Médecins de la Grande Guerre

Hommage à Chen Wei Lich n° 54584 du Labour Chinese Corps.

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Hommage à Chen Wei Lich n° 54584 du Labour Chinese Corps


« Celui qui ne sait pas remplir ses devoirs envers les hommes, comment saura-t-il honorer les esprits ? »

(Confucius)

 

       Chen, tu es arrivé en France en 1917[1] après un très long voyage[2]. Pour un jeune Chinois de 25 ans, naviguer pendant des semaines sur l’océan constituait une fameuse aventure. Au début, il y avait le plaisir de la découverte et puis surtout cette amitié qui, dans les rires, se tissait entre tous les jeunes gars qui partageaient ton sort mais après quelques semaines de navigation, apparaissaient la nostalgie. Ce spleen, cette tristesse était accompagnée d’angoisse, d’une angoisse proportionnelle à l’immense étendue d’eau qui t’éloignait toujours un peu plus de ton épouse, de tes deux enfants !


       Les reverrai-je un jour ?  Cette question lancinante, tu voulais à chaque fois l’éloigner au plus vite de ta conscience en t’efforçant de rester fort occupé mais, épine incrustée dans ton cœur, elle reviendra te réveiller en sursaut chaque nuit.

       Mais Chen, aurais-tu pu choisir un autre destin ? Tu signas ce contrat de trois ans parce qu'il fallait que ta famille puisse quitter la misère. Un jour, au village on t'avait annoncé un recrutement par les Anglais pour aller travailler de l'autre côté du monde. Tu ne savais ni lire ni écrire, tu ne savais pas qui étaient ces mystérieux Anglais et encore moins où était l'autre côté du monde mais tu as de suite accepté car rien, absolument rien, ne pouvait être pire que la misère que tu connaissais. Tu signas donc d'un trait puis on te donna un numéro à cinq chiffres qui pendant trois ans remplaça ton nom. Sur le bateau, l'interprète vous appris à compter en anglais pour que vous sachiez vous nommer !  On vous appris aussi  à écrire votre numéro de matricule sur une ardoise.

       Arrivé au Havre, la vision de la France te fit oublier tes articulations endolories par l’humidité de la cale dans laquelle tu séjournas si longtemps. Ses maisons, ses habitants, ses vaches, tu les observas à travers les interstices des wagons à bestiaux dans lesquels on vous fit monter pour vous conduire à Boulogne. Enfin là, on vous plaça en file indienne puis on vous mis en marche sous la surveillance de quelques sous-officiers à pied et d’un officier à cheval.


       Chen, tu arrivas finalement au bord de l’estuaire de la Somme dans l'immense camp du Chinese Labour Corps à Noyelles[3]. Après quelques jours d’acclimatation, des sous-officiers vous répartirent en compagnies. On vous donna un chapeau de paille, deux tenues en coton bleu pour l'été et un costume matelassé en lin pour l'hiver. Autour du camp, vous découvrirent bientôt le spectacle d’un pays en guerre. La campagne était constamment parcourue par des colonnes de véhicules ou de soldats allant au front ou en revenant. La vue des premiers aéroplanes qui vous survolèrent fut pour vous une source d'effroi et il fallut beaucoup de temps avant que vous vous habituiez à ces drôles d’engins !  

       En voyant tant de soldats, tu pensas, Chen, que les Anglais allaient faire de vous des soldats mais  l'interprète de ta compagnie te rassura : le contrat serait respecté et tu resterais un manœuvre voué à la manutention. Il n'empêche que vous n’étiez pas tout-à-fait des civils comme les autres car on vous apprit un rudiment de commandements militaires et surtout on vous avertit que l'on vous punirait aussi sévèrement que des soldats dans le cas d'indiscipline ou de désertion !

       10 heures de travail par jour, un franc par jour et cela sept jours sur sept avec la stricte interdiction de sortir du camp en dehors des heures de travail ! Tel fut ton régime de travail. Dur.... dur.... d'accepter tout cela. Tu ne l’aurais pas fait si on ne t’avait pas donné l’assurance formelle qu’une partie de ta  paie était transférée directement en Chine au profil de ta famille.

