Médecins de la Grande Guerre
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Un pionnier de la
Résistance Dieudonné Lambrecht[1] Hommage a un pionnier Au cours de
la guerre 1914-18, maints de nos compatriotes pratiquèrent déjà, à la lettre,
une véritable Résistance, si même le mot n’était pas encore appliqué alors à
cette opposition opiniâtre aux manœuvres d’asservissement de nos populations
par les hordes barbares. Ils
n’avaient pas, eux, le stimulant de la radio, des messages parachutés, d’une
abondance de journaux clandestins.
N’empêche ! En deçà de la barrière de feu et de mitraille qui les
séparait des valeureux combattants de l’Yser, ils s’improvisèrent intrépides
soldats du front intérieur, payant souvent de leur liberté, si pas de leur vie,
leur activité périlleuse. Notamment dans deux importants domaines de la lutte
clandestine. En effet,
tandis que les uns s’évertuaient à recruter à travers le pays et à assurer leur
départ vers l’armée belge des milliers de volontaires qui devaient en combler
les vides, d’autres s’attachèrent à être, dans notre pays occupé, les yeux et
les oreilles des armées alliées, en leur fournissant les plus précieux
renseignements. Parmi ces
derniers, il convenait que fut évoquée d’abord, dans cette nouvelle collection
« Civisme » la lumineuse
figure de Dieudonné Lambrecht, un des premiers chefs de ces services de
renseignements, fusillé à la sinistre Chartreuse de Liège au début de 1916,
après avoir pu signaler utilement les mouvements des troupes allemandes qui
précédèrent l’offensive française de Champagne et laissaient déjà prévoir, peu
après, l’attaque de Verdun par les armées du Kronprinz. On ne
célèbrera jamais assez les mérites de ces premiers soldats sans uniforme, qui
montrèrent à nos compatriotes la voie de l’héroïsme. Et il faut savoir infiniment
gré à Laurent Lombard de s’obstiner, depuis tant d’années, avec un dévouement
et un désintéressement qui commandent le respect, à ne pas laisser tomber dans
l’oubli les grands exemples de générosité et d’abnégation de ces héroïques
combattants du front intérieur, dans les traces desquels les Résistants de
1940-44 n’eurent qu’à remettre les pieds. Colonel Camille Joset Président du Conseil National de la Résistance Dieudonné Lambrecht Pionnier de la
Résistance civile belge en 1914 Comme son
cousin Walthère Dewé, Dieudonné Lambrecht a vu le jour au Thier-à-Liège, quartier
qui domine la Cité Ardente et dont la population se composait à l’époque de
cultivateurs, de maraîchers et d’armuriers. Il y est né dans une tortueuse
venelle, rue du Préay, le 4 mai 1882. Après des études primaires à l’école
communale, il suivit brillamment les cours de l’Ecole Moyenne de la ville. En
même temps, il bénéficia d’une solide éducation chrétienne qui lui mit au cœur
un grand idéal de dévouement aux causes généreuses. Nature gaie, franche,
ouverte, il gagnait la sympathie de tous ceux qui l’approchaient. Après des
débuts très modestes à l’imprimerie Demarteau, puis dans l’administration, il
reprit, avec son beau-frère, une petite usine de mécanique et d’armurerie, rue
Vivegnis à Liège. Au début de la guerre de 1914, il a trente-deux ans et,
malgré la grande épreuve qui s’est abattue sur le pays, de riantes perspectives
s’ouvrent devant lui : bonheur familial auprès d’une épouse tendrement
aimée, joie de se dévouer au bien-être de ses vieux parents, situation de plus
en plus remarquée dans le monde industriel. Toutes ces conditions matérielles
et morales qui font de lui un homme heureux, dans le plein sens du lot,
Dieudonné Lambrecht va les sacrifier volontairement pour contribuer au salut de
son malheureux pays opprimé. Une tâche d’une importance
exceptionnelle Après la
bataille de la Marne, il se créa de la Mer aux Vosges, dans le Nord de la
France et en Belgique, une sorte de vaste hinterland constamment sillonné par
des unités allemandes en partance pour les lignes de feu de l’Est ou de
l’Ouest, ou retirées du front pour être mises en repos dans différentes
régions. Le front proprement dit comprenait le plus souvent un triple réseau de
tranchées s’échelonnant sur une profondeur variant de dix à vingt kilomètres,
puis venait la zone d’étape, soumise à une surveillance particulièrement sévère
et où les civils ne pouvaient pénétrer que munis de laissez-passer spéciaux.
Des centaines de villes et villages situés immédiatement derrière le front
grouillaient de soldats gris qui, pendant quatre ans, y vécurent comme en pays
conquis. Les
Etats-Majors alliés se rendirent compte de la nécessité de surveiller et
d’épier les allées et venues de ces masses d’hommes afin d’être prévenus à
temps des concentrations de troupes préalables aux offensives. C’est pourquoi
leurs émissaires s’établirent en Hollande, avec mission de créer des services
de renseignements charger de leur signaler, par les voies les plus rapides, les
mouvements de troupes ennemies. De leur côté, les Allemands s’empressèrent de
prendre des mesures extraordinaires pour empêcher l’activité du service
d’espionnage derrière leurs lignes. Dans la plupart des grandes villes du Nord
de la France et de la Belgique, ils établirent des Polizeistellen confiées à
des policiers professionnels et c’est ainsi que derrière l’immense front de
l’ouest, où les canons grondaient nuit et jour, commença dès novembre 1914 une
guerre sans armes, une guerre dans l’ombre, qui eut ses héros, ses mystères et
ses drames. Dès décembre 1914... Autorisé à
se rendre en Hollande en qualité d’agent industriel, Dieudonné Lambrecht entra
en rapport avec un délégué de l’Etat-Major anglais en mission à Maestricht et
accepta sans hésitation de se mettre à son service. Il recueillit des
renseignements dans la région liégeoise et se chargea de les porter lui-même à
son chef. Bien qu’il fût minutieusement fouillé à chaque passage, il n’hésita
pas à transporter des lettres de soldats et des messages télégraphiques qu’il
expédiait de Hollande à Paris. Il était efficacement aidé par sa vaillante
épouse. Parce qu’il
joignait aux fortes qualités morales d’un homme d’action, celles non moins
appréciées de l’intellectuel à l’esprit prompt et à l’imagination féconde, ce
nouvel agent secret décidé à tout risquer pout hâter l’heure de la victoire
finale, ne devait pas tarder de se signaler par des initiatives qui révélèrent
sa forte personnalité à ses chefs. Ayant compris l’importance d’une observation
méthodique des troupes ennemies, il prit des dispositions de nature à saisir
immédiatement tous les déplacements des grandes unités constituées venant du
front de l’Est ou quittant le front de l’Ouest. En cette année 1915, il y eut à
travers notre territoire de fréquents déplacements de divisions allemandes. A
certains moments, nos observateurs voyaient défiler sur notre réseau
ferroviaire des dizaines de trains bondés de troupes ou chargés de matériel. Il
s’agissait alors non seulement de déterminer exactement la nature et
l’importance de ces convois, mais aussi leur provenance et leur destination.
