Médecins de la Grande Guerre

Au Bagne de Sedan : les récits de Jos Schramme et de Joseph Harck.

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Au Bagne de Sedan : les récits de Jos Schramme et de Joseph Harck.

Le martyre des déportés.

Le martyre des déportés.

Le martyre des déportés.

Le martyre des déportés.

Le martyre des déportés.

Le martyre des déportés.

Le martyre des déportés.

Le martyre des déportés.

Le chateau de Sedan qui pendant la guerre de 1914 portait le nom de bagne de Sedan. (Photo F. De Look)

Le chateau de Sedan qui pendant la guerre de 1914 portait le nom de bagne de Sedan. (Photo F. De Look)

Une plaque commémorative à l'entrée du chateau. (Photo F. De Look)

Une des pentes raides par laquelle passèrent les prisonniers. (Photo F. De Look)

Une des pentes raides par laquelle passèrent les prisonniers. (Photo F. De Look)

Maintenant se trouve un hôtel à l'intérieur du chateau. (Photo F. De Look)

Devant l'hôtel du chateau. (Photo F. De Look)

Au Bagne de Sedan : les récits de Jos Schramme et de Joseph Harck.

 

1) Le récit de l’avocat brugeois Jos Schramme

 

     Quelques localités du Nord de la France furent le théâtre de souffrances peut-être plus effroyables encore que les centres de travail de Verdun, Saint-Quentin et Lille. Nous voulons parler des bagnes allemands ; parmi lesquels se distinguait celui de Sedan, dont vous trouverez ci-après une description détaillée.

     Le nom de Sedan avait-il pour nos ennemis une signification particulière et le souvenir de la bataille de 1870 eut-il pour effet d’échauffer la haine orgueilleuse des barbares ? Quoi qu’il en soit, l’histoire de bagne de Sedan est une des pages les plus douloureuses du martyre de la Belgique.

     Pour le décrire d’une façon impartiale et absolument conforme à la vérité, nous avons à notre disposition un ouvrage précieux. C’est celui où M. Jos. Schramme, avocat et ancien échevin de la ville de Bruges, relate ses propres impressions et ses propres souffrances. Son livre a pour titre « Au bagne de Sedan, du 20 novembre 1917 au 21 mars 1918 » (Editions Desclée, De Brouwer, Bruxelles 1919) et est dédicacé à ses proches :

A vous qui m'avez attendu,

Et qui, pour mieux m'attendre, vous êtes consacrés plus activement au service de la Patrie et au soulagement des infortunes:

 Ma femme,

Qui consoliez, au Vestiaire des Réfugiés, les sans-abris, et, dans les consultations pour nourrissons, défendiez contre la faim les nouveaux-nés;

 

Ma fille,

Qui, dans les cantines des Petites Abeilles Brugeoises, protégiez les enfants débiles contre les privations;

 

 

Mon fils,

Qui m'est revenu , ayant à Vingt ans et demi, trente-sept  mois de service en première ligne comme observateur d'artillerie, obstiné à réclamer les postes les plus périlleux et les plus méconnus;

 

Il est juste que je dédie ces souvenirs, parce que c'est votre énergie et votre fermeté qui furent le secret de ma résistance.

 

 

     Quel était le crime de M. Schramme ? Sans doute aux yeux de l’occupant était-il bien coupable. Lui, un homme influant de Bruges, avait osé exprimer son opinion sur l’odieux régime de travail obligatoire inauguré par les autorités allemandes. Evidemment une pareille liberté était vraiment excessive, d’autant plus que Bruges était gouverné par un von Schroeder, fidèle serviteur de l’empereur d’Allemagne qui lui avait remis à l’occasion d’une visite l’ordre « Pour le mérite ». Aussi les déportations sévissaient-elles sur une grande échelle.

     M. Schramme déclara un jour que ceux qui jouissaient de quelque indépendance devaient refuser de travailler. Ce refus les aurait amenés devant les tribunaux, ce qui aurait provoqué fatalement le résultat suivant : ou bien le tribunal reconnaitrait que cette forme nouvelle d’esclavage était illégale, et, en ce cas, la cause était gagnée, ou bien le tribunal condamnerait, et alors on donnait un exemple, qui serait suivi par d’autres, ce qui aurait suscité l’attention du monde civilisé. Ainsi le pouvoir occupant serait forcé de rapporter ces mesures iniques. La prison dans ce cas n’avait rien de déshonorant.

     Mais à Bruges, il y avait des délateurs qui étaient près à trahir leurs semblables pour trente deniers, qui se mêlaient au public dans les réunions et qui surprenaient les conversations dans les cafés. Ainsi M. Schramme fut  appelé un soir devant le commissaire impérial de police, le sieur Grupenkieser. Celui-ci sortit un papier de sa poche, où se trouvaient rapportés mot pour mot, les propos tenus par M. Schramme. L’avocat ne nia point. On lui permit de retourner chez lui et il s’attendait à être cité devant les juges allemands. Mais l’occupant n’y mit pas tant de formes.

     Le 18 septembre – on était alors en 1917 – M. Schramme reçut tout simplement un « Strafbefehl », et le 20, à 4 heures de l’après-midi il entrait en prison. Là, il trouva comme compagnon de cellule M. Ernest Schulze, négociant à Bruges, et parmi ses codétenus, son ancien camarade d’études au collège Saint-Louis, le vicaire Léon De Poortère, de la paroisse Sainte-Anne.

     Ceux-ci signalèrent à M. Schramme le sort peu enviable qui l’attendait ; ceux qui étaient condamnés à des peines dépassant six semaines de détention étaient envoyés au camp de Sedan, une geôle épouvantable, où l’on était soumis aux travaux les plus durs, mal nourri, mal logé et brutalisé de mille manières...

     Des Allemands conseillèrent eux-mêmes à M. Schramme de solliciter une communication de l’emprisonnement en amende, mais le condamné pensa à son fils et se dit que la somme versée dans le trésor militaire de l’Allemagne pouvait servir à forger une arme contre son enfant. Et c’est pourquoi l’avocat refusa énergiquement de donner suite à l’offre qu’on lui faisait.

     Un médecin l’examina et deux mois s’écoulèrent. Le 16 novembre on le prévint qu’il avait à faire ses préparatifs pour être transféré « weiter » (plus loin) et que sa famille viendrait lui faire ses adieux. Mme Schramme et sa fille rendirent visite au prisonnier et lui annoncèrent une nouvelle que le personnel de la prison lui avait cachée, à savoir qu’il devait aller à Sedan.

     C’était donc bien un grand crime pour von Schröder que la protestation d’un citoyen belge contre le travail forcé.

     Suivons maintenant le condamné dans son voyage vers le bagne.

     Précisément, des nouvelles peu encourageantes circulaient à Bruges à ce moment. On venait d’apprendre que M. van Hulle, confiseur, qui tenait une pâtisserie, près du théâtre, de Bruges, était mort le 30 octobre dans cet enfer de Sedan, où il avait été déporté avec ses deux fils.

     Le 20 novembre, M. Schramme empaqueta les objets dont il devait se munir. Les Allemands avaient imposé comme équipement : de solides chaussures, des vêtements de travail, une casquette, une gamelle et une grosse couverture. C’était une indication qu’on l’envoyait aux lourds travaux.

     L’avocat se rendit à la gare en voiture ; la il fut enfermé dans un wagon en compagnie d’Auguste Van Dierendonck, maçon à Heyst-sur-Mer, Aloïs Hoef de Saint-André-lez-Bruges, et huit soldats allemands coupables de mutinerie, qui jusque dans leur cellule criaient : « Nieder mit dem Krieg ! » (A bas la guerre !)

