Médecins de la Grande Guerre
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Au
Bagne de Sedan : les récits de Jos Schramme et
de Joseph Harck. 1) Le
récit de l’avocat brugeois Jos Schramme Quelques localités du Nord de Le nom de Sedan avait-il pour nos ennemis
une signification particulière et le souvenir de la bataille de 1870 eut-il
pour effet d’échauffer la haine orgueilleuse des barbares ? Quoi qu’il en
soit, l’histoire de bagne de Sedan est une des pages les plus douloureuses du
martyre de Pour le décrire d’une façon impartiale et
absolument conforme à la vérité, nous avons à notre disposition un ouvrage
précieux. C’est celui où M. Jos. Schramme, avocat et ancien échevin de la ville
de Bruges, relate ses propres impressions et ses propres souffrances. Son livre
a pour titre « Au bagne de Sedan, du 20 novembre 1917 au 21 mars
1918 » (Editions Desclée, De Brouwer, Bruxelles
1919) et est dédicacé à ses proches : A vous qui m'avez attendu, Et qui, pour mieux m'attendre, vous êtes consacrés plus
activement au service de Ma femme, Qui consoliez, au Vestiaire des Réfugiés, les sans-abris,
et, dans les consultations pour nourrissons, défendiez contre la faim les
nouveaux-nés; Ma fille, Qui, dans les cantines des Petites Abeilles Brugeoises,
protégiez les enfants débiles contre les privations; Mon fils, Qui m'est revenu , ayant à Vingt
ans et demi, trente-sept mois de service
en première ligne comme observateur d'artillerie, obstiné à réclamer les postes
les plus périlleux et les plus méconnus; Il est juste que je dédie ces souvenirs, parce que c'est
votre énergie et votre fermeté qui furent le secret de ma résistance. Quel était le crime de M. Schramme ?
Sans doute aux yeux de l’occupant était-il bien coupable. Lui, un homme
influant de Bruges, avait osé exprimer son opinion sur l’odieux régime de
travail obligatoire inauguré par les autorités allemandes. Evidemment une
pareille liberté était vraiment excessive, d’autant plus que Bruges était
gouverné par un von Schroeder, fidèle serviteur de l’empereur d’Allemagne qui
lui avait remis à l’occasion d’une visite l’ordre « Pour le mérite ».
Aussi les déportations sévissaient-elles sur une grande échelle. M. Schramme déclara un jour que ceux qui
jouissaient de quelque indépendance devaient refuser de travailler. Ce refus
les aurait amenés devant les tribunaux, ce qui aurait provoqué fatalement le
résultat suivant : ou bien le tribunal reconnaitrait que cette forme
nouvelle d’esclavage était illégale, et, en ce cas, la cause était gagnée, ou
bien le tribunal condamnerait, et alors on donnait un exemple, qui serait suivi
par d’autres, ce qui aurait suscité l’attention du monde civilisé. Ainsi le
pouvoir occupant serait forcé de rapporter ces mesures iniques. La prison dans
ce cas n’avait rien de déshonorant. Mais à Bruges, il y avait des délateurs qui
étaient près à trahir leurs semblables pour trente deniers, qui se mêlaient au
public dans les réunions et qui surprenaient les conversations dans les cafés.
Ainsi M. Schramme fut
appelé un soir devant le commissaire impérial de police, le sieur Grupenkieser. Celui-ci sortit un papier de sa poche, où se
trouvaient rapportés mot pour mot, les propos tenus par M. Schramme.
L’avocat ne nia point. On lui permit de retourner chez lui et il s’attendait à
être cité devant les juges allemands. Mais l’occupant n’y mit pas tant de
formes. Le 18 septembre – on était alors en 1917 –
M. Schramme reçut tout simplement un « Strafbefehl », et le 20, à 4 heures de l’après-midi il
entrait en prison. Là, il trouva comme compagnon de cellule M. Ernest Schulze,
négociant à Bruges, et parmi ses codétenus, son ancien camarade d’études au
collège Saint-Louis, le vicaire Léon De Poortère, de
la paroisse Sainte-Anne. Ceux-ci signalèrent à M. Schramme le sort peu enviable qui l’attendait ; ceux
qui étaient condamnés à des peines dépassant six semaines de détention étaient
envoyés au camp de Sedan, une geôle épouvantable, où l’on était soumis aux
travaux les plus durs, mal nourri, mal logé et brutalisé de mille manières... Des Allemands conseillèrent eux-mêmes à M.
