Médecins de la Grande Guerre
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Du cimetière militaire au cimetière
civil : le transfert pathétique d’un jeune wallon tué sur l’Yser. Introduction Le texte que vous allez lire est un extrait
( intitulé « Cimetière marin
») du livre de Maurice
Beerblock
« De Paris et d’ailleurs »,
pages 128-131, imprimé en Belgique J.-J, J.-G, Dison en 1950. Dans ce texte,
l’auteur, journaliste de son état, nous livre un témoignage inestimable sur
l’exhumation de la dépouille mortelle d’un jeune héros de l’Yser en vue de son
transfert vers le cimetière civil auprès du foyer parental. Maurice Beerblock nous
décrit à « l’état brut » la douleur incommensurable des parents
plus de quatre ans après le décès de leur fils. Devant la dépouille
mortelle exhumée au cimetière militaire, la maman se met à raconter, dans un langage fleuri et
en patois, une habitude banale de son
fils mais connue seulement de ses
proches. Se faisant, elle montre combien était « unique » ce
fils « irremplaçable ». A la
lecture de ces lignes, le lecteur perçoit que pour cette femme, l’exhumation si
pénible soit-elle, l’aidera à supporter son immense douleur. Longtemps après avoir allaité son fils, sur
la tombe de celui-ci, elle pourra en effet se sentir à nouveau une mère
accomplie en lui offrant cette fois une autre partie d’elle-même, toutes les
larmes que son corps peut donner ! Quant au père, le
rapprochement entre lui et la dépouille de son fils ne semble pas bénéfique.
C’est un sentiment de révolte effroyable qui l’anime au point de perdre son
sang-froid et de hurler de douleur… La tombe rapprochée de son domicile lui sera
comme un rappel tenace du remord qui l’étreint… Le remord d’avoir encouragé son
jeune fils à rejoindre à tout prix
l’armée du Roi en franchissant la
frontière hollandaise ! A la veille de la
commémoration du centenaire de la Grande Guerre, ce beau mais rude témoignage nous rappelle que sous chaque
croix de nos héros décédés pendant la guerre repose un jeune homme dans une terre imprégnée de l’humidité d’une mer de larmes ! Les Anglais ne permirent pas
les rapatriements des soldats tués au combat. Les Belges permirent aux familles
le transfert des sépultures vers des cimetières civils ! Les jeunes hommes
tués au combat appartiennent-ils à leur Patrie ou à leur Famille ? Il n’y
a pas de réponse valable à cette question surprenante qui cependant dut se
poser après l’armistice. Notons cependant un avantage aux cimetières
militaires : ceux-ci sont appelés à résister à l’usure du temps au
contraire des cimetières civils. Ils
nous sont, à ce titre, très précieux car ils continueront à témoigner de
l’absurdité guerrière. Dr Loodts P. CIMETIERE MARIN[1].
J’ai voulu voir sa tombe. En
août, à l'époque des kermesses, j'ai couru les routes de ce qui fut le front
belge, jalonnées de témoins muets. Des Flamands blonds m'ont tour à tour égaré
et guidé vers des cimetières qui n'étaient pas son cimetière. Enfin, près du
pont d'un petit canal, non loin de la côte, au bout d'un chemin, j'ai trouvé
l'entrée du champ clos militaire où l'une des deux mille tombes est sa tombe.
Le cimetière était plein, ce jour-là. On reconnaissait les touristes venus « pour
voir », les gens entrés en passant pour prier, et des parents, qui étaient
venus seuls et qui voulaient s'en retourner avec le corps de leur enfant. En
deuil, debout près d'une civière, ils regardaient les fossoyeurs bêcher ce sable
mouvant de la côte flamande, qu'on pourrait creuser avec les mains, si on
voulait. Le vent de mer accrochait les voiles de crêpe aux épines des rosiers.