     Jusqu’alors tous les convois en destination de Sedan avaient été soumis à un nouvel examen médical à Gand, mais cette fois ce ne fut pas le cas. L’avocat brugeois ne pouvait probablement plus profiter de cette dernière chance de salut. A Bruxelles les huit détenus militaires allemands prirent la direction de Cologne et les trois Belges durent poursuivre leur voyage par Namur, Givet et Charleville. Ils débarquèrent à Sedan à 3 heures du matin et se dirigèrent, sous une pluie battante, vers la citadelle où ils furent incorporés au « Strafgefangenen-Arbeiterbataillon n.2. »

     « Les grandes portes du Château, bâti au pied de la citadelle, s’ouvrirent pour nous laisser passage et se refermèrent lourdement derrière nous », écrit l’auteur. Par des pentes raides, nous arrivâmes, courbés et harassés, dans les hauts couloirs voûtés qui forment les anciens donjons. Une dernière rampe, à ciel ouvert, et raide comme la côte d’un rocher nous amena à l’esplanade qui couronne la citadelle.

     Il faisait encore trop sombre pour nous permettre de distinguer les constructions dont les formes noires se dressaient devant nous.

     Nous pénétrâmes au corps de garde, installé dans une chambre basse, fumeuse, et où trônait, entouré d’une dizaine de soldats de la « landsturm », un sergent, type du sous-officier prussien, trapu, râblé, lourd, la face rouge et brutale, les yeux gris et froidement cruels.

     Le « feldwebel », qui conduisait notre seule troupe, entama une conversation avec ce chef de poste, qui nous dévisageait de l’air d’un maquignon prenant livraison de sa marchandise, et nous reçûmes l’ordre de nous retirer dans la pièce adjacente, ou nous devions rester jusqu’à ce que le commandant du camp vienne, vers 10 heures, procéder à notre examen.

     Par un couloir pratiqué dans le mur de séparation entre le corps de garde et la pièce voisine, nous pénétrâmes dans ce qui s’appelait le « zimmer VI » (chambre VI).

     Une ampoule électrique à l’angle du corridor d’entrée était la seule lumière éclairant la pièce. S’habituant peu à peu à distinguer dans l’ombre, nos yeux apercevaient le long du mur de séparation entre le corps de garde et la chambre où nous étions un double plancher construit en bat-flanc, le premier à quelques centimètres du sol, le second, au-dessus du premier, à hauteur des épaules.

     Sur ces bat-flancs, dans cette pièce qui pouvait avoir huit mètres de profondeur sur quatre de largeur, plus de trente formes humaines étaient étendues, couchées sur des paillasses, grouillant dans un bruit continu de respirations oppressées, de halètements de dormeurs à demi réveillés et qui se retournaient dans l’hébétude du sommeil dérangé.

     Aux parois comme au plafond, des objets hétéroclites pendaient : vêtements, sacs, paniers, formant des silhouettes estompées.

     Par moments, un corps se soulevait à demi, nous entendions crier : « Sacrée vermine, pas moyen de dormir ! »

     Puis, rampant pour ne pas troubler les camarades couchés contre lui, l’homme se laissait glisser au bas du bat-flanc et passant devant nous, se dirigeait vers le couloir où brillait l’ampoule électrique.

Des nouveaux ? interrogea-t- il en nous voyant. C’est la chasse, mes amis, et sans s’arrêter, il allait se pincer sous la lumière, enlevait sa chemise et sa camisole et nu jusqu’à la ceinture, s’absorbait dans l’examen de son linge, tendu entre les deux mains.

     C’est la vermine qu’il cherche, me disait mes deux camarades, en me poussant du coude.

     C’était en effet la chasse à la vermine...

     A 5 heures ½ (heure allemande), un soldat vint crier Aufstehen (le lever). Les formes humaines qui grouillaient sur les bat-flancs s’agitèrent : cherchant à tâtons dans l’ombre leurs vêtements, les prisonniers s’habillaient, les uns dans l’étroit espace qui séparait le bat-flanc du mur opposé, les autres accroupis sur la paillasse où ils venaient de passer la nuit. Puis, leur gamelle en main, ils se dirigeaient vers la sortie, et revenaient tenant leur gamelle remplie d’un liquide fumant.

    Nous interrogeâmes quelques passants.

     C’est le café, nous dirent-ils : allez présenter vos gamelles.

     Nous préférions ne pas bouger. Mes camarades avaient, avant leur départ, entendu des récits qui les rendaient méfiants. On était, m’affirmaient-ils, entouré de voleurs et d’escrocs, et pour rien au monde il ne fallait abandonner ses bagages.

     A 6 heures ½, nous entendîmes au dehors crier en français.

     L’appel ! Tout le monde dehors !

     Le même cri fut répété à l’entrée de notre chambre.

     Nous délibérâmes entre nous. Tous les hommes étaient allés à l’extérieur, et seul quelques soldats restaient au corps de garde.

     On nous avait enjoint de rester là jusqu’à ce que le commandant eût inscrit notre entrée. Nous restâmes donc, d’autant plus que mes camarades estimaient que c’était dans les bousculades de la foule rentrante que nos paquets couraient le plus de danger.

     Nous en parlions encore, lorsque la large encolure du sergent de garde s’encadra dans le couloir d’entrée. Un flot de colère lui monta au visage en nous apercevant :

     Was machen die hier ? (Que font ces gens ici ?) cria-t-il en se retournant vers les hommes qui le suivaient.

     Je m’avançai, car seul de nous trois je parlais allemand, et je lui rappelai que lui-même nous avait ordonné de rester là jusqu’à l’arrivée du commandant.

     D’un bond, il sauta derrière moi, et levant le bâton dont il était muni comme tous les soldats qui l’accompagnaient, il se mit à m’asséner une volée de coups, s’aidant de la main gauche et du pied pour corser la bastonnade et me précipiter dehors.

     Tout homme qui a le sentiment de sa dignité comprendra le mouvement de révolte qui m’envahit en ce moment. Je m’étais toujours promis que personne ne porterait impunément la main sur moi, et je me voyais roué de coups, rossé comme je n’aurais pas voulu rosser mon chien, devant la foule d’hommes que, en face du corps de garde, je trouvai massés en rang.

     Je dis qu’on comprendra ce qui se passait en moi, mais je me trompe : il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre.

     Je me retournai, les poings crispés, prêt à sauter à la gorge de mon agresseur. Mais des rangs qui s’alignaient devant moi, on me criait ; « Bougez pas, bougez pas, vous le regretteriez », et je voyais entourant le sergent, ses hommes, tous armés de bâtons comme lui.

     C’était l’impuissance, l’infériorité certaine devant la force brutale, et je vis, dans un éclair, à quoi je m’exposais inutilement en me mesurant seul avec cette horde de bourreaux.

     Telle fut ma Joyeuse Entrée dans le Kaiserliche Sammettager des Strafgefangenen-Arbeiterbataillons n.2 à Sedan, le 21 novembre 1917.

***

     Le camp de Sedan était placé sous les ordres du feld-webel-leutnant Denzin, un homme de 47 ans. C’était un misérable, qui semblait se plaire à la cruauté. Lorsqu’il passait la revue des prisonniers, le moindre prétexte lui suffisait pour frapper les malheureux de son bâton ; mais son exercice préféré consistait à distribuer des coups de poings. Lorsqu’il voyait un des prisonniers qui portait un cache-nez ou un foulard autour du cou, il l’arrachait impitoyablement, même aux malheureux qui grelottaient et chancelaient plus encore de faiblesse que de froid.

     Le jeune Henri Michel, de Le Cateau, dans le département du Nord, avait voulu fuir... Le commandant l’interrogea à ce sujet et lui asséna sur la tête un coup de bâton si violent que le malheureux resta étendu sans vie sur le parquet.

     Denzin alors prit peur. Il fit donner des soins particuliers à Henri Michel qui eut le délire pendant deux jours. Lorsque la victime fut guérie, le bâton avait disparu. Il fut remplacé par une lanière en cuir, qui ne défonçait pas les crânes, mais dont l’effet n’était guère moins douloureux.

     Quelquefois des convois de prisonniers nouvellement arrivés apercevaient de malheureuses épaves, des malades, qui n’étaient plus que des squelettes vivants. Alors le commandant ricanait :

     Oui ! Oui ! Regardez bien. Il y a deux mois, c’étaient des gaillards aussi rigoureux que vous. Dans deux mois, vous serez comme ça !

     Sedan était un « Sammellager », un camp de concentration, d’où l’on envoyait des ouvriers à Sedan-ville, aux camps de Longwy, ou de Chiers, à Bazeilles, Saint-Aignan et Sainte-Marie près de Vouziers.