Schramme de solliciter une communication de
l’emprisonnement en amende, mais le condamné pensa à son fils et se dit que la
somme versée dans le trésor militaire de l’Allemagne pouvait servir à forger
une arme contre son enfant. Et c’est pourquoi l’avocat refusa énergiquement de
donner suite à l’offre qu’on lui faisait. Un médecin l’examina et deux mois
s’écoulèrent. Le 16 novembre on le prévint qu’il avait à faire ses préparatifs
pour être transféré « weiter » (plus loin)
et que sa famille viendrait lui faire ses adieux. Mme Schramme
et sa fille rendirent visite au prisonnier et lui annoncèrent une nouvelle que
le personnel de la prison lui avait cachée, à savoir qu’il devait aller à
Sedan. C’était donc bien un grand crime pour von Schröder que la protestation d’un citoyen belge contre
le travail forcé. Suivons maintenant le condamné dans son
voyage vers le bagne. Précisément, des nouvelles peu
encourageantes circulaient à Bruges à ce moment. On venait d’apprendre que M.
van Hulle, confiseur, qui tenait une pâtisserie, près
du théâtre, de Bruges, était mort le 30 octobre dans cet enfer de Sedan, où il
avait été déporté avec ses deux fils. Le 20 novembre, M. Schramme
empaqueta les objets dont il devait se munir. Les Allemands avaient imposé
comme équipement : de solides chaussures, des vêtements de travail, une
casquette, une gamelle et une grosse couverture. C’était une indication qu’on
l’envoyait aux lourds travaux. L’avocat se rendit à la gare en
voiture ; la il fut enfermé dans un wagon en compagnie d’Auguste Van Dierendonck, maçon à Heyst-sur-Mer,
Aloïs Hoef de Saint-André-lez-Bruges, et huit soldats
allemands coupables de mutinerie, qui jusque dans leur cellule criaient :
« Nieder mit dem Krieg ! » (A bas la guerre !) Jusqu’alors tous les convois en
destination de Sedan avaient été soumis à un nouvel examen médical à Gand, mais
cette fois ce ne fut pas le cas. L’avocat brugeois ne pouvait probablement plus
profiter de cette dernière chance de salut. A Bruxelles les huit détenus
militaires allemands prirent la direction de Cologne et les trois Belges durent
poursuivre leur voyage par Namur, Givet et Charleville. Ils débarquèrent à
Sedan à 3 heures du matin et se dirigèrent, sous une pluie battante, vers la
citadelle où ils furent incorporés au « Strafgefangenen-Arbeiterbataillon n.2. » « Les
grandes portes du Château, bâti au pied de la citadelle, s’ouvrirent pour nous
laisser passage et se refermèrent lourdement derrière nous », écrit
l’auteur. Par des pentes raides, nous arrivâmes, courbés et harassés, dans les
hauts couloirs voûtés qui forment les anciens donjons. Une dernière rampe, à
ciel ouvert, et raide comme la côte d’un rocher nous amena à l’esplanade qui
couronne la citadelle. Il faisait encore trop sombre pour nous
permettre de distinguer les constructions dont les formes noires se dressaient
devant nous. Nous pénétrâmes au corps de garde,
installé dans une chambre basse, fumeuse, et où trônait, entouré d’une dizaine
de soldats de la « landsturm », un sergent, type du sous-officier
prussien, trapu, râblé, lourd, la face rouge et brutale, les yeux gris et
froidement cruels. Le « feldwebel », qui conduisait
notre seule troupe, entama une conversation avec ce chef de poste, qui nous
dévisageait de l’air d’un maquignon prenant livraison de sa marchandise, et
nous reçûmes l’ordre de nous retirer dans la pièce adjacente, ou nous devions
rester jusqu’à ce que le commandant du camp vienne, vers 10 heures, procéder à
notre examen. Par un couloir pratiqué dans le mur de
séparation entre le corps de garde et la pièce voisine, nous pénétrâmes dans ce
qui s’appelait le « zimmer VI » (chambre
VI). Une ampoule électrique à l’angle du
corridor d’entrée était la seule lumière éclairant la pièce. S’habituant peu à
peu à distinguer dans l’ombre, nos yeux apercevaient le long du mur de
séparation entre le corps de garde et la chambre où nous étions un double
plancher construit en bat-flanc, le premier à quelques centimètres du sol, le
second, au-dessus du premier, à hauteur des épaules. Sur ces bat-flancs, dans cette pièce qui
pouvait avoir huit mètres de profondeur sur quatre de largeur, plus de trente