« Est-il besoin d’une grande science stratégique, écrit Walthère
Dewé, pour concevoir l’importance capitale d’une documentation exacte sur les
déplacements de l’ennemi au cours de la guerre moderne ? Sans cette
documentation, les deux adversaires ne seraient-ils pas comme deux lutteurs
qui, dans une chambre obscure, se chercheraient dans l’ombre, sans pouvoir
deviner quel coup les menaces soudain. Fournissez à l’un d’eux un faisceau de
lumière qu’il puisse, sans se dévoiler, diriger sur l’adversaire pour en épier
les moindres approches : quel avantage n’en retirera-t-il pas ? N’était-ce
pas un peu la situation des chefs d’armées au front, si l’on songe surtout que
les mouvements importants se passaient à l’arrière, loin des patrouilleurs, à
l’abri des raids et des coups de main. Et le faisceau lumineux, où le trouver,
sinon dans le travail obscur de l’observateur qui, au bord d’une voie ferrée,
dénombre et analyse les transports de l’ennemi ? Comme on l’a dit, c’est par
ses yeux que les chefs voyaient, par ses yeux qu’ils estimaient les forces
déplacées vers tel point du front, les munitions amassées ailleurs, les armes
et le matériel rassemblés ailleurs encore. N’y a-t-il pas quelque chose de
troublant, de tragique presque, à penser qu’un simple ouvrier, qu’un paysan,
derrière sa fenêtre masquée, comptant avec précaution des wagons qui passent,
peut, si ses renseignements sont transmis en temps utile, réagir avec
efficacité sur les plans savamment combinés d’un état-major de stratèges et de
tacticiens ? » Observation méthodique Convaincu
de la nécessité de signaler de façon précise aux Etats-Majors alliés les allées
et venues des unités ennemies derrière le front, Dieudonné Lambrecht va
s’appliquer à une triple tâche : créer des postes d’observation aux
endroits les mieux appropriés à la surveillance des convois ennemis, styler des
agents en vue d’un rendement régulier et méthodique, assurer la transmission
des rapports à travers la Hollande par des voies sûres et rapides. Dès le
début, il crée les postes de Liège, de Stavelot, de Jemelle et, en août 1915,
son réseau s’étend aux provinces de Liège, de Luxembourg et de Namur. Il songe
à pénétrer en France et à recruter des observateurs à Charleville. Il n’enrôle
que des hommes de confiance, prêts à affronter tous les risques pour servir
leur malheureux pays, envahi par les troupes d’un peuple parjure. C’est ainsi
qu’à Stavelot il a trouvé des collaborateurs enthousiastes dans les familles
Grandprez et Grégoire. Le brave père Grégoire qui a trois fils au front n’a pas
hésité une minute lorsqu’on lui a demandé d’accepter le poste périlleux
d’observateur. Jour et nuit, sa femme et lui-même se relayeront pour observer
tous les trains qui passent sur l’importante voie ferrée Trois-Ponts-Stavelot-Malmédy.