     On y avait envoyé d’abord toutes sortes d’anciens condamnés des prisons de Gand et de Louvain, des assassins, des voleurs, des faux-monnayeurs, des escrocs. C’est au milieu de ces malfaiteurs qu’on enfermait des gens honorables, coupables d’avoir enfreint les arrêtés allemands, des hommes faisant partie des services de renseignement, des soldats égarés et des prisonniers politiques, comme M. Schramme.

     Von Schröder se vengeait à sa façon des protestations que l’avocat brugeois avait osé émettre contre le travail forcé.

     A son arrivée le commandant Denzin demanda :

     C’est vous, le monsieur qui prétendez ne pas travailler parce que vous avez un chapeau ?

     Pardon, répondis-je, vous devez être mal renseigné. Ce que j’ai fait...

     On ne réplique pas ici, m’interrompit-il. Croyez-vous que je ne sache pas ce que je dis.

     Si vous vouliez prendre connaissance de mon dossier, lui dis-je...

     Je connais votre affaire, ricana-t-il, et je vous soignerai. C’est ici qu’on vous apprendra à marcher comme les autres : on vous dressera ici, soyez tranquille.

     Il criait comme un possédé, ses yeux étaient injectés, et il martelait la table du poing.

     A Sedan comme dans les autres camps les hommes que l’on envoyait au travail étaient soumis à un examen médical préalable. Cette mesure ne fut pas appliquée à M. Schramme, ce qui prouve que von Schröder avait donné des ordres spéciaux à son sujet.

     Lorsqu’il eût été mis au travail un soldat vint lui demander, au nom de commandant, si le « Doktor Schramme » (docteur en droit) était là... Denzin, voulait s’assurer que ses ordres étaient suivis.

     Au « Strafgefangenen Arbeiterbataillon n.2 » on comptait de quatre cents hommes. Tous les mois des trains amenaient de Gand, de Charleroi, de Mons, de Condé, de Lille, etc., de nouveaux contingents de condamnés. Le bourreau qui dirigeait ce camp exerçait principalement son aveugle fureur contre les « Rheinbachs », ainsi nommés d’après la grande prison du pays rhénan, où l’on envoyait quantité de prisonniers politiques, entre autres des membres des services d’espionnage, des guides de la région frontière, des Français qui avaient caché des soldats anglais.

     Nombre d’entre eux avaient quitté la prison et formaient à Sedan un bataillon spécial ; jamais ils ne pouvaient recevoir de leur famille des nouvelles ou des secours alimentaires ; le travail forcé pendant le jour, et la nuit une couche misérable. Quatre cents hommes devaient se partager un espace aménagé pour cent soldats. La vermine et les parasites : puces, punaises et poux, pullulaient partout dans les matelas, sur les habits, sur les corps. Le sommeil était constamment troublé. Chaque soir on se livrait à la « chasse » on nettoyait le linge de coups, mais c’était toujours à recommencer.

     Le commandant prit quelques mesures : il fit tondre à ras toutes les têtes et battre les couvertures, et puis il y avait les douches.

     « Ah ! », écrit M. Schramme, « l’inoubliable spectacle que celui de ces douches, installées au bas de la citadelle, dans une de ces salles hautes, aux murs épais, qui rappellent les anciens donjons. On y allait par groupes de seize prisonniers. Les vêtements étaient pendus pêle-mêle à des crochets fixés dans les parois. On se plaçait sous la douche tiède, on reprenait les mêmes vêtements qui n’étaient ni désinfectés ni même nettoyés, et on rentrait dans les mêmes chambres, se coucher sur les mêmes paillasses. Que de squelettes vivants j’ai contemplés là ! Des corps émaciés, dont on pouvait compter tous les os, la peau tachetée des morsures, guenilles humaines... »

     Sedan était un dépôt pour les troupes qui occupaient le front de Verdun et de Reims. Les prisonniers devaient apporter du bois pour les boulangeries, charger et décharger du charbon, trainer de l’entrepôt des marchandises (« Güterlager ») à la gare du matériel de toute espèce, transporter des sacs de copeaux pour le couchage, réduire en pièces les machines de fabriques et en trier le métal... Ce travail, qui constituait une lourde tâche même pour des hommes entraînés, était une véritable torture pour ceux qui ne s’étaient jamais livré qu’à des travaux intellectuels.

     Quant à l’alimentation, nous ne pouvons en donner une idée plus adéquate qu’en citant le texte de M. Schramme.

     « Pour réparer ses forces, après le dur travail de sa journée, le prisonnier de Sedan avait cinq cents grammes de pain, avec un demi-litre d’eau à midi, un demi-litre d’eau le matin, et un demi litre d’eau le soir. Le matin et le soir, était coloré de noir, et le midi, il y nageait quelques grains d’orge, ou de riz, ou des bribes de choux-raves décorés du nom de choucroute. »

     Aussi les ravages causés par les maladies, et surtout par le typhus et la dysenterie, étaient effrayants. Dans les latrines un spectacle écœurant s’offrait aux malheureux condamnés. De nombreux malades succombèrent... On les avait vus transporter au lazaret et on ne les revoyait plus. Les deux chefs de l’infirmerie, Albert Dhondt de Bruxelles et Léon Verdonck d’Ostende, pourraient dire combien ils en ont vu mourir. Le second déclara à M. Schramme qu’il en avait enterré sept cent trente-deux. Le matin on trouvait souvent un cadavre sur le matelas.

     « On retirait le cadavre de la paillasse souillée où il était étendu, on le dépouillait entièrement, puis on le plaçait, nu, dans l’appentis en bois en bois adossé à la chambre des Rheinbachs, près de l’entrée. Il restait là deux heures, trois heures, un demi-jour parfois. Ceux qui entraient dans l’appentis – car c’était le Waschraum, le local où l’on pouvait se laver – trouvaient cette macabre surprise. Puis la civière du lazaret venait enlever le cadavre, sans cérémonie, comme un colis.

     Et que de cadavres avons-nous vu pousser, les pieds en avant, par la fenêtre de l’infirmerie ! Le même jour, trois du bataillon des Rheinbachs.

     Le 9 février 1918, le feldwebel du lazaret nous disait, à Julien Cuypers et à moi-même : « Le nombre des décès est effrayant. Le commandant ne veut pas le croire. Je viens de lui remettre une liste qui comprend, pour les trente derniers jours, soixante-trois morts pour ce seul bataillon. »

     La mort nous frôlait partout. Bien rares étaient ceux qui gardaient le courage, malgré tout, de la regarder en face, et qui conservaient la seule chose qui pouvait préserver des embûches que l’on sentait dressées de tous côtés par la Camarde : la volonté.

Voici comment   Jos Schramme détaille le déroulement d’une journée au bagne de Sedan

     A 5 heures et demie, un soldat venait ouvrir les portes, qui avaient été closes pour la nuit, et criait: «  aufstehen! »  A ce signal les 400 à 600 condamnés devaient  aller se ranger sur le terre-plein. La cuisine, installée dans un baraquement en bois élevé contre le parapet, face aux bâtiments, délivrait le café. Deux à deux, les prisonniers défilaient devant la fenêtre de la cuisine, et présentaient leur gamelle où deux cuisiniers versaient un demi-litre. Ce défilé durait une demi-heure.

     A 6 heures et demie, le commandement, «  Tout le monde dehors! » convoquait les prisonniers pour l'appel. Il fallait se ranger par files de 5 hommes en profondeur, face aux bâtiments. n savait que les places prises pour l'appel devaient être gardées pour le recrutement des équipes, et tous ceux qui cherchaient à échapper au travail s'efforçaient de se mettre aux derniers rangs. La méthode allemande, à ce moment entrait en action. Le sergent de cour,-le sergent Holz, - sortait de son bureau,établi dans le bâtiment qui terminait la ligne de constructions, et, à grands coups de bâton lancés à tour de bras dans le groupe d'hommes qu'il trouvait devant lui refoulait les groupes vers l'entrée. Les soldats du corps de garde, à droite et à gauche, imitaient l'exemple. Pendant une dizaine de minutes, on entendait le bruit sourd du bâton s'abattant sur les échines, et les cris rauques de la soldatesque. Péniblement, les rangs se formaient ainsi, et le sergent de garde, précédé  d'un porteur de torche, passait devant les rangs pour vérifier le nombre des présences .Après cette formalité, il fallait demeurer en place, pour que le sergent de garde fît l'inspection des locaux : les latrines, l’infirmerie, le  cuisine, les neuf chambres de logement, la chambre des interprètes, la laverie pour relever les prisonniers qui pouvaient s'y trouver encore. Cette inspection achevée, le sergent vérifiait ses chiffres. S'ils ne concordaient pas avec le total des présences résultant des listes d'inspection, il fallait rechercher l'erreur, et recommencer le dénombrement.