Toi, Chen, on te désigna avec une centaines de tes camarades pour le camp de Ruminghem, siège du 11ème Labour Chinese Corps. On te forma à décharger les péniches amarrées au pont du Wetz le long d’un quai aménagé par les Anglais sur une longueur impressionnante de plus d’ 1 km. Jour après jour, tu déplaças sur ton dos meurtri des tonnes de matériel. Jamais tu ne te plaignis, fidèle en cela à la recommandation de Confucius : « Exige beaucoup de toi et espère peu des autres ». Combien de fois, il fallut que tu courbes l'échine ? Mais à quoi bon la révolte, car tu étais fier de pouvoir offrir, en échange des brimades et de ta sueur, une meilleure vie à ta famille restée au pays. Là aussi, Confucius t'encourageait par ses paroles : « L'herbe, si le vent vient à passer, s'incline nécessairement ». Tu restas donc humble comme le fut ton maître à penser au temps de sa gloire : « Ne te crois pas aussi grand jusqu'à penser et voir les autres plus bas que toi ! »

       Chen, bien entendu, on t'expliqua les enjeux de la guerre. Toi et tes camarades n'y compreniez pas grand-chose sinon que l'on pouvait se battre et mourir pour son pays. Cette constatation était pour vous neuve car, auparavant, vous n'aviez pas l'impression de faire partie d'une nation... La Chine pour vous était tellement grande, tellement vieille, qu'elle paraissait occuper à elle seule l'univers tout entier. Maintenant, vous vous aperceviez de la variété incroyable des peuples et de leurs coutumes. En rentrant plus tard au pays, la plupart d’entre vous propageront l’idée qu’il existe une véritable nation chinoise qui doit assumer elle-même la responsabilité de son destin.

       Chen, tu eus plus de 140.000 compatriotes disséminés à proximité du front ou dans les usines françaises. 2/3 d’entre eux relevaient des Anglais au sein du Labor Chinese Corps tandis qu'un tiers dépendait des autorités françaises. Ces dernières allouèrent préférentiellement ses travailleurs chinois dans les usines où ils remplaçaient une partie des ouvriers français partis combattre. Les usines Schneider du Creusot furent du nombre. Après la guerre, une  petite partie de ces ouvriers restèrent en France.  Certains  se regroupèrent dans un quartier de Paris, donnant ainsi naissance au quartier chinois de Paris  encore si actif aujourd'hui. D'autres s'installèrent notamment dans la Nièvre dans le bassin minier de La Machine.


       L'armistice signée, le Labor Chinese Corps eut à déblayer les tranchées et à recueillir les restes mortels des soldats pour les enterrer dignement. Ce travail fut, on s’en doute, aussi pénible, voire plus pénible que le travail du temps de guerre. De plus, après l'armistice, les travailleurs chinois furent soumis constamment aux regards méfiants  des civils réfugiés qui venaient réoccuper leurs villages détruits. La peur de l’étranger faisait en sorte que les travailleurs chinois étaient souvent perçus comme des délinquants potentiels.

       Certains travailleurs chinois trouvaient un dérivatif à leur spleen dans les jeux de hasard. Entre eux, ils aimaient parier. Rien de mal quand les sommes étaient dérisoires mais, dans quelques cas, il y eut des dérives. Des dettes de jeu considérables conduisaient alors à des comportements violents. Dix travailleurs chinois furent condamnés à mort par les tribunaux militaires et exécutés par les Anglais. Neuf de ces dix hommes le furent parce qu'ils avaient tué un de leurs camarades d'infortune. Ce fut le cas de Wang Junzhi qui assassina le 2 février 1919 son camarade Liu Huaiyu qui lui devait 80 francs français. Il tua aussi deux compatriotes qui, cette nuit-là, avaient eu le malheur de se trouver sur son chemin. Wang Junzhi fut exécuté dans la cour de l'hôtel de ville de Poperinghe. Il est dommage que Wang Junzhi  n’appliqua pas le précepte de Confucius : « Ne parie jamais ! Si tu sais que tu vas gagner, tu es une canaille. Et si tu ne le sais pas, c'est que tu es fou ! »

       Cher Chen, tu eus en France la douleur de perdre l’un de tes camarades dans un accident. Tu avais en effet un ami qui travaillait aux alentours de Montdidier. On retrouva sa trace en Europe longtemps après sa mort. Le 11 novembre 1988, la Société archéologique de Péronne montra dans une exposition organisée pour le 70ème anniversaire de l’Armistice une photo représentant en 1920, son enterrement à Montdidier. Ton camarade avait été tué lors d'une explosion d'une mine dans le terrain qu'il nettoyait. La banderole qui figure sur la photo mentionnait en caractères Chinois un texte que le docteur Tran Ky chef du service d’urologue de l’hôpital de Saint-Quentin traduisit en vue de l’exposition :

       « Voici que le jour du rapatriement est proche et que tu nous quittes soudain, emporté par une mine fatale. Qui se souviendra de ton courage et de ton sacrifice en cette terre d'exil, car la pensée affectueuse de tes compagnons d'armes ne dure que la vie d'un homme. C'est avec émotion que notre regard se tourne vers le « Sud du Ciel » où se dirige son âme ».

