Médecins de la Grande Guerre
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Deux jeunes exilées loin de leur maman. Le
sort de deux bambins belges en France Un soir dans une de nos villes du sud, un
train de réfugiés belges venait d’entrer en gare, et les pauvres martyrs un à
un descendaient lentement, exténués et ahuris, sur ce quai inconnu, où des
Français les attendaient pour les recueillir. Traînant avec eux quelques hardes
prises au hasard, ils étaient montés dans ces voitures, sans même se demander
où elles les conduiraient, ils étaient montés dans la hâte de fuir,
d’éperdument fuir devant l’horreur et la mort, devant le feu, devant les
indicibles mutilations, – devant tout ce qui ne semblait plus possible sur la
terre mais qui couvait encore, paraît-il, au fond des cervelles allemandes, et
qui tout à coup s’était déversé, sur leur pays et sur le nôtre, comme un dernier
vomissement des barbaries originelles. Ils n’avaient plus ni village, ni foyer,
ni famille, ceux qui arrivaient là sans but, comme des épaves, et la détresse
effarée était dans les yeux de tous. Beaucoup d’enfants, de petites filles,
dont les parents s’étaient perdus au milieu des incendies ou des batailles. Et
aussi des aïeules, maintenant seules au monde, qui avaient fui sans trop savoir
pourquoi, ne tenant plus à vivre mais poussées par un obscur instinct de
conservation ; leur figure, à celles-là, n’exprimaient plus rien, pas même
le désespoir, comme si vraiment leur âme était partie et leur tête vidée. Deux tous petits, perdus dans cette foule
lamentable, se tenaient serrés par la main, deux petits garçons, visiblement
des petits frères, l’aîné, qui avait peut-être cinq ans, protégeant le plus
jeune, qui pouvait bien en avoir trois. Personne ne les réclamait, personne ne
les connaissait. Comment avaient-ils compris, trouvé tout seuls, qu’il fallait
monter dans ce train, eux aussi, pour ne pas mourir ? Leurs vêtements
étaient convenables et ils portaient des petits bas de laine bien chauds ;
on devinait qu’ils devaient appartenir à des parents modestes, mais
soigneux ; sans doute étaient-ils fils de l’un de ces sublimes soldats
belges, tombés héroïquement au champ d’honneur, et qui avait dû avoir pour eux,
au moment de la mort, une suprême pensée de tendresse. Ils ne pleuraient même
pas, tant ils étaient anéantis par la fatigue et le sommeil ; à peine
s’ils tenaient debout. Ils étaient incapables de répondre quand on les
questionnait, mais surtout ils ne voulaient pas se lâcher, non. Enfin, le grand
aîné, crispant toujours sa main sur celle de l’autre, dans la peur de le
perdre, prit tout à coup conscience de son rôle de protecteur et trouva la
force de parler à la dame à brassard penchée vers lui : « Madame », dit-il, d’une petite
voix suppliante et déjà à moitié endormie, « Madame, est-ce qu’on va nous
coucher ? » Pour le moment, c’est tout ce qu’ils étaient capables de
souhaiter encore, tout ce qu’ils attendaient de la pitié humaine : qu’on
voulût bien les coucher. Vite on les coucha, ensemble bien entendu, et ils
s’endormirent aussitôt, se tenant toujours par la main et pressés l’un contre
l’autre, à la même minute plongés tous les deux dans la tranquille inconscience
des sommeils enfantins... Une fois, il y a longtemps, dans la mer de
Chine, pendant la guerre, deux petits oiseaux étourdis, de minuscules petits
oiseaux, moindres encore que nos roitelets, étaient arrivés je ne sais comment
à bord de notre cuirassé, dans l’appartement de notre amiral, et tout le jour,
sans que personne du reste cherchât à leur faire peur, ils avaient voleté là de
côté et d’autre, se perchant sur les corniches ou sur les plantes vertes. La nuit venue, je les avais oubliés, quand
l’amiral me fit appeler chez lui. C’était pour me montrer, et avec
attendrissement, les deux petits visiteurs, qui étaient allés se percher dans
sa chambre, posés d’une patte sur un frêle cordon de soie qui passait au-dessus
de son lit. Bien près, bien près l’un de l’autre, devenus deux petites boules
de plumes qui se touchaient et se confondaient presque, ils dormaient sans la
moindre crainte, comme très sûrs de notre pitié... Et ces pauvres petits Belges, endormis
côte à côte, m’ont fait penser aux deux oisillons perdus au milieu de la mer de
Chine. C’était bien la même confiance et le même innocent sommeil ; – mais
des sollicitudes beaucoup plus douces encore allaient veiller sur eux. Pierre Loti. |