     Vers sept heurs, les "postes", -les soldats chargés de conduire les équipes au travail- arrivaient. A la faveur de l'attente, des prisonniers s'étaient déjà glissés hors des rangs. Ceux mêmes qui étaient restés tâchaient de changer de place, suivant qu'ils voyaient s'avancer un soldat réputé bon pour les prisonniers ou un autre dont on connaissait la brutalité. Les coups de bâton recommençaient alors à pleuvoir de plus belle, jusqu'à ce que toutes les équipes fussent formées. A 8 heures, les travailleurs avaient, équipe par équipe, dévalé la rampe raide qui descendait du sommet de la citadelle vers la ville. Chaque commando prenait la direction que lui indiquait son "poste": trois hommes formaient  la première ligne, deux autres suivaient, et le « poste », la baïonnette au canon, fermait la marche. A la citadelle restaient les dernières rangées de travailleurs  et les groupes de réformés. Toutes ces manœuvres avaient obligé les condamnés à rester debout sur place, durant près de deux heures. Par tous les temps, par les rafales de pluies, par les tourmentes de neige, les pieds dans la boue, on se préparait, par cette épuisante attente aux fatigues d'une journée de dur labeur. Vers 11heures 1/2 , équipe par équipe, les travailleurs rentraient au camp. C'était l'heure de la distribution de la coupe. Nouvelle station en plein air: les français devaient former un groupe en tête, les belges se rangeaient en arrière, et, quand tous les prisonniers étaient présents, le défilé commençait devant la fenêtre de la cuisine. A 1 heure, le spectacle du matin se renouvelait, car les équipes de travailleurs devaient être formées à nouveau. Les bâtons qui n'avaient pas fort affaire lors du rangement pour la soupe où tout le monde se précipitait, prenaient leur revanche, maintenant qu'à nouveau chacun cherchait à s'écarter.

     A  2 heures, les équipes avaient repris le chemin de la ville, et les rangs pouvaient être rompus jusqu'à 6 heures. C'était alors l'appel du soir, suivi du défilé pour la distribution du pain et du café. Le stationnement était long car les cuisiniers devaient remettre, à chaque Français, une cuillère de saindoux et à chaque Belge une cuillère de marmelade, pour étendre sur le pain. Mais cette fois les brutalités ne se joignaient pas à l'énervement de l'attente. Il est difficile de s'imaginer ce que ces stationnements interminables et répétés avaient d'épuisant.

     La nourriture était insuffisante  et ne compensait pas les calories dépensées durant le travail et les longues stations debout. Monsieur Schramme nous détaille dans son livre le régime journalier : 

     Trois fois sur cinq la soupe était de l’eau claire. Il en était de même pour le café. Et pour réparer ses forces, après le dur travail de la journée, le prisonnier avait cinq cents grammes de pain, avec un demi litre d’eau à midi, un demi-litre d’eau le matin et un demi-litre d’eau le soir. Le matin et le soir, le demi-litre était coloré de noir, et le midi, il y nageait quelques grains d’orge, ou de riz, ou des brides de choux-raves décorés du nom de choucroute. Aussi les ravages qu’exerçaient dans les rangs toutes sortes de maladie étaient effrayants. Peu de jours se passaient sans que la civière ne transportât au lazaret des homes atteints par la dysenterie. Le 8 janvier 18, il y avait, ce seul jour, sept cas de typhus, dont un mortel. La dysenterie était d’ailleurs générale à Sedan : et fatalement, on était condamné à lui payer son tribut. Quand on dévisageait les groupes , à l’heure des appels, on lisait sur les visages émaciés, au teint terreux, le nom du mal dont souffraient la plupart de ces malheureux, débilités par un labeur constant, séjournant dans une malpropreté perpétuelle, et n’absorbant, comme nourriture, que des soupes claires. La nuit, dans les chambrées, c’était un va et vient continuel vers le tonneau que l’on plaçait à l’intérieur du tambour construit devant les portes d’entrée, et au matin, le spectacle qu’offrait l’intérieur de cet édicule renseignait amplement sur la nature du mal dont le plus grand nombre était atteint. Ce qui ne trompait pas, c’était le spectacle que chacun était obligé de subir, lorsque, obéissant aux exigences de la nature, il se rendait à la dépendance que l’autorité avait construite à l’extrémité du terre-plein, sur le rond-point nord, d’où l’on voit, à gauche le panorama de Sedan, et, à droite le plateau que termine le rideau sombre de la forêt de Bouillon. Ah ! ce cabinet d’aisance, comment l’oublier ? Un baraquement en bois couvert de carton bitumé, s’étendait sur une fosse garnie de deux côtés d’une bordure en bois. Sur les rois quarts de la surface de la fosse, les deux bordures étaient reliées par des planches espacées, l’une de l’autre de la largeur d’un pied. C’étaient les latrines. Le quatrième quart n’était pas recouvert : c’était l’urinoir. De sorte qu’à l’urinoir, il fallait faire se faire face, et que, à chaque fois qu’on se trouvait obligé de passer par cette « installation sanitaire », on pouvait, dans la fosse béante, aux filets sanguinolents qui rougissaient le fond, mesurer le danger de la contagion au milieu duquel on était contraint de demeurer. Ce n’est qu’à la fin de mon séjour, en mars 18, qu’on songea a établir, au moyen d’une planche longeant en gouttière la partie extérieure du baraquement, un urinoir séparé, et que l’on construisit des latrines distinctes, marquées d’un écriteau « Nur für Darmkranken » (à l’usage des dysentériques)

     Pour compenser quelque peu les pertes caloriques un florissant trafic de marchandise naîtra au Bagne. Voilà  ce que raconte M. Schramme à ce sujet.

     « Un trafic clandestin de marchandises s’effectuait dans le camp », rapporte l’auteur. « Les soldats allemands en importaient du dehors. Les malandrins, voleurs et cambrioleurs, qui se trouvaient dans nos rangs, ne manquaient pas l’occasion d’exercer leurs talents, quand ils manipulaient des colis contenant des marchandises susceptibles d’être vendues ou consommées bien vite, ils avaient trouvé des élèves chez tous ceux qui estimaient, non sans raison, que le droit à l’existence prime les lois positives et que tout ce qu’on enlève à l’envahisseur n’est qu’une restitution forcée.

     Enfin, ce qui n’avait pas la même justification et ne rencontrait pas aussi la même adhésion, il est certain que des marchandises sortaient de la cuisine et que la conscience facile des Ravitailleurs avait créé des sentiers de dérivation sur le chemin qui reliait la cuisine à la cave aux provisions.

     Les transports amenant de nouveaux prisonniers étaient l’occasion également de transactions – et souvent, hélas ! de prélèvements forcés. La réputation du camp était en effet bien assise, et en général, les arrivants étaient munis de sacs amplement fournis de vivres.

     On présentait ainsi, sous cape, toute espèce de marchandise : charbons et bois, réchauds de tranchée, pain, riz, haricots, pois, pomme de terre, viande même qu’introduisaient les équipes travaillant à la caserne Fabert, à la caserne des dragons ou à l’abattoir. Il fallait des ruses d’Indiens pour échapper à la vigilance du « poste » qui commandait l’équipe, sinon on éprouvait ce que la crosse des fusils a de dureté.

