Médecins de la Grande Guerre
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Ce texte écrit par le Père Lallemant (1) est paru en 1922 dans "Croquis et silhouettes de guerre", Editions Vromant, 3, rue de la chapelle, Bruxelles. Avec beaucoup d'humour, l'auteur nous fait entrevoir quelques scènes de la vie des brancardiers ecclésiastiques et des aumôniers... Nous découvrirons aussi une amusante apologie de la soutane en temps de guerre et... un très rare témoignage sur la vie peu banale de Soeur Antonia .. Je vous présente Soeur Antonia, supérieure, surveillante en chef de la section des femmes à la prison de Furnes, la maman de guerre des prêtres-brancardiers : 65 ans, alerte, la cornettte en bataille. Psychologue émérite, au parler savoureux, vous retournant une "cliente" en cinq secs. Ces "clientes", la plupart du temps "chevaux de retour", n'avaient jamais rien fait. Soeur supérieure les laissait dire, puis son tour venu elle les entreprenait et après cinq minutes la confession se faisait avec des larmes de repentance. Prêtre, aidant un blessé Chez elle, une peur effrayante des "obusses". Quand on bombardait elle serait tombée en défaillance. A la moindre alerte, elle faisait descendre tout le monde à la cave. Il faut bien reconnaître que ce n'était pas gai. Des bombes d'avion avaient écorné les murs, cassé les carreaux ; les bombardements presque quotidiens avaient encadré la sévère maison. Malgré tout, la supérieure voulut rester. A la prison, on tint bon jusqu'au bout. Dès le premier bombardement les Q. G. étaient partis, les bourgeois avaient imité les militaires : il ne restait plus que les mercantis et les rares citoyens décidés à tout plutôt que d'abandonner leurs vieux murs. Les Soeurs de la prison étaient restées au devoir. Le ministère reconnut leur courage en décorant la supérieure. Et parfois, quand cela bardait, nous plaisantions notre bonne vieille maman tremblante, lui redisant pour la ranimer la citation magnifique dont elle avait été l'objet. On tremblait, mais on restait : bravoure d'une essence supérieure et divine ! Aux côtés de la Soeur Supérieure il y a avait soeur Odile. C'était une vivante soeur simplice, une âme d'enfant dans un corps de vieillard. elle ne pensait pas à trembler parce que la Sainte Obéissance ne permettait pas la peur. Sa supérieure ne connaissait d'elle qu'une seule faute dans sa longue existence : elle avait un jour, étant petite, frappé son plus jeune frère. Soeur Simplice était notre maman en second : elle eût dû passer la nuit à travailler, il fallait que nos nippes en 24 heures fussent lavées, séchées, repassées, prêtes à être endossées. Soeur Berckmans, la dernière, plus jeune, était aussi plus luronne. Elle descendait à la cave, mais si la Sainte Obéissance l'eût permis, elle serait volontiers restée là-haut. Elle était crâne. Un jour les Boches s'étaient mis à bombarder sans crier gare : un obus était venu trouer la gendarmerie juste en face, projetant des éclats de fer et de verre dans la place où la soeur se trouvait. J'arrive un quart d'heure après : c'est en riant qu'elle me raconte la scène. Aumôniers militaires se rendant sur le champ de bataille afin d'y porter aux blessés les secours et les consolations de la religion. Maintenant que je vous ai présenté notre maman de guerre, souffrez que je vous présente ses fils : abbés K et L. brancardiers au 1er régiment de chasseurs à pied, 1er bataillon, 2° compagnie. Abbés R. et FL. idem, 3° compagnie. A cette époque nous méritions bien une description. Chacun le sait, les prêtres avaient été mobilisés en soutane. Après quelques mois de guerre, elles étaient dans un bel état, nos pauvres soutanes ! Pour ma part, j'étais en ce temps à ma quatrième. Au siège d'Anvers, déjà ma première était en dentelles. Lors d'une sortie du côté de Haecht, je me remontai à la garde-robe d'un obligeant vicaire en ces pays-là. Mais ce n'était plus neuf. Après avoir fait Dixmude avec la brigade Meiser et les fusilers-marins français, mon numéro deux fut mis à la