Médecins de la Grande Guerre

Dieudonné Lambrecht - Pionnier de la Résistance civile belge en 1914.

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Dieudonné Lambrecht - Pionnier de la Résistance civile belge en 1914.

Couverture de la brochure de février 1952.

Eglise Saint Barthélemy. A l’avant plan, Mémorial Dieudonné Lambrecht.

Eglise Saint Barthélemy. A l’avant plan, Mémorial Dieudonné Lambrecht. (Mars 2010 – De Look F.)

Mémorial Dieudonné Lambrecht. (Mars 2010 – De Look F.)

Détail de la première rosace. (photo F. De Look)

Détail de la deuxième rosace. (photo F. De Look)

Détail de la troisième rosace. (photo F. De Look)

Détail de la quatrième rosace. (photo F. De Look)

Mémorial 1914-1918 et 1940-1945 scellé dans les vieux murs de l’église Saint Barthélemy (Liège) le plus célèbre édifice roman de Belgique.

Mémorial 1914-1918 et 1940-1945 scellé dans les vieux murs de l’église Saint Barthélemy (Liège) le plus célèbre édifice roman de Belgique. (Mars 2010 – De Look F.)

Mémorial 1914-1918 et 1940-1945 scellé dans les vieux murs de l’église Saint Barthélemy (Liège) le plus célèbre édifice roman de Belgique. (Mars 2010 – De Look F.)

Mémorial 1914-1918 et 1940-1945 scellé dans les vieux murs de l’église Saint Barthélemy (Liège) le plus célèbre édifice roman de Belgique. (Mars 2010 – De Look F.)

Convoi de prisonniers allemands – L’offensive en Champagne qui fut avancée de deux jours par suite des renseignements communiqués par Dieudonné Lambrecht, permit aux Français de capturer un grand nombre de prisonniers, mais elle ne donna pas de résultats décisifs.

La bataille de Verdun dont les préparatifs, du côté allemand, furent signalés par Dieudonné Lambrecht aux Alliés, compte parmi les plus acharnées et les plus meurtrières de la première guerre mondiale. Voici une vue d’une tranchée récupérée par les Français, après de sanglants combats.

Un pionnier de la Résistance

Dieudonné Lambrecht[1]

 

Hommage a un pionnier

     Au cours de la guerre 1914-18, maints de nos compatriotes pratiquèrent déjà, à la lettre, une véritable Résistance, si même le mot n’était pas encore appliqué alors à cette opposition opiniâtre aux manœuvres d’asservissement de nos populations par les hordes barbares.

     Ils n’avaient pas, eux, le stimulant de la radio, des messages parachutés, d’une abondance de journaux clandestins.

     N’empêche ! En deçà de la barrière de feu et de mitraille qui les séparait des valeureux combattants de l’Yser, ils s’improvisèrent intrépides soldats du front intérieur, payant souvent de leur liberté, si pas de leur vie, leur activité périlleuse. Notamment dans deux importants domaines de la lutte clandestine.

     En effet, tandis que les uns s’évertuaient à recruter à travers le pays et à assurer leur départ vers l’armée belge des milliers de volontaires qui devaient en combler les vides, d’autres s’attachèrent à être, dans notre pays occupé, les yeux et les oreilles des armées alliées, en leur fournissant les plus précieux renseignements.

     Parmi ces derniers, il convenait que fut évoquée d’abord, dans cette nouvelle collection « Civisme » la lumineuse figure de Dieudonné Lambrecht, un des premiers chefs de ces services de renseignements, fusillé à la sinistre Chartreuse de Liège au début de 1916, après avoir pu signaler utilement les mouvements des troupes allemandes qui précédèrent l’offensive française de Champagne et laissaient déjà prévoir, peu après, l’attaque de Verdun par les armées du Kronprinz.

     On ne célèbrera jamais assez les mérites de ces premiers soldats sans uniforme, qui montrèrent à nos compatriotes la voie de l’héroïsme. Et il faut savoir infiniment gré à Laurent Lombard de s’obstiner, depuis tant d’années, avec un dévouement et un désintéressement qui commandent le respect, à ne pas laisser tomber dans l’oubli les grands exemples de générosité et d’abnégation de ces héroïques combattants du front intérieur, dans les traces desquels les Résistants de 1940-44 n’eurent qu’à remettre les pieds.

Colonel Camille Joset

Président du Conseil

National de la Résistance

Dieudonné Lambrecht

Pionnier de la Résistance civile belge en 1914

     Comme son cousin Walthère Dewé, Dieudonné Lambrecht a vu le jour au Thier-à-Liège, quartier qui domine la Cité Ardente et dont la population se composait à l’époque de cultivateurs, de maraîchers et d’armuriers. Il y est né dans une tortueuse venelle, rue du Préay, le 4 mai 1882. Après des études primaires à l’école communale, il suivit brillamment les cours de l’Ecole Moyenne de la ville. En même temps, il bénéficia d’une solide éducation chrétienne qui lui mit au cœur un grand idéal de dévouement aux causes généreuses. Nature gaie, franche, ouverte, il gagnait la sympathie de tous ceux qui l’approchaient.

     Après des débuts très modestes à l’imprimerie Demarteau, puis dans l’administration, il reprit, avec son beau-frère, une petite usine de mécanique et d’armurerie, rue Vivegnis à Liège. Au début de la guerre de 1914, il a trente-deux ans et, malgré la grande épreuve qui s’est abattue sur le pays, de riantes perspectives s’ouvrent devant lui : bonheur familial auprès d’une épouse tendrement aimée, joie de se dévouer au bien-être de ses vieux parents, situation de plus en plus remarquée dans le monde industriel. Toutes ces conditions matérielles et morales qui font de lui un homme heureux, dans le plein sens du lot, Dieudonné Lambrecht va les sacrifier volontairement pour contribuer au salut de son malheureux pays opprimé.