     Mais la passe difficile était la rentrée au camp, où le sergent, qui connaissait son monde, fouillait minutieusement chacun des hommes qui revenaient du travail. Là, ce n’était pas seulement le dépouillement de ce qu’on avait subtilisé au prix de tant d’adresse, mais la bastonnade en règle, et la livraison aux bêtes, c'est-à-dire aux soldats du corps-de-garde. J’ai admiré plus d’une fois ce que peuvent, en toute matière, l’entraînement et l’endurance : des hommes qu’on avait soigneusement tâtés et fouillés, et qui revenaient cependant, triomphants, avec leur butin – et d’autres, dont on avait vidé les poches, et qu’on avait tannés consciencieusement, mais qui rentraient, redressant leur dos meurtri, et s’écriant : « C’est égal, mais ils n’ont pas trouvé le meilleur ! » en retirant, des cachettes insoupçonnables, une récolte encore conséquente.

     Comme la demande était aussi multiple que l’offre était restreinte, les prix se haussaient en proportion. La denrée toujours la plus recherchée, le pain, variait entre trois mark et quatre mark la ration, ou douze et seize mark le pain, soit quinze et vingt francs.

     Mais alors se posait la question du payement. Il était défendu d’être porteur de plus de dix mark : tout l’argent que l’on possédait devait être remis au bureau et, à l’arrivée, on prévenait insidieusement que cette mesure n’était prise que pour garantir les prisonniers contre les vols fréquents dans le milieu où ils allaient se trouver. Si l’on se dépouillait ainsi de ce qu’on possédait, on pouvait retirer cinq marks par mois – de quoi payer son barbier.

     Ceux qui n’avaient aucune ressource étaient fatalement amenés à battre monnaie en vendant, l’un après l’autre, les effets qu’ils portaient sur eux ou les objets qu’ils avaient apportés. Aussi pouvait-on se procurer de tout à Sedan : bagues, montres, épingles de cravates, linge de corps, chaussures, guêtres, effets d’habillement, coffres, valises, couteaux, rasoirs, que sais-je encore ? Et phénomène douloureusement suggestif : tout ce qui n’était pas denrée à consommer était côté à des prix très bas, tandis que toute marchandise alimentaire atteignait des prix fantastiquement élevés.

     Je suis arrivé à Sedan au début de l’hiver et j’y ai rencontré plusieurs compagnons – je citerai Jean Placard, de Masney (Nord) près de Douai – qui n’avait plus que des vêtements de coutil et une seule chemise de toile, parce qu’ils avaient vendu, un à un, tous les effets qu’ils avaient : paletot, habits d’hiver, camisoles, caleçons, chemises de flanelle, pour s’acheter du pain. Ils escomptaient la fin de la guerre, et la guerre perdurait...

     Dans un milieu pareil, cette plaie de la guerre, la race des « profiteurs » devait forcément surgir. Elle sévissait à Sedan, implacable, plus odieuse encore qu’ailleurs parce que ceux qu’elle pressurait était plus malheureux.

     Les prix inacceptables des denrées et du tabac, exaspéraient surtout les malheureux Rheinbach. Comme ils nous répétaient chaque jour leur plainte monotone au sujet de ces colis, que nous ne connaissions pas, mais dont je devais plus tard, après ma déportation en Allemagne, éprouver moi-même toute la valeur – «Il est certain, nous affirmaient-ils, que les colis, qui nous arrivaient à Rheinbach, nous sont expédiés ici. Nous les recevions régulièrement là-bas, nous ne les avons pas décommandés, ils arrivent encore et on ne les retient pas à Rheinbach, dont on les fait suivre à Sedan. » Torturés par la faim, ils recommençaient dix fois par jour cette mélopée plaintive. Ils se risquaient même à se rendre au bureau pour demander où restaient les colis qui leur revenaient, mais quel accueil !

     Un jour, cependant, ils eurent une réponse, mais une réponse d’un genre tout spécial. C’était le jour de l’anniversaire de l’empereur. Ce jour là, le commandant, à grand fracas, fit annoncer qu’il distribuerait des « Liebesgaben ». Deux vastes malles se trouvaient devant lui et, aux hommes qui défilaient un à un, il remettait à l’un une boite de lait condensé, à l’autre une boite de corned-beef, à celui-ci une boite de confiture, à celui-là une boite de bœuf braisé, à d’autre encore du chocolat.

     Les prisonniers se montraient enchantés de cette aubaine, mais les Rheinbach se plaignaient de plus belle. C’étaient leurs colis, affirmaient-ils, qu’ils voyaient ainsi distribuer aux autres...

     Fin février, le commandant nous réserva une nouvelle surprise. Chaque homme reçu une carte postale qu’il pouvait envoyer à sa famille. Depuis mon arrivée, le 20 novembre, aucune correspondance n’avait pu être envoyée. Ce fut une joie générale. Et la joie fut plus grande encore lorsqu’on apprit que, d’après les ordres du commandant, on était invité à avertir sa famille qu’elle pouvait envoyer chaque mois un colis.

     Il devait y avoir eu des méfiants, cependant : car le commandant fit faire une nouvelle distribution de cartes postales, et renouveler la recommandation quant à l’envoi de colis. Puis, quand toutes les cartes furent rassemblées et expédiées, le commandant fit afficher un avis qui disait en substance :

     « Suivant un accord conclu avec le Comité national de secours et d’alimentation de Bruxelles, aucun colis personnel ne peut être adressé aux prisonniers condamnés. Les colis qui seraient ainsi envoyés seront employés dans l’intérêt général. »

     Finalement, M. Schramme fut transféré au camp d’Havelberg. Echappé de justesse de la mort, son expérience  transforma sa vision  sur le monde ouvrier et renforça sa foi chrétienne.

     Je n'ai jamais compris, mieux qu'à Sedan, combien le monde du travail mérite, à cet égard, que nous l'excusions et que nous lui venions en aide.  J'ai connu les levers au matin, la bouchée de pain rapidement avalée, et les départs, par les premières clartés d'aurore, vers les tâches dures rudes et fatigantes; puis ces retours de midi, la gamelle de soupe rapidement absorbée, et le repos, que l'on cherchait vainement, étendu sur sa paillasse, au milieu du bruit des voix et des pas, et que le brusque rappel au travail venait chasser au moment où l'on croyait le saisir; le soir enfin, dans la lassitude et l'écroulement de tout l'être physique, cet assoupissement des membres brisés…Et j'ai mieux compris que jamais combien, dans ces vies qui exigent du corps plus qu'il ne devrait donner, l'intelligence et l'âme sont négligées. Quelle force de résistance pourtant, que de savoir que le maître de nos destinées, Celui qui régit les peuples comme les individus, accepte la souffrance qu'on Lui offre, comme prix de la préservation de ce qui nous est cher: le foyer qu'on a fondé sous son égide et la Patrie qu'Il nous a ordonné d'aimer. Pour quiconque est pénétré de la doctrine chrétienne du sacrifice, l'épreuve n'est plus un facteur de dépression morale, elle devient même le plus puissant levier au service de l'énergie et de l'endurance. Car plus l'épreuve devient dure, plus la conviction que l'on est exaucé enlève à la souffrance ce qu'elle peut avoir de redoutable, puisqu'on a la confiance qu'elle sera compensée. Pour moi, je considérerais comme une ingratitude de ne pas proclamer que c'est dans cette idée que j'ai puisé la force voulue pour ne jamais ressentir l'affaissement moral qui était le premier pas sur la pente fatale où tant d'autres ont glissé, qui ne sont jamais revenus.

 

   Peu de détenus sortirent comme lui  vivants de l’enfer de Sedan : des estimations sérieuses font état de moins de trois cents survivants sur les 5000 détenus qui passèrent par le bagne. Le peu de survivants explique sans doute pourquoi nous ne possédons que très peu de témoignages de ce qu’endurèrent ces hommes. Le bagne comptait entre cinq cents et six cents forçats. Prisonniers politiques et prisonnier de  droit commun partageaient le même sort. La population carcérale était pour moitié d’origine belge et pour l’autre d’origine française. Monsieur Schramme cite quelques noms dans son livre : je me suis permis de les recopier dans la liste suivante qui se veut un hommage à tous ceux qui moururent  victimes de la haine à Sedan :

 

A la mémoire de

Monsieur Van Hulle confiseur à la place du théâtre à Bruges, déporté à Sedan avec ses deux fils et décédé dans le bagne le 30 octobre 17

 

Monsieur Auguste Van Dierndonck maçon à Heyst-sur-mer  (prononça cette parole lors de son entrée à Sedan "Ze mogen wel het vet hebben, maar de beenen niet" ("Je veux bien y laisser de mon embonpoint, mais ils n'auront pas mes os… ")

 

Monsieur Aloïs Hoef de St André-lez-Bruges (décédé à St-André le 28 mai 18 à la suite des privations endurées au bagne de Sedan).