Leurs rapports sont des modèles de précision minutieuse. Voici le genre de
formulaires que Dieudonné Lambrecht leur procurait : Date Gare (par lettres convenues) Direction (par lettres convenues) Nombre de trains Total des wagons Wagons vides Wagons fermés Wagons de soldats Fourgons de troupes Animaux Canons de campagne Gros canons Mitrailleuses Caissons à munitions Aéroplanes Automobiles Camions Vivres Croix-Rouge Zeppelins Divers Voitures à voyageurs La transmission des rapports posa des problèmes
extrêmement compliqués parce que dès 1915, les Allemands avaient pris des
mesures de précautions extraordinaires pour empêcher le passage de personnes et
de documents suspects. Plus d’une fois, Dieudonné Lambrecht entreprit lui-même
le voyage en Hollande, dissimulant dans les boutons de son veston les plis
copiés sur du papier de soie. D’autres fois, il s’adressa à des bateliers, à
des fraudeurs ou des passeurs professionnels. Ainsi qu’on le verra plus loin,
ce sont les nécessités d’une transmission rapide qui l’ont contraint à recourir
aux services de gens dont il n’était pas toujours possible de vérifier
l’identité ni de contrôler la bonne foi. Les
rapports étaient transcrits à l’encre invisible et déchiffrés en Hollande au moyen
d’un réactif à base d’alcool et d’iode. Lors de l’offensive française en
Champagne... L’année
1915 fut marquée sur le front occidental par les grandes offensives d’Artois et
de Champagne. Il y eut à cette époque de vastes mouvements de troupes à travers
notre pays. En mai, des divisions allemandes furent ramenées du front serbe au
front des Flandres par la ligne du Luxembourg, tandis qu’en août d’importants
renforts venant du front russe étaient dirigés vers la Champagne où les
Français préparaient une attaque d’envergure. Lambrecht signala en temps
opportun ces vastes déplacements d’unités constituées, ce qui eut pour
conséquence que l’offensive de Champagne fut avancée de deux jours. La
correspondance de ses chefs, à cette époque, nous fournit des précisions sur
son rôle. Le délégué de l’Etat-Major anglais lui écrit : « Votre
dernier rapport sur les mouvements de troupes et généralités dans le pays de
Liège et l’Est de la Belgique était très bon ; nous serions heureux d’en
recevoir de tels régulièrement, toutes les semaines par exemple ». Puis,
peu de temps après : « Le rapport émanant de votre service qui nous
renseignait les « arrivages » de troupe à Jemelle, Arlon, etc... nous
a été très utile et vous a valu l’approbation de mes chefs ». En novembre
1915, les Français reconnaissent l’importance des services qu’il leur a rendus
en leur faisant parvenir régulièrement une documentation sur les mouvements de
l’ennemi qui ont précédé leur offensive en Champagne : ils le proposent
pour la Croix de Guerre. Ainsi donc est reconnu pour la première fois
officiellement le caractère hautement méritoire de l’activité des soldats sans
uniformes, luttant dans l’ombre pour éventer et faire échouer les desseins de
l’ennemi. Cette lutte va prendre une ampleur telle qu’à côté de son armée qui
monte la garde sur l’Yser, la Belgique en comptera une autre composée
uniquement de volontaires qui, comme leurs camarades en uniforme, sauront
combattre, souffrir et mourir, pour la défense de notre liberté. Avant l’attaque
allemande sur Verdun Avant la
grande attaque qu’ils déclenchèrent le 21 février 1916, les Allemands
concentrèrent devant Verdun, au cours des mois de décembre 1915 et de janvier
1916, près de cent cinquante mille hommes et plus de dix-huit cents pièces
d’artillerie. Pour camoufler cette importante concentration d’effectifs et de
matériel, et dérouter ainsi nos observateurs, ils firent accomplir à leurs
convois les détours les plus invraisemblables. Toutes ces manœuvres ne
trompèrent cependant pas Dieudonné Lambrecht. C’est alors
qu’il mit à son actif un de ses plus remarquables exploits. Au sujet de
celui-ci, feu le révérend Père Desonnay, de la Compagnie de Jésus, a laissé le
témoignage suivant : « En
1916, écrit-il, Dieudonné suit depuis des semaines les préparatifs des
Allemands à Verdun ; plusieurs fois, il m’en entretient avec
angoisse ; mais il y en a aussi en Champagne ; où l’offensive se
déclenchera-t-elle tout d’abord ? Les derniers camouflent-ils simplement
les autres, ou annoncent-ils là une action parallèle ? L’essentiel serait
donc de savoir où les Allemands débuteront. Or peu de temps avant le
déclenchement, Dieudonné me communiqua qu’il savait de source sûre que le
Régiment 132 avait pour chef un colonel, l’« homme de confiance et bras droit
de Mackensen », que ce régiment revenait d’orient et que là où il se
trouverait, là s’engagerait le combat. Il fallait donc saisir le passage de ces
troupes, les suivre, s’assurer de l’endroit du front où elles seraient jetées.
Dieudonné s’en occupa aussitôt et me demanda de trouver des agents ayant libre
parcours vers Gand et la Flandre, car les lignes parallèles au front Ouest
permettaient aux Allemands de ramener de là leurs troupes vers Verdun et ainsi
de nous dépister. Il était sûr du reste du réseau. En fait
(Dieudonné avait-il reçu une nouvelle indication du major ou cela fut-il dû à
son flair ?) ce fut lui-même qui surprit le passage du fameux
régiment ; il monta dans le train et l’accompagna jusqu’à Marloie.
Au-delà, ses papiers ne lui permettaient pas d’aller, mais ses agents, avertis,
suivirent le régiment. Celui-ci alla droit au front de Verdun. Dieudonné vint
me prévenir de la nouvelle que déjà il avait transmise. De fait, l’attaque de
Verdun fut presqu’aussitôt déclenchée ». Le 28
janvier 1916, un chef de Lambrecht revenant d’Angleterre où il avait été envoyé
en mission lui écrivait : « Je te confirme les grandes félicitations
que j’ai reçues à mon dernier voyage, au Grand Quartier Général anglais. Tous
les renseignements des différents postes sont très appréciés des grands chefs
et, en particulier, celui de Jemelle, du 15 décembre dernier, donnant les
numéros de régiments qui ont été reconnus exacts et d’une importance capitale.