Une tâche d’une importance exceptionnelle

     Après la bataille de la Marne, il se créa de la Mer aux Vosges, dans le Nord de la France et en Belgique, une sorte de vaste hinterland constamment sillonné par des unités allemandes en partance pour les lignes de feu de l’Est ou de l’Ouest, ou retirées du front pour être mises en repos dans différentes régions. Le front proprement dit comprenait le plus souvent un triple réseau de tranchées s’échelonnant sur une profondeur variant de dix à vingt kilomètres, puis venait la zone d’étape, soumise à une surveillance particulièrement sévère et où les civils ne pouvaient pénétrer que munis de laissez-passer spéciaux. Des centaines de villes et villages situés immédiatement derrière le front grouillaient de soldats gris qui, pendant quatre ans, y vécurent comme en pays conquis.

     Les Etats-Majors alliés se rendirent compte de la nécessité de surveiller et d’épier les allées et venues de ces masses d’hommes afin d’être prévenus à temps des concentrations de troupes préalables aux offensives. C’est pourquoi leurs émissaires s’établirent en Hollande, avec mission de créer des services de renseignements charger de leur signaler, par les voies les plus rapides, les mouvements de troupes ennemies. De leur côté, les Allemands s’empressèrent de prendre des mesures extraordinaires pour empêcher l’activité du service d’espionnage derrière leurs lignes. Dans la plupart des grandes villes du Nord de la France et de la Belgique, ils établirent des Polizeistellen confiées à des policiers professionnels et c’est ainsi que derrière l’immense front de l’ouest, où les canons grondaient nuit et jour, commença dès novembre 1914 une guerre sans armes, une guerre dans l’ombre, qui eut ses héros, ses mystères et ses drames.

Dès décembre 1914...

     Autorisé à se rendre en Hollande en qualité d’agent industriel, Dieudonné Lambrecht entra en rapport avec un délégué de l’Etat-Major anglais en mission à Maestricht et accepta sans hésitation de se mettre à son service. Il recueillit des renseignements dans la région liégeoise et se chargea de les porter lui-même à son chef. Bien qu’il fût minutieusement fouillé à chaque passage, il n’hésita pas à transporter des lettres de soldats et des messages télégraphiques qu’il expédiait de Hollande à Paris. Il était efficacement aidé par sa vaillante épouse.

     Parce qu’il joignait aux fortes qualités morales d’un homme d’action, celles non moins appréciées de l’intellectuel à l’esprit prompt et à l’imagination féconde, ce nouvel agent secret décidé à tout risquer pout hâter l’heure de la victoire finale, ne devait pas tarder de se signaler par des initiatives qui révélèrent sa forte personnalité à ses chefs. Ayant compris l’importance d’une observation méthodique des troupes ennemies, il prit des dispositions de nature à saisir immédiatement tous les déplacements des grandes unités constituées venant du front de l’Est ou quittant le front de l’Ouest. En cette année 1915, il y eut à travers notre territoire de fréquents déplacements de divisions allemandes. A certains moments, nos observateurs voyaient défiler sur notre réseau ferroviaire des dizaines de trains bondés de troupes ou chargés de matériel. Il s’agissait alors non seulement de déterminer exactement la nature et l’importance de ces convois, mais aussi leur provenance et leur destination.

     « Est-il besoin d’une grande science stratégique, écrit Walthère Dewé, pour concevoir l’importance capitale d’une documentation exacte sur les déplacements de l’ennemi au cours de la guerre moderne ? Sans cette documentation, les deux adversaires ne seraient-ils pas comme deux lutteurs qui, dans une chambre obscure, se chercheraient dans l’ombre, sans pouvoir deviner quel coup les menaces soudain. Fournissez à l’un d’eux un faisceau de lumière qu’il puisse, sans se dévoiler, diriger sur l’adversaire pour en épier les moindres approches : quel avantage n’en retirera-t-il pas ?

     N’était-ce pas un peu la situation des chefs d’armées au front, si l’on songe surtout que les mouvements importants se passaient à l’arrière, loin des patrouilleurs, à l’abri des raids et des coups de main. Et le faisceau lumineux, où le trouver, sinon dans le travail obscur de l’observateur qui, au bord d’une voie ferrée, dénombre et analyse les transports de l’ennemi ? Comme on l’a dit, c’est par ses yeux que les chefs voyaient, par ses yeux qu’ils estimaient les forces déplacées vers tel point du front, les munitions amassées ailleurs, les armes et le matériel rassemblés ailleurs encore. N’y a-t-il pas quelque chose de troublant, de tragique presque, à penser qu’un simple ouvrier, qu’un paysan, derrière sa fenêtre masquée, comptant avec précaution des wagons qui passent, peut, si ses renseignements sont transmis en temps utile, réagir avec efficacité sur les plans savamment combinés d’un état-major de stratèges et de tacticiens ? »

Observation méthodique

     Convaincu de la nécessité de signaler de façon précise aux Etats-Majors alliés les allées et venues des unités ennemies derrière le front, Dieudonné Lambrecht va s’appliquer à une triple tâche : créer des postes d’observation aux endroits les mieux appropriés à la surveillance des convois ennemis, styler des agents en vue d’un rendement régulier et méthodique, assurer la transmission des rapports à travers la Hollande par des voies sûres et rapides.

