docteur et lui demanda si par hasard, il n’était pas le grand organiste Albert Schweitzer dont parlait Romain Rolland dans son livre sur les musiciens contemporains.  Schweitzer avait rencontré Romain Rolland  avant de partir en Afrique et l’écrivain avait même été invité à Gunsbach. Quand le docteur répondit par l’affirmative, le tzigane se montra si heureux qu’il fit de Schweitzer un membre honoraire de leur orchestre  qui rendit d’ailleurs  un immense service à Albert, le mardi suivant, le jour anniversaire de son épouse quand Hélène  fut réveillée par une sérénade appropriée dans la cour !    

Dans ce microcosme de société où toutes les nationalités étaient représentées et où l’entraide se révélait un bien irremplaçable  Schweitzer trouva des compensations morales à  son exil forcé et à son internement. Rapidement il put aider le vieux médecin français responsable des soins médicaux dans le camp et bientôt on  attribua à Schweitzer une cellule pour qu’il en fasse sa propre salle d’examen. Un autre prisonnier du nom de Borkeloh lui fabriqua une table sur laquelle le docteur pour ne pas perdre la main,  s’efforça de pianoter ses partitions !

Le couple Schweitzer ne restera pas cependant à Garaison et il fut  envoyé dans un camp réservé aux seuls Alsaciens  à Saint-Rémy en Provence dans l’ancienne abbaye Saint-Pierre de Mausole. (Dans cette ancienne abbaye fut aussi hospitalisé  Vincent van Gogh.).

Albert et Hélène dorment en cet endroit dans le même lit, ce qui, d’après le biographe de Schweitzer, Marco Koskas,  n’était pas vraiment  dans leurs habitudes (A Lambarené et à Garaison, ils possédaient chacun leur propre chambre) et voilà enfin Hélène âgée de 40 ans enceinte ! Le 13 juillet 18, ils sont enfin libérés et peuvent rejoindre Gunsbach  grâce à l’accord de Berne signé par les belligérants et qui prévoyait l’échange de prisonniers civils. Des camions chargés à craquer construisirent les internés jusqu’à Tarascon. Là on les fit attendre le train dans un hangar à 500 mètre de la gare. Lorsque le train arriva, Schweitzer se chargea d’un maximum de bagages mais il en serait resté si un pauvre perclus qu’il avait soigné dans le camp ne l’avait aidé.  Tandis que nous allions ainsi en plein soleil, écrivit plus tard le docteur, pour remercier ce généreux homme, je fis le vœu de toujours chercher à aider autour de moi ceux qui paraissaient trop chargés…durant le voyage, j’en eus l’occasion une fois mais mon offre fut très mal reçue, avec des regards courroucés et suspicieux. Ils croyaient que je voulais voler leurs bagages ! »

C’est épuisé que le couple parvient  à Gunsbach où Albert  retrouve son père  mais le 31 août les Allemands, prévoyant une offensive des français, ordonnent d’évacuer le village. Toute la famille Schweitzer abandonne alors le presbytère et se met en route pour Colmar.

Opéré d’urgence d’une péritonite due à un abcès amibien

Sur le chemin, Albert se sent très mal : il a 39 degrés de fièvre et terriblement mal au ventre : c’est une péritonite due à un abcès amibien. Il faut intervenir d’urgence ! C’est à pied jusqu’à ce qu’un charretier ait pitié d’eux que le couple rejoint l’hôpital de  Strasbourg.

Le professeur Stultz opéra Schweitzer le premier septembre et au réveil d’Albert lui révéla qu’il faudrait sans doute d’ici peu pratiquer une deuxième opération ! Le retour forcé du Gabon, l’emprisonnement, la ruine  et maintenant la maladie : Schweitzer en faisant le bilan de sa vie sombra dans une véritable dépression !  C’est dans ce triste  contexte que  la courageuse Hélène  lui offrit le jour  même de son anniversaire le 14 janvier 1919 le plus magnifique des présents en donnant vie à sa fille Rhéna !  Quant à la santé de la maman, elle était mauvaise : Hélène, tuberculeuse dut subir une intervention au niveau du poumon droit (un pneumothorax artificiel ?) et partir en convalescence en Forêt Noire au sanatorium de Koenigsfeld.