formes humaines étaient étendues, couchées sur des paillasses, grouillant dans
un bruit continu de respirations oppressées, de halètements de dormeurs à demi
réveillés et qui se retournaient dans l’hébétude du sommeil dérangé. Aux parois comme au plafond, des objets
hétéroclites pendaient : vêtements, sacs, paniers, formant des silhouettes
estompées. Par moments, un corps se soulevait à demi,
nous entendions crier : « Sacrée vermine, pas moyen de
dormir ! » Puis, rampant pour ne pas troubler les
camarades couchés contre lui, l’homme se laissait glisser au bas du bat-flanc
et passant devant nous, se dirigeait vers le couloir où brillait l’ampoule
électrique. Des nouveaux ? interrogea-t-
il en nous voyant. C’est la chasse, mes amis, et sans s’arrêter, il allait se
pincer sous la lumière, enlevait sa chemise et sa camisole et nu jusqu’à la
ceinture, s’absorbait dans l’examen de son linge, tendu entre les deux mains. C’est la vermine qu’il cherche, me disait
mes deux camarades, en me poussant du coude. C’était en effet la chasse à la vermine... A 5 heures ½ (heure allemande), un soldat
vint crier Aufstehen (le lever). Les formes humaines
qui grouillaient sur les bat-flancs s’agitèrent : cherchant à tâtons dans
l’ombre leurs vêtements, les prisonniers s’habillaient, les uns dans l’étroit
espace qui séparait le bat-flanc du mur opposé, les autres accroupis sur la
paillasse où ils venaient de passer la nuit. Puis, leur gamelle en main, ils se
dirigeaient vers la sortie, et revenaient tenant leur gamelle remplie d’un liquide
fumant. Nous interrogeâmes quelques passants. C’est le café, nous dirent-ils :
allez présenter vos gamelles. Nous préférions ne pas bouger. Mes
camarades avaient, avant leur départ, entendu des récits qui les rendaient
méfiants. On était, m’affirmaient-ils, entouré de voleurs et d’escrocs, et pour
rien au monde il ne fallait abandonner ses bagages. A 6 heures ½, nous entendîmes au dehors
crier en français. L’appel ! Tout le monde dehors ! Le même cri fut répété à l’entrée de notre
chambre. Nous délibérâmes entre nous. Tous les
hommes étaient allés à l’extérieur, et seul quelques
soldats restaient au corps de garde. On nous avait enjoint
de rester là jusqu’à ce que le commandant eût inscrit notre entrée. Nous restâmes
donc, d’autant plus que mes camarades estimaient que c’était dans les
bousculades de la foule rentrante que nos paquets couraient le plus de danger. Nous en parlions encore, lorsque la large
encolure du sergent de garde s’encadra dans le couloir d’entrée. Un flot de
colère lui monta au visage en nous apercevant : Was machen die hier ? (Que font ces gens ici ?)
cria-t-il en se retournant vers les hommes qui le suivaient. Je m’avançai, car seul de nous trois je
parlais allemand, et je lui rappelai que lui-même nous avait ordonné de rester
là jusqu’à l’arrivée du commandant. D’un bond, il sauta derrière moi, et
levant le bâton dont il était muni comme tous les soldats qui l’accompagnaient,
il se mit à m’asséner une volée de coups, s’aidant de la main gauche et du pied
pour corser la bastonnade et me précipiter dehors. Tout homme qui a le sentiment de sa
dignité comprendra le mouvement de révolte qui m’envahit en ce moment. Je
m’étais toujours promis que personne ne porterait impunément la main sur moi,
et je me voyais roué de coups, rossé comme je n’aurais pas voulu rosser mon
chien, devant la foule d’hommes que, en face du corps de garde, je trouvai
massés en rang. Je dis qu’on comprendra ce qui se passait
en moi, mais je me trompe : il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre. Je me retournai, les poings crispés, prêt
à sauter à la gorge de mon agresseur. Mais des rangs qui s’alignaient devant
moi, on me criait ; « Bougez pas, bougez pas, vous le
regretteriez », et je voyais entourant le sergent, ses hommes, tous armés
de bâtons comme lui. C’était l’impuissance, l’infériorité
certaine devant la force brutale, et je vis, dans un éclair, à quoi je
m’exposais inutilement en me mesurant seul avec cette horde de bourreaux. Telle fut ma Joyeuse Entrée dans le Kaiserliche Sammettager des Strafgefangenen-Arbeiterbataillons
n.2 à Sedan, le 21 novembre 1917. *** Le camp de Sedan était placé sous les