Elise Grandprez
Constant Grandprez
André Grégoire

     Dès le début, il crée les postes de Liège, de Stavelot, de Jemelle et, en août 1915, son réseau s’étend aux provinces de Liège, de Luxembourg et de Namur. Il songe à pénétrer en France et à recruter des observateurs à Charleville. Il n’enrôle que des hommes de confiance, prêts à affronter tous les risques pour servir leur malheureux pays, envahi par les troupes d’un peuple parjure. C’est ainsi qu’à Stavelot il a trouvé des collaborateurs enthousiastes dans les familles Grandprez et Grégoire. Le brave père Grégoire qui a trois fils au front n’a pas hésité une minute lorsqu’on lui a demandé d’accepter le poste périlleux d’observateur. Jour et nuit, sa femme et lui-même se relayeront pour observer tous les trains qui passent sur l’importante voie ferrée Trois-Ponts-Stavelot-Malmédy. Leurs rapports sont des modèles de précision minutieuse. Voici le genre de formulaires que Dieudonné Lambrecht leur procurait :

Date                                                            

Gare (par lettres convenues)                         

Direction (par lettres convenues)

Nombre de trains

Total des wagons

Wagons vides

Wagons fermés

Wagons de soldats

Fourgons de troupes

Animaux

Canons de campagne

Gros canons

Mitrailleuses

Caissons à munitions

Aéroplanes

Automobiles

Camions

Vivres

Croix-Rouge

Zeppelins

Divers

Voitures à voyageurs

 

La transmission des rapports posa des problèmes extrêmement compliqués parce que dès 1915, les Allemands avaient pris des mesures de précautions extraordinaires pour empêcher le passage de personnes et de documents suspects. Plus d’une fois, Dieudonné Lambrecht entreprit lui-même le voyage en Hollande, dissimulant dans les boutons de son veston les plis copiés sur du papier de soie. D’autres fois, il s’adressa à des bateliers, à des fraudeurs ou des passeurs professionnels. Ainsi qu’on le verra plus loin, ce sont les nécessités d’une transmission rapide qui l’ont contraint à recourir aux services de gens dont il n’était pas toujours possible de vérifier l’identité ni de contrôler la bonne foi.

     Les rapports étaient transcrits à l’encre invisible et déchiffrés en Hollande au moyen d’un réactif à base d’alcool et d’iode.

Lors de l’offensive française en Champagne...

     L’année 1915 fut marquée sur le front occidental par les grandes offensives d’Artois et de Champagne. Il y eut à cette époque de vastes mouvements de troupes à travers notre pays. En mai, des divisions allemandes furent ramenées du front serbe au front des Flandres par la ligne du Luxembourg, tandis qu’en août d’importants renforts venant du front russe étaient dirigés vers la Champagne où les Français préparaient une attaque d’envergure. Lambrecht signala en temps opportun ces vastes déplacements d’unités constituées, ce qui eut pour conséquence que l’offensive de Champagne fut avancée de deux jours. La correspondance de ses chefs, à cette époque, nous fournit des précisions sur son rôle. Le délégué de l’Etat-Major anglais lui écrit : « Votre dernier rapport sur les mouvements de troupes et généralités dans le pays de Liège et l’Est de la Belgique était très bon ; nous serions heureux d’en recevoir de tels régulièrement, toutes les semaines par exemple ». Puis, peu de temps après : « Le rapport émanant de votre service qui nous renseignait les « arrivages » de troupe à Jemelle, Arlon, etc... nous a été très utile et vous a valu l’approbation de mes chefs ».

     En novembre 1915, les Français reconnaissent l’importance des services qu’il leur a rendus en leur faisant parvenir régulièrement une documentation sur les mouvements de l’ennemi qui ont précédé leur offensive en Champagne : ils le proposent pour la Croix de Guerre. Ainsi donc est reconnu pour la première fois officiellement le caractère hautement méritoire de l’activité des soldats sans uniformes, luttant dans l’ombre pour éventer et faire échouer les desseins de l’ennemi. Cette lutte va prendre une ampleur telle qu’à côté de son armée qui monte la garde sur l’Yser, la Belgique en comptera une autre composée uniquement de volontaires qui, comme leurs camarades en uniforme, sauront combattre, souffrir et mourir, pour la défense de notre liberté.

Avant l’attaque allemande sur Verdun

     Avant la grande attaque qu’ils déclenchèrent le 21 février 1916, les Allemands concentrèrent devant Verdun, au cours des mois de décembre 1915 et de janvier 1916, près de cent cinquante mille hommes et plus de dix-huit cents pièces d’artillerie. Pour camoufler cette importante concentration d’effectifs et de matériel, et dérouter ainsi nos observateurs, ils firent accomplir à leurs convois les détours les plus invraisemblables. Toutes ces manœuvres ne trompèrent cependant pas Dieudonné Lambrecht.

     C’est alors qu’il mit à son actif un de ses plus remarquables exploits. Au sujet de celui-ci, feu le révérend Père Desonnay, de la Compagnie de Jésus, a laissé le témoignage suivant :

     « En 1916, écrit-il, Dieudonné suit depuis des semaines les préparatifs des Allemands à Verdun ; plusieurs fois, il m’en entretient avec angoisse ; mais il y en a aussi en Champagne ; où l’offensive se déclenchera-t-elle tout d’abord ? Les derniers camouflent-ils simplement les autres, ou annoncent-ils là une action parallèle ? L’essentiel serait donc de savoir où les Allemands débuteront. Or peu de temps avant le déclenchement, Dieudonné me communiqua qu’il savait de source sûre que le Régiment 132 avait pour chef un colonel, l’« homme de confiance et bras droit de Mackensen », que ce régiment revenait d’orient et que là où il se trouverait, là s’engagerait le combat. Il fallait donc saisir le passage de ces troupes, les suivre, s’assurer de l’endroit du front où elles seraient jetées. Dieudonné s’en occupa aussitôt et me demanda de trouver des agents ayant libre parcours vers Gand et la Flandre, car les lignes parallèles au front Ouest permettaient aux Allemands de ramener de là leurs troupes vers Verdun et ainsi de nous dépister. Il était sûr du reste du réseau.

     En fait (Dieudonné avait-il reçu une nouvelle indication du major ou cela fut-il dû à son flair ?) ce fut lui-même qui surprit le passage du fameux régiment ; il monta dans le train et l’accompagna jusqu’à Marloie. Au-delà, ses papiers ne lui permettaient pas d’aller, mais ses agents, avertis, suivirent le régiment. Celui-ci alla droit au front de Verdun. Dieudonné vint me prévenir de la nouvelle que déjà il avait transmise. De fait, l’attaque de Verdun fut presqu’aussitôt déclenchée ».