Albert trouva  de quoi subvenir aux besoins de sa famille en s’occupant  des malades de deux salles d’hospitalisation de l’hôpital de Strasbourg. Il subit avec succès  la deuxième intervention chirurgicale durant l’été 1919 ! Un événement  contribua grandement à  sa guérison morale. Ce fut l’invitation  qui le priait de bien vouloir donner gracieusement  un récital en Espagne! Il avait eu peur d’accepter après tant d’années où il n’avait plus pratiqué son art  mais avait finalement accepté l’offre de l’ORFEO CATALA de Barcelone! Il fallut réunir l’argent nécessaire au voyage mais le sacrifice financier en valait la peine. Schweitzer revint en effet  véritablement  transformé de l’accueil qu’on lui avait réservé. Il se sentait à nouveau un « artiste de quelque valeur ». Dés lors il retrouva une partie de son énergie et reprit peu à peu l’habitude de  passer des nuits blanches (il écrivit à cette époque un livre sur l’hindouisme : « Les grands penseurs de l’Inde »).

L’archevêque suédois Sôderblom

Le deuxième événement qui le remit sur pied fut l’invitation qui lui parvint de Suède  de l’archevêque Söderblom. Ce chef de l’église protestante avait été influencé par les écrits d e Schweitzer pendant ses études et il avait entrepris de retrouver sa trace. L’archevêque proposait à Schweitzer de donner une série de conférences  à l’université d’Upstal et il laissait au docteur l’entière liberté de choisir lui-même les sujets à traiter ! Albert accepta l’offre et partit avec Hélène en Suède. La série de leçons qu’il donna gracieusement fit la part belle à sa philosophie du respect de la vie comme base de l’éthique. L’accueil qu’il reçut fut très  chaleureux et la santé des Schweitzer s’améliora au fil des semaines passées en Suède. Söderblom fut sans doute une personne véritablement providentielle pour le docteur encore fort déprimé. Schweitzer lui accorda sa confiance et finit par lui avouer  que rembourser les sommes considérables qu’il avait empruntés  pour subsister à Lambaréné pendant la guerre constituait  un énorme sujet de préoccupation  pour lui. Söderblom  proposa alors à Schweitzer d’être payés pour de nouvelles conférences et récitals et de tirer des bénéfices  de ses souvenirs d’Afrique (que l’archevêque avait baptisé « Eau et jungle ») qu’il se chargerait de faire publier en Suède.

La situation financière de Schweitzer améliorée grâce à ses récitals et conférences, Schweitzer se remit de plus en plus à  penser à Lambaréné et s’attelle à écrire son livre. Hélène le laisse à ses travaux et très affaiblie par la tuberculose rejoint ses parents à Heidelberg. En janvier 1923, il réussit à se faufiler sans visa dans un train pour Bayreuth afin de revoir Cosima Wagner. La rencontre tourne court : craignant un trop grand énervement de Cosima, sa fille après avoir fait attendre Schweitzer dans l’antichambre, refuse la visite. Schweitzer enverra un grand bouquet de roses et peu de temps après Cosima mourut.

« Eau et jungle » parut comme prévu en 1921. Rédigé en Allemand, le récit fut traduit en suédois par la baronne Gréta  Lagerfeld qui se prit de passion pour l’auteur et l’entraîna dans une deuxième tournée en Suède au mois de décembre 21. Pour le bon docteur, ce fut un franc succès et une vie de château. Il écrit tendrement à son épouse  mais lui annonce qu’elle devra encore patienter avant de le revoir car il compte prolonger sa tournée en  suède en passant par la Belgique, l’Angleterre, la Suisse.  Pauvre Hélène qui n’a comme consolation que l’admiration de son mari !

Eau et Jungle obtint un succès certain et les droits en furent rachetés par un éditeur anglais qui le fit paraître sous le nom de « A l’orée de la forêt vierge » !  Schweitzer connaît alors une vie des plus mondaines, partagé entre les concerts, conférences et correspondances de train dans toute l’Europe à l’exception de la France. Une France  qui se montre peu accueillante avec lui et qui ne publiera son livre qu’en 1929 !  La société des Missions Evangéliques semble même l’avoir oublié, et malgré que Schweitzer ait remboursé jusqu’au dernier centime l’argent qu’il lui devait, la Société  recherche un nouveau médecin-missionnaire pour Lambaréné.