ordres du feld-webel-leutnant Denzin, un homme de 47
ans. C’était un misérable, qui semblait se plaire à la cruauté. Lorsqu’il
passait la revue des prisonniers, le moindre prétexte lui suffisait pour
frapper les malheureux de son bâton ; mais son exercice préféré consistait
à distribuer des coups de poings. Lorsqu’il voyait un des prisonniers qui
portait un cache-nez ou un foulard autour du cou, il l’arrachait
impitoyablement, même aux malheureux qui grelottaient et chancelaient plus
encore de faiblesse que de froid. Le jeune Henri Michel, de Le Cateau, dans le département du Nord, avait voulu fuir... Le
commandant l’interrogea à ce sujet et lui asséna sur la tête un coup de bâton
si violent que le malheureux resta étendu sans vie sur le parquet. Denzin alors
prit peur. Il fit donner des soins particuliers à Henri Michel qui eut le
délire pendant deux jours. Lorsque la victime fut guérie, le bâton avait
disparu. Il fut remplacé par une lanière en cuir, qui ne défonçait pas les
crânes, mais dont l’effet n’était guère moins douloureux. Quelquefois des convois de prisonniers
nouvellement arrivés apercevaient de malheureuses épaves, des malades, qui
n’étaient plus que des squelettes vivants. Alors le commandant ricanait : Oui ! Oui ! Regardez bien. Il y
a deux mois, c’étaient des gaillards aussi rigoureux que vous. Dans deux mois,
vous serez comme ça ! Sedan était un « Sammellager »,
un camp de concentration, d’où l’on envoyait des ouvriers à Sedan-ville, aux
camps de Longwy, ou de Chiers, à Bazeilles, Saint-Aignan et Sainte-Marie près
de Vouziers. On y avait envoyé d’abord toutes sortes
d’anciens condamnés des prisons de Gand et de Louvain, des assassins, des
voleurs, des faux-monnayeurs, des escrocs. C’est au milieu de ces malfaiteurs
qu’on enfermait des gens honorables, coupables d’avoir enfreint les arrêtés
allemands, des hommes faisant partie des services de renseignement, des soldats
égarés et des prisonniers politiques, comme M. Schramme. Von Schröder se vengeait à sa façon des
protestations que l’avocat brugeois avait osé émettre contre le travail forcé. A
son arrivée le commandant Denzin demanda : C’est vous, le monsieur qui prétendez ne pas travailler parce que vous avez un
chapeau ? Pardon, répondis-je, vous devez être mal
renseigné. Ce que j’ai fait... On ne réplique pas ici, m’interrompit-il.
Croyez-vous que je ne sache pas ce que je dis. Si vous vouliez prendre connaissance de
mon dossier, lui dis-je... Je connais votre affaire, ricana-t-il, et
je vous soignerai. C’est ici qu’on vous apprendra à marcher comme les autres :
on vous dressera ici, soyez tranquille. Il criait comme un possédé, ses yeux
étaient injectés, et il martelait la table du poing. A Sedan comme dans les autres camps les
hommes que l’on envoyait au travail étaient soumis à un examen médical
préalable. Cette mesure ne fut pas appliquée à M. Schramme,
ce qui prouve que von Schröder avait donné des ordres
spéciaux à son sujet. Lorsqu’il eût été mis au travail un soldat
vint lui demander, au nom de commandant, si le « Doktor
Schramme » (docteur en droit) était là... Denzin, voulait s’assurer que ses ordres étaient suivis. Au « Strafgefangenen
Arbeiterbataillon n.2 » on comptait de quatre
cents hommes. Tous les mois des trains amenaient de Gand, de Charleroi, de
Mons, de Condé, de Lille, etc., de nouveaux contingents de condamnés. Le
bourreau qui dirigeait ce camp exerçait principalement son aveugle fureur
contre les « Rheinbachs », ainsi nommés
d’après la grande prison du pays rhénan, où l’on envoyait quantité de
prisonniers politiques, entre autres des membres des services d’espionnage, des
guides de la région frontière, des Français qui avaient caché des soldats
anglais. Nombre d’entre eux avaient quitté la
prison et formaient à Sedan un bataillon spécial ; jamais ils ne pouvaient
recevoir de leur famille des nouvelles ou des secours alimentaires ; le
travail forcé pendant le jour, et la nuit une couche misérable. Quatre cents
hommes devaient se partager un espace aménagé pour cent soldats. La vermine et
les parasites : puces, punaises et poux, pullulaient partout dans les
matelas, sur les habits, sur les corps. Le sommeil était constamment troublé.