Veux-tu transmettre ces félicitations à tous les agents et dis-leur qu’ils ne
seront pas oubliés. Comme je te l’ai dit, le Commandant tient beaucoup à notre
service, connaissant la valeur des rapports ». Grands projets Les
brillants résultats obtenus par le service Lambrecht en 1915 décident les chefs
de l’ardent patriote liégeois à lui assigner de nouvelles tâches qui vont
l’exposer à de très grands risques, mais qu’il accepte cependant avec
empressement. Il s’agit d’étendre son réseau loin vers le sud jusqu’à proximité
du front. En janvier
1916, M. Afchain, délégué du Grand Quartier Général anglais, établi en
Hollande, lui écrit :
« Voici les autres postes dont nous avons convenu et que l’on
attend avec la plus grande impatience : Bertrix, Orgéo, Autelbas, Virton,
Montmédy, Mézières, Mohon. Comme nous aurons un agent mobile qui ira dans le
pays de Chimay, il pourrait peut-être créer deux postes fixes de chemin de fer,
un à Mariembourg et un à Chimay. De là, il pourrait s’aboucher avec d’autres
personnes, pour créer deux autres postes, un à Hirson et un à Fourmies. Ces
deux derniers sont ce qu’il y a de plus important comme postes derrière le
front. Aussi, ce serait un magnifique résultat si tu y parvenais. Ces quatre
postes seraient centralisés à Chimay une fois par semaine. Voilà, me diras-tu,
de quoi faire reculer la meilleure volonté ; mais connaissant ta ténacité,
je suis assuré que tu réussiras autant qu’il sera possible... » C’est au
moment où Dieudonné Lambrecht se donnait corps et âme à la réalisation de ces
grands projets que l’ennemi réussit à entrer en contact avec son organisation
et à déceler toute son activité. Voici dans quelles circonstances. Un service de contre-espionnage bien
organisé C’est le
consul allemand von Morath qui, à Maestricht, est chargé de dépister les agents
secrets des Alliés travaillant dans les territoires occupés. Ces agents
n’éprouvent pas de très grandes difficultés à recueillir des renseignements sur
les mouvements des troupes ennemies, mais ce qui les expose à de très grands
risques, c’est la transmission de leurs rapports en Hollande, d’où ils sont
acheminés vers les Etats-Majors français, anglais et belge. Les Allemands, en
effet, ont créé dans toutes les grandes villes néerlandaises des centres actifs
de contre-espionnage qui disposent de puissants moyens d’action. C’est ainsi
qu’à Maestricht le consul allemand von Morath a à sa disposition nonante-cinq
indicateurs de nationalités diverses et répandus dans tous les milieux sociaux
de la ville. Un bon nombre d’entre eux, parlant couramment le français, le
flamand et souvent même le wallon, fréquentent les cafés de la zone-frontière
où ils entrent en contact avec les Belges qui ont réussi à pénétrer en
territoire hollandais en trompant la surveillance des postes allemands. Ils les
questionnent adroitement en vue de repérer l’organisation secrète qui s’est
occupée de leur passage. D’autres, munis de minuscules appareils
photographiques, surveillent discrètement les abords du consulat belge,
prennent en filature les visiteurs et essayent par tous les moyens de dépister
les groupements secrets travaillant pour les Alliés. La tactique
la plus efficace consiste pour les hommes de von Morath à se faire enrôler
comme passeurs par un de ces groupements et à gagner la confiance de leurs
chefs. Cela leur est d’autant plus facile qu’ils disposent de pièces d’identité
truquées, invérifiables, et qu’ils ont toute liberté de passage entre la Belgique
et la Hollande. Dès qu’ils sont enrôlés dans un de nos services, ils y simulent
une activité désintéressée et courageuse jusqu’à ce que, ayant réussi à pénétrer
tous les secrets de l’organisation, ils livrent tous les renseignements
recueillis à von Morath. Ils ont alors droit à une prime spéciale se chiffrant
d’après l’importance de l’affaire et atteignant le plus souvent cinq ou six
cents florins. von Morath alerte immédiatement la Polizeistelle du secteur où
le service secret a son siège et ce sont alors dans les territoires occupés d’impressionnantes
rafles de patriotes qui se demandent avec angoisse comment la police allemande
est parvenue à déceler leur activité et se perdent en conjonctures sur les
causes de leur arrestation. La plupart des services clandestins belges qui
furent détruits en 1915 et en 1916 ont été victimes de ces fatales infiltrations
d’agents « doubles ». Ce sera le grand mérite de l’éminent tacticien
de la guerre secrète, Walthère Dewé, d’avoir fait échec à ces stratagèmes
faciles en protégeant son puissant service, « La Dame Blanche », par un
système de contre-espionnage destiné à empêcher toute pénétration d’éléments
douteux dans ses cadres. Au moment où Dieudonné Lambrecht dirige une des
premières organisations clandestines du pays, il a pleine confiance dans la
prudence des chefs qui, en Hollande, sont chargés d’assurer, avec le concours d’agents
sûrs, la transmission des rapports à travers la zone-frontière. Or, c’est l’imprudence
d’un de ces chefs qui va anéantir toute son œuvre et provoquer son arrestation,
suivie de sa mort sous les balles allemandes. Un « honnête »
cafetier hollandais... En février
1916, la gigantesque bataille de Verdun fait rage et les Allemands ont pris des
mesures de précautions extraordinaires pour empêcher toute transmission de
renseignements sur leurs troupes aux Etats-Majors alliés. La surveillance à la
frontière hollandaise a été renforcée au point que tout passage clandestin
semble impossible. A Maestricht, les délégués de ces Etats-Majors sont inquiets :
leurs chefs les harcèlent pour obtenir le plus tôt possible des rapports précis
sur les déplacements des divisions ennemies et ils sont presque tous coupés de
leurs agents qui continuent à travailler dans les territoires occupés, mais ne
parviennent plus à transmettre les renseignements recueillis. Il faut à tout
prix rétablir les communications et trouver des passeurs clandestins à même de
se charger de cette tâche difficile. Il faut au surplus que ces passeurs soient
tout à fait sûrs. Où les trouver, sinon dans les milieux de contrebandiers...
Mais les contrebandiers ne sont pas des gens à inspirer confiance. Alors ?
Force est de s’informer discrètement auprès de Hollandais pro-belges... Et c’est
ainsi que, impatient de rentrer en contact avec Dieudonné Lambrecht, le chef de
celui-ci se mit en rapport avec un honnête cafetier hollandais, Nicolas
Keurvers, qu’on lui avait signalé comme un ardent ami de la Belgique et
toujours près à rendre service aux réfugiés belges. La visite qu’il lui rendit
lui laissa la meilleure impression. Non seulement Keurvers connaissait
plusieurs passeurs, mais il pouvait passer lui-même la frontière sans éveiller
l’attention des sentinelles allemandes. Ce fut plus qu’il n’en fallait pour
gagner la confiance du délégué de l’Etat-Major anglais qui lui remit la lettre
suivante destinée à Dieudonné Lambrecht et dans laquelle, sous d’imprudentes
allusions conventionnelles et transparentes, le rôle de celui-ci était divulgué : « Le 24-2-1916 Mon cher ami, Je te
confirme la longue liste de commandes du 28-1-16, remise chez l’ami Dup.
