Une ambulance française
dans le Carmel de Rouvroy durant
la bataille des frontières :
1) Introduction par le
Dr Loodts
Cet épisode de la guerre des frontières
(22-23 août 1914) concerne la surprise des blessés
français en voyant autour d’eux
s’affairer des religieuses françaises et cela alors que leur ambulance est
située en territoire belge, au Carmel de Rouvroy. Fait encore plus surprenant,
la Mère Supérieurs, de son prénom Germaine, n’est autre que la fille du général
de Sonis, héros de la guerre de 1870.
Le général de Sonis.
2) Le texte (paru dans la revue « La Grande Guerre du XXè siècle », N° 7, août 1915, page 173)
Un prêtre brancardier du diocèse nous communique ces intéressantes notes rédigées par un de ses confrères :
Dans le pays, les bonnes gens
disent : le château. Et de fait, c'est une gentilhommière assez présentable
avec son logis Louis XV, sa grande cour fermée de grilles, ses pavillons sur
les côtés et, par derrière, un vaste potager bordé de plates-bandes. Mais,
lorsque nous y entrâmes, le 22 août 1914, vers les 4 heures du soir, nous nous
attendions bien à la trouver solitaire. La bataille de Virton ballait son plein;
l'ou entendait distinctement crépiter la fusillade. Les châtelains devaient avoir
quitté depuis longtemps leur résidence. Peut-être seulement quelque vieux serviteur était-il demeuré
là par habitude autant que par devoir. Nul bruit, nulle apparence de vie dans la
cour déserte, lorsque nos fourgons se rangent devant les communs. Déjà le
médecin-chef, descendu de cheval, gravit le perron avec son assurance
habituelle, réfléchissant aux moyens de s'installer au plus vite, car le temps
presse, et, dans quelques temps, les brancardiers vont nous apporter de l'ouvrage.
Qui l'eût dit ? Une femme vêtue de
bure ouvre lentement la porte et s'avance au-devant de lui.
- Madame, dit-il avec un
empressement un peu ému, permettez- moi de me présenter moi-même. Je suis le Dr
L ... , chirurgien des hôpitaux de Paris. Je dois installer ici mon ambulance.
Rouvroy - le Carmel.
- Vous êtes ici, répond-t-elle,
chez des Carmélites, Monsieur le médecin-chef. Mes filles et moi, nous avons
déjà soigné tant bien que mal quelques blessés, mais nous sommes bien heureuses
et bien fières d'offrir l'hospitalité à une ambulance.
Et, se tournant vers tous :
- Soyez les bienvenus, Messieurs, et disposez de la maison. Vous êtes
chez vous.
Nous entrons. Quelle paix, quelle
ineffable tranquillité dans cette demeure! Accompagnée seulement de quelques
religieuses – la plupart ne parurent point, – la supérieure nous conduit à travers
les salles.
- Ici, l'ancien salon du château.
Là, c'était la salle à manger. Ceci est la cuisine. Il y a encore les pavillons
: vous pouvez soigner vos blessés tout à l'aise. El nous nous installons. Les
paniers sont descendus des voilures, on en retire les médicaments et les
pansements, les tables d'opérations se montent, chacun reçoit sa tâche. Tout
cela se fait dans une atmosphère de calme qui nous surprend. Se peut-il que la
bataille suit si près et que nos âmes en soient si loin ! La paix de celle
maison de prière nous pénétrait. Inutile de dire que la plupart d'entre nous n'avaient
jamais franchi le seuil d'un monastère ; ils ne connaissaient des contemplatives
que les calomnies d'une certaine presse. Ceux mêmes qui avaient connu des
Carmélites ne les avaient jamais approchées de la sorte. Elles ne semblaient
nullement gênées par notre présence, mais se considérant, selon l'esprit de l'Evangile, comme des servantes
inutiles, elles ne se préoccupaient que de servir sans gêner. Dès qu'elles
comprirent que nous suffirions aux soins
des blessés, on les vit se retirer à la cuisine pour préparer des tisanes et
des tartines de pain beurré. Et c'était encore, comme nous l'avons su plus
tard, un acte sublime de charité. Ce pain, ce café, ce beurre constituaient
toutes leurs réserves. Elles jeûnèrent ce soir-là. Cependant, les blessés
arrivent. Les premiers n'ont été atteints que légèrement ; ils sont venus à pied. Mais voici des voitures
pleines de blessés graves. La cour s'encombre vite. Partout on voit de pauvres
corps, couverts de poussière et de sang. Il y en a jusque sur les marches du perron. De 4 heures
du soir à 3 h I/2 du matin, on opère et on panse presque sans interruption. La maison
de prière est devenue hôpital. Cinq cents blessés peut-être y vont passer la
soirée et la nuit. Alors, une grave question se pose : Où coucheront ces
malheureux ? Trouvera-t-on une place où les plus malades tout au moins goûtent
un peu de repos ?
- Il y a des chambres au premier étage, dit la
supérieure. Et, en effet, nous avions aperçu des religieuses qui descendaient
l'escalier une à une, comme honteuses. Ainsi, ces vaillantes femmes nous
abandonnaient leurs cellules. Elles descendirent à la cave seule partie
disponible de leur maison ; sans doute, elles passèrent la nuit à prier.