 

Monsieur Florimond Peugnet de Cambrai et Monsieur Lucien Deltour de Douai qui se retrouvèrent à Sedan  parce que, militaires, ils furent découverts à leur foyer lorsque l'armée allemande occupa la région.

 

Monsieur Moreau adjoint au maire de Fourmies condamné  pour avoir fait un faux certificat concernant trois soldats français en vue de les faire passer aux yeux des allemands comme des jeunes gens n'ayant pas été incorporés dans l'armée française

 

Monsieur Jean Placart de Masney (près de Douai). Condamné pPour avoir nourri et logé un soldat qui avait perdu contact avec son corps

 

Monsieur Victor Petit, brasseur à Civry

 

Monsieur Gérard cocher du juge de paix Braeckers de Peeer en Limbourg condamné pour avoir dit à un fuyard à quel endroit se situait la frontière néerlandaise

 

Monsieur Pécher de Mons condamné pour détention d'arme à son domicile

 

Le douanier pensionné de Lille dont le nom n’est pas connu condamné pour avoir détenu des pigeons

 

Monsieur Gomer Leuridan de Pecq-lez-Tournai condamné pour avoir diffusé "Le mot du soldat"

 

L'abbé Didry curé de Plomion près d'Hirson condamné pour avoir prononcé un sermon patriotique

 

Les 18 otages de Rumigny condamnés parce les habitants avaient nourri des soldats français coupés de leurs Corps. (trois otages des 18 survécurent à leur détention)

 

Monsieur Jean Roland de Gand condamné pour avoir outragé par geste un professeur de l'université fondée à Gand par l'occupant.

 

Messieurs les prisonniers politiques qui furent nombreux à Sedan  comme le Namurois  Hector Lheureux, complice de son  bourgmestre de Namur!

 

     Rendons aussi hommage aux Occupants qui surent garder leur humanité dans cet enfer. Parmi eux : 

     Le Père Emmanuel Vianden  qui célébra la fête de Noël 17 et se vit interdire l’entrée du  bagne pour avoir donné des nouvelles des prisonniers à leur famille.

     Le docteur du bagne le docteur Cruczka, 35 ans, qui s’efforça de déclarer inapte au travail le plus possible de  prisonniers malades et qui fut de ce fait en continuel conflit avec le commandant du camp. Voici ce que dira à son propos monsieur Schramme : « On le voyait en conversation avec le commandant, les gestes impérieux, tranchants du lieutenant Denzin, son air hautain et volontaire ne disaient rien qui vaille quand on les comparait à la contenance placide, au sourire calme et aux apparences indifférentes du docteur. On les savait en conflit, et on se disait « le docteur cède… » et l’on se trompait : cet homme était l’image de la Patience. Toute autre attitude n’eût abouti qu’à enlever à des opprimés le seul refuge qui s’offrît à eux contre un régime dont le glas n’avait pas encore sonné, car nul doute qu’un éclat eût pu pour conséquence entraîner l’éloignement du médecin. Sa douce et silencieuse obstination, au contraire parvenait, à son heure, à mettre quelque victime hors d’atteinte du bourreau. Je m’imagine, -me suis-je trompé ? – que c’est ainsi que, sous la longue oppression étrangère, avaient appris à travailler, tous ceux, en Alsace-Lorraine, et en Pologne, chez qui l’uniforme n’étouffait pas le cœur.

      

 

 

 

***

2) Le récit de Joseph Harck, ciseleur d’art à Malines  

 

 

     Joseph Harck, ciseleur d’art à Malines, condamné du chef d’espionnage, fut également envoyé à Sedan pour les lourds travaux. De Sedan on le transféra dans le camp secondaire de Longwy.

     Nous trouvons le récit de ses épreuves dans l’ouvrage de François Van den Bergh ; « Au front allemand ».

     « Après dix jours de tortures préparatoires nous fûmes transférés à Longwy au nombre de vingt-huit. Longwy, l’enfer des tortures !

     Nous arrivions au bon moment, le soir, juste à l’heure de la distribution du café ; quelques secondes plus tard et nous aurions pu nous étendre à nouveau sur le sol avec un estomac complètement vide. On nous avait chassés, ainsi que du bétail dans une écurie, dans un gigantesque baraquement de cent mètres de long, un trou infect, humide, glacé, qui servait de dortoir à six cents hommes. Les loges étaient disposées de chaque côté en trois étages superposés. Un espace clôture de quatre mètres de longueur servait d’hôpital ; rares furent ceux qui en revinrent.

     Dans le baraquement les prisonniers étaient abandonnés à eux-mêmes ; ils se trouvaient sous la surveillance de l’interprète, qui désignait à son tour des caporaux chargés de faire ranger les hommes pour l’appel, les repas et le travail, afin que tout se passât rapidement.

     Notre interprète était un notaire de la Flandre ; seul il était autorisé à se rendre une fois par semaine dans la ville ; les habitants auxquels il transmettait les plaintes des pauvres prisonniers lui remettaient de la graisse, du fromage, du hareng, des pommes de terre pour la soupe, mais nous ne voyions jamais rien de ces vivres. Il avait à sa disposition une cabine séparée avec une armoire spéciale ; lorsque les Allemands y opéraient une perquisition à l’improviste, ils découvraient des boites de graisse et des tas de conserves. Il disparut sans que nous avions jamais su où il était allé.

     L’interprète vendait les postes de caporal pour quarante ou cinquante mark et même davantage, sans se soucier le moins du monde des certificats de moralité, car tous les prisonniers n’étaient pas d’innocentes victimes, bien au contraire, les plus grands malfaiteurs de toutes les prisons étaient envoyés à Sedan ; aussi l’appelait-on le « strafbataillon ». On pouvait écrire chez soi une fois par mois, mais sans citer Longwy, car ce détail devait demeurer secret pour les non initiés, nos lettres arrivaient toujours sans notre nom et avec la mention « strafbataillon ».

     Un Gantois, condamné du chef d’émission de fausse monnaie, était caporal de notre section de trente-cinq hommes.

     « Je m’en vais vous conduire et vous faire voir les installations », dit-il, « mais je vous préviens qu’il vous faut abandonner ici tout sentiment humain. »

     Comme je l’assurais que j’avais déjà été témoin de bien de choses à Elberfeld et surtout à Sedan, il haussa les épaules.

     « Connaissez-vous la torture du poteau ? », demanda-t-il. « Pour mettre le pied de travers, ou même sans aucune raison, on vous fait rester pendant quatre heures d’hiver, dans la neige et la boue, attaché à un poteau à l’aide d’un collier de fer, les mains liées par derrière. Et l’été c’est quatre heures qu’il faut passer ainsi les yeux tournés vers le soleil, en suivant progressivement l’évolution du soleil ! Au moindre mouvement de la tête ou du corps, lorsque l’on tombe d’épuisement, on vous donne de nouvelles forces au moyen d’une pluie de coups de crosse.

     Cet estropié que vous apercevez là-bas, qui est à présent un vieillard au corps brisé, mais qui était encore le mois dernier un gars vigoureux de vingt-cinq ans, a enduré ce martyre. Auparavant, nous avions ici de nombreux Russes : impossible de décrire les avanies que ces malheureux ont eu à endurer. Des milliers d’hommes que j’ai vu arriver ici, il n’est resté que les quelques survivants que vous voyez rassemblés dans ce coin. »

     « A ce bancal, là-bas », murmurait-il d’un air énigmatique, « il faut toujours céder la place ; ici ce sont autant de vauriens choisis pour ce travail de bourreau, mais ce bancal est le plus insensible de tous. Je crois qu’il regretterait le soir de n’avoir pas trouvé une victime pendant la journée. Il a perdu trois doigts à l’Yser et un jour, en Flandre, on l’a tellement frappé qu’il a été laissé pour mort, et maintenant le lâche veut se venger sur tout ce qui porte le nom de Belge ».