Retour à Lambaréné

Schweitzer a décidé de retourner à Lambaréné sans Hélène qui malade ne pourrait plus supporter le climat tropical. La société des Missions de Paris accepte finalement ce retour malgré une opposition certaine du président de la Conférence missionnaire qui veut bien de la présence du docteur mais à condition que l’installation médicale soit située en dehors des limites de la mission religieuse ! Des courriers s’échange et les non-dits s’expriment enfin clairement pour que chacun puisse y voir clair. « Nous ne pouvons pas dire que vous êtes le type de missionnaire rêvé. Vous êtes un excellent docteur, chrétien, philanthrope etc., mais pas suffisamment missionnaire. Nous regrettons que la propagation de l’Evangile ne soit pas votre premier but (…) .En seconds lieu, votre caractère indépendant, votre réelle supériorité, et le sentiment que vous en avez, font qu’il vous est difficile de vous plier aux règles (…) ». On lui reproche aussi une attitude pro-allemande. Un  long intermède épistolaire va permettre de remettre les choses à plat : Schweitzer demande qu’on rende public en  France son dossier d’interné civil. Cela lui est accordé grâce à l’intervention de cinq députés alsaciens. Le dossier se révèle vide et fait taire les mauvaises langues. Finalement un compromis est trouvé au bout d’un long marchandage de 18 mois. Schweitzer reconstruira un nouvel hôpital éloigné de la mission mais il lui sera permis de loger dans son ancienne maison et de travailler dans l’ancien hôpital jusqu’à l’achèvement du nouvel hôpital. Evidemment pour le docteur, c’est un succès diplomatique car  il sait  qu’il  manquera toujours main-d’oeuvre, matériaux ou argent s’il décide de  ne  s’éloigner de la mission !  En bref, les bonnes cartes seront dans ses mains et non dans celles du directeur de la mission de Lambaréné !

Schweitzer ne repart pas avec Hélène mais il ne reviendra pas seul à Lambaréné. Il a trouvé en Suisse les docteurs Nessmann et Lauterbourg et en Alsace les infirmières Mathilde Kottmann et Emma Haussknecht. Un jeune homme débrouillard, étudiant en chimie à l’université d’Oxford, est aussi admis à Lambaréné pour aider le docteur. A Strasbourg, Emmy Martin, une ancienne cantatrice est chargée par Schweitzer charge de centraliser les dons et le courrier !  Hélène est malheureuse de voir partir son mari pour deux ans mais elle doit se résigner courageusement !  

Gillepsie et Schweitzer partirent le 14 février 1924  et embarquèrent sur le cargo Oreste. Schweitzer avait choisi ce navire pour sa lenteur. Le temps passé à bord  lui procurait  la disponibilité pour l’écriture et il comptait bien mettre ce temps à profil pour répondre au volumineux courrier qu’il emportait dans quatre sacs de pommes de terre et qui avaient fait l’objet d’une fouille fastidieuse de la part de la douane ! A bord, il n’y avait que Noël Gillepsie, Schweitzer et une passagère presqu’au terme de sa grossesse. La navigation monotone convient au docteur qui avance dans ses travaux de courrier mais arrivé à freetown, le capitaine embarque une cinquantaine de Kroomen qu’on occupe dans le bateau en leur donnant comme travail l’écaillage des peintures du bastingage. C’en est fini du calme et les coups de marteau torture le docteur qui finit par découvrir une petite plateforme un peu isolée au-dessus de l’hélice. Arrivé dans la rade de Cotonou, la passagère blanche accouche. Schweitzer est là pour mettre l’enfant au monde. Tout se passe bien mais on refuse à la dame de débarquer car ses papiers ne sont pas en ordre. Il faut feindre la maladie, la malade est hissée sur les épaules de Schweitzer qui descend alors l’échelle de coupée avec son précieux fardeau. Voilà le docteur débarqué au Cameroun.  Il  visite les stations missionnaires suisses abandonnées par leurs occupants depuis 1918 et  puis remonte sur l’Alembé l’Ogoué. Arrivé à Lambarené, le docteur ne peut que constater l’état de délabrement de son hôpital. Seules les baraques en tôle ont résisté mais les toits en feuille de raphias sont à remplacer. Commence alors pour Schweitzer les longs palabres pour reconstituer une équipe d’ouvriers  et récupérer quelques uns de ses anciens infirmiers. Joseph infirmier à Libreville est d’accord de revenir à Lambaréné mais Schweitzer doit au préalable apurer ses dettes. Le  21 juin, les  73 caisses de médicaments du docteur arrivent enfin  et en juillet 24, le docteur Nessman et l’infirmière Kottmann débarquent à la grande surprise du responsable de la mission qui n’avait pas donné son autorisation à ce renfort médical ! Schweitzer reprend son travail avec une énergie débordante tandis qu’Hélène pour oublier sa solitude se met à voyager malgré les conseils de  son mari qui l’exhorte à la prudence  et à l’économie ! En 1925, le docteur reçoit une très belle donation de Gréta Lagerfeld et de l’Association des femmes suédoises : un bateau à moteur .Désormais Albert se sent beaucoup plus libre d’aller là où il veut et de transporter ce qu’il veut ! Il décide d’exploiter au plus vite ce merveilleux cadeau  en débutant la construction de son nouvel hôpital qui à 4 km de la station protestante devrait lui permettre une plus grande indépendance. A  la grande déception de son épouse Hélène, il prolonge donc son séjour au-delà de 1925. La rapidité du bateau lui permet de passer  des soins aux malades de son ancien hôpital aux travaux de défrichement  du nouveau ! Le quinquagénaire se transforme une nouvelle fois en un entrepreneur enthousiaste d’autant plus que l’arrivée du docteur Lauterbourg et de l’infirmière Emma Haussknecht allège son travail médical. Le terrain est défriché en appliquant le fameux principe de respect de la vie énoncé par le docteur. Sur le chantier, toute bestiole  doit être sauvée et transportée ailleurs. Au début de 1927, la première tranche de travaux est achevée : cinq baraques sont sorties de terre. Le 21 janvier commence le déménagement qui s’achèvera par celui du piano.