     Le 28 janvier 1916, un chef de Lambrecht revenant d’Angleterre où il avait été envoyé en mission lui écrivait : « Je te confirme les grandes félicitations que j’ai reçues à mon dernier voyage, au Grand Quartier Général anglais. Tous les renseignements des différents postes sont très appréciés des grands chefs et, en particulier, celui de Jemelle, du 15 décembre dernier, donnant les numéros de régiments qui ont été reconnus exacts et d’une importance capitale. Veux-tu transmettre ces félicitations à tous les agents et dis-leur qu’ils ne seront pas oubliés. Comme je te l’ai dit, le Commandant tient beaucoup à notre service, connaissant la valeur des rapports ».

Grands projets

     Les brillants résultats obtenus par le service Lambrecht en 1915 décident les chefs de l’ardent patriote liégeois à lui assigner de nouvelles tâches qui vont l’exposer à de très grands risques, mais qu’il accepte cependant avec empressement. Il s’agit d’étendre son réseau loin vers le sud jusqu’à proximité du front.

     En janvier 1916, M. Afchain, délégué du Grand Quartier Général anglais, établi en Hollande, lui écrit :

     « Voici les autres postes dont nous avons convenu et que l’on attend avec la plus grande impatience : Bertrix, Orgéo, Autelbas, Virton, Montmédy, Mézières, Mohon. Comme nous aurons un agent mobile qui ira dans le pays de Chimay, il pourrait peut-être créer deux postes fixes de chemin de fer, un à Mariembourg et un à Chimay. De là, il pourrait s’aboucher avec d’autres personnes, pour créer deux autres postes, un à Hirson et un à Fourmies. Ces deux derniers sont ce qu’il y a de plus important comme postes derrière le front. Aussi, ce serait un magnifique résultat si tu y parvenais. Ces quatre postes seraient centralisés à Chimay une fois par semaine. Voilà, me diras-tu, de quoi faire reculer la meilleure volonté ; mais connaissant ta ténacité, je suis assuré que tu réussiras autant qu’il sera possible... »

     C’est au moment où Dieudonné Lambrecht se donnait corps et âme à la réalisation de ces grands projets que l’ennemi réussit à entrer en contact avec son organisation et à déceler toute son activité. Voici dans quelles circonstances.

Un service de contre-espionnage bien organisé

     C’est le consul allemand von Morath qui, à Maestricht, est chargé de dépister les agents secrets des Alliés travaillant dans les territoires occupés. Ces agents n’éprouvent pas de très grandes difficultés à recueillir des renseignements sur les mouvements des troupes ennemies, mais ce qui les expose à de très grands risques, c’est la transmission de leurs rapports en Hollande, d’où ils sont acheminés vers les Etats-Majors français, anglais et belge. Les Allemands, en effet, ont créé dans toutes les grandes villes néerlandaises des centres actifs de contre-espionnage qui disposent de puissants moyens d’action. C’est ainsi qu’à Maestricht le consul allemand von Morath a à sa disposition nonante-cinq indicateurs de nationalités diverses et répandus dans tous les milieux sociaux de la ville. Un bon nombre d’entre eux, parlant couramment le français, le flamand et souvent même le wallon, fréquentent les cafés de la zone-frontière où ils entrent en contact avec les Belges qui ont réussi à pénétrer en territoire hollandais en trompant la surveillance des postes allemands. Ils les questionnent adroitement en vue de repérer l’organisation secrète qui s’est occupée de leur passage. D’autres, munis de minuscules appareils photographiques, surveillent discrètement les abords du consulat belge, prennent en filature les visiteurs et essayent par tous les moyens de dépister les groupements secrets travaillant pour les Alliés.

     La tactique la plus efficace consiste pour les hommes de von Morath à se faire enrôler comme passeurs par un de ces groupements et à gagner la confiance de leurs chefs. Cela leur est d’autant plus facile qu’ils disposent de pièces d’identité truquées, invérifiables, et qu’ils ont toute liberté de passage entre la Belgique et la Hollande. Dès qu’ils sont enrôlés dans un de nos services, ils y simulent une activité désintéressée et courageuse jusqu’à ce que, ayant réussi à pénétrer tous les secrets de l’organisation, ils livrent tous les renseignements recueillis à von Morath. Ils ont alors droit à une prime spéciale se chiffrant d’après l’importance de l’affaire et atteignant le plus souvent cinq ou six cents florins. von Morath alerte immédiatement la Polizeistelle du secteur où le service secret a son siège et ce sont alors dans les territoires occupés d’impressionnantes rafles de patriotes qui se demandent avec angoisse comment la police allemande est parvenue à déceler leur activité et se perdent en conjonctures sur les causes de leur arrestation. La plupart des services clandestins belges qui furent détruits en 1915 et en 1916 ont été victimes de ces fatales infiltrations d’agents « doubles ». Ce sera le grand mérite de l’éminent tacticien de la guerre secrète, Walthère Dewé, d’avoir fait échec à ces stratagèmes faciles en protégeant son puissant service, « La Dame Blanche », par un système de contre-espionnage destiné à empêcher toute pénétration d’éléments douteux dans ses cadres. Au moment où Dieudonné Lambrecht dirige une des premières organisations clandestines du pays, il a pleine confiance dans la prudence des chefs qui, en Hollande, sont chargés d’assurer, avec le concours d’agents sûrs, la transmission des rapports à travers la zone-frontière. Or, c’est l’imprudence d’un de ces chefs qui va anéantir toute son œuvre et provoquer son arrestation, suivie de sa mort sous les balles allemandes.

Un « honnête » cafetier hollandais...