Chaque soir on se livrait à la « chasse » on nettoyait le linge de
coups, mais c’était toujours à recommencer. Le commandant prit quelques mesures :
il fit tondre à ras toutes les têtes et battre les couvertures, et puis il y
avait les douches. « Ah ! », écrit
M. Schramme,
« l’inoubliable spectacle que celui de ces douches, installées au bas de
la citadelle, dans une de ces salles hautes, aux murs épais, qui rappellent les
anciens donjons. On y allait par groupes de seize prisonniers. Les vêtements
étaient pendus pêle-mêle à des crochets fixés dans les parois. On se plaçait
sous la douche tiède, on reprenait les mêmes vêtements qui n’étaient ni
désinfectés ni même nettoyés, et on rentrait dans les mêmes chambres, se
coucher sur les mêmes paillasses. Que de squelettes vivants j’ai contemplés
là ! Des corps émaciés, dont on pouvait compter tous les os, la peau
tachetée des morsures, guenilles humaines... » Sedan était un dépôt pour les troupes qui
occupaient le front de Verdun et de Reims. Les prisonniers devaient apporter du
bois pour les boulangeries, charger et décharger du charbon, trainer de
l’entrepôt des marchandises (« Güterlager »)
à la gare du matériel de toute espèce, transporter des sacs de copeaux pour le
couchage, réduire en pièces les machines de fabriques et en trier le métal...
Ce travail, qui constituait une lourde tâche même pour des hommes entraînés,
était une véritable torture pour ceux qui ne s’étaient jamais livré qu’à des
travaux intellectuels. Quant à l’alimentation, nous ne pouvons en
donner une idée plus adéquate qu’en citant le texte de M. Schramme. « Pour réparer ses forces, après le
dur travail de sa journée, le prisonnier de Sedan avait cinq cents grammes de
pain, avec un demi-litre d’eau à midi, un demi-litre d’eau le matin, et un demi
litre d’eau le soir. Le matin et le soir, était coloré de noir, et le midi, il
y nageait quelques grains d’orge, ou de riz, ou des bribes de choux-raves
décorés du nom de choucroute. » Aussi les ravages causés par les maladies,
et surtout par le typhus et la dysenterie, étaient effrayants. Dans les
latrines un spectacle écœurant s’offrait aux malheureux condamnés. De nombreux
malades succombèrent... On les avait vus transporter au lazaret et on ne les
revoyait plus. Les deux chefs de l’infirmerie, Albert Dhondt
de Bruxelles et Léon Verdonck d’Ostende, pourraient
dire combien ils en ont vu mourir. Le second déclara à M. Schramme
qu’il en avait enterré sept cent trente-deux. Le matin on trouvait souvent un
cadavre sur le matelas. « On retirait le cadavre de la
paillasse souillée où il était étendu, on le dépouillait entièrement, puis on
le plaçait, nu, dans l’appentis en bois en bois adossé à la chambre des Rheinbachs, près de l’entrée. Il restait là deux heures,
trois heures, un demi-jour parfois. Ceux qui entraient dans l’appentis – car
c’était le Waschraum, le local où l’on pouvait se
laver – trouvaient cette macabre surprise. Puis la civière du lazaret venait
enlever le cadavre, sans cérémonie, comme un colis. Et que de cadavres avons-nous vu pousser,
les pieds en avant, par la fenêtre de l’infirmerie ! Le même jour, trois
du bataillon des Rheinbachs. Le 9 février 1918, le feldwebel du lazaret
nous disait, à Julien Cuypers et à moi-même :
« Le nombre des décès est effrayant. Le commandant ne veut pas le croire.
Je viens de lui remettre une liste qui comprend, pour les trente derniers
jours, soixante-trois morts pour ce seul bataillon. » La mort nous frôlait partout. Bien rares
étaient ceux qui gardaient le courage, malgré tout, de la regarder en face, et
qui conservaient la seule chose qui pouvait préserver des embûches que l’on
sentait dressées de tous côtés par Voici comment Jos Schramme
détaille le déroulement d’une journée au bagne de Sedan
A 5 heures et demie, un soldat venait ouvrir les portes, qui avaient été
closes pour la nuit, et criait: « aufstehen! » A ce signal les 400 à 600 condamnés
devaient aller se ranger sur le
terre-plein. La cuisine, installée dans un baraquement en bois élevé contre le
parapet, face aux bâtiments, délivrait le café. Deux à deux, les prisonniers
défilaient devant la fenêtre de la cuisine, et présentaient leur gamelle où
deux cuisiniers versaient un demi-litre. Ce défilé durait une demi-heure.