Bientôt arrivera aussi la troisième infirmière Mrs Russel qui va bien vite  se révéler… une chef de chantier extraordinaire. Avec Emma Haussknecht, Mathilde Kottmann, elle formera la première équipe des soignants qui sera toute sa vie fidèle à l’œuvre médicale  de  Schweitzer !

En juillet 27, Albert Schweitzer se décide enfin de rentrer en Europe !

Retour au pays après plus de trois ans   

Hélène est évidement heureuse de retrouver son mari mais en aucun cas elle ne veut à nouveau connaître les affres d’une nouvelle séparation. Elle a décidé de repartir à Lambaréné avec son mari malgré ses ennuis pulmonaires. Cette nouvelle déconcerte le docteur qui l’accepte néanmoins tout en ne voulant pas changer sa vie d’un iota. En congé, le voilà repris par la frénésie des voyages. Début septembre, il repart pour une tournée en Scandinavie jusqu’à la fin de l’hiver. Au printemps, c’est Paris puis il repart pour la Hollande via Londres où Noël Gillepsie rentré en Angleterre pour étudier la médecine a organisé une série de concerts. En août 1928, il obtient une récompense prestigieuse : le prix Goethe de la ville de Francfort  pour l’ensemble de son œuvre. Les 80.000 marks/or lui serviront  pour construire à Gunsbach une maison dans laquelle il espère abriter Rhéna et Hélène.  A la grande déception de Schweitzer, Hélène préférera cependant toujours habiter auprès de sa maman  en Allemagne pendant les très longues absences de son mari. C’est donc la gloire pour Schweitzer et son éditeur lui demande d’écrire sa vie. Il réalise alors un opuscule de 40 pages dont il s’aperçoit de la faible valeur ! L’explication est simple : Schweitzer n’aime pas conter mais philosopher. Hélène parvient à convaincre son mari de faire retirer les exemplaires encore en vente et d’écrire un ouvrage plus consistant qui  expliquera aux lecteurs comment il perçoit la vie. En attendant de commencer ce livre, Schweitzer doit achever la rédaction de La mystique de l’apôtre Paul, un livre qu’il a commencé en 1913 !  La maison du docteur est achevée en octobre 29  en même temps qu’éclate la grande crise.

Retour à Lambaréné des Schweitzer

 Le 29 octobre 29, les Schweitzer  repartent en Afrique accompagnés de deux nouvelles recrues : la jeune doctoresse suisse Anna Schmitz et l’infirmière alsacienne Marie Secrétan qui s’occupera du laboratoire de l’hôpital. Dans les bagages se trouve une grande cloche pour annoncer à Lambaréné le culte du dimanche. Dans le bateau, Marie Secrétan corrige les épreuves de La mystique de l’apôtre Paul. Plus tard elle rédigera une biographie de Schweitzer qui paraîtra dans les années 40 à Strasbourg  et dans laquelle le bon docteur apparaîtra comme un véritable saint. 