réforme. Je ramassai les débarras d'un aumônier qui avait acheté un complet neuf. Celle-là ne dura guère ; le numéro trois alla rejoindre bientôt le grenier ; et j'eus alors une soutane magnifique encore, que me légua un bon vicaire de Furnes. Ces soutanes aux tranchées, c'était tout un poème. Nous y tenions comme à un palladium. Et de fait, c'en était un. Dans cette armée qu'on nous avait représentée comme un ramassis de sectaires, notre soutane nous attirait le respect et nous valait des attentions assez touchantes. Nous y tenions aussi parce qu'il nous semblait que sans elle nous n'aurions plus été prêtres. Et nous vitupérions contre ceux qui l'abandonnaient trop vite. Ce n'était pas très commode : on traînait dans la boue, on trébuchait en portant un blessé, on s'accrochait aux fils de fer. Je me souviens qu'une nuit, en avant d'Oostkerke, sortant de mon petit abri bas, déjà tout crotté, je voulus sauter une tranchée creusée en arrière de la ligne. Trompé par l'obscurité, je prends mal mon élan... patatras, je me trouve enfoncé jusqu'au cou dans la boue liquide. je n'avais qu'une ressource : à quelques pas de là se trouvait une maison bombardée : j'ôtai ma carapace gluante, je la promenai vivement dans la mare de la ferme. un bon feu toute la nuit et le lendemain il n'y paraissait plus. Nous avions trouvé un système pour être propres (?) à la descente des tranchées. On nous avait octroyé une capote verte de chasseur. Aux tranchées nous endossions la capote sur la soutane, puis, en quittant, nous abandonnions la dite capote crottée jusqu'au col, nous reprenions notre soutane de prêtre, et le tour était joué. C'était hilarant de nous voir en tenue de tranchées. La soutane retroussée laissait voir de gros godillots et des guêtres. Ensuite venait la capote plaquée de boue. De temps en temps, pour les prises d'armes officielles, on raclait le plus gros au couteau. La musette d'où sortait un manche de poèle, complétait le harnachement avec le sac à pansement et la couverture roulée en bandoulière. Sur la tête une calotte en serge noire. Je vous dis que nous étions à croquer ! Et personne ne songeait à sourire. Poste de secours, 1914. Par exemple, un jour je ris moi-même de bon coeur. Vers janvier 1915, je reçus par hasard un illustré français donnant des vues de guerre. La photo principale représentait- je le reconnus tout de suite - une section de brancardiers prêtres et instituteurs, cheminant sans ordre sur une route bordée d'arbres mutilés (2). Et en exergue : "Un long cortège de misères : les civils belges fuyant devant la tourmente." Je ris de bon coeur : ce long cortège de misères, c'était nous ! C'était dans cet accoutrement que nous nous présentâmes, en un jour de répit, à la prison de Furnes, mon compagnon et moi. Nous avions tous deux une de nos propres soeurs dans la congrégation des surveillantes et nous venions aux nouvelles. On nous reçut si maternellement que nous nous promîmes de revenir. Nos officiers étaient très aimables. A la descente des tranchées, ils nous permettaient d'aller à Furnes dire la messe ; ils amplifièrent la faveur en nous autorisant à y séjourner en temps de repos, et à revenir seulement pour reprendre les troupes montantes. C'était pour nous un bienfait d'un prix inestimable. Aussitôt la relève terminée, nous descendions de Perviyse ou d'Oostkerke à Furnes, trempés parfois jusqu'aux os, mais heureux comme des dieux parce que nous nous représentions d'avance l'hospitalité vraiment maternelle de la prison. Aussitôt que les obligeants gardiens nous avaient ouvert le lourde porte de fer, nous étions chez nous ! Les braves Soeurs nous faisaient monter au quartier qui nous était réservé. Nous goûtions la joie divine de changer de linge, de nous laver. Puis on descendait tout refaits. A table ! Plaisir nouveau de manger proprement, dans une assiette, à une vraie table. Le menu n'était pas chargé, mais on avait si bon appétit. nous apportions ce que nous pouvions : boîtes de singe, conserves de poisson. Moyennant un petit