     Je vis passer un « feldgrau » aux jambes torses, qui jetait sur tout le monde des regards provocateurs et paraissait ne chercher qu’un prétexte pour pouvoir punir. Plus tard, j’ai acquis la conviction que la condamnation du Gantois n’était pas exagérée. Parmi tous les gardiens je n’eus l’occasion d’en connaître qu’un seul doué d’un cœur d’homme, à savoir un vieux soldat de cinquante ans.

     Divisés en équipes de dix hommes, la bêche et la pioche sur l’épaule, nous partîmes pour la carrière afin d’y enlever des blocs de pierre qui devaient servir dans les tranchées. Sept heures durant, au milieu de la pluie, de la grêle et de la neige, la lutte se poursuit inexorablement contre les dures parois rocheuses ; le sang dégoulinait de nos mains et colorait les pierres en rouge. Pas de pitié, pas de soins, mais des coups de bâton dès que la pioche s’arrêtait un instant. On eut dit que l’on avait trié pour cette lâche besogne de bourreaux les individus les plus inhumains de l’armée allemande forte de plusieurs millions d’hommes et ce n’est pas peu dire.

     Nous étions toujours trempés : sur notre corps affaibli, toujours inondé de sueur ; et sur nos vêtements mouillés par la pluie ou par la neige fondue. Il n’était pas question de changer de linge ou d’habits, car nous ne possédions que ce que nous avions sur le corps, et encore nous n’osions pas nous en défaire le soir de peur de ne plus les retrouver le lendemain.

     Aussi le soir nous étendions simplement nos membres épuisés, tels que nous rentrions du travail, de façon à être le plus vite prêts le lendemain pour échapper aux coups de bâton du gardien bancal. Nous nous couchions non pas pour dormir, mais pour nous reposer ; la vermine servait à nous empêcher de fermer l’œil. Inutile de lui faire la chasse : lorsqu’un jour on attrapait un millier de ces « indésirables », le lendemain on avait l’occasion d’en écraser deux mille. Les interstices des planches du parquet et les parois en étaient tout noircis ; quand on y enfonçait un clou, on l’en retirait tout couvert d’un sang visqueux. Lorsqu’au matin on secouait sa misérable couverture, on les voyait tomber ou sauter par essaims entiers. Le seul moyen de salut que nous implorions vainement, à savoir la désinfection, on nous le refusait. Une faim canine, un travail épuisant, des bourreaux sans cœur, de la vermine obsédante, vraiment nous étions affligés de toutes les plaies d’Egypte : au bout de trois semaines il ne restait plus que trois hommes de notre groupe de vingt-huit ; nous avions transporté les autres à l’hôpital d’où la plupart déménagèrent vers le cimetière.

     A l’examen médical mensuel on constata que j’avais perdu quatorze kilos et malgré cela je fus désigné à nouveau, pour un lourd travail, mais cette fois je fus versé dans une autre équipe pour faire sauter les blocs de pierre au moyen de dynamite, besogne pénible que chaque jour entraînait des pertes de vies humaines. Au moment où la dynamite était sur le point de faire explosion, on donnait aux quatre coins le signal qu’il y avait du danger dans le voisinage ; mais nous pouvions seulement nous éloigner à une distance de vingt à trente mètres, sans quoi nous perdions trop de temps pour la reprise du travail.

     Quand les blocs avaient été arrachés et projetés par terre, il fallait les déterrer, les soulever et les charger, ce qui était une tâche inhumaine pour des forces épuisées.

     Puis je devins terrassier et fus chargé d’enlever des rails, les transporter et les fixer à nouveau. Dans notre équipe il y avait un bourgmestre, un avocat, un pharmacien ; ces hommes qui n’avaient pas l’habitude du travail manuel, devaient au nombre de seize transporter à une grande distance des rails de vingt mètres de long, les traîner parfois contre des pentes raides de rochers de quarante mètres de haut. Si l’un des travailleurs trébuchait ou lâchait le rail à un moment inopportun, les autres couraient le risque d’avoir un pied ou une jambe broyés, ce qui arrivait fréquemment.

     On conçoit que toutes les équipes ne pouvaient pas assurer le transport à une vitesse et en quantité égales ; là où il y avait des forces neuves ou des jeunes gens de la campagne entraînés aux lourds travaux, la besogne s’accomplissait plus aisément.

     Malgré cela les gardiens exigeaient la même somme de travail, faute de quoi on les accusait de négligence ; la ou il y avait moins de forces disponibles, les coups pleuvaient plus drus et on obtenait finalement le même résultat.

     J’ai vu de malheureux désespérés qui se laissaient écraser une main ou un pied afin d’être réformés et de pouvoir sortir de l’enfer, d’autres se laissaient broyer entre deux blocs de pierre. Deux hommes de notre équipe, tous deux fort cultivés et distingués, ne purent supporter plus longtemps leurs souffrances ; ils abandonnèrent le travail, s’éloignèrent côte à côte, marchand droit au-devant du martyre, ainsi ils faisaient semblant de vouloir s’évader. Nous frémissions à la pensée de ce qui allait se produire ; les gardiens les laissèrent s’éloigner quelque peu et les abattre !

     En faisant ce travail le long des routes nous avions la chance de trouver de temps en temps un peu d’herbe que nous arrachions et que nous cachions dans la poche intérieure de notre veston ; les gardiens ne pouvaient pas s’en apercevoir, sans quoi nous encourions une nouvelle punition. Au baraquement cette herbe servait à la préparation de la soupe et constituait une ration supplémentaire fort appréciée.

     Lorsque le temps devint très froid, on nous obligea à cueillir des iris dans les fossés pour en revêtir les murs de l’hôpital. Cela nous menait parfois assez loin ; les paysans compatissants du voisinage jetaient ça et là sur notre chemin des navets et des carottes que les gardiens nous empêchaient de ramasser. Mais quand bien même nous aurions dû y laisser la vie, la tentation était trop forte ; aussitôt que le soldat avait le dos tourné ou qu’il dirigeait ses regards ailleurs, un des fruits défendus disparaissait, de sorte qu’il n’en restait bientôt plus rien.

     Voici encore un autre extrait :

     « Combien parmi les victimes des camps de torture manquaient à l’appel, lorsque nous avons fondé notre société pour les exilés ? Ils gisent en grand nombre dans les fosses des bagnes étrangers : les Belges, Français, Anglais et Russe pêle-mêle, sans que l’on puisse jamais déposer une couronne mortuaire sur ces tombes gigantesques.

     Combien, parmi eux qui pouvaient répondre à l’appel, s’y rendirent d’un pas traînant, marqués du sceau de la mort inexorable. Leur toux sèche, qui ne voulait céder devant aucun remède, leur regard fixe, comme s’ils revivaient encore ces jours sombres ; leur frisson d’angoisse, comme si soudain ils se sentaient à nouveau sous la poigne d’acier ; l’épilepsie, qu’ils ne connaissaient pas auparavant ; tous ces symptômes ne trompaient qu’eux-mêmes.

     Nous qui survivons nous sommes les forts que la barbarie allemande n’a pu briser. Ceux-là refleuriront et vivront comme autrefois ; mais ils garderont dans leur cœur une blessure inguérissable. Je veux tout pardonner, je n’ai jamais haï personne ; mais chaque fois que j’essaie d’oublier Longwy, ma conscience se soulève comme en face d’une lâcheté ; ne serait-ce la voix de Dieu, qui nous crie qu’il y a des crimes pour lesquels il n’y a pas de pardon ?

***

 

     O, combien d’hommes jadis robustes ont mis fin à leur existence dans ces camps, ces lieux de torture, parce qu’ils ne voyaient pas d’autre issue. Combien aussi y ont perdu la raison !

     Nous avons tenu à reproduire des témoignages d’hommes autorisés au sujet de ces bagnes, car sans cela c’est à peine si la postérité pourra y ajouter foi.