L’hôpital ne s’est pas dégradé pendant l’absence du docteur mais la crise est arrivée sur les bords de l’Ougoué. Les Russes ont jeté sur le marché mondial leurs bois et les cours se sont effondrés. De nombreux blancs se suicident, d’autres n’ont plus de quoi manger et se réfugient chez Schweitzer ! Schweitzer reste cependant optimiste et comme d’habitude se transforme à nouveau en architecte et entrepreneur ! Il veut améliorer les constructions et opte pour le béton et les briques ! Les bâtiments vont pousser comme des champignons avec comme résultat un confort accru pour tous. André Loëmbé, ancien majordome de Savorgnan de Brazza voudrait finir ses jours à l’hôpital pour retrouver le mode de vie occidental. Schweitzer accepte et lui construit une case. Tout en agrandissant son hôpital, il rédige en six semaines sa propre autobiographie intitulée « Ma vie et ma pensée ». Ce livre paraîtra en 1931 en Angleterre et en Allemagne mais il ne paraîtra en France qu’en 1960. Peu de place est réservée dans ce livre à sa famille. A vrai dire Schweitzer ne sait pas comment rendre heureux sa femme  et sa fille. Sa vie est monastique, chaste et ses travaux ont la priorité absolue. La  preuve en est dans ce matin d’avril 1930 quand Hélène à bout de souffle, s’apprête à quitter Lambaréné pour rejoindre l’Europe.

Le retour d’Hélène en Europe après seulement trois mois de séjour

Son séjour n’a duré que trois mois  et il est prévu que son mari la raccompagne sur le vapeur fluvial jusqu’à Port-Gentil ! C’est cependant seule qu’elle fera ce voyage car au moment du départ le docteur décide qu’il est de son devoir de rester à l’hôpital pour veiller sur un « aliéné » européen qui vient d’être hospitalisé. Schweitzer parviendra cependant sur sa pinasse à moteur  à  rejoindre sa femme pour passer  quelques heures avec elle avant quelle n’embarque pour la France ! Mais quelle déception pour Hélène !

Hélène partie Schweitzer n’a plus qu’à penser à son œuvre ! Il a la joie d’entendre tinter sa cloche qui appelle les résidents à l’office. C’est lui qui officie et parfois Emma Haussknecht. On essaie d’être polyvalent à Lambaréné. Marie Secrétan venue pour le laboratoire se retrouve finalement aux cuisines tandis que Mathilde Kottmann qui  se révèle avoir des dons d’imitation de l’écriture de Schweitzer jouera le rôle de secrétaire  et de coauteur pour répondre à la volumineuse correspondance adressée au docteur. L’hôpital fonctionne bien avec ses six infirmiers noirs et les infirmières blanches dont les rotations sont savamment organisées. Tandis que Mrs Russel part se reposer en Angleterre, arrivent Gertrude Koch, Madeleine Sautter, Olga Wieber et une Hollandaise appelée Emmy Van Steen. Les médecins sont quant à eux au nombre de trois en permanence.

Chose exceptionnelle et risquée : Schweitzer envoie Emma Haussknecht et Anna Schmitz en tournée d’exploration dans le sud du pays. La contrée arrosée par la N’Gounié, difficile d’accès est explorée par les deux infirmières totalement démunies de protection et sans armes ! Les deux femmes parcoururent 800 km à pieds et 300 km par voie fluviale. Elles visitèrent 200 villages et soignèrent de nombreux malades.

Quand Schweitzer rentra en Europe en 1932, Emma Haussknecht continuera à bâtir et quand madame Russel regagnera l’Angleterre, Marie Secrétan reprend la plantation et laissera la cuisine à la nouvelle infirmière Bertha Künzli. Arbres à pin, plantations de tomates, bananiers et papayers fournissent une abondante moisson et transforme doucement Lambaréné en un début d’Eden. L’hôpital héberge en permanence entre 250 et 300 malades. La pouponnière est la dernière œuvre  dont peut s’enorgueillir le docteur : elle permet dans la population un changement de mentalité : le sauvetage des  nouveaux-nés  dont les mères décédaient en couche et qui étaient selon la tradition étaient  enterrés vivants avec le cadavre de leurs mamans. Les enfants sont rendus à leur famille une fois sevrés à l’hôpital et c’est chaque fois pour Gertrude Koch et Mrs Russel qui ont élevé ces orphelins un déchirement quand elles s’en séparent !

En 1933 on construira encore une maternité, un nouvel asile pour aliéné .Le confort d e l’hôpital augmentera encore grâce à l’arrivée d’une armoire frigorifique actionné par un moteur deux heures par jour et qui permet de servir un verre d’eau froide au personnel à 10 heures et à 16 heures. Le samedi après-midi, tous les gardes malades sont requis pour les travaux communautaires de nettoyage. Il y a aussi le samedi après-midi le concert dans la salle à manger. Un autre rituel et l’adieu aux malades qui doivent embarquer dans le vapeur pour rejoindre leurs villages. Cette cérémonie réunit le personnel en tenue et les malades valides.