A 6 heures et demie, le commandement, « Tout le monde
dehors! » convoquait les prisonniers pour l'appel. Il fallait se ranger
par files de 5 hommes en profondeur, face aux bâtiments. n
savait que les places prises pour l'appel devaient être gardées pour le
recrutement des équipes, et tous ceux qui cherchaient à échapper au travail
s'efforçaient de se mettre aux derniers rangs. La méthode allemande, à ce
moment entrait en action. Le sergent de cour,-le sergent Holz, - sortait de son
bureau,établi dans le bâtiment qui terminait la ligne
de constructions, et, à grands coups de bâton lancés à tour de bras dans le
groupe d'hommes qu'il trouvait devant lui refoulait les groupes vers l'entrée.
Les soldats du corps de garde, à droite et à gauche, imitaient l'exemple.
Pendant une dizaine de minutes, on entendait le bruit sourd du bâton s'abattant
sur les échines, et les cris rauques de la soldatesque. Péniblement, les rangs
se formaient ainsi, et le sergent de garde, précédé d'un porteur de torche, passait devant les
rangs pour vérifier le nombre des présences .Après cette formalité, il fallait
demeurer en place, pour que le sergent de garde fît l'inspection des locaux : les
latrines, l’infirmerie, le cuisine, les
neuf chambres de logement, la chambre des interprètes, la laverie pour relever
les prisonniers qui pouvaient s'y trouver encore. Cette inspection achevée, le
sergent vérifiait ses chiffres. S'ils ne concordaient pas avec le total des
présences résultant des listes d'inspection, il fallait rechercher l'erreur, et
recommencer le dénombrement.
Vers sept heurs, les "postes", -les soldats chargés de
conduire les équipes au travail- arrivaient. A la faveur de l'attente, des
prisonniers s'étaient déjà glissés hors des rangs. Ceux mêmes qui étaient
restés tâchaient de changer de place, suivant qu'ils voyaient s'avancer un
soldat réputé bon pour les prisonniers ou un autre dont on connaissait la brutalité.
Les coups de bâton recommençaient alors à pleuvoir de plus belle, jusqu'à ce
que toutes les équipes fussent formées. A 8 heures, les travailleurs avaient,
équipe par équipe, dévalé la rampe raide qui descendait du sommet de la
citadelle vers la ville. Chaque commando prenait la direction que lui indiquait
son "poste": trois hommes formaient
la première ligne, deux autres suivaient, et le « poste »,
la baïonnette au canon, fermait la marche. A la citadelle restaient les
dernières rangées de travailleurs et les
groupes de réformés. Toutes ces manœuvres avaient obligé les condamnés à rester
debout sur place, durant près de deux heures. Par tous les temps, par les
rafales de pluies, par les tourmentes de neige, les pieds dans la boue, on se
préparait, par cette épuisante attente aux fatigues d'une journée de dur
labeur. Vers 11heures 1/2 , équipe par équipe, les
travailleurs rentraient au camp. C'était l'heure de la distribution de la
coupe. Nouvelle station en plein air: les français devaient former un groupe en
tête, les belges se rangeaient en arrière, et, quand tous les prisonniers
étaient présents, le défilé commençait devant la fenêtre de la cuisine. A 1
heure, le spectacle du matin se renouvelait, car les équipes de travailleurs
devaient être formées à nouveau. Les bâtons qui n'avaient pas fort affaire lors
du rangement pour la soupe où tout le monde se précipitait,
prenaient leur revanche, maintenant qu'à nouveau chacun cherchait à s'écarter.
