Médecins de la Grande Guerre
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Cogge
et Geeraerts inondent l’Yser[1] Il y a sept jours que nos troupes – à qui
les Alliés avaient demandé de tenir quarante-huit heures – combattent sans
répit, sept jours et sept nuits. Toutes les réserves sont engagées. Les
hommes, haves, déguenillés, tenaillés par la faim, abrutis de misère et de
sommeil, sont arrivés au dernier point de l’épuisement. Les Allemands ont passé
l’Yser et ont pris pied dans la boucle de Tervaete. Une charge menée par des
fantômes les a refoulés pour un instant, mais ils reviennent en colonnes
serrées et leurs masses se répandent par le champ de bataille. L’Allemagne portait tout son effort contre
la ligne Nieuport-Dixmude. L’empereur était arrivé à Thielt pour assister à la
victoire... Dans Furnes, à dix kilomètres de la
bataille, des milliers de blessés encombraient la petite ville. Sans cesse, il
en arrivait de nouveaux dans les voitures d’ambulance, d’où le sang giclait,
dans des charrettes qui ressemblaient à des étals de boucher. Des soldats sans
armes vaguaient dans les rues ou s’affalaient sur les trottoirs... Pendant ces heures terribles, l’Etat-major
belge se préoccupait de l’idée de tendre une inondation dans les Polders
longeant le petit fleuve, inondation qui seule, faute de renfort, pouvait
arrêter l’ennemi. Pour réaliser ce plan, on eut recours à la vieille expérience
du maître-éclusier Cogge de Nieuport, qui renseigna le Colonel Nuyten sur le
régime hydrographique de la région. Il fut décidé qu’on aveuglerait tous les
aqueducs du remblai du chemin de fer de Dixmude à Nieuport de façon à ce que
les troupes belges ne fussent pas gênées par l’inondation. Accompagné d’officiers du génie, Cogge
parcourt tout le remblai du chemin de fer en indiquant l’emplacement des
caniveaux à boucher. Seulement, à chaque instant, des obus frappent le remblai
et la voie et, à quelques centaines de mètres en arrière, surgissent des
colonnes de flammes, de fumé et de terre, pareilles à des fantômes qui se
lèvent tout à coup. Dans les zones particulièrement battues par les
projectiles, les hommes courent, sautent par-dessus les fossés, franchissent
les haies, trébuchent, tombent, se relèvent pour reprendre leur course
hasardeuse. C’est ainsi que le vieil éclusier traversa la mitraille et la grêle
de balles pour servir lui aussi son pays et son Roi. Sans son intervention, le
haut commandement n’aurait sûrement pas eu, en temps utile, les renseignements
indispensables pour tendre l’inondation. Toute la nuit, les troupes du génie
travaillèrent sous le feu de l’ennemi à fermer les ouvertures du remblai au
moyen de sacs de terre. Les efforts des vaillants pionniers avaient abouti le
27 au soir et, la même nuit, Cogge se rendit avec le capitaine Thys à
l’ancienne écluse espagnole pour donner accès aux eaux de la mer. Les voici donc au bord du chenal, puis à
l’écluse. La vieille porte, massive et noire dans les ténèbres, est assujettie
par une lourde chaine de fer, qu’il faut briser. Ils attendent ensuite dans la
nuit l’instant d’agir, quand la marée sera étale... Le tonnerre de la bataille
a cessé dans la plaine. Par instants, des fusées montent là-bas dans le ciel...
Dans le lointain par delà l’horizon, le fracas des assauts de Dixmude et des
rougeoiements. Les voix confuses de la marée montante amènent la brise du
large. L’heure est venue, la manœuvre réussit. Mais au bout de quelque temps,
les battants se referment, l’opération de salut est manquée. La nuit suivante, Cogge et Thys revinrent
à l’écluse et assujettirent la porte avec un câble d’acier. La manœuvre réussit
cette fois à souhait. Cependant les Allemands avaient passé le
chemin de fer. Au quartier général de Wulpen, on considérait la partie comme
perdue. Peut-être restait-il un dernier moyen à tenter : au risque d’un
désastre, ouvrir la grande écluse du Noordvaart, afin que la mer se précipite
en torrents dans la plaine. Ce fut le capitaine Umé qui assuma cette
entreprise extrêmement périlleuse, car le déversoir du Noordvaart se trouvait
dans le « no man’s land » c'est-à-dire dans la zone située entre les
deux fronts. Pour ce faire, il eut recours aux services du batelier Geeraerts
qui se souvenait d’une forte marée ayant atteint la place de l’Hôtel de Ville.
Précisément on était à l’époque des
grandes marées. Sans cette circonstance, l’inondation était impossible. Le capitaine Umé se rendit sur place avec
Geeraerts et un détachement du génie. Ils s’attendaient au brusque claquement
des mitrailleuses se démasquant tout à coup de l’ombre, devant eux, et balayant
les passerelles... Mais, à leur profonde surprise, l’ombre resta endormie. Ils
travaillèrent fébrilement, car il fallait profiter du moment précis où la marée
basse est étale parce que, dès que le flot a monté d’un côté des écluses, la
pression de l’eau contre les vannes les immobilise... Enfin les seize vannes fonctionnèrent.
L’eau montante se déversait par les ouvertures avec des bouillonnements et des
coups sourds et, le 29 octobre, à 19 heures 30, la marée se précipitait dans la
plaine. Alors les cinq hommes s’élancèrent sur le
chemin du retour. Ils coururent à travers les plates-formes, les esplanades des
quais, par les portes des écluses, refaisant le trajet qu’ils venaient de
faire, vers les lignes alliées. Ils allèrent se réfugier dans un cabaret, sur
le quai de l’Yser, où ils attendirent pendant six heures l’instant d’aller
refermer les vannes. Six heures d’angoisse ! Après des transes terribles, l’officier et
ses hommes reprirent le chemin des écluses et des ponts. Par miracle, les
Allemands semblaient ne s’être rendu compte de rien. Pas un obus ne vint troubler
la besogne impérieuse, pas un coup de fusil n’accueillit les travailleurs
pressés par le flot et la hâte de fuir. A partir de cette date, le batelier
Geeraerts vécut au milieu des soldats du génie prenant ses repas avec eux et se
rendant chaque nuit avec eux au déversoir pour la manœuvre des vannes... Les Allemands avaient pensé tout d’abord
que les pluies des derniers jours avaient causé une crue momentanée, se faisant
sentir par le gonflement des fossés et des canaux ; mais, au matin du 31
octobre, ce fut le débordement et l’arrivée rapide de l’eau dans leurs
tranchées. Ceux qui étaient sur le remblai du chemin de fer virent à leur
grande surprise derrière eux une nappe liquide s’étendant à plusieurs
kilomètres. On tentait de sauver les canons ; les artilleurs poussaient
aux roues qui s’enlisaient ; mais l’eau atteignait bientôt le poitrail des
chevaux... C’est ainsi que plusieurs milliers
d’Allemands se noyèrent dans les fossés profonds qu’ils essayèrent en vain de
traverser. Pendant que l’armée du Kaiser orgueilleux était en déroute,
l’artillerie belge lançait ses dernières rafales sur des grappes d’ennemis
réfugiés çà et là sur des îlots. Le miracle des écluses. Léon Rycx. [1] Nos Héros & Nos Martyrs de la Grande Guerre par Hubert Depester. Duculot, imprimeur-éditeur, Tamines. 1922 |