1933 : la montée du nazisme en europe. En 1932 lors de son dernier voyage à Francfort Schweitzer lors d’une conférence sur Goethe avait tenté d’exposer le péril du nazisme. Automne 1933, Hélène quitte l’Allemagne en y laissant sa maman (celle-ci décèdera pendant la guerre dans une maison de retraite) pour se réfugier en Suisse. Schweitzer l’y rejoindra en mars 1934 puis avec son épouse rejoindra la maison de Gunsbach  dont ils  occuperont le rez-de-chaussée (le premier étage étant occupé en permanence par Emmy Martin qui depuis 1929 assure le secrétariat de Schweitzer en Alsace). Schweitzer rencontrera son ami Einstein en octobre 34 à l’université d’Oxford où il donnera deux conférences sur l’hindouisme. Après Oxford, il poursuit son cycle de conférence sur les religions asiatiques à Edimbourg avant de faire un saut à l’institut Pasteur. Son départ pour le Gabon est prévu le 5 février 1935 sur l’Amérique et il emporte 2.8OO kilos de bagages et 12 ballots de grillage.  Son séjour à Lambaréné sera cette fois assez bref puisque le voilà de retour en Europe en août 35. Son livre intitulé « Les grands penseurs de l’Inde » est terminé et  paraîtra en 1936 aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne mais aussi en France. Cet un évènement, pour la première fois un éditeur français publie du Schweitzer en même temps que ses confrères anglo-saxons. Schweitzer ne rentrera au Gabon qu’en février 1937. Rhéna et Hélène pendant ce temps s’embarquent pour une tournée de conférences en Amérique. Elles rejoindront Schweitzer en mai 1938 pour lui raconter leur séjour américain. C’est la première fois que Rhéna découvre l’hôpital de brousse de son père. Elle aussi veut devenir médecin  mais son père sans lui donner d’explications  refuse que sa fille embrasse une carrière médicale ! Rhéna lui annonce alors une autre nouvelle : elle compte se marier avec Jean Eckart, un jeune facteur d’orgue ». Voilà une nouvelle qui réjouit enfin son père mais malgré cette joie, le docteur laissera sa fille se marier sans sa présence à Paris en 1938. Il espérait sans doute voir son premier petit-enfant à son retour en Europe en février 39 mais à peine débarqué, en entendant les rumeurs de guerre partout autour de lui, la pensée angoissante lui vint qu’il ne pourra plus rentrer au Gabon si la guerre éclate. Il ne passe que douze jours en  France le temps de faire des achats puis  reprend le même bateau qui l’avait ramené en France et qui retourne au Gabon.  Tout en Contemplant la mer, Schweitzer se met à la lecture de « La nausée », le livre que lui a envoyé Jean-Paul Sartre, le fils de sa cousine !

La deuxième guerre mondiale au Gabon

L’hôpital est coupé de ses arrières : les communications rompues avec l’Europe font que tout va bientôt manquer : vivres comme médicaments. Le SS Brazza est coulé au large du cap Finistère avec une grosse cargaison de médicaments et deux infirmières en partance pour Lambaréné. Il faut réduire les activités médicales car il n’est plus possible de faire vivre deux cents malades. Schweitzer au cours de scènes déchirantes renvoie les trois quart de la clientèle et peu à peu le silence s’installe sur le grand hôpital. Seuls 40 malades ont été autorisés à rester, seuls restaient comme personnel soignant, le docteur Goldschmidt, quatre infirmières blanches et trois infirmiers noirs. En octobre 40, le Gabon va connaître pendant quelques semaines une drôle de guerre entre partisans de De Gaulle et De Vichy. Il y eût un mort dans chaque camp avant que les Gaullistes parviennent à prendre le contrôle de la colonie. Durant ces évènements, l’hôpital accueille les femmes et enfants des hommes réquisitionnés !En 1941, les finances de l’hôpital sont si touchées que Schweitzer se transforme en maraîcher et vend ses légumes ! En août 41 quel surprise pour lui quand il voit arriver Hélène par la route de Brazzaville. Ayant échappé à la barbarie nazie, elle avait traversé toute l’Espagne et réussit à se faire embarquée à Lisbonne ! Au même moment débarquait à  Lambaréné une autre juive, russe cette fois, la docteresse Anna Wildikan. Elle arrivait à point pour soulager le personnel blanc épuisé par le climat. Le docteur Goldschmidt et l’infirmière Gertrude Noetzli qui comptaient quatre ans de service allèrent prendre alors du repos au bord de l’océan. D’une manière générale, tous les blancs sont en piteux état à cause de la nourriture : l’absence de chaux dans l’eau et la présence d’huile de palme dans la nourriture créent notamment la pyomyosite caractérisée par des abcès musculaires avec température parfois mortelle. Il faudra attendre mai 42 pour qu’une cargaison provenant d’Amérique arrive à Lambaréné. Avec la deuxième guerre mondiale, Schweitzer perd ses dernières sympathies pour la culture allemande. Johanna Engel, cousine de sa femme Hélène a préféré se jeter par la fenêtre plutôt que de se laisser déporter. Son ami Stefan Zweig s’est suicidé au Brésil et le docteur Nessman est mort sous la torture de la Gestapo à Strasbourg ! Petite consolation : l’infirmière Gertrude Koch a pu rejoindre Lambaréné avec 12 caisses de médicaments suisses.