Pourtant, l'une d'elles nous dit qu'elle avait parfaitement reposé sur du
varech... Il fallait en grand nombre des paillasses et des matelas. Quand il n'en
resta plus au monastère, la supérieure
en fit chercher au dehors par le curé du village. Comme celui-ci, et malgré
tout son zèle, ne pouvait plus en découvrir :
- J'ai un officier gravement atteint, lui dit-elle. Il me faut un
matelas ! Il me le faut !
Et le bon curé dut en trouver un
encore qu'il apporta sur ses épaules. Le rez-de-chaussée et les étages occupés,
il ne resta plus de disponible que la chapelle, et les blessés arrivaient
toujours, il fallut que Dieu même leur donna asile. Ce fut certainement le plus
dur sacrifice que les religieuses aient dû consentir. Pour accéder la chapelle,
il fut nécessaire d'entamer la grille de bois qui séparait le chœur des religieuses
et le sanctuaire. Avant de s'y résoudre,
un infirmier, une scie en main, interroge d’un regard la supérieure.
- Sciez, s'écria-t-elle, sciez, puisqu'il
le faut. La charité avant tout ! Telles étaient ces religieuses, aussi
charitables que modestes. Ajoutons : aussi braves que charitables.
Habitant le pays, elles sentaient parfaitement la progression du péril qui nous
menaçait avec elles, Et, en effet, vers 10 heures, la ligne de feu s'était déjà
tellement rapprochée que les mitrailleuses françaises semblaient crépiter à la
lisière du pays. Un obus mit le feu à une barge de paille, dans un champ
voisin. Le ciel était tout embrasé. Nous dûmes clore les volets des salles de pansements. La canonnade y faisait
tressaillir les bandes et le coton disposés sur les tables. Alors survinrent
les restes d'une compagnie… C'était une vingtaine d'hommes épuisés. Ils assaillirent
les robinets du jardin et dévorèrent les morceaux de pain et les quelques œufs que l’inépuisable bonté de la supérieure
avait encore découverts. Ils nous garderaient, disaient-ils. Cependant, la nuit
s'avançait sans nous apporter la victoire. Sur la route de V... à L...
s'entassaient les troupes en retraite vers la France ; fantassins et cavaliers,
caissons et fourgons se mêlaient. C'était un défilé lugubre et interminable. Pourtant,
nous travaillions toujours, et ce fut seulement vers 4 h. 1/2 qu'un ordre bref,
déchirant, retentit :
- Les paniers, aux voitures !
Nous étions abandonnés ; l'ennemi
arrivait. Il fallait partir. Mais alors, les blessés, que deviendront-ils ?
Le Dr B... les gardera.
- Je suis célibataire, a-t-il dit, je suis le plus jeune médecin. J'ai
doublement le droit de rester.
D'un signe de tête, ses collègues
acquiescent au sacrifice. Silencieusement, ils l'embrassent. Déjà les fourgons
touchent à la grille. Le médecin-chef va monter à cheval. Et les Carmélites ?
L'officier français bégaye un mot de
remerciement à ces femmes qu'il ne reverra plus.
- Oh ! Monsieur, lui répond la supérieure, si vous pouviez nous
emmener avec vous ! Nous ne sommes pas
Belges, comme vous croyez sans doute, nous sommes Françaises. Vous ne saviez
pas être chez les pauvres Carmélites expulsées de Nancy... Mon Dieu ! Etre si près de France et ne pas pouvoir y rentrer !
Puis elle remonta le perron et referma la porte. Nous sûmes depuis que celle
qui parlait de la sorte n'était autre que la fille du général de Sonis.
Louis-Gaston de Sonis, comte romain et de Sonis (1er, 1880), né à Pointe-à-Pitre le 25 août 1825 et mort à Paris le 15 août 1887, est un officier de l'armée française héros de la bataille de Loigny durant la guerre de 1870, où il perdit une jambe.
Parmi les trop nombreuses
communautés de Belgique qui n'ont pu
donner de leurs nouvelles se trouve le Carmel de Rouvroy... Vivent-elles
toujours, ces Françaises si modestes, si charitables, si vaillantes ou bien ont-elles
succombé sous les coups et les outrages de l’ ennemi ? A Ethe, village
distant de quelques kilomètres, il y avait aussi une ambulance. Blessés et
infirmiers auraient été fusillé, nous a-t-on dit ; et de la maison qui les
abritait, il ne resterait que des cendres. Qu'advint-il de Rouvroy ? Nous l'ignorons. Peut-être l'ignorerons-nous
toujours. Il est vrai que la plupart des blessés furent évacués après notre
départ. Mais les plus atteints demeurèrent. Leur présence a pu suffire à déclencher
le carnage. Rappelons-nous leur dernier cri :
- Mon Dieu, être si près de France et ne pouvoir y rentrer !
Ce cri de souffrance, ce cri de reproche qui retentit encore
dans nos cœurs, puissent des oreilles françaises ne l’entendre plus jamais !
(Semaine religieuse de Laval, 22
mai 1915)
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