Un prisonnier, le Baron Verhaegen témoigne des conditions de vie des prisonnières de Siegburg
(Souvenirs d'un forçat de la guerre, Baron Verhaegen, 1919, Edition Vanderpoorten, Gand, page 230 à 238)
« Sur ce qu'ont enduré ces pauvres femmes j'ai obtenu des détails précis par l'une d'entre elles, Mlle la comtesse
de Belleville, une Française fixée ne Belgique, avec qui j'ai voyagé en rentrant d'Allemagne. Ayant séjourné près
de trois ans à la prison de Siegburg, non seulement elle connaît à fond tout ce qui s'est passé dans cette maison,
mais elle n'a cessé d'y encourager ses compagnes de la résistance, d'y protester contre les exactions et les
traitements barbares dont la plupart d'entre elles étaient littéralement abreuvées. Elle n'était pas seule d'ailleurs, à
soutenir les courages, et il n'est que juste de citer , à côté d'elle, une autre Française, Mlle Louise de Bettignies, et
du côté belge, Mlle la princesse de Croy, Mme Pol Boëll et Mlle Blanckaert.
Tout comme les hommes, les prisonnières de Siegburg étaient astreintes aux travaux les plus pénibles. Nombre
d'entre elles portaient le costume de forçat, ne différant du nôtre que par le jupon de toile grise. Les plus robustes
travaillaient dans un chantier hors de la prison : pendant des mois on leur fit soulever à bout de bras et transporter
d'énormes briques pesant de quatre à cinq kilos, et cela plusieurs heures en suivant. Ce travail, extrêmement
pénible, entraînait, pour la plupart de celles qui y étaient astreintes, toutes sortes d'infirmités. Et pas moyen, pour
ces pauvres femmes, d'obtenir, soit de la direction, soit du médecin, fût-ce un jour de repos. Il fallait qu'elles
peinassent jusqu'à complet épuisement.
D'autres furent mises à la fabrication des grenades à main. Mlle de Bettignies et Mlle Blanckaert leur conseillèrent
de refuser ce genre de travail. Un dimanche, Mlle Blanckaert se leva en pleine chapelle, protesta publiquement, au
nom de son patriotisme, contre la fabrication des grenades et adjura ses compagnes de ne pas s'y livrer. Elle fut
envoyée au cachot et toutes celles qui refusèrent de travailler aux grenades furent mises à la
demi-ration. Mais la résistance de ces courageuses femmes finit par être couronnées de succès : menacées d'une dénonciation en haut
lieu, la direction cessa d'imposer à ses prisonnières la confection des grenades. Avec les Allemands il faut savoir
faire preuve de fermeté. Ici, comme dans les autres prisons d'Allemagne, les autorités
observaient une attitude toute différente suivant qu'elles avaient à faire à des prisonnières pauvres et humbles ou à des détenues en qui
elles reconnaissaient une supériorité quelconque, sociale ou morale.
La nourriture, à la prison des femmes , était en dessous de toute description. La soupe qui composait le repas du
midi ne comportait , la plupart du temps, que de l'eau chaude avec quelques pommes de terre ; le plus souvent
celles-ci étaient gâtées. Pendant toute la dernière année, les pommes de terre furent supprimées : on les remplaça
par une choucroute absolument écoeurante. Des prisonnières qui travaillaient dans une ferme voisine et à qui l'on
servait de cette nourriture, déclarent que les paysans défendaient qu'on donnât à leurs cochons le restant de la
marmite. La ration de pain, qui devait être, réglementairement, de 200 gr ne dépassait souvent pas 130 gr.
Une douzaine de femmes, à Siegburg, avaient avec elles leurs enfants en bas âge. Elles avaient été arrêtées peu
de temps avant la naissance de ces petits et s'étaient accouchées en prison. Toutes nourrissaient leurs bébés;
c'est tout juste si elles recevaient chaque jour un peu de lait à titre de nourriture supplémentaire. Au printemps de
1918, lorsque, à titre de représailles contre la France, on supprima les biscuits à tous les politiques non inscrits
comme Scherarbeiter, une femme vint à accoucher. Ses compagnes demandèrent au directeur qu'à raison de son
état elle pût participer pendant quelques semaines à la distribution des biscuits. Le directeur dit qu'il en référerait
au médecin. La réponse fut que la consommation de biscuits ne pourrait faire que du tort à une nouvelle
accouchée. Il fallut que les compagnes de la malheureuse réunissent tout ce qui leur restait de biscuits pour
empêcher la mère et l'enfant de mourir de faim. Détail révoltant. Après les premières naissances, le directeur crut devoir appliquer à ces pauvres femmes un
règlement en vigueur dans d'autres prisons allemandes. Il décida que les mères pourraient conserver leurs
nouveau-nés jusqu'à l'âge de neuf mois, mais que, passé cet âge, ils leur seraient enlevés pour être placés en
nourrice à Siegburg. Le considérant de cette décision barbare fut que les grands escaliers de fer d'une prison sont
d'un usage particulièrement dangereux pour de petits enfants qui commencent à
marcher …. désespérées, indignées, les mères protestèrent mais en vain. Quand la fatale limite d'âge était là, on leur prenait leur bébé, on
leur arrachait ce pauvre mioche, jusqu'à là objet de leurs soins, consolation de leurs peines, sourire de leur
misérable vie, et qui ne serait plus, désormais, que l'objet d'indicibles angoisses. On juge ce que devenaient ces
petits, confiés à des femmes n'ayant pas seulement de quoi nourrir leurs propres enfants et naturellement portées
à traiter en ennemi ces petits évadés des geôles allemandes. Cinq de ces enfants sont morts pendant l'internement
de leurs mères. Une prisonnière a revu son enfant à l'âge de deux ans et demi. Superbe à neuf mois, elle le
retrouva réduit à l'état de squelette. Ce n'était pas celui-là qui dégringolerait d'un escalier : il n'était pas en état
de marcher. Le directeur, décidément avait fait preuve de prévoyance.