A 2 heures, les équipes avaient
repris le chemin de la ville, et les rangs pouvaient être rompus jusqu'à 6
heures. C'était alors l'appel du soir, suivi du défilé pour la distribution du
pain et du café. Le stationnement était long car les cuisiniers devaient
remettre, à chaque Français, une cuillère de saindoux et à chaque Belge une
cuillère de marmelade, pour étendre sur le pain. Mais cette fois les brutalités
ne se joignaient pas à l'énervement de l'attente. Il est difficile de
s'imaginer ce que ces stationnements interminables et répétés avaient d'épuisant. La nourriture était insuffisante et ne compensait pas les calories dépensées
durant le travail et les longues stations debout. Monsieur Schramme
nous détaille dans son livre le régime journalier : Trois fois sur cinq la soupe était de l’eau
claire. Il en était de même pour le café. Et pour réparer ses forces, après le
dur travail de la journée, le prisonnier avait cinq cents grammes de pain, avec
un demi litre d’eau à midi, un demi-litre d’eau le matin et un demi-litre d’eau
le soir. Le matin et le soir, le demi-litre était coloré de noir, et le midi,
il y nageait quelques grains d’orge, ou de riz, ou des brides de choux-raves
décorés du nom de choucroute. Aussi les ravages qu’exerçaient dans les rangs
toutes sortes de maladie étaient effrayants. Peu de jours se passaient sans que
la civière ne transportât au lazaret des homes atteints par la dysenterie. Le 8
janvier 18, il y avait, ce seul jour, sept cas de typhus, dont un mortel. La
dysenterie était d’ailleurs générale à Sedan : et fatalement, on était
condamné à lui payer son tribut. Quand on dévisageait les groupes , à l’heure
des appels, on lisait sur les visages émaciés, au teint terreux, le nom du mal
dont souffraient la plupart de ces malheureux, débilités par un labeur
constant, séjournant dans une malpropreté perpétuelle, et n’absorbant, comme
nourriture, que des soupes claires. La nuit, dans les chambrées, c’était un va
et vient continuel vers le tonneau que l’on plaçait à l’intérieur du tambour
construit devant les portes d’entrée, et au matin, le spectacle qu’offrait
l’intérieur de cet édicule renseignait amplement sur la nature du mal dont le
plus grand nombre était atteint. Ce qui ne trompait pas, c’était le spectacle
que chacun était obligé de subir, lorsque, obéissant aux exigences de la nature,
il se rendait à la dépendance que l’autorité avait construite à l’extrémité du
terre-plein, sur le rond-point nord, d’où l’on voit, à gauche le panorama de Sedan,
et, à droite le plateau que termine le rideau sombre de la forêt de Bouillon.
Ah ! ce cabinet d’aisance, comment
l’oublier ? Un baraquement en bois couvert de carton bitumé, s’étendait
sur une fosse garnie de deux côtés d’une bordure en bois. Sur les rois quarts
de la surface de la fosse, les deux bordures étaient reliées par des planches espacées,
l’une de l’autre de la largeur d’un pied. C’étaient les latrines. Le quatrième
quart n’était pas recouvert : c’était l’urinoir. De sorte qu’à l’urinoir,
il fallait faire se faire face, et que, à chaque fois qu’on se trouvait obligé
de passer par cette « installation sanitaire », on pouvait, dans
la fosse béante, aux filets sanguinolents qui rougissaient le fond, mesurer le
danger de la contagion au milieu duquel on était contraint de demeurer. Ce
n’est qu’à la fin de mon séjour, en mars 18, qu’on songea a établir, au moyen
d’une planche longeant en gouttière la partie extérieure du baraquement, un
urinoir séparé, et que l’on construisit des latrines distinctes, marquées d’un
écriteau « Nur für Darmkranken » (à l’usage des dysentériques) Pour compenser quelque peu les pertes
caloriques un florissant trafic de marchandise naîtra au Bagne. Voilà ce que raconte M. Schramme
à ce sujet. « Un trafic clandestin de
marchandises s’effectuait dans le camp », rapporte l’auteur. « Les
soldats allemands en importaient du dehors. Les malandrins, voleurs et
cambrioleurs, qui se trouvaient dans nos rangs, ne manquaient pas l’occasion
d’exercer leurs talents, quand ils manipulaient des colis contenant des
marchandises susceptibles d’être vendues ou consommées bien vite, ils avaient
trouvé des élèves chez tous ceux qui estimaient, non sans raison, que le droit
à l’existence prime les lois positives et que tout ce qu’on enlève à
l’envahisseur n’est qu’une restitution forcée. Enfin, ce qui n’avait pas la même justification
et ne rencontrait pas aussi la même adhésion, il est certain que des