     Ce que nous avons écrit à propos du Nord de la France, on peut l’appliquer aussi au front de la Flandre, ou le travail forcé sévissait de même avec rage.

     A Comines, Gheluwe, Gheluveit, Passchendaele, Roosebeke, Zarren, Keyen, au littoral, sur tous ces points des centaines de nos compatriotes étaient occupés au travail forcé comme des esclaves. Et ceux qui refusaient étaient conduits dans des bagnes, tels que l’école de Dudzeele, où enfermés dans des baraquements le long du front.

     A certains endroits même des femmes et des jeunes filles étaient astreintes au travail ; ainsi un grand nombre d’entre-elles furent employées dans les champs près de West-Roosebeke, et d’autres dans les hôpitaux, les « soldatenheim », les buanderies.

     A Iseghem, aussi on fit appel aux femmes, que l’on mena aux champs ; mais elles refusèrent de travailler, se moquèrent des soldats et s’enfuirent ; le résultat fut que l’occupant renonça à sa tentative sur ce point.

     Auprès des Belges condamnés aux travaux forcés on vit encore des prisonniers de guerre, principalement des Russes et des Italiens.

 

***

 

      Le mot le plus saisissant relevé dans les affiches allemandes était l’accusation de « paraisse », dont on accablait nos chômeurs. Cette calomnie fut répandue jusqu’à l’étranger.

     Ainsi nos ouvriers étaient stigmatisés du nom de paresseux dans des communiqués de l’autorité allemande, par un ennemi qui s’était jeté brusquement sur nous au milieu de nos paisibles travaux, qui avait réduit en cendres un si grand nombre de nos fabriques et de nos ateliers ou les avait convertis en casernes, qui avait enlevé des matières premières, des courroies de transmission, du cuivre, des machines, bref, qui avait entrainé la Belgique dans la guerre de l’Allemagne !

     Paresseux ! Ne voyait-on pas en esprit nos ouvriers comme des figures d’épopée à la lueur des incendies, tels qu’on les voyait avec admiration dans les haut-fourneaux du pays de Liège, où ils semblaient jouer avec des pièces de fer, des poutrelles et des rails chauffés à blanc. Paresseux ! C’est comme si l’on entendait les coups de pioche et de marteau dans nos mines, le tic-tac des métiers dans les célèbres tissages des Flandres, le grincement des grues et des chaînes aux bassins d’Anvers, le crissement des carrières du Hainaut, le tressaillement de nos longs trains de marchandises.

     La pensée ne se portait-elle pas naturellement vers les verreries de Charleroi, ou au milieu des rouisseurs de lin de la Lys, vers les briqueteries de l’Escaut et du Rupel ? N’avions nous pas vu des déserts de la Campine transformés en champ fertiles ? Ne voyions-nous pas les campagnes onduleuses du Limbourg et du Brabant ? Le moindre pouce de terrain était mis à profit...

     Oui, nous avons vu des ouvriers de fabrique travaillant le soir dans leur jardin au clair de la lune ; des femmes qui partaient avec une brouette ou une charrette à chiens pour faire le commerce... Paresseux ! Qu’on aille donc demander aux cultivateurs de la Flandre Zélandaise, aux paysans de Normandie, de Picardie, du Pas-de-Calais, de la Champagne, si les Belges sont paresseux.

     Et qu’on le demande aussi à Liège et à l’Yser.

     Mais cette campagne de mensonges allemands devait être réduite à néant. Des fourgons à bestiaux et des wagons à marchandises qui menaient nos concitoyens en Allemagne, sortait ce cri lancé à la face du monde entier :

     « Nous sommes trop fiers pour travailler en faveur de l’ennemi... »

     Et ces voix, elles murmuraient jusqu’à Berlin leur cri de courage sublime.

     Les communiqués allemands parlent aussi de « travailleurs libres ».

     Celui qui sort du rang et dit : « Je me présente volontairement, je veux travailler contre mon gouvernement, contre mon armée et mon peuple... contre mes propres parents qui luttent et qui espèrent à l’Yser et à l’Yperlée, celui-là est l’homme des Allemands, il reçoit en même temps que la distinction de « travailleur libre » (Je reste dans les termes du communiqué allemand), un salaire plus élevé, allant jusqu’à 5 et 6 mark.

     Travailleur libre... Cela ne fait-il pas songer au temps où des chevaliers régnaient dans les châteaux forts gris de la Flandre et où le peuple portait au cou un collier en fer, lorsqu’il y avait des sujets et des vassaux. Mais lorsque l’esclavage régnait encore dans les provinces allemandes, brillant en Flandre le soleil de la liberté. C’est sur le sol de la Flandre que le tiers état remporta pour la première fois une victoire sur la noblesse. L’esprit de liberté conserva son empire.

     Oui, l’ouvrier belge a aussi opposé de la résistance à cette époque. Pendant des mois et des mois l’oiseleur offrit l’appât de son salaire de sept, dix, douze mark.

     Oh ! Nous pourrions citer ici bien des réponses saisissantes :

     « Si je travaillais pour eux, est-ce que tantôt j’oserais encore regarder en face mon fils soldat ou risquer de m’agenouiller sur sa tombe ? »

     « Je préfère manger l’herbe des prés que d’accepter leur argent. »

     « Si je maniais la pioche ou la pelle pour eux, j’aurais toujours la sensation que la main me brûle. »

     Telles sont les réponses que nous avons surprises dans la bouche de nos concitoyens.

     Mais c’était alors le règne du sabre... Arrêter, déporter, arracher du lit, enfermer dans un train, bourrer de coups, lier des malheureux à un arbre ou à un poteau, affamer leurs enfants et leur épouse.

     Ce dernier moyen était une arme particulièrement terrible, qui frappait le père au cœur.

***

 

     Nous avons dit que l’on pouvait envoyer des colis aux prisonniers enfermés à Rheinbach et dans tant d’autres prisons répandues sur tout le territoire de l’Allemagne.

     La proclamation relative à cet objet s’exprimait en ces termes :

     « Les étrangers condamnés à des peines disciplinaires dans les prisons allemandes peuvent recevoir désormais chaque mois 1 ou 2 colis avec 5 kilos de vivres au maximum ».

     Et à peine cet arrêté était-il promulgué que les lettres des Belges prisonniers arrivèrent à destination. C’étaient de véritables supplications. Nous en avons une sous les yeux. Le malheureux auteur avait été condamné à 15 ans de travaux forcés.

     Il écrit à sa sœur et à son frère : « Je suis déjà enfermé ici depuis dix mois et je vous prie de m’envoyer un colis. A. et C., hâtez-vous, S.V.P., envoyez-moi vite un colis, car j’ai besoin de nourriture ; l’avant-midi je ne reçois rien et je souffre de la faim. Quand vous recevrez ma lettre, laissez-là votre travail ; frère, prenez votre vélo et rendez-vous tout de suite avec un paquet de vivres à la gare, et envoyez-moi un kilo ou deux de froment, du spéculoos, un pain d’épices, une livre de sucre, un morceau de lard et un crouton de pain. Peu importe le genre de vivres que vous m’envoyez, mais envoyez-en.

     Quand vous recevrez ma lettre, mettez-vous en route immédiatement afin que le colis soit expédié encore le même jour et que je le reçoive vite. J’ai déjà été souvent malade ici. A présent, je vais mieux. Faites mes compliments à mes cousins, ils voudront bien eux aussi faire quelque chose pour moi. »

     Le même cri de détresse revient encore plusieurs fois dans la lettre : de grâce, envoyez des vivres.

     La faim était un des multiples fléaux de ces années terribles, un fléau qui exerçait ses ravages partout et qui partout faisait des victimes. Sans doute, on ne tombait pas mort de faim, mais le corps peu à peu perdait sa force de résistance, il était miné et devenait la proie de la dysenterie, de la tuberculose et de toutes sortes de maladies. Aussi on succombait aux suites de la faim.

Monsieur Sébastien HAGUETTE, Président de la SHAS, nous invite à  consulter leur mise à jour concernant les recherches sur la Bagne de Sedan

        

  

      

   

 

    

 

 

         

 



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