(Dupont pseudonyme de M. Leclercq), à laquelle je n’ai pas eu de réponse, à mon
grand regret. Notre camionneur,
qui a porté ce mot du 28 janvier, ne pouvant plus passer actuellement, je
profite de celui qui te remettra ce mot et qui passe une fois par semaine. (Il
a déjà porté des commandes pour nous chez Krull, en novembre). Je crois qu’il
est le seul en ce moment à pouvoir le faire. Aussi j’espère que tu vas sans
aucune faute, nous tirer de cette situation critique, en lui remettant le relevé,
aussi complet que possible, de tout ce que tu as en magasin. C’est absolument
nécessaire de profiter de l’occasion, aucun de nos concurents ne pouvant livrer. Excuse mon
insistance, mais c’est sur l’ordre du directeur que j’agis. Il me rappelle,
dans une de ces dernières lettres, que tu as toujours géré les affaires avec
dévouement et activité et il me dit que c’est le moment, plus que jamais, de
soigner toute la clientèle, les grosses affaires sont reprises et vont
continuer. Que l’ami Dup. s’entende avec ce camionneur pour lui remettre, à son
prochain passage, tout ce qu’il aura encore de prêt... » « Voici une lettre
que je vous apporte de Maestricht... » Le mardi 29
février 1916, Keurvers se présente chez N. Leclercq, rue de Campine, 380, à
Liège avec un pli adressé à M. Dupont. C’est Madame Leclercq qui le reçoit : -
Voici, dit-il, une lettre que je vous apporte de Maestricht.
L’accent germanique de ce visiteur inattendu met la prétendue « Mme Dupont »
en méfiance. -
Il doit y avoir erreur, répond-elle, je ne connais personne à
Maestricht ni mon mari non plus. -
Celui qui m’envoie m’a chargé de vous donner le mot de passe :
« Les sept colis de cigares
tricolores sont bien parvenus ». Cela ne suffit pas à inspirer
confiance à Mme Leclercq et comme son mari vend des cigares, elle enchaîne très
adroitement : -
Mon mari ne m’a pas parlé de réception de cigares. Je ne sais
ce que vous voulez dire et je vous répète que nous n’attendons rien de
Hollande. Keurvers parle alors de ses
rapports avec M. A..., chef de Dieudonné Lambrecht et essaye d’obtenir quelques
renseignements sur le service de ce dernier. -
Je ne connais rien de tout cela, continue Mme Leclercq. -
C’est bon, je tâcherai de voir votre mari alors, et je reviendrai
jeudi, car il me faut absolument une
réponse. A peine l’homme
a-t-il le dos tourné que Mme Leclercq court chez son cousin Dieudonné Lambrecht
et le met au courant de l’inquiétante visite qu’elle vient de recevoir. -
Cet homme me paraît louche, lui confie-t-elle. Non seulement
il a un accent allemand, mais bien que je lui ai affirmé que nous n’attendions
rien de Hollande, il a mis une réelle insistance à me faire accepter son pli. -
Mais puisque le mot de passe est exact, répond Lambrecht, tu
n’as absolument rien à craindre et tu aurais dû accepter sa lettre. Tu
comprends bien que Monsieur A... ne va pas nous envoyer un homme dont il ne
serait pas sûr. S’il lui a donné le mot de passe, c’est qu’il a pleine
confiance en lui. En tout cas, quand il reviendra, prend sa lettre : j’ai
ici un très important rapport à faire passer en Hollande le plus tôt possible. Lorsqu’elle
rentra chez elle, Mme Leclercq apprit que l’étranger s’était représenté et qu’il
avait laissé à la servante le pli dont il était porteur. -
Si ce n’est pas pour Madame, elle n’a qu’à le déchirer,
avait-il dit en s’en allant. Le
lendemain à la première heure, Dieudonné Lambrecht prenait connaissance du pli
que nous avons reproduit plus haut ; il reconnut la signature de M. A...
et puisque le mot de passe était exact, il lui sembla qu’il n’y avait plus lieu
de douter. Il décida donc de voir le mystérieux visiteur le jeudi suivant. Il l’attendit
tout l’après-midi, mais l’homme ne vint pas. Ce n’est qu’à sept heures, après
le départ de Lambrecht, qu’il se présenta chez Mme Leclercq : -
J’ai été arrêté par les Allemands qui m’ont fouillé,
raconte-t-il, c’est pour cela que je suis en retard. Et une fois
de plus, il essaya de se renseigner discrètement sur le Service. -
Je ne connais rien de tout cela, dit Mme Leclercq. Vous
verrez d’ailleurs mon cousin demain à 10 heures. Une entrevue fatale... Le vendredi
3 mars, eut lieu, au domicile de M. Leclercq, l’entrevue au cours de laquelle
Dieudonné Lambrecht, fermement convaincu qu’il avait affaire à un homme sûr,
remit à Keurvers, avec mission de le faire parvenir le plus tôt possible à son
chef M. A..., un long rapport contenant le relevé complet des mouvements de
troupes à ce moment. Ce rapport avait exigé un travail énorme et il l’avait
entièrement recopié de sa main. Sans
méfiance aucune, le patriote liégeois redescendit en ville avec le courrier hollandais,
mais qu’elle ne fut pas sa surprise en apercevant rue de l’Académie le chef de
la Polizeistelle de Liège, le Lieutenant Landwehrlen et le traître belge
Douhard. Après avoir quitté Keurvers, Dieudonné Lambrecht ne fut pas long à se
rendre compte qu’il était filé par ces deux individus qui le suivirent en tramway
jusqu’à Sclessin où il avait affaire et, de là, à Liège. Lorsqu’il descendit au
boulevard d’Avroy pour se rendre rue Ste Véronique chez un de ses agents, M.