supplément les bonnes Soeurs ajoutaient un peu de viande fraîche et des pommes de terre. Quel régal ! Le souper terminé, on allumait la pipe et c'était alors de longues causeries autour du feu chantant. Volupté suprême ! A 8 heures, les Soeurs partaient au quartier des femmes prisonnières, nous laissant toute leur maison. Soeur Supérieure nous recommandait bien d'aller dormir le plus tôt possible. Mais que voulez-vous, la détente était si douce ! Il arrivait même que l'on taquinait un peu les cartes. Parfois, au beau milieu d'un jeu un sifflement bien connu passait dans l'air ; d'instinct on rentrait la tête puis on continuait le geste commencé. Quand le bombardement était fini, on sortait à la recherche des blessés, puis on revenait se coucher. Le lendemain de bonne heure les Soeurs se mettaient à, la besogne. Elles reprisaient nos bas, réparaient les brèches de nos habits, lavaient nos nippes, nous épouillaient, car nous n'échappions pas à la loi commune : chaque fois nous devions faire la chasse, chaque fois nous devons faire passer nos habillements à l'étuve. Que de soins ces bonnes Soeurs nous ont prodigués ! Et le lendemain on repartait, ragaillardis. On s'était retrempé dans la prière, on s'était réconfortés au contact de tant de généreux dévouement, de tant de maternelles sollicitudes, et l'on allait gaiement au devoir. Cela dura quatre ans ; au hasard des secteurs, quand on avait une journée de libre, on accourait. A certain moment, Furnes fut barrée ; l'accès en fut interdit. Heureusement la prison, étant hors ville, n'était pas comprise dans la zone défendue. On y revenait avec bonheur. On y revenait si volontiers que j'y passai en 1917 un congé de huit jours. Je vois encore le sourire moqueur avec lequel nos officiers me regardaient. Ils allaient à Paris, ils allaient bien loin. Quelle idée d'aller passer un congé de repos à Furnes sous les bombes et les obus ! Eh ! oui, c'est qu'ils ignoraient que la prison de Furnes c'était la famille, c'était le chez soi, reposant et tranquille, malgré les bombes et les obus ! Bonnes et saintes Soeurs de la Providence, vous avez été vraiment la Providence des pauvres prêtres-brancardiers. Soyez-en bénies à jamais ! (1) Biographie du Père Lallemant, Edmond-Henri-Joseph, né à Habay-la-Neuve le 25 septembre 1884 Dispensé du service militaire en temps de paix le 30 juillet 1904. Sous les armes le 1er août 1914 et désigné pour la colonne d'ambulance de la 3° division d'armée. Passé au 1° chasseurs à pied le 29 septembre 1914. Désigné pour les trains sanitaires le 15 mars 1915. Désigné pour la colonne d'ambulance de la 4° division d'armée le 29 juin 1915. Désigné pour le génie de la 4° D.A. le 28 septembre 1915. Désigné pour l'hôpital militaire belge du Havre le 1er juin 1916. Commissionné en qualité d'aumônier adjoint pour la durée de la guerre le 9 septembre 1916. Attaché au 8° régiment de ligne à la même date, puis au 18° de ligne le 28 décembre 1916. En congé sans solde le 15 juin 1919. Pensionné le 1er décembre 1925. Aumônier de 2° Classe le 15 septembre 1934. Attaché à la garnison de Bastogne et de Vielsalm le 28 août 1934. Pensionné le 1er juin 1946. Cité à l'ordre du jour de la division le 9 février 1917 : " A fait preuve de courage et d'esprit de sacrifice en se portant à deux reprises au secours d'un militaire grièvement blessé en avant d'une tranchée avancée de Ryckenhoeck pour tenter de le ramener dans nos lignes". Cité à l'ordre du jour de l'armée et décoré de la croix de guerre le 21 juillet 1918 : "pour le courage et le dévouement dont il a fait preuve au cours de sa longue présence au front". Croix de l'Yser. (source : "Aumôniers militaires belges de la guerre 1914-1918", J.-R. Leconte, Musée royal de l'Armée, 1969, Bruxelles) (2) J'ai retrouvé ce que je crois être cette photo à la page 283 d'un très vieux volume paru peu après 1918 : "La Grande Guerre", Editeur L. Opdebeek, Anvers. "Un long cortège de misères" Je ris de bon cœur, ce long cortège de misères, c'était nous (article) Dr Loodts P |