La situation sanitaire, chez les femmes était affreuse. Le typhus régnait à l'état endémique. On laissa dans leurs
cellules les deux premières qui en furent atteintes. Le docteur n'ordonna leur transport au lazaret que quelques
heures avant leur mort. Les cellules des deux moribondes furent immédiatement occupées par d'autres
prisonnières ; on ne prit même pas le temps de les désinfecter. Beaucoup de ces femmes étaient délicates. La
mauvaise qualité de la nourriture, le froid, un travail trop pénible leur faisaient le plus grand mal. Mais de tout cela
la faculté n'avait cure; elle ne s'occupait que des cas reconnus « intéressants », et, bien souvent encore, quand il
était trop tard.
Léonie Macaire, une Française, contrainte de répandre au potager des tonneaux de vidange, est prise par le froid
– on était en novembre 1917 – et par l'odeur infecte du purin respirées pendant toute une journée. Un
empoisonnement se déclare. La pauvre fille dut s'aliter. Personne ne s'occupa d'elle, sauf quand son état fut
désespéré. Elle mourut à peine entrée à l'infirmerie. Le mois suivant, Lucienne
Dethier, épuisée par le transport
des lourdes briques, est atteinte de violents maux de tête. Le docteur ne tient pas compte de ses plaintes réitérées.
"De l'hystérie !" déclare-t-il : c'était un de ses thèmes favoris ; pour lui, toutes les prisonnières de Siegburg
étaient plus ou moins hystériques. Devant le refus formel de s'occuper d'elle, Lucienne
Dethir se met au lit. Ses douleurs augmentent et se compliquent d'abondants vomissements de sang. Le docteur consent enfin à
reconnaître que l'état est grave ; il se décide de soigner la malade mais elle meurt
presqu'aussitôt. En janvier
1918, la même histoire se répète avec Philomène Lemaire, restée dix jours sans voir le médecin et mourant le
lendemain de son entrée à l'infirmerie. L'hiver de 1918 voit encore mourir Léonie Herbert, atteint d'une maladie
du cœur et que le médecin n'admit au lazaret que lorsque son corps était déjà entièrement gonflé et que tout
annonçait sa fin imminente. Une Belge est obligée de s'accoucher dans sa cellule, toute seule, en pleine nuit, sans
lumière. Elle appelle à l'aide, mais le règlement défend aux surveillantes de pénétrer dans les cellules entre sept
heures du soir et sept heures du matin sans autorisation du directeur. Aussi la surveillante de service se contente -
elle de crier à la porte de la pauvre femme qui se lamente : « Nicht so viel spektakel ! » . « On ne saurait, écrit
Mlle de Belleville relever tous les griefs de nos prisonnières contre le directeur et le docteur de Siegburg, tant ils
sont nombreux. Ils portent l'un et l'autre la responsabilité des maladies graves et de cas de morts, dus soit à des
travaux trop rudes, soit à une alimentation insuffisante et souvent infecte, soit à un manque de soins médicaux. »
A cette liste, il convient, toutefois, d'ajouter encore deux noms, qui resteront célèbres dans la martyrologe de
Siegburg : celui de Mlle de Belleville elle même et celui de Mlle Louise de Bettignies, morte quelques semaines
avant notre libération, dans des circonstances particulièrement tragiques.
En avril 1916, Mlle de Belleville, souffrant de vives douleurs, avait été examinée par le
docteur : celui-ci reconnut les débuts d'une grave affection interne, déclara une opération indispensable et promit que celle-ci aurait
lieu dans une clinique. Quelques jours plus tard, le directeur fait appeler la malade et lui annonce qu'elle devra
subir l'opération à la prison. Mlle de Belleville s'y refuse catégoriquement. Le directeur persiste dans sa décision.