       La deuxième banderole portait quant à elle le nom de la fille et du fils du défunt.

       Chen, tu éprouvas du chagrin, en pensant à la mort de ton camarade et à la douleur de sa femme et de ses enfants. Petite consolation, contrairement à ce que signale la banderole brandie à son enterrement en 1920, plus d'une génération est passée et aujourd’hui en 2013, nous conservons encore le souvenir du sacrifice de ton ami !

       Mais revenons à ton histoire, Chen. Au camp de Ruminghem, le temps avançait à toute allure et te rapprochait de la date du retour. Tu étais déjà depuis deux ans en France. Hélas, en février 1919, la deuxième phase de l'épidémie de grippe survint alors que l'on croyait l'épidémie éteinte définitivement en décembre 18. Ce deuxième assaut inattendu de la grippe dite espagnole te surprit. Tu fus terrassé par la fièvre et après quelques jours tu mourus en tenant en regardant la seule photo que tu possédais de ta famille. Dureté incompréhensible du sort !


       Toi et une vingtaine de tes camarades décédés aussi de la grippe furent enterrés dans le minuscule cimetière[4] qui jouxtait le camp de Ruminghem.

       Aujourd'hui, cher ami Chen, tu reposes dans cette terre où tu te dévouas sans compter. Abrités derrière un petit mur de silex bordé de deux Ginko Biloba, arbres symboles d’éternité, ta tombe et celle de tes camarades continueront à nous rappeler votre sacrifice pour effacer du paysage français les plaies de la Grande Guerre. Oui, votre travail fut noble et remarquable !

« Ne vous souciez pas de n'être pas remarqué, cherchez plutôt à faire quelque chose de remarquable » (Confucius)

       La plupart des travailleurs chinois retournèrent en Chine en 1920. On estime que deux à trois mille restèrent en France pour s’y établir[5]. Le nombre de travailleurs qui décédèrent en France n’est pas connu, il est pour certains de beaucoup supérieur à 1.952, le nombre de tombes de travailleurs chinois répartis dans 16 cimetières. Les décès provenaient de maladies, d’accidents ou encore du fait de la guerre comme par exemple quand, dans la nuit du 21 au 22 mai, le camp du Labour Chinese Corps à Saigneville , près d’Abbeville, fut entièrement détruit par l’explosion du proche dépôt de munition bombardé par un avion allemand.  


       Les travailleurs chinois de la Grande Guerre n'étaient pas soldats mais on les enterra comme des soldats. On inscrivit sur leurs tombes les simples phases avec lesquelles, en Chine, on honorait depuis des centaines d’années les défunts. On les traduisit en Anglais. Sans aucun doute, elles constituent des  « décorations » aussi belles que celles reçues par les combattants héroïques.

A good reputation for ever  (Un bon renom pour l’éternité)

A noble duty bravely one (Noble par le devoir accompli avec bravoure)

Faithful into death (Fidèle jusqu’à la mort)

A little man but a great heart (Un homme humble au grand cœur)

       Sans doute manque t- il à ces phrases, la conclusion de Confucius :

« La vie est un départ et la mort un retour »

Dr Loodts P.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    

 

 

      

 

 

 

 

 

 



[1] Après négociations entre Pékin, le gouvernement britannique et le War Office, un premier contingent de 1 078 coolies quittait Weihaiwei, province de Shandong, le 18 janvier 1917. Le Chinese Labour Corps vit officiellement le jour le 21 février 1917…

[2] Les navires quittant la Chine avec ces coolies, passaient soit par l’Afrique du Sud soit par le Canada que les travailleurs traversaient en train avant de reprendre la mer pour l’Angleterre ! Quel périple… Tout simplement pour semer la confusion dans les esprits ennemis et pour éviter les sous-marins. 

[3] Noyelles sur mer dans la somme près d’Abbeville fut choisi comme quartier général, base de réserve et hôpital général pour le Labor Chenese Corps. Le camp est aujourd’hui transformé en cimetière. C’est avec 842 stèles le plus grand cimetière chinois en France.

[4] Le cimetière de Ruminghem comprend 75 tombes dont la moitié provient d’un transfert depuis le cimetière de Saint Pol sur Mer. La liste des noms des travailleurs chinois qui y furent enterrés peut être consultée sur ce site

[5] Pour la chaîne Arte, Véronique Izambard et Gilles Sionnet ont réalisés un très beau reportage sur les travailleurs chinois restés en France au moyen de témoignages et de souvenirs donnés par leurs descendants : « 140.000 Chinois pour la Grande Guerre »

 



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