Lallemand, il s’aperçut que Douhard était toujours à ses trousses. Durant toute
la visite, il put voir, à travers les rideaux, ce dernier qui faisait le guet
pendant que Landwehrlen l’attendait à quelque distance. Le soir
même, Keurvers se présenta chez M. Leclercq ; il désirait absolument
revoir M. Lambrecht. -
Je dois partir demain, dit-il, et il faut que j’aie un
entretien avec lui avant mon départ. -
Il ne m’est pas possible de vous donner son adresse, répondit
M. Leclercq, car il ne veut pas que sa femme connaisse ses rapports avec la
Hollande. -
Ne pourriez-vous, tout au moins, lui fixer un rendez-vous
pour demain ? Je serai au café L..., sur le quai de la Batte ? -
C’est entendu, je lui en parlerai. Le lendemain, M. Leclercq se rendit lui-même
au rendez-vous afin de constater s’il n’y avait rien de suspect dans les
environs. Il vit Keurvers et lui proposa de venir au café du Marronnier où Lambrecht
l’attendait. Il se mit ensuite à la recherche de ce dernier qu’il devait
retrouver rue du Potay. Comme il n’y était pas encore, il se décida à retraverser
la place St Barthélemy et c’est alors qu’il aperçut Douhard qui le guettait.
Sans hésiter, il sauta dans un tram se dirigeant vers le centre. Il revint
ensuite vers la rue du Potay où il rencontra son cousin et lui fit part de ses
appréhensions. Lambrecht avait lui-même aperçu deux policiers allemands en
civil place Maghin et il avait la conviction que cette fois les hommes de
Landwehrlen étaient sur ses traces. Alors, se
posa pour le patriote un problème angoissant : il aurait pu se mettre en
sécurité, mais pour cela il fallait quitter sa femme, mère d’une petite fille
de quelques mois, et l’exposer à de redoutables risques. D’autre part, la
pensée d’abandonner ses collaborateurs aux représailles de l’ennemi lui
répugnait. Il décida de supporter jusqu’au bout les lourdes responsabilités qu’il
avait librement acceptées et resta stoïquement à son poste. Dans le
courant de l’après-midi, son cousin, M. Leclercq, qui s’était rendu en ville,
fut pris en filature par Douhard. Il se dirigea vers le café des
Deux-Fontaines, rue Haute-Sauvenière, avec l’intention de s’échapper par la
porte de la rue ST Michel et d’aller de nouveau prévenir son cousin, mais, à l’entrée
de cet établissement il se heurta à des policiers allemands qui l’arrêtèrent. Peu
de temps après, une automobile montée par quatre Allemands en civil stoppait à
quelques centaines de mètres de la maison de Dieudonné Lambrecht. A cette heure,
les portes des maisons étaient ouvertes, car on procédait au nettoyage, ce qui
permit aux policiers d’entrer sans sommation, de monter directement à la chambre
du patriote et de le maîtriser sans qu’il eût pu esquisser un geste de défense.
La maison fut immédiatement fouillée de fond en comble, mais sans succès. Tous
les documents cachés sous un pavé échappèrent à la fouille, mais quelques
lettres tombées entre les mains des sbires allaient suffire à identifier l’écriture
du patriote qui avait remis son dernier rapport écrit de sa main à Keurvers.
Car ce Keurvers, « l’honnête » cafetier hollandais, dont les
apparentes sympathies pro-belges avaient trompé M. A..., était bel et bien un
agent de von Morath. Pour la somme de six cents florins, ce misérable avait
ainsi vendu un homme d’une valeur exceptionnelle et dont le souvenir est
aujourd’hui encore, très vivant dans les milieux liégeois où il a vécu. « Quoi qu’il
advienne, soyez tous courageux. » Le rapport remis par Keurvers à Landwehrlen était en
lui-même un terrible acte d’accusation contre Dieudonné Lambrecht qui l’avait
entièrement rédigé. Tout y révélait le travail scientifique et minutieux d’un
intellectuel et d’un homme d’affaires rompu aux finesses et aux nuances des
exposés clairs et méthodiques. Non seulement les mouvements des troupes
allemandes y étaient signalés avec toutes les précisions requises de temps et
de lieu, mais les moindres détails d’écriture et d’expression dénotaient l’œuvre
d’un maître dans l’art de l’observation militaire. L’ampleur de la
documentation qui y était contenue attestait au surplus l’existence d’une
puissante organisation, avec des ramifications dans les différentes régions du
pays. Ce qu’il fallait obtenir de ce dangereux adversaire, c’est qu’il révèle
les secrets de cette organisation, susceptible de reprendre son activité sous
les ordres d’un autre chef. Cependant, chose étrange, Landwehrlen et ses séides
renoncèrent à leur brutalité habituelle pour le contraindre à des révélations.