Il faudra attendre plusieurs semaines, déclare-t-il, avant d'avoir l'autorisation nécessaire pour un transfert en
clinique ; or l'opération demande à être faite de suite. Puis le dépôt immédiat d'une somme de mille marks au
secrétariat de la prison serait indispensable, et Mlle de Belleville ne dispose pas actuellement de cette somme.
Une de ses amies, qui va être libérée offre de verser les mille marks à son compte. Nouveau refus du directeur.
Chaque jour il oppose quelque faux-fuyant à sa prisonnière. Tantôt il n'y a plus de place à la clinique ; tantôt
l'intérêt même de la malade exige qu'elle se laisse opérer à Siegburg. A un moment donné, le directeur consent à
ce qu'elle aille à la clinique de Bonn, mais ce sera à la condition qu'elle soit opérée et internée dans la salle
commune, avec les indigents. Mlle de Belleville décline cette offre : elle exige comme c'est son droit d'être opérée
dans la clinique de première classe. Cette torture dura pendant un mois. Le 25 mai, le directeur déclara à sa
prisonnière qu'il lui accordait ce qu'elle demandait, mais en même temps il l'invitait à signer un papier par lequel
elle reconnaissait que l'opération était urgente et qu'en refusant de se laisser opérer à la prison, elle se mettait
consciemment en danger de mort. Mlle de Belleville signa ; trois jours après , le directeur lui annonçait qu'il
l'autorisait à partir pour Bonn le lendemain. L'opération eut lieu. La malade n'eut qu'à se louer de la manière
dont elle fut soignée. Pour le reste, elle pouvait se croire en prison. Le directeur avait en effet ordonné qu'une
geôlière logeant dans la chambre de la malade et qu'un soldat bayonnette au canon, planté devant la porte, lui
fussent attachés pendant tout son séjour à la clinique, alors même que la pauvre femme était couverte de bandages
et dans l'impossibilité de faire un mouvement.
Et voici maintenant l'épilogue. Mlle de Belleville rentra à Siegburg à la fin juin. Le directeur la fit appeler : - Je
vous avais parlé de frais d'opération, lui dit-il ; j'ai le plaisir de vous annoncer que vous n'avez rien à payer. Nos
prisonnières malades, en Allemagne, sont soignées gratuitement. Mais il conviendrait que vous reconnaissiez les
bons soins que l'on a eus pour vous à Bonn en faisant un cadeau pour les pauvres de l'établissement.
Reconnaissante, Mlle de Belleville se déclara toute disposée à entrer dans les vues du directeur : il fut convenu
qu'elle remettrait à la clinique , à titre de don, une somme de quatre cents marks. Quelques semaines se passèrent.
Le directeur fit revenir une fois de plus sa prisonnière. J'ai à vous faire observer, déclara – t - il, que votre compte se solde en ce moment par un gros déficit.
- Pas possible. D'après mes calculs, j'ai actuellement à mon crédit plusieurs centaines de marks.
- C'est bien simple. Frais d'opération :mille marks. Cadeau : quatre cents marks. Vous nous en devait six cents… »
Ceci est plus tragique encore.
En décembre 1916, des symptômes de cancer se présentent chez Mlle de Bettignies . Le docteur diagnostique des
glandes de faiblesse. Pendant une année entière, il la traite en malade imaginaire. A la fin de 1917 seulement, il
reconnaît la présence d'un kyste et déclare l'opération urgente. La malade demande à être opérée à la clinique de
Bonn, par le médecin qui a traité son amie Mlle de Belleville. Directeur et docteur s'y refusent : elle sera opérée à
l'infirmerie de la prison et par un praticien de leur choix , ou bien elle ne sera pas opérée du tout. Pour la punir
d'une peccadille et sans le moindre égard pour son état, le directeur lui retire ses vêtements civils et la met au
cachot. Cette lutte entre une pauvre femme en danger de mort et ses deux bourreaux se poursuit jusqu'en avril.
De guerre lasse, se sentant de plus en plus malade, la prisonnière finit par consentir à ce qu'on exige d'elle.
L'opération a lieu à la prison de Siegburg, à quatre heures et demie du soir, dans une salle mal éclairée, non
désinfectée, bien qu'elle ait été occupée par, depuis plusieurs mois, par des typhiques. Une heure après, la malade
était abandonnée aux soins de prisonnières dévouées mais ignorantes des premiers soins à donner à une opérée.
L'infirmerie se trouvait dépourvue du matériel le plus élémentaire : l'alcool manquait . quelques jours après
l'opération, des abcès se formaient au point de suture. La malade demanda une consultation. On la lui fit attendre
un mois. Le médecin consultant , le même qui l'avait opérée, fut sans doute épouvanté de l'état dans lequel il
trouva la malade, car il ordonna son transfert immédiat dans une clinique de Cologne. Cette fois le directeur
n'osa plus s'opposer au départ de la prisonnière : sans doute la jugeait-il hors d'état de nuire. Louise de Bettignies mourut à Cologne en septembre 1918 : ce fut la dernière victime. »
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