Médecins de la Grande Guerre
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La
défense de Visé[1] D’après
le récit du major adjoint d’état-major Collyns, du 12ème régiment de
ligne. Le 2 août 1914, à 19 heures, l’Allemagne
notifia un ultimatum à la Belgique, auquel le gouvernement répondit, le
lendemain à 7 heures, « qu’il repousserait par tous les moyens en son
pouvoir toute atteinte portée au droit de la Belgique ». Dès le matin du 4
août, l’extrême droite allemande, composée de 12 régiments de cavalerie et de
bataillons de chasseurs transportés en automobiles, franchit la frontière et
chercha à s’emparer du pont de Visé. Ne réussissant pas, l’agresseur étendit
son mouvement vers le nord, passa la Meuse au gué de Lixhe et tenta de briser
la résistance de la Place de Liège défendue par la 3ème
division : dans la journée du 5 août, des troupes des IIIème, IVème et
VIIème corps attaquèrent les secteurs de la Meuse et la Vesdre. Devant les
forts de Barchon, d’Evegnée et de Fléron, les assaillants furent refoulés avec
des pertes sanglantes. Entre le fort de Barchon et la Meuse, le VIIème corps
força les lignes ; contre-attaqué à la baïonnette par la 11ème
brigade, il fut rejeté vers la frontière hollandaise dans le désordre le plus
complet. Les assauts recommencèrent pendant la nuit
du 5 au 6 août. De nouvelles troupes appartenant aux VIIIème, IXème, Xème et
XIème corps y participèrent et l’attaque comprit tout l’espace entre le fort de
Liers et la Meuse, en aval de Liège, soit un front de 35 kilomètres environ. Partout les troupes belges firent face au
danger et, après une défense héroïque, la 3ème division, épuisée, se
retira ; les forts résistèrent jusqu’au bout... ; le dernier tomba le
17 août. Dans la nuit du 31 juillet au 1er
août 1914, le lieutenant-général Leman, gouverneur militaire de la position
fortifiée de Liège, me confie la défense des ponts de Visé et d’Argenteau.
C’est une mission importante. Des forces allemandes sont massées à la frontière
et se préparent à violer notre neutralité. Je cours à la caserne, rassemble mon
bataillon, fort d’environ 400 hommes[2],
et pars pour Visé où j’arrive à 7 heures du matin. La journée est employée à
l’organisation de la défense : une compagnie occupe chacun des ponts de
Visé et d’Argenteau, distants de 3 kilomètres ; un peloton de 30 hommes
garde le gué de Lixhe, à 2 kilomètres au nord ; des avant-postes sont
disposés sur la rive droite avec instructions de détacher des patrouilles et
des reconnaissances sur toutes les voies de communication ; enfin le
restant du bataillon est laissé en réserve à Haccourt. Les soldats sont pleins
d’entrain et de confiance ; la plupart considèrent la guerre comme une
partie de plaisir, une distraction à la vie monotone de garnison, et cette
bonne humeur est augmentée par l’accueil cordial de la population. Dans la soirée survient, avec une
soixantaine d’hommes, le capitaine Chaudoir, commandant les chasseurs à cheval
de la garde civique de Liège. Ce sont de braves garçons, remplis de courage et
de bonne volonté, mais dont l’équipement est fort défectueux : ils
manquent même de carabines ! J’accepte néanmoins leurs services et leur
donne la surveillance des vallées de la Meuse et du Geer ainsi que la liaison
entre mes divers postes. Des habitants de Visé m’offrent également
leur concours. « Je suis bon fusil, me dit un avocat, je veux contribuer à
la lutte. Mettez-moi dans la ligne de feu. » - « Non, pas de
civils », répliquai-je catégoriquement. Et je les renvoyai. Le lendemain 3 août, arrive M. Delattre,
ingénieur spécialiste en explosifs, chargé par l’état-major de l’obstruction de
la rive droite et de la destruction des ponts. Sous sa direction, des équipes
de travailleurs abattent des arbres en travers des routes, placent des mines
dans les piles et dans les tabliers, disposent des saucissons le long des
garde-fous, bref, mettent tout en œuvre pour la rupture des ponts au moment
opportun. Cette responsabilité, qui m’incombe, n’est
pas un de mes moindres soucis. Il est fort difficile de se rendre compte de la
situation. Des nouvelles extraordinaires circulent et trouvent créance, quelle
que soit leur invraisemblance. L’état-major de la 3ème division
d’armée m’annonce même par téléphone que des troupes allemandes ont traversé
les Pays-Bas et s’avancent par le Limbourg. Grâce aux communications
téléphoniques que j’ai établies avec les postes de gendarmerie et avec le
lieutenant de Menten, en observation avec un peloton du 2ème
lanciers, près de la frontière hollandaise, j’obtiens des renseignements précis
sur les mouvements de l’ennemi et je peux à diverses reprises informer le
commandant de la division de l’inexactitude de racontars, inventés par les
espions boches et colportés par les froussards. Vers le soir, le général Leman me prévient
que deux divisions de cavalerie ennemie ont envahi notre territoire et m’ordonne
de faire sauter les ponts de Visé et d’Argenteau. Je transmets l’ordre à
Delattre ; pendant qu’il prend ses dernières dispositions, je retire mes
avant-postes de la rive droite et, de crainte d’accidents, procède à
l’évacuation des maisons voisines. Enfin, tout est prêt. Delattre me rejoint.