Son attitude digne, ferme et énergique leur en imposa. Il assuma l’entière
responsabilité de son activité anti-allemande, telle qu’elle apparaissait à la
lumière du document tombé entre leurs mains, mais il opposa un non catégorique
à toutes les questions tendant à lui arracher l’un ou l’autre aveu
compromettant pour ses collaborateurs. « Nous
avons vu tout de suite que cet homme ne parlerait pas » déclara plus tard
un juge allemand. Il ne
restait qu’une solution : déférer le plus tôt possible à un Conseil de
Guerre ce dangereux ennemi de l’Allemagne, de le faire abattre par un peloton d’exécution
et d’annoncer partout sa mort par voie d’affiches afin d’impressionner et de
décourager les Belges qui seraient tentés de se livrer encore à ce genre d’activité
clandestine. Aussi le procès ne traîna-t-il pas et tout fut mis en œuvre pour
lui donner un certain retentissement. Cependant, dès le début de mars, l’héroïque
prisonnier réussissait à faire parvenir à sa femme un billet clandestin qui
révèle toute sa noblesse d’âme : « Mon moral est aussi bon que possible,
de même que le physique. Mais comme les heures sont longues, et comme on pense
loin... Qu’adviendra-t-il ? Ne te fais pas d’illusions, ma situation est
très critique et très grave et Dieu seul peut me sauver. Ma consolation, c’est
la prière, et c’est elle qui me donne la résignation si nécessaire. C’est dans
des épreuves comme celle-ci que l’on sent le bonheur de croire. Quoi qu’il
advienne, soyez tous courageux... » Dans un
autre billet clandestin du début mars, il donne quelques précisions sur son
procès et prévoit lui-même son exécution : « D’après les dires du juge d’instruction,
les rapports – Il a fallu huit grandes pages pro-patria pour les recopier à la
machine – étaient si importants et si bien documentés, que, malgré leur grand
désir de connaître toute l’organisation, j’ai été arrêté immédiatement, de
crainte que je ne parvienne à les faire parvenir par une autre voie. Tous les
mouvements de trains et de troupes de février, des masses d’indications que j’avais
recueillies dans mes nombreux voyages, tout cela était de première importance.
Aussi, si, je suis fusillé, j’espère que le gouvernement tiendra compte de mes
services nombreux et prolongés, pour indemniser ma famille de ma disparition. C’est
une tâche que je confie à mes amis et dont ils s’acquitteront en toute
conscience. C’est Crulle et Arnold qui sont le mieux
documentés. Ce sont des hommes de cœur. Ils se dévoueront pour moi. Après les
événements, leur remettre des papiers, ils feront le nécessaire, je n’en doute
pas. J’ai été proposé pour la Croix de Guerre
en novembre. Rappelez mes services pour l’offensive
française, en septembre, en Champagne. » « On ne lui
pardonne pas Verdun... » Quelques
jours avant la comparution de Lambrecht devant le Conseil de Guerre, l’aumônier
Kruger déclara à l’abbé Van Roy, curé du Thier à Liège, qui s’informait de l’évolution
du procès : « Je puis bien vous le dire : il n’y a rien à faire.
M. Lambrecht sera exécuté. Tout a été tenté pour le sauver. On est parvenu à
intéresser même le Reine de Hollande et le Roi d’Espagne à sa cause. Rien n’y
fera : on ne lui pardonne pas Verdun. Lambrecht meurt pour sa Patrie, mais
il peut dire qu’il lui a rendu fièrement service ! » C’est le 7
avril 1916, c’est-à-dire au moment où les troupes du Kronprinz s’épuisaient en
efforts sanglants et vains devant Verdun que l’industriel liégeois qui avait
été le premier à signaler aux Alliés les formidables préparatifs d’attaque de l’ennemi,
comparut devant le Tribunal de Campagne chargé de le juger. Grâce à son
admirable fermeté devant l’enquêteur Landwehrlen, aucun de ses agents n’avait
été arrêté ni inquiété. Seul son cousin, M. Leclerq était à ses côtés, mais il
avait tout fait pour le mettre hors cause en assumant la responsabilité de ses
contacts avec Keurvers. Les charges
qui pesaient sur l’accusé étaient trop lourdes pour autoriser le moindre
espoir, aussi, les efforts du défenseur, un officier allemand, en vue d’éveiller
chez les juges des considérations de mansuétude ou d’humanité en faveur de cet intellectuel
de trente-quatre ans dont la noble contenance les impressionnait, furent-ils
sans effet. Sans donner le moindre signe d’inquiétude ou d’émotion, l’héroïque
patriote écouta l’implacable réquisitoire de l’auditeur militaire et c’est avec
le même calme que, ramené au Palais le 12 avril, il entendit la fatale
sentence. Si la
condamnation à mort de Dieudonné Lambrecht avait suscité un vif émoi dans la
Cité Ardente, elle avait eu un certain retentissement dans les milieux
militaires allemands où l’on avait appris, non sans inquiétude qu’une puissante
organisation secrète opérait sur les arrières du front. C’est pourquoi le
recours en grâce du condamné fut immédiatement rejeté et le 17 avril celui-ci
fut transféré à la Chartreuse pour y être exécuté le lendemain à l’aube. Il
accueillit cette nouvelle avec calme et malgré l’atroce douleur de quitter ses
vieux parents, sa femme et sa petite fille âgée de quelques mois, il garda une
parfaite sérénité d’esprit pendant les dernières heures qui précédèrent son
exécution et c’est d’une main ferme qu’il traça ses ultimes messages d’adieu à
tous les êtres chers qu’il allait quitter pour toujours : « Demain 18 avril je serai exécuté.
Quelle coïncidence, écrit-il à sa femme, ce sera justement le dernier jour de
notre dixième année de mariage. Dix ans de bonheur passés près de toi... Dieu n’a-t-il
pas été déjà assez bon de m’avoir réservé tant de joies jusque maintenant alors
que nous sommes destinés à traverser cette vallée de larmes que pour souffrir.