La bêche, soudain, porte sur du bois. Le couvercle apparaît. L'enfant est
là-dessous, dans cette caisse. Les fossoyeurs sortent la
bière, en raclent les parois. Et, au pas, ils emportent la boîte. Deux ou trois
de ces humbles cortèges convergeaient en même temps vers un enclos fait de
toiles tendues à l'un des bouts du cimetière, en plein vent. A l'entrée de
l'enclos, ils posaient leur charge. A quoi pensent les fossoyeurs ? Sans doute
comptent-ils ce qu'il leur reste à tirer de leur huit heures avant de rentrer
chez eux. A l'entré de l'enclos, un ouvrier endimanché, coiffé d'un chapeau
melon fait un signe. La première civière s'avance ; la mère, le père et une
parente âgée emboîtent le pas. Dans l'enclos, il y a l'homme coiffé d'un melon
qui est le maître des cérémonies, deux ouvriers menuisiers avec leurs outils,
et deux autres manœuvres portant des tabliers et gantés de caoutchouc. Les deux premiers s'attaquent au
couvercle, qui résiste un moment et qui éclate enfin, sous la pesée. Il faut
passer sur le reste. Beaucoup l'ont vu. Les autres ont de la chance. Blême,
muette, les yeux secs, la mère contemple ces débris noirs dans la sciure : tout
ce qui reste de son fils ; et au-delà de ces débris, elle revoit la chambre où
le petit, il y a vingt ans, est venu au monde. Et de penser à cette chambre, sa lèvre se met à trembler. Dieu merci, les larmes, les bonnes larmes coulent : – Vi sov'néve co, Louwis,
comme i' n'aiméve nin l'pè dè lessè è's'cafè
? (Vous rappelez-vous encore,
Louis, comme il n’aimait pas la peau de lait dans son café ?) Le père n'entend rien. Il
hurle à pleine voix, comme un chien par une nuit de lune. Défendue, devant ces
inconnus, par le respect humain, la mère proteste contre tant de faiblesse : – Louwis, taihîve ! (Louis, taisez-vous !) La parente âgée pleure sans bruit, mouillant toutes ses rides. Les
menuisiers amènent une bière neuve, la bière offerte par le Gouvernement belge,
qui offre aussi le voyage gratuit jusqu'au lieu natal. Le maître des cérémonies
a ôté son melon. Pendant une minute, il respecte cette douleur. Pas plus
longtemps ; d'autres cortèges attendent dehors, et l'heure tourne. Alors, avec
la maladroite brusquerie des timides, il dit, comme on récite une litanie, en
wallon de Liège, puisque la mère a parlé wallon : – Volez-ve
des ch'vès ? Volez-ve des dint ? (Voulez-vous des
cheveux ? Voulez-vous des dents ?) Entre le père et la mère, un débat s'élève. Le père ne veut rien, que ne
plus souffrir. La mère, elle, pèse ce que sera pour elle, dans l'avenir, une
relique : elle réclame des cheveux. Elle s'approche, elle tend les mains pour
les prendre elle-même. D'un geste, l'homme au melon l'arrête. Il faut cueillir
la relique avec des gants de caoutchouc, désinfecter cela pour l'emporter.
Puis, avec des mains presque pieuses les deux hommes gantés font leur besogne.
C'est fini, les vieux peuvent emporter leur trésor.
C'est ce que vous vouliez, n'est-ce pas ? L'avoir là- bas, près de vous,
dans le cimetière du village. Hélas ! Rien ne sera changé. Vous aurez rapproché
de vous son humble tombe. Mais, son âme ?
A l'heure où ils ont senti monter en eux la délivrance et la peur de
l'éternel sommeil, trois parts de cette âme, comme trois feux follets, trois
flammes ont pris leur essor : l'une vers la chambre où la famille se tient le
soir, la lampe allumée. Plus rouge, moins pure, la deuxième vers le cœur de
l'amante, aujourd'hui consolée. La dernière erre encore ici, dans le décor de
fumée et de pluie, de ruines et de boue où l'éclat d'obus conduit par Dieu est entré
dans cette chair, au point précis du corps où une blessure est toujours
mortelle. La dernière ne quittera plus jamais, quoi qu'on fasse, le lieu où il
est tombé. Il était parti pour défendre, avec les camarades, ce coin de
son pays qu'avant la guerre il n'avait jamais vu ; pour garder cette écluse
inconnue, cette ferme flamande, ce moulin bombardé, la patrie, ses parents,
ses amis, son amour et sa vie. Pourquoi vouloir éventrer le sable fin de
Flandre, forcer l'humble boîte, déranger ces os désunis ? Pourquoi ouvrir aux
bruits du monde le silence douillet de cette cabine à sa mesure, où son étroite
momie était si bien ? Porté là-bas, dans la boîte neuve, par des routes et par
des gares, sera-t-il bien plus près de vous ? Sa sœur, qui mourut de chagrin,
en sera-t-elle ressuscitée ? Son amante moins infidèle ? Il aura simplement quitté
les autres momies qui dorment en Flandre, près de la mer, dans le sable qui,
sur l'Yser, fut si lourd à ses pauvres pieds. Etes-vous sûrs qu'il est plus
heureux, maintenant que la paix règne en Flandre, d'avoir quitté l'armée endormie
sous les rosiers et sous les buis, lui qui, au plus fort des barrages, refusa de
se rendre et de déserter ?
J'aurais voulu qu'on te laissât ici, toi dont voici la tombe. Nous
avions fait, avant la guerre, de si beaux projets !
Pourquoi la guerre ? Oui,
pourquoi ? Maurice Beerblock |