« Soyez tranquille, me dit-il ; par excès de prudence, nous avons mis
une double charge, quoique... » Une explosion lui coupe la parole. Nous
courrons, pleins de confiance. Quelle désillusion ! Des blocs entiers de macarite
n’ont pas détoné : A visé le pont est ébranlé, mais il reste praticable,
même aux voitures. A Argenteau, m’annonce-t-on, le résultat n’est pas plus
heureux. « C’est pas de la belle ouvrage », me déclare un sergent,
qui paraît aussi mortifié que moi. Quelques civils ricanent ; je les en...guirlande
et cela me calme les nerfs. De nouveau, le téléphone marche ;
nous demandons à l’état-major de Liège de nous expédier en toute hâte d’autres
explosifs. L’attente est interminable. L’ennemi va-t-il nous surprendre ?
Enfin, voici des autos. Vite nous plaçons les poudres et, le 4 août, à 6
heures, toutes les mesures sont prises. Cette fois, l’explosion est formidable.
Des blocs de pierre d’un mètre cube sont projetés à 200 mètres et la partie centrale
du pont, sur une longueur de 50 mètres, s’effondre dans la Meuse. Un fâcheux contretemps surgit :
l’ébranlement produit par l’explosion brise les lignes télégraphiques et
téléphoniques et interrompt nos communications. Que faire ? Maintenant que
les ponts sont rompus, ma mission n’est-elle pas terminée ? Dois-je
rejoindre la position fortifiée ou défendre le passage du fleuve ? Aucun
des courriers que j’envoie au général Leman ne reparaît. Tant pis, ma décision
est prise : j’y suis, j’y reste. Dès l’aube du 4, je m’efforce de
compléter la défense en utilisant les maisons qui donnent sur les ponts et qui
permettent de battre la rive adverse. Mais mon service d’informations laisse
beaucoup à désirer. De temps à autre, des soldats passent le fleuve sur deux
petites nacelles et s’en vont aux nouvelles. J’apprends ainsi qu’à Berneau se
trouve un corps important de cavalerie ennemie, suivi à courte distance d’une
nombreuse infanterie. Tout à coup, nous entendons un ronflement,
et un Taube apparaît dans les airs. Pendant quelques minutes, le sinistre
oiseau plane au-dessus de nous, lançant des proclamations du général von
Emmich ; puis il regagne les lignes ennemies, porteur de renseignements
fort inexacts, car il ne peut apercevoir mes troupes dissimulées derrière les
maisons, et il est même probable, étant donné sa hauteur, qu’il ne remarque pas
la rupture du pont dont la partie centrale gît en contrebas dans la Meuse. Averti par ce vol, je modifie mes
dispositions et rassemble toutes mes forces à Visé, à l’exception d’une
compagnie laissée à Argenteau. Bien m’en prend. A une heure, des hussards de la
mort débouchent sur la rive et, sans hésitation, se dirigent vers le pont. Mes
soldats, anxieux, le cœur battant, le doigt sur la gâchette du fusil, les suivent
de l’œil. « Attendez, dis-je, attendez, laissez-les approcher. »
Quand je les vis engagés dans la première partie du pont, -
« Feu ! » hurlai-je. – Pan ! Pan ! Pan ! La
fusillade crépite. Effrayés, les chevaux se cabrent, ruent, se débattent ;
des cavaliers roulent dans le fleuve ; d’autres, faisant demi-tour, se
jettent dans les rangs qui suivent, les bousculent et, dans une course éperdue,
s’échappent à travers les champs de trèfle et d’avoine. Quelle débandade !