     En février 1916, la gigantesque bataille de Verdun fait rage et les Allemands ont pris des mesures de précautions extraordinaires pour empêcher toute transmission de renseignements sur leurs troupes aux Etats-Majors alliés. La surveillance à la frontière hollandaise a été renforcée au point que tout passage clandestin semble impossible. A Maestricht, les délégués de ces Etats-Majors sont inquiets : leurs chefs les harcèlent pour obtenir le plus tôt possible des rapports précis sur les déplacements des divisions ennemies et ils sont presque tous coupés de leurs agents qui continuent à travailler dans les territoires occupés, mais ne parviennent plus à transmettre les renseignements recueillis. Il faut à tout prix rétablir les communications et trouver des passeurs clandestins à même de se charger de cette tâche difficile. Il faut au surplus que ces passeurs soient tout à fait sûrs. Où les trouver, sinon dans les milieux de contrebandiers... Mais les contrebandiers ne sont pas des gens à inspirer confiance. Alors ? Force est de s’informer discrètement auprès de Hollandais pro-belges... Et c’est ainsi que, impatient de rentrer en contact avec Dieudonné Lambrecht, le chef de celui-ci se mit en rapport avec un honnête cafetier hollandais, Nicolas Keurvers, qu’on lui avait signalé comme un ardent ami de la Belgique et toujours près à rendre service aux réfugiés belges. La visite qu’il lui rendit lui laissa la meilleure impression. Non seulement Keurvers connaissait plusieurs passeurs, mais il pouvait passer lui-même la frontière sans éveiller l’attention des sentinelles allemandes. Ce fut plus qu’il n’en fallait pour gagner la confiance du délégué de l’Etat-Major anglais qui lui remit la lettre suivante destinée à Dieudonné Lambrecht et dans laquelle, sous d’imprudentes allusions conventionnelles et transparentes, le rôle de celui-ci était divulgué :

« Le 24-2-1916

Mon cher ami,

     Je te confirme la longue liste de commandes du 28-1-16, remise chez l’ami Dup. (Dupont pseudonyme de M. Leclercq), à laquelle je n’ai pas eu de réponse, à mon grand regret.

     Notre camionneur, qui a porté ce mot du 28 janvier, ne pouvant plus passer actuellement, je profite de celui qui te remettra ce mot et qui passe une fois par semaine. (Il a déjà porté des commandes pour nous chez Krull, en novembre). Je crois qu’il est le seul en ce moment à pouvoir le faire. Aussi j’espère que tu vas sans aucune faute, nous tirer de cette situation critique, en lui remettant le relevé, aussi complet que possible, de tout ce que tu as en magasin. C’est absolument nécessaire de profiter de l’occasion, aucun de nos concurents ne pouvant livrer.

     Excuse mon insistance, mais c’est sur l’ordre du directeur que j’agis. Il me rappelle, dans une de ces dernières lettres, que tu as toujours géré les affaires avec dévouement et activité et il me dit que c’est le moment, plus que jamais, de soigner toute la clientèle, les grosses affaires sont reprises et vont continuer. Que l’ami Dup. s’entende avec ce camionneur pour lui remettre, à son prochain passage, tout ce qu’il aura encore de prêt... »

« Voici une lettre que je vous apporte de Maestricht... »

     Le mardi 29 février 1916, Keurvers se présente chez N. Leclercq, rue de Campine, 380, à Liège avec un pli adressé à M. Dupont. C’est Madame Leclercq qui le reçoit :

-          Voici, dit-il, une lettre que je vous apporte de Maestricht. L’accent germanique de ce visiteur inattendu met la prétendue « Mme Dupont » en méfiance.

-          Il doit y avoir erreur, répond-elle, je ne connais personne à Maestricht ni mon mari non plus.

-          Celui qui m’envoie m’a chargé de vous donner le mot de passe : « Les sept colis de cigares tricolores sont bien parvenus ». Cela ne suffit pas à inspirer confiance à Mme Leclercq et comme son mari vend des cigares, elle enchaîne très adroitement :

-          Mon mari ne m’a pas parlé de réception de cigares. Je ne sais ce que vous voulez dire et je vous répète que nous n’attendons rien de Hollande.

Keurvers parle alors de ses rapports avec M. A..., chef de Dieudonné Lambrecht et essaye d’obtenir quelques renseignements sur le service de ce dernier.

-          Je ne connais rien de tout cela, continue Mme Leclercq.

-          C’est bon, je tâcherai de voir votre mari alors, et je reviendrai jeudi, car il me faut  absolument une réponse.

     A peine l’homme a-t-il le dos tourné que Mme Leclercq court chez son cousin Dieudonné Lambrecht et le met au courant de l’inquiétante visite qu’elle vient de recevoir.

-          Cet homme me paraît louche, lui confie-t-elle. Non seulement il a un accent allemand, mais bien que je lui ai affirmé que nous n’attendions rien de Hollande, il a mis une réelle insistance à me faire accepter son pli.

-          Mais puisque le mot de passe est exact, répond Lambrecht, tu n’as absolument rien à craindre et tu aurais dû accepter sa lettre. Tu comprends bien que Monsieur A... ne va pas nous envoyer un homme dont il ne serait pas sûr. S’il lui a donné le mot de passe, c’est qu’il a pleine confiance en lui. En tout cas, quand il reviendra, prend sa lettre : j’ai ici un très important rapport à faire passer en Hollande le plus tôt possible.

     Lorsqu’elle rentra chez elle, Mme Leclercq apprit que l’étranger s’était représenté et qu’il avait laissé à la servante le pli dont il était porteur.

-          Si ce n’est pas pour Madame, elle n’a qu’à le déchirer, avait-il dit en s’en allant.

     Le lendemain à la première heure, Dieudonné Lambrecht prenait connaissance du pli que nous avons reproduit plus haut ; il reconnut la signature de M. A... et puisque le mot de passe était exact, il lui sembla qu’il n’y avait plus lieu de douter. Il décida donc de voir le mystérieux visiteur le jeudi suivant. Il l’attendit tout l’après-midi, mais l’homme ne vint pas. Ce n’est qu’à sept heures, après le départ de Lambrecht, qu’il se présenta chez Mme Leclercq :

-          J’ai été arrêté par les Allemands qui m’ont fouillé, raconte-t-il, c’est pour cela que je suis en retard.

     Et une fois de plus, il essaya de se renseigner discrètement sur le Service.