L’après-guerre      

Hélène stoïque a résisté aux quatre années de climat tropical. Elle retrouvera sa maison de Koenigsfeld en 1946.  Schweitzer a septante ans et reste à Lambaréné. L’hôpital cependant  n’a plus de ressources et le docteur se voit contrait d’accepter l’invitation que la riche Amérique lui fait depuis longtemps. Après neuf ans à Lambaréné, il s’embarque au mois de juillet 49 pour l’Europe .La saison des honneurs est venue pour lui. Après avoir été si souvent surveillé, espionné par les autorités françaises, le voici partout acclamé et décoré de la Légion d’honneur ! Dans la foulée il rencontre Gilbert Cesbron qui veut diffuser l’idéal du docteur par une pièce de théâtre. Il baptise les quatre petits-enfants que lui a donnés Rhéna en Suisse. Le 22 juin 49, le couple Schweitzer s’embarque au Havre pour la traversée de l’Atlantique. Le voyage est un vrai triomphe. A Aspen, plus de trois mille personnes assistent à son discours sur Goethe. Il revoit son ami de la première heure Noël Gillepsie qui depuis 1938 a émigré aux Etats-Unis  et qui lui arrange une invitation de l'université du Wisconsin dans laquelle il est fait docteur « honoris causa ».  Apothéose de la tournée, le magazine Life consacre huit pages au docteur sous le titre « Albert Schweitzer, un grand penseur, un grand humaniste ». Une étoile est née, ses livres se vendent et il peut repartir 

En octobre 1950, le voilà de nouveau au Gabon. En 51 il est de retour en europe. D’abord pour la réception du prix de la Paix attribué par les libraires de Franckfort, puis pour une tournée dans le Wurtenberg en compagnie de la photographe Erica Anderson. Ensuite c’est la  France pour prononcer le 20 octobre 52 son discours d’intronisation à l’Académie des Sciences morales et politiques. Il y parlera d’éthique comme à son habitude! Enfin le 30 octobre 1953, il apprend à Lambaréné qu’il a obtenu le prix Nobel de la Paix qui le récompense à 78 ans !

Mais revenons à la tournée dans le Wurtenberg en 1951, Une jeune cinéaste a obtenu de l’accompagner et il s’agir d’Erica Anderson, une jeune juive Autrichienne de 35 ans, exilée aux Etats-Unis. Erica est enjouée et le docteur lui donne toute son amitié au point de l’inviter à Lambaréné. Elle y arrive en mars 52 et y séjournera jusqu’en novembre. Officiellement elle est là pour faire des photos mais on la trouve aussi à l’œuvre à la cuisine et au jardin.  Elle repart mais revient à Lambaréné une deuxième fois en juillet 53 avec une caméra. Elle réalisa les meilleurs clichés à Lambaréné parce qu’elle était en véritable  communion de pensées avec le docteur. Sa présence fit un bien fou au docteur qui se voyait de plus en plus attaqué. D’abord par Carl Jung qui lui reprochait de n’être pas resté dans l’ombre comme tant d’autres médecins coloniaux puis par le cinéaste Wittling qui à l’invitation de Marie Secrétan se croyait en droit de venir filmer Schweitzer.