A cet instant, un feu intense part des maisons de la rive droite, avoisinant le
pont. Ce sont les Allemands qui, à notre insu, ont occupé ces bâtiments et
protègent la retraite de leur cavalerie. Alors d’une rive à l’autre, la
fusillade se poursuit, intermittente, sans causer grand dommage. Pendant une accalmie, je crie à mes
braves : « Permission d’en griller une. » Et il faut voir avec
quelle joie ils savourent leur cigarette ; chez aucun, le baptême du feu
n’a produit la moindre émotion, tous les visages sont souriants ; on
plaisante, on blague, et au premier coup de feu de l’ennemi, gaiement, on
recommence le combat. Allongés à l’abri d’un mur, la vareuse
déboutonnée, les hommes de mon peloton de réserve reprennent des forces en
dévorant à belles dents des tartines beurrées. L’idée me vient de tenter une
expérience. – « Eh bien, demandai-je, êtes-vous fiers de participer au
feu ? Comme vous voyez, ça va bien, les Boches sont arrêtés. Seulement ce
n’est pas fini et, tout à l’heure, j’aurai besoin de trois gars déterminés, de
trois braves, des vrais, n’ayant peur de rien ; qui s’offre ? » Avant
la fin de ma phrase, tout le peloton est debout et crie : « Moi, mon
major. » Voilà que l’artillerie allemande entre en
ligne. Deux ou trois batteries, en position du côté de Mouland, au nord-est de
Visé, ouvrent le feu. Malgré leur courage, il me paraît nécessaire de
réconforter mes hommes qui, au nombre de 400, sans artillerie ni mitrailleuse,
luttent contre un ennemi infiniment supérieur. Je parcours les différents
groupes et, affectant une bruyante gaîté : « Eh bien, ricanai-je, on
va rire. Jamais les Boches n’ont réussi à diriger un coup de canon et cette
fois encore leurs projectiles tomberont partout excepté dans les maisons que
nous occupons. » Cette plaisanterie réussit étonnamment et
mes hommes saluent par des éclats de rire les shrapnells allemands qui éclatent
d’ailleurs à des hauteurs démesurées. Ma joie est extrême ; car si
l’artillerie avait tiré en plein sur les maisons, la position aurait été
intenable et nous aurions été immédiatement contraints à la retraite. Ah !
Si nous avions eu quelques pièces, que d’ennemis nous aurions culbutés ! Au cours du combat, des cavaliers de la
garde civique, sans doute mal renseignés, me signalent qu’une grosse colonne
d’infanterie a franchi la Meuse au nord de Visé et que déjà une batterie dirige
son tir contre nous. Cette nouvelle a d’autant plus de vraisemblance, qu’un
grondement de canon semble provenir d’une hauteur de la rive gauche. Isolé,
sans instructions, ma situation devient inquiétante. Afin d’assurer ma
retraite, je prescris à la 2ème compagnie d’entraver par son feu
tout mouvement de l’ennemi vers le sud, et à la 1ère compagnie de se
porter vers Hallembaye et de soutenir le poste placé à Lixhe, tout en observant
le terrain vers le nord. Bientôt la 2ème compagnie subit un feu de
mousqueterie et de mitrailleuse si violent que son commandant, le capitaine
François, est obligé d’évacuer certaines maisons longeant la Meuse, dont les
murs sont percés par les balles. D’autre part, le capitaine De Burghraeve,
commandant la 1ère compagnie, m’avertit que l’artillerie allemande
envoie une vrai trombe d’obus de tous calibres sur les troupes qui défendent le
gué de Lixhe ; que ses hommes, couchés sous les rafales, sont incapables
de répondre au tir de l’ennemi et encore plus incapables d’observer le
pays ; que les Allemands peuvent par conséquent traverser la Meuse sans
qu’il s’en aperçoive et sans qu’il soit à même de me prévenir. – « Tenez
bon, répondis-je, tout va bien. » Et de mon côté, je continue à encourager
mes braves qui, à Visé, résistent énergiquement. Cependant, vers 16 heures et demie, le
développement de plus en plus grand du front ennemi, joint à la faiblesse de
mes forces, dont une partie est immobilisée par le feu de l’artillerie adverse,
me détermine à évacuer ma position, en me couvrant, aux divers points occupés,
par des arrières gardes. Cette retraite se fait dans un ordre parfait et sans
que l’ennemi s’en aperçoive. La 1ère compagnie, malgré sa situation
dangereuse, parvient également à se retirer groupe par groupe. Seul, le poste de Lixhe nous cause de vives
inquiétudes. Vautrés dans les champs de betteraves, nos camarades profitent des
accalmies de l’ouragan d’acier pour bondir de quelques mètres en arrière, puis
se jeter de nouveau à terre. L’artillerie allemande multiplie ses coups, le sol
tremble, des nuages de poussière volent de toutes parts. Avec une émotion
intense, je suis des yeux cette course angoissante. Enfin, grâce à Dieu, les
voici : les soldats ont leurs capotes, leurs shakos, leurs sacs criblés de
balles ; deux hommes ont vu les bicyclettes qu’ils tenaient à la main
fracassées par des obus. Par une chance inouïe, personne n’est blessé. Nos
pertes totales sont d’ailleurs minimes et s’élèvent, c’est incroyable à dire, à
deux tués et à une dizaine de blessés. Par contre, des habitants de Visé nous
confirment que l’ennemi a beaucoup souffert et que de nombreux chariots
emportent ses blessés. Au moment où les derniers hommes du poste de Lixhe traversent
Haccourt, ils subissent le feu des patrouilles allemandes qui atteignent cette
localité. [1] Récits de Combattants recueillis par le Baron
C. Buffin. Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, Imprimeurs-Editeurs, 8, rue
Garancière, Paris 6ème [2] Le bataillon ne comprenait à ce moment que deux
classes de milice (classe de 1911 et de 1913), la mobilisation générale
décrétée le 31 juillet n’ayant pas encore produit ses effets. |