marchandises sortaient de la cuisine et que la conscience facile des
Ravitailleurs avait créé des sentiers de dérivation sur le chemin qui reliait
la cuisine à la cave aux provisions. Les transports amenant de nouveaux
prisonniers étaient l’occasion également de transactions – et souvent,
hélas ! de prélèvements forcés. La réputation du
camp était en effet bien assise, et en général, les arrivants étaient munis de
sacs amplement fournis de vivres. On présentait ainsi, sous cape, toute
espèce de marchandise : charbons et bois, réchauds de tranchée, pain, riz,
haricots, pois, pomme de terre, viande même qu’introduisaient les équipes
travaillant à la caserne Fabert, à la caserne des dragons ou à l’abattoir. Il
fallait des ruses d’Indiens pour échapper à la vigilance du « poste »
qui commandait l’équipe, sinon on éprouvait ce que la crosse des fusils a de
dureté. Mais la passe difficile était la rentrée
au camp, où le sergent, qui connaissait son monde, fouillait minutieusement
chacun des hommes qui revenaient du travail. Là, ce n’était pas seulement le
dépouillement de ce qu’on avait subtilisé au prix de tant d’adresse, mais la
bastonnade en règle, et la livraison aux bêtes, c'est-à-dire aux soldats du
corps-de-garde. J’ai admiré plus d’une fois ce que peuvent, en toute matière,
l’entraînement et l’endurance : des hommes qu’on avait soigneusement tâtés
et fouillés, et qui revenaient cependant, triomphants, avec leur butin – et
d’autres, dont on avait vidé les poches, et qu’on avait tannés consciencieusement,
mais qui rentraient, redressant leur dos meurtri, et s’écriant :
« C’est égal, mais ils n’ont pas trouvé le meilleur ! » en
retirant, des cachettes insoupçonnables, une récolte encore conséquente. Comme la demande était aussi multiple que
l’offre était restreinte, les prix se haussaient en proportion. La denrée
toujours la plus recherchée, le pain, variait entre trois mark et quatre mark
la ration, ou douze et seize mark le pain, soit quinze et vingt francs. Mais alors se posait la question du
payement. Il était défendu d’être porteur de plus de dix mark : tout
l’argent que l’on possédait devait être remis au bureau et, à l’arrivée, on
prévenait insidieusement que cette mesure n’était prise que pour garantir les
prisonniers contre les vols fréquents dans le milieu où ils allaient se
trouver. Si l’on se dépouillait ainsi de ce qu’on possédait, on pouvait retirer
cinq marks par mois – de quoi payer son barbier. Ceux qui n’avaient aucune ressource
étaient fatalement amenés à battre monnaie en vendant, l’un après l’autre, les
effets qu’ils portaient sur eux ou les objets qu’ils avaient apportés. Aussi
pouvait-on se procurer de tout à Sedan : bagues, montres, épingles de
cravates, linge de corps, chaussures, guêtres, effets d’habillement, coffres,
valises, couteaux, rasoirs, que sais-je encore ? Et phénomène
douloureusement suggestif : tout ce qui n’était pas denrée à consommer
était côté à des prix très bas, tandis que toute marchandise alimentaire
atteignait des prix fantastiquement élevés. Je suis arrivé à Sedan au début de l’hiver
et j’y ai rencontré plusieurs compagnons – je citerai Jean Placard, de Masney (Nord) près de Douai – qui n’avait plus que des
vêtements de coutil et une seule chemise de toile, parce qu’ils avaient vendu,
un à un, tous les effets qu’ils avaient : paletot, habits d’hiver,
camisoles, caleçons, chemises de flanelle, pour s’acheter du pain. Ils
escomptaient la fin de la guerre, et la guerre perdurait... Dans un milieu pareil, cette plaie de la
guerre, la race des « profiteurs » devait forcément surgir. Elle
sévissait à Sedan, implacable, plus odieuse encore qu’ailleurs parce que ceux
qu’elle pressurait était plus malheureux. Les
prix inacceptables des denrées et du tabac, exaspéraient surtout les malheureux
Rheinbach. Comme ils nous répétaient chaque jour leur
plainte monotone au sujet de ces colis, que nous ne connaissions pas, mais dont
je devais plus tard, après ma déportation en Allemagne, éprouver moi-même toute
la valeur – «Il est certain, nous affirmaient-ils, que les colis, qui nous
arrivaient à Rheinbach, nous sont expédiés ici. Nous
les recevions régulièrement là-bas, nous ne les avons pas décommandés, ils
arrivent encore et on ne les retient pas à Rheinbach,
dont on les fait suivre à Sedan. » Torturés par la faim, ils
recommençaient dix fois par jour cette mélopée plaintive. Ils se risquaient
même à se rendre au bureau pour demander où restaient les colis qui leur revenaient