-          Je ne connais rien de tout cela, dit Mme Leclercq. Vous verrez d’ailleurs mon cousin demain à 10 heures.

Une entrevue fatale...

     Le vendredi 3 mars, eut lieu, au domicile de M. Leclercq, l’entrevue au cours de laquelle Dieudonné Lambrecht, fermement convaincu qu’il avait affaire à un homme sûr, remit à Keurvers, avec mission de le faire parvenir le plus tôt possible à son chef M. A..., un long rapport contenant le relevé complet des mouvements de troupes à ce moment. Ce rapport avait exigé un travail énorme et il l’avait entièrement recopié de sa main.

     Sans méfiance aucune, le patriote liégeois redescendit en ville avec le courrier hollandais, mais qu’elle ne fut pas sa surprise en apercevant rue de l’Académie le chef de la Polizeistelle de Liège, le Lieutenant Landwehrlen et le traître belge Douhard. Après avoir quitté Keurvers, Dieudonné Lambrecht ne fut pas long à se rendre compte qu’il était filé par ces deux individus qui le suivirent en tramway jusqu’à Sclessin où il avait affaire et, de là, à Liège. Lorsqu’il descendit au boulevard d’Avroy pour se rendre rue Ste Véronique chez un de ses agents, M. Lallemand, il s’aperçut que Douhard était toujours à ses trousses. Durant toute la visite, il put voir, à travers les rideaux, ce dernier qui faisait le guet pendant que Landwehrlen l’attendait à quelque distance.

     Le soir même, Keurvers se présenta chez M. Leclercq ; il désirait absolument revoir M. Lambrecht.

-          Je dois partir demain, dit-il, et il faut que j’aie un entretien avec lui avant mon départ.

-          Il ne m’est pas possible de vous donner son adresse, répondit M. Leclercq, car il ne veut pas que sa femme connaisse ses rapports avec la Hollande.

-          Ne pourriez-vous, tout au moins, lui fixer un rendez-vous pour demain ? Je serai au café L..., sur le quai de la Batte ?

-          C’est entendu, je lui en parlerai.

     Le lendemain, M. Leclercq se rendit lui-même au rendez-vous afin de constater s’il n’y avait rien de suspect dans les environs. Il vit Keurvers et lui proposa de venir au café du Marronnier où Lambrecht l’attendait. Il se mit ensuite à la recherche de ce dernier qu’il devait retrouver rue du Potay. Comme il n’y était pas encore, il se décida à retraverser la place St Barthélemy et c’est alors qu’il aperçut Douhard qui le guettait. Sans hésiter, il sauta dans un tram se dirigeant vers le centre. Il revint ensuite vers la rue du Potay où il rencontra son cousin et lui fit part de ses appréhensions. Lambrecht avait lui-même aperçu deux policiers allemands en civil place Maghin et il avait la conviction que cette fois les hommes de Landwehrlen étaient sur ses traces.

     Alors, se posa pour le patriote un problème angoissant : il aurait pu se mettre en sécurité, mais pour cela il fallait quitter sa femme, mère d’une petite fille de quelques mois, et l’exposer à de redoutables risques. D’autre part, la pensée d’abandonner ses collaborateurs aux représailles de l’ennemi lui répugnait. Il décida de supporter jusqu’au bout les lourdes responsabilités qu’il avait librement acceptées et resta stoïquement à son poste.

     Dans le courant de l’après-midi, son cousin, M. Leclercq, qui s’était rendu en ville, fut pris en filature par Douhard. Il se dirigea vers le café des Deux-Fontaines, rue Haute-Sauvenière, avec l’intention de s’échapper par la porte de la rue ST Michel et d’aller de nouveau prévenir son cousin, mais, à l’entrée de cet établissement il se heurta à des policiers allemands qui l’arrêtèrent. Peu de temps après, une automobile montée par quatre Allemands en civil stoppait à quelques centaines de mètres de la maison de Dieudonné Lambrecht. A cette heure, les portes des maisons étaient ouvertes, car on procédait au nettoyage, ce qui permit aux policiers d’entrer sans sommation, de monter directement à la chambre du patriote et de le maîtriser sans qu’il eût pu esquisser un geste de défense. La maison fut immédiatement fouillée de fond en comble, mais sans succès. Tous les documents cachés sous un pavé échappèrent à la fouille, mais quelques lettres tombées entre les mains des sbires allaient suffire à identifier l’écriture du patriote qui avait remis son dernier rapport écrit de sa main à Keurvers. Car ce Keurvers, « l’honnête » cafetier hollandais, dont les apparentes sympathies pro-belges avaient trompé M. A..., était bel et bien un agent de von Morath. Pour la somme de six cents florins, ce misérable avait ainsi vendu un homme d’une valeur exceptionnelle et dont le souvenir est aujourd’hui encore, très vivant dans les milieux liégeois où il a vécu.

« Quoi qu’il advienne, soyez tous courageux. »

Le rapport remis par Keurvers à Landwehrlen était en lui-même un terrible acte d’accusation contre Dieudonné Lambrecht qui l’avait entièrement rédigé. Tout y révélait le travail scientifique et minutieux d’un intellectuel et d’un homme d’affaires rompu aux finesses et aux nuances des exposés clairs et méthodiques. Non seulement les mouvements des troupes allemandes y étaient signalés avec toutes les précisions requises de temps et de lieu, mais les moindres détails d’écriture et d’expression dénotaient l’œuvre d’un maître dans l’art de l’observation militaire. L’ampleur de la documentation qui y était contenue attestait au surplus l’existence d’une puissante organisation, avec des ramifications dans les différentes régions du pays. Ce qu’il fallait obtenir de ce dangereux adversaire, c’est qu’il révèle les secrets de cette organisation, susceptible de reprendre son activité sous les ordres d’un autre chef. Cependant, chose étrange, Landwehrlen et ses séides renoncèrent à leur brutalité habituelle pour le contraindre à des révélations. Son attitude digne, ferme et énergique leur en imposa. Il assuma l’entière responsabilité de son activité anti-allemande, telle qu’elle apparaissait à la lumière du document tombé entre leurs mains, mais il opposa un non catégorique à toutes les questions tendant à lui arracher l’un ou l’autre aveu compromettant pour ses collaborateurs.

