Médecins de la Grande Guerre
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M.
l'Abbé Goffin était, en août 1914, le distingué directeur
du Collège St-Hadelin à Visé. Dans l'universel
martyre des hommes et des choses il fut choisi bientôt comme le chef de cette
paroisse et de ce doyenné particulièrement ravagés. Il a bien voulu retracer
dans ce style vécu, tout en arêtes, tout en mouvement, ce premier épisode de la
Guerre Mondiale, que Son Eminence le Cardinal Mercier a appelé lui-même : « Les
Thermopyles de Belgique ». A Visé, quand cinq gendarmes résistent à l’ennemi Ils étaient cinq !... Contre combien !!... A 1 heure 10 nous les vîmes passer,
pâles, couverts de poussière, pédalant fiévreusement... et l'un d'eux avait
crié : « Vive le Roi ! Vive la Patrie !... » Ce fut ma première « sensation » de
guerre : « Pour qu'un vieux gendarme crie ça, il faut qu'il y ait de la poudre
en l'air. .. » et je sortis. A peine fus-je arrivé à la grille du
Collège, que j'entendis une fusillade saccadée et je vis tomber le brave
gendarme Bouko, au tournant de la route... Je courus vers lui, me jetai à genoux ;
il me regarda d'un grand regard éploré... « Mon Jésus ! Miséricorde ! » lui
dis-je à l'oreille, et je lui donnai l'absolution – en tremblant. Deux sifflements de balle à droite, trois
à gauche, je lève la tête... Devant moi le Vieux Rempart de Visé tout gris d'uniformes
allemands, à gauche de la prairie Leers des flots de fantassins gris. Et devant cette foule, cinq gendarmes,
cinq héros antiques, qui remplissent leur devoir, obscurément, simplement, «
parce qu'il faut tenir ! » Je ne me sens plus d'émotion, de
frayeur, je tremble... mais tout à coup, une pensée : « Nous allons tous être
abattus... je suis Prêtre ! » Et me relevant brusquement : « Mes amis,
notre dernière heure est sonnée : demandons pardon à Dieu, je vais vous donner
l'absolution ! » Et je crie bien haut, pour qu'ils les entendent bien, les
paroles de la miséricorde et du pardon : Là-bas, à deux mètres du mur de la
maison Brouwers, un grand gendarme, tout pâle,
regarde vers la prairie Leers, tire et reçoit en plein cœur une balle. Son sang
gicle sur la pierre bleue et j'entends son cri de
détresse, perçant, suppliant : « Monsieur le Curé,
l'absolution ! » Et Thill – le second Héros Belge – tombe face à l'ennemi. Je renouvelle les paroles de
l'absolution, mais ma voix ne porte plus, ma respiration est coupée par
l'émotion. Près de moi, le vieux Commandant de
Gemmenich, pâle, énergique, nerveux, un genou à terre, tirant ses dernières cartouches,
crie à haute voix, tout en tirant toujours, son acte de contrition... j'entends
encore les mots de la prière suprême qu'interrompent les détonations et le bruit
de l'arme qu'on recharge. Et je vois se rouler à terre, dans la
poussière de la route, une masse sanglante qui vient de s'écrouler... C'est le
brave Peiffer, un de ces mâles soldats du Luxembourg,
dans toute la force de la virilité : des balles de mitrailleuses viennent de
lui labourer les jambes et le bas-ventre. Il hurle de douleur, tâche de se relever
et retombe lourdement dans des flots de sang ; à quelques pas de lui, je vois
une grande tache noire : l'énorme bonnet à poil du gendarme d'avant-guerre. Et les Allemands avancent, prudemment,
regardant de tous côtés, le fusil en arrêt, bien bas, tirant, tirant toujours...
craignant de voir surgir de derrière chaque arbre, un de ces soldats héros, qui
semblent si fantastiques, si redoutables et qui ont l'air de les braver, même
quand ils sont morts ! Le Commandant de Gemmenich a tiré ses
dernières cartouches, un filet de sang s'échappe de son genou, il veut se dresser
; il tombe épuisé par l'effort héroïque, dans l'herbe du fossé – tandis qu'à
quelques mètres, à l'entrée de l'Avenue van Zuylen,
le dernier des héros – son nom m'échappe, hélas !... – jeune homme imberbe, s'écroule sans un cri,
lâchant son fusil ; qui rebondit sur les pavés du trottoir... Et je me retourne dans le fossé, tombé,
je ne sais comment ; l'humidité de l'herbe me ranime, je vais mourir, sans
doute... Est-ce ainsi qu'on meurt ?... Mon cœur bat cependant et violemment encore...