Remercions-Le et inclinons-nous devant son arrêt qui ne peut que faire notre
bonheur... Réfugie-toi dans la prière et que ma mort
te soit moins pénible en pensant que c’est pour la patrie. Après notre foi, c’est
ce que nous avons de plus sacré et c’es une grande consolation de penser qu’en
lui offrant mon sang, je ne fais que consacrer le peu que j’ai fait pour elle
et ce que tant d’autres ont fait et feront encore... Pensez tous que ma mort est une belle mort ;
que là-haut, auprès du Tout-Puissant, je veillerai sur vous, et que je le
prierai beaucoup pour qu’Il vous protège et vous réserve encore des jours
heureux sans celui qui aurait tant voulu faire votre bonheur à tous, en vous
entourant de tous ses soins... » A ses
parents, il exprime sa désolation de les abandonner : « Si vous recevez cette lettre, celui
pour lequel vous aviez un amour immense aura cessé de vivre et malgré son
ardent désir de ne vous procurer que des joies, il aura été la cause de la plus
grande douleur que vous aurez éprouvée à ce jour. Pardon, mes chers parents, et croyez-bien
que ma plus grande peine est de vous quitter au moment où ma présence auprès de
vous aurait pu être si consolante... Vous connaissiez mon patriotisme, mais je
n’aurais jamais osé vous laisser soupçonner que moi aussi je pouvais être
victime de la sainte cause que doit être pour tout Belge, la défense de la
Patrie. Vous qui trembliez pour mon frère au front, vous saviez bien peu ce qui
allait m’arriver. Mais vous aussi, vous êtes chrétiens. Vous m’avez appris à
avoir foi en Dieu et en son infinie bonté ; vous trouverez auprès de Lui
le courage et la résignation nécessaire pour passer cette dure épreuve... » « Ah ! ces
Belges, ils savent mourir ! » C’est l’aumônier
allemand Kruger qui fut le dernier compagnon de Dieudonné Lambrecht et le
témoin de son admirable tenue devant le peloton d’exécution. En ce matin d’avril,
l’Enclos de la Chartreuse où l’un des meilleurs fils de la Cité Ardente allait
mourir, baignait dans la douce lumière du printemps. Les grands arbres et les
taillis qui l’entouraient portaient dans leur parure verdoyante des promesses
de vie et de joie contrastant de façon saisissante avec le destin tragique d’un
homme en pleine force, que d’autres hommes venus d’un pays étranger se
disposaient à abattre froidement à courte distance. Cet homme parut, tête découverte,
encadré de soldats en uniforme gris. Il écouta sans broncher la lecture de la sentence
le condamnant à mourir, serra longuement la main de l’aumônier, s’adossa au
poteau et toujours prodigieusement calme attendit la décharge fatale. Le prêtre allemand qui avait recueilli ses
dernières confidences et avait été édifié par la noblesse et la délicatesse de
ses sentiments, était bouleversé de l’avoir vu à la fois si grand et si égal à
lui-même en cette heure décisive. Peu de temps après, il se retrouvait chez le
curé de Jemeppe à qui il racontait avec des larmes aux yeux, la scène
bouleversante dont il venait d’être témoin : « Sa mort a été
édifiante, dit-il. Il est mort sans haine pour ses ennemis. Celui-là n’a jamais
parlé ; on n’est pas parvenu à le faire se contredire une seule fois, ni à
lui arracher un seul secret. Ah ! ces Belges, ils savent mourir ! » Sanguis martyrum... Par une de
ces erreurs de psychologie dont ils étaient familiers, les Allemands s’étaient
imaginé qu’en exécutant cet industriel, qui était très connu et estimé à Liège,
ils paralyseraient par la terreur toute activité clandestine. Ils ne furent pas
longs à constater les résultats de leur bévue. Le lundi de Pâques, 22 avril,
plus de trois mille personnes se pressaient dans l’église du Thier-à-Liège où
avait un office sacré à la mémoire du héros. La solennité du jour ne permettait
pas de chanter une messe de Requiem. « C’est revêtus des ornements d’or,
comme pour une cérémonie triomphale, raconte Walthère Dewé, que les officiants
célébrèrent le service sacré. Par une coïncidence symbolique, c’est au milieu des
chants d’allégresse et d’hymnes exaltant la résurrection que se déroula la
cérémonie commémorative en présence d’une foule émue et frémissante où se mêlait
des personnes de toutes conditions, venues de tous les coins de la ville, dans
une même pensée de reconnaissance et de suprême hommage à la noble victime ». A l’évangile,
l’Abbé Van Roy, souvent interrompu par des larmes, donna lecture des émouvantes
lettres d’adieu du patriote. A la suite de quoi, il fut accusé par l’ennemi d’avoir
publiquement fait l’apologie d’un espion. Au cours des interrogatoires qu’il
subit, le juge d’instruction allemand parla avec éloge du fusillé, allant même
jusqu’à déclarer : « C’était un homme de valeur ; il est
regrettable qu’une telle chose soit arrivée ». Mais la
mort de Dieudonné Lambrecht allait avoir d’autres conséquences que les
Allemands étaient loin de prévoir et qui devaient s’avérer décisives pour la
Résistance belge dans les territoires occupés : elle marqua l’entrée en
scène d’un de ses plus éminents coryphées : Walthère Dewé. C’est alors
que commença la grande aventure de La Dame Blanche qui allait défier non
seulement le Lieutenant Landwehrlen, mais toutes les Polizeistellen de Belgique
et qui, après avoir mené victorieusement la lutte jusqu’au 11 novembre 1918,
devait la reprendre en 1940, dès le début de la deuxième invasion. Comme
Lambrecht, son cousin qui lui avait montré la voie, Walthère Dewé, vingt-huit
ans plus tard, scella de son sang l’œuvre légendaire qui assurera à ces deux
fils du Thier-à-Liège, l’admiration et la reconnaissance des générations à
venir. Ainsi donc
le sacrifice des Héros n’est jamais stérile parce que, comme on l’a très bien
dit, les seules causes qui meurent sont les causes pour lesquelles on ne meurt
pas. [1] Collection Nationale : Civisme. Publication mensuelle faisant suite à « Cœurs Belges » (1943-1951) Février 1952 – N° 154. Editions de l’U.C.E.O. Rue de la Loi, 127 Bruxelles |