     « Nous avons vu tout de suite que cet homme ne parlerait pas » déclara plus tard un juge allemand.

     Il ne restait qu’une solution : déférer le plus tôt possible à un Conseil de Guerre ce dangereux ennemi de l’Allemagne, de le faire abattre par un peloton d’exécution et d’annoncer partout sa mort par voie d’affiches afin d’impressionner et de décourager les Belges qui seraient tentés de se livrer encore à ce genre d’activité clandestine. Aussi le procès ne traîna-t-il pas et tout fut mis en œuvre pour lui donner un certain retentissement. Cependant, dès le début de mars, l’héroïque prisonnier réussissait à faire parvenir à sa femme un billet clandestin qui révèle toute sa noblesse d’âme :

     « Mon moral est aussi bon que possible, de même que le physique. Mais comme les heures sont longues, et comme on pense loin... Qu’adviendra-t-il ? Ne te fais pas d’illusions, ma situation est très critique et très grave et Dieu seul peut me sauver. Ma consolation, c’est la prière, et c’est elle qui me donne la résignation si nécessaire. C’est dans des épreuves comme celle-ci que l’on sent le bonheur de croire. Quoi qu’il advienne, soyez tous courageux... »

     Dans un autre billet clandestin du début mars, il donne quelques précisions sur son procès et prévoit lui-même son exécution :

     « D’après les dires du juge d’instruction, les rapports – Il a fallu huit grandes pages pro-patria pour les recopier à la machine – étaient si importants et si bien documentés, que, malgré leur grand désir de connaître toute l’organisation, j’ai été arrêté immédiatement, de crainte que je ne parvienne à les faire parvenir par une autre voie. Tous les mouvements de trains et de troupes de février, des masses d’indications que j’avais recueillies dans mes nombreux voyages, tout cela était de première importance. Aussi, si, je suis fusillé, j’espère que le gouvernement tiendra compte de mes services nombreux et prolongés, pour indemniser ma famille de ma disparition. C’est une tâche que je confie à mes amis et dont ils s’acquitteront en toute conscience.

     C’est Crulle et Arnold qui sont le mieux documentés. Ce sont des hommes de cœur. Ils se dévoueront pour moi. Après les événements, leur remettre des papiers, ils feront le nécessaire, je n’en doute pas.

     J’ai été proposé pour la Croix de Guerre en novembre.

     Rappelez mes services pour l’offensive française, en septembre, en Champagne. »

« On ne lui pardonne pas Verdun... »

     Quelques jours avant la comparution de Lambrecht devant le Conseil de Guerre, l’aumônier Kruger déclara à l’abbé Van Roy, curé du Thier à Liège, qui s’informait de l’évolution du procès : « Je puis bien vous le dire : il n’y a rien à faire. M. Lambrecht sera exécuté. Tout a été tenté pour le sauver. On est parvenu à intéresser même le Reine de Hollande et le Roi d’Espagne à sa cause. Rien n’y fera : on ne lui pardonne pas Verdun. Lambrecht meurt pour sa Patrie, mais il peut dire qu’il lui a rendu fièrement service ! »

     C’est le 7 avril 1916, c’est-à-dire au moment où les troupes du Kronprinz s’épuisaient en efforts sanglants et vains devant Verdun que l’industriel liégeois qui avait été le premier à signaler aux Alliés les formidables préparatifs d’attaque de l’ennemi, comparut devant le Tribunal de Campagne chargé de le juger. Grâce à son admirable fermeté devant l’enquêteur Landwehrlen, aucun de ses agents n’avait été arrêté ni inquiété. Seul son cousin, M. Leclerq était à ses côtés, mais il avait tout fait pour le mettre hors cause en assumant la responsabilité de ses contacts avec Keurvers.

     Les charges qui pesaient sur l’accusé étaient trop lourdes pour autoriser le moindre espoir, aussi, les efforts du défenseur, un officier allemand, en vue d’éveiller chez les juges des considérations de mansuétude ou d’humanité en faveur de cet intellectuel de trente-quatre ans dont la noble contenance les impressionnait, furent-ils sans effet. Sans donner le moindre signe d’inquiétude ou d’émotion, l’héroïque patriote écouta l’implacable réquisitoire de l’auditeur militaire et c’est avec le même calme que, ramené au Palais le 12 avril, il entendit la fatale sentence.

     Si la condamnation à mort de Dieudonné Lambrecht avait suscité un vif émoi dans la Cité Ardente, elle avait eu un certain retentissement dans les milieux militaires allemands où l’on avait appris, non sans inquiétude qu’une puissante organisation secrète opérait sur les arrières du front. C’est pourquoi le recours en grâce du condamné fut immédiatement rejeté et le 17 avril celui-ci fut transféré à la Chartreuse pour y être exécuté le lendemain à l’aube.

     Il accueillit cette nouvelle avec calme et malgré l’atroce douleur de quitter ses vieux parents, sa femme et sa petite fille âgée de quelques mois, il garda une parfaite sérénité d’esprit pendant les dernières heures qui précédèrent son exécution et c’est d’une main ferme qu’il traça ses ultimes messages d’adieu à tous les êtres chers qu’il allait quitter pour toujours :

     « Demain 18 avril je serai exécuté. Quelle coïncidence, écrit-il à sa femme, ce sera justement le dernier jour de notre dixième année de mariage. Dix ans de bonheur passés près de toi... Dieu n’a-t-il pas été déjà assez bon de m’avoir réservé tant de joies jusque maintenant alors que nous sommes destinés à traverser cette vallée de larmes que pour souffrir. Remercions-Le et inclinons-nous devant son arrêt qui ne peut que faire notre bonheur...