Erica retourna aux Etats-Unis en novembre 53 mais elle revint à Gunsbach en juin 54 pour y filmer Schweitzer parmi les siens. La correspondance entre Erica et Schweitzer est abondante. Pour éviter tout malentendu le docteur demande à Erika de détruire les lettres qu’il lui envoie. Elle ne le fera pas. Erica soutient le docteur au moment ou tous ses amis quittent tout à tout la terre. Noel Gillepsie mourut en septembre 54, Gréta Lagerfeld s’éteignait en 55 ainsi qu’Einstein qui s’était fait photographié peu avant sa mort avec les étudiants de Princeton devant une cargaison de médicaments destinés à Lambaréné. Les six mois qu’il passa à l’hôpital en 1955, il les consacra à achever la léproserie baptisée village Gréta Lagerfeld. Il rejoint ensuite Erika en Europe pour une tournée en France, Allemagne, Angleterre.  L’ordre du Mérite britannique lui est remis en octobre par la reine Elisabeth, l’ordre du Mérite allemand en novembre par le président Heuss.

En 1958, Schweitzer part repart en croisade contre les essais nucléaires sur les ondes de radio Oslo. Le texte de ses interventions est réuni dans un livre intitulé Paix ou guerre atomique !

Pas toujours facile la gloire pour le bon docteur : le trésor américain lui réclame des impôts considérables, l’ordre des médecins français lui réclame son inscription ! « au moment où je fais mes préparatifs pour monter au ciel »  réplique le doc !

Hélène décède en 1957 et est enterrée auprès d’Emma Haussknecht. Toutes les femmes de sa vie s’en vont. Erika se marie en 58. Rhéna cependant,  qui  divorce, se rapproche de lui et le rejoint au Gabon ! Durant les années soixante le docteur doit endurer les sarcasmes de la gauche  qui l’accuse d’être colonialiste et même raciste. Le sommet des critiques parait dans Jeune Afrique en 1962 puis dans un opuscule anglais publié en 1964 par Mac Knight qui accuse le docteur d’exploiter les bons sentiments du personnel féminin blanc. L’abbé Pierre apportera son soutien au docteur et viendra en personne le saluer à Lambaréné en 1960.

Schweitzer devenait un anachronisme avec son grand âge qui l’avait mené à l’époque de la décolonisation !  Mal aimé il meurt  le 4 septembre 65 à l’âge de 90 ans. Les deux dernières années sont cependant adoucies par Erica qui divorcée en juin 63 l’a rejoint à Lambaréné. Elle emporte avec elle une jeep.  Albert Schweitzer apparut pour la dernière fois dans la salle à manger de l’hôpital le 23 août 1965. Après le dîner, il prononça un bref message d’adieu au personnel puis il se retira dans sa chambre. Le lendemain, il fit une petite promenade en jeep – pour prendre congé de ses malades. Dix jours passèrent encore avant qu’il ne rende l’âme !

Au cimetière de Lambaréné, six femmes et un homme entourent Schweitzer. Sa femme Hélène, Emma Hausknecht, Mathilde Kottmann, Ali Silver, Maria Lagendyk, Erica Anderson (décédée en 1975) et André Vigne.

        

 

 Dr Loodts P.

         

(1)   le lecteur peut retrouver le texte intégral sur le site de mon confrère Huber  http://pagesperso-orange.fr/christian.huber/civilisation1.htm   

                                          

Sources et biographies

-Sonja Poteau et Gérard Leser, Albert Schweitzer, homme de Ginbsbach et citoyen du monde. Editions du Rhein, 1994, Mulhouse

- Sonja Poteau et Gérard Leser, Albert Schweitzer, homme de Gunsbach et citoyen du monde. Editions du Rhein, 1994, Mulhouse

- Albert Schweitzer, humanisme et mystique, texte choisis et présentés par Jean-Paul Sorg, Albin Michel, 1995

- Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée, Albin Michel, 1960

- Albert Schweitzer, Vivre, Albin Michel, 1970

- Albert Schweitzer, une Anthologie publiée par Charles R. Joy, Payot, Paris, 1950

- Albert Schweitzer, Souvenirs de mon enfance, Albin Michel, 1951

- Albert Schweitzer, A l’orée de la forêt vierge, Albin Michel, 1952

- Albert Schweitzer, La  Civilisation et l‘éthique. Traduction Madeleine Horst, éditions Alsatia 1975

- Joseph Gollom, La vie ardente d’Albert Schweitzer, traduit de l’américain par Michel Déon Editions Sun-Paris, 1951

- Marco Koskas, Albert Schweitzer ou le démon du bien, éditions Lattès, 1992

 



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