Je respire avec peine : allons, pensons à notre âme Je cherche une formule
d'acte de contrition, je ne trouve rien mes yeux se ferment... je ne vois pas
de sang pourtant, je ne « sens » pas de blessure : « Doux Jésus, mon Père, je
vous offre ma vie en expiation de mes péchés... Je pardonne à tous même à eux...
Je vous offre ma vie pour ces pauvres soldats » Oui, c'est bien un acte de
contrition théologique... J'écoute... rek...
tek... tek... tek... oui on tire encore... je ne vois plus rien... Et après
combien de minutes ?... Je ne le saurai jamais !... Mais je « m'agrippe » à un
arbre, je me sens revivre et m'aidant des deux
mains, je parviens à me dresser ; Et je saute debout, je cours, droit vers
le Collège, on tire encore... J'entends la balle siffler et faire ricochet sur
le mur du jardin... « Encore une !... Mon Jésus ! Miséricorde !... » La première heure de martyre et de
gloire de nos cinq premiers héros belges est sonnée !... Les ennemis crurent
les avoir abattus, massacrés tous les cinq – non ; dès le premier jour la
Belgique Martyre semble renaître de la mort – on parvint à en sauver trois, de
ces braves, et malgré les Allemands, ils vivent... glorieux, peut-être trop
méconnus !! On eut trop de Gloire Belge devant Liège
; on oublia les Cinq Héros de Visé : les premiers, ceux qui se firent « hacher menu
» plutôt que de se rendre, ceux qui auraient pu – raisonnablement, humainement –
se rendre, ou se retirer honorablement devant les forces évidemment supérieures...
Ils avaient derrière eux le salut, la frontière hollandaise, à droite deux
chemins ouverts à la retraite... Non, à Cinq, devant des centaines d'Allemands,
debout ou un genou en terre, face à l'ennemi, ils brûlèrent leurs dernières
cartouches... en priant, en pensant à leur âme immortelle... Et cela, c'est
doublement glorieux !! Jusqu'au lendemain, la dépouille des
deux premiers martyrs du devoir resta étendue dans une mare de sang, sur la
route, – pas moyen d'approcher, l'Allemand veillait... – Nous parvînmes enfin à
les hisser tous deux sur notre funèbre charrette, et sur ces corps sanglants,
je déposai respectueusement, avec émotion, un drapeau tricolore d'enfant, qui
avait été oublié sans doute là-bas, par de
petits élèves belges qui avaient fui devant l'invasion barbare... et lentement,
pieusement, en pleurant et priant, nous poussions ces reliques patriotiques
pour les ensevelir en terre bénite... Une escouade de soldats allemands passe...
un jeune officier quitte les rangs, se jette sur la voiture, et pâle de rage,
arrache le drapeau tricolore, le jette à terre et le piétine. Nous arrêtons notre
prière : « Lieutenant… Quand vous enterrez vos soldats, vous les enveloppez des
plis de votre drapeau… Eux aussi, sont des soldats, un mort, c'est quelque
chose de sacré. Ils ont droit à ce dernier hommage. Je suis le Directeur du
Lazaret de la Croix-Rouge de Visé et je remettrai le drapeau ! » Et je dois l'avouer, cet Allemand-là eut
un geste de loyauté chevaleresque, il me laissa ensevelir les deux héros Bouko et ThiIl, dans les plis
glorieux du drapeau tricolore, qui porte encore les traces – jaunies hélas ! –
de leur sang généreux. II est là, devant moi, ce petit drapeau
d'enfant, et je baise, avec fierté, cette tache jaunie, en pleurant et en
priant pour nos premiers héros de Visé. Et vous, mes chers enfants, quand vous
ferez votre promenade patriotique à Visé-la-Martyre, si glorieusement
ressuscitée de ses cendres, vous vous arrêterez devant une modeste pierre – bien humble souvenir
d'une bien belle page d'Histoire – vous admirerez, oui, mais vous prierez aussi
pour EUX... !!
Abbé GOFFIN,
Doyen de Saint-Jacques de Liège. |