     Réfugie-toi dans la prière et que ma mort te soit moins pénible en pensant que c’est pour la patrie. Après notre foi, c’est ce que nous avons de plus sacré et c’es une grande consolation de penser qu’en lui offrant mon sang, je ne fais que consacrer le peu que j’ai fait pour elle et ce que tant d’autres ont fait et feront encore...

     Pensez tous que ma mort est une belle mort ; que là-haut, auprès du Tout-Puissant, je veillerai sur vous, et que je le prierai beaucoup pour qu’Il vous protège et vous réserve encore des jours heureux sans celui qui aurait tant voulu faire votre bonheur à tous, en vous entourant de tous ses soins... »

   A ses parents, il exprime sa désolation de les abandonner :

     «  Si vous recevez cette lettre, celui pour lequel vous aviez un amour immense aura cessé de vivre et malgré son ardent désir de ne vous procurer que des joies, il aura été la cause de la plus grande douleur que vous aurez éprouvée à ce jour.

     Pardon, mes chers parents, et croyez-bien que ma plus grande peine est de vous quitter au moment où ma présence auprès de vous aurait pu être si consolante...

     Vous connaissiez mon patriotisme, mais je n’aurais jamais osé vous laisser soupçonner que moi aussi je pouvais être victime de la sainte cause que doit être pour tout Belge, la défense de la Patrie. Vous qui trembliez pour mon frère au front, vous saviez bien peu ce qui allait m’arriver. Mais vous aussi, vous êtes chrétiens. Vous m’avez appris à avoir foi en Dieu et en son infinie bonté ; vous trouverez auprès de Lui le courage et la résignation nécessaire pour passer cette dure épreuve... »

« Ah ! ces Belges, ils savent mourir ! »

     C’est l’aumônier allemand Kruger qui fut le dernier compagnon de Dieudonné Lambrecht et le témoin de son admirable tenue devant le peloton d’exécution. En ce matin d’avril, l’Enclos de la Chartreuse où l’un des meilleurs fils de la Cité Ardente allait mourir, baignait dans la douce lumière du printemps. Les grands arbres et les taillis qui l’entouraient portaient dans leur parure verdoyante des promesses de vie et de joie contrastant de façon saisissante avec le destin tragique d’un homme en pleine force, que d’autres hommes venus d’un pays étranger se disposaient à abattre froidement à courte distance. Cet homme parut, tête découverte, encadré de soldats en uniforme gris. Il écouta sans broncher la lecture de la sentence le condamnant à mourir, serra longuement la main de l’aumônier, s’adossa au poteau et toujours prodigieusement calme attendit la décharge fatale.

     Le prêtre allemand qui avait recueilli ses dernières confidences et avait été édifié par la noblesse et la délicatesse de ses sentiments, était bouleversé de l’avoir vu à la fois si grand et si égal à lui-même en cette heure décisive. Peu de temps après, il se retrouvait chez le curé de Jemeppe à qui il racontait avec des larmes aux yeux, la scène bouleversante dont il venait d’être témoin : « Sa mort a été édifiante, dit-il. Il est mort sans haine pour ses ennemis. Celui-là n’a jamais parlé ; on n’est pas parvenu à le faire se contredire une seule fois, ni à lui arracher un seul secret. Ah ! ces Belges, ils savent mourir ! »

Sanguis martyrum...

     Par une de ces erreurs de psychologie dont ils étaient familiers, les Allemands s’étaient imaginé qu’en exécutant cet industriel, qui était très connu et estimé à Liège, ils paralyseraient par la terreur toute activité clandestine. Ils ne furent pas longs à constater les résultats de leur bévue. Le lundi de Pâques, 22 avril, plus de trois mille personnes se pressaient dans l’église du Thier-à-Liège où avait un office sacré à la mémoire du héros. La solennité du jour ne permettait pas de chanter une messe de Requiem. « C’est revêtus des ornements d’or, comme pour une cérémonie triomphale, raconte Walthère Dewé, que les officiants célébrèrent le service sacré. Par une coïncidence symbolique, c’est au milieu des chants d’allégresse et d’hymnes exaltant la résurrection que se déroula la cérémonie commémorative en présence d’une foule émue et frémissante où se mêlait des personnes de toutes conditions, venues de tous les coins de la ville, dans une même pensée de reconnaissance et de suprême hommage à la noble victime ».

     A l’évangile, l’Abbé Van Roy, souvent interrompu par des larmes, donna lecture des émouvantes lettres d’adieu du patriote. A la suite de quoi, il fut accusé par l’ennemi d’avoir publiquement fait l’apologie d’un espion. Au cours des interrogatoires qu’il subit, le juge d’instruction allemand parla avec éloge du fusillé, allant même jusqu’à déclarer : « C’était un homme de valeur ; il est regrettable qu’une telle chose soit arrivée ».

     Mais la mort de Dieudonné Lambrecht allait avoir d’autres conséquences que les Allemands étaient loin de prévoir et qui devaient s’avérer décisives pour la Résistance belge dans les territoires occupés : elle marqua l’entrée en scène d’un de ses plus éminents coryphées : Walthère Dewé.

     C’est alors que commença la grande aventure de La Dame Blanche qui allait défier non seulement le Lieutenant Landwehrlen, mais toutes les Polizeistellen de Belgique et qui, après avoir mené victorieusement la lutte jusqu’au 11 novembre 1918, devait la reprendre en 1940, dès le début de la deuxième invasion. Comme Lambrecht, son cousin qui lui avait montré la voie, Walthère Dewé, vingt-huit ans plus tard, scella de son sang l’œuvre légendaire qui assurera à ces deux fils du Thier-à-Liège, l’admiration et la reconnaissance des générations à venir.

     Ainsi donc le sacrifice des Héros n’est jamais stérile parce que, comme on l’a très bien dit, les seules causes qui meurent sont les causes pour lesquelles on ne meurt pas.       

    

 

 

 

 



[1] Collection Nationale : Civisme. Publication mensuelle faisant suite à « Cœurs Belges » (1943-1951) Février 1952 – N° 154. Editions de l’U.C.E.O. Rue de la Loi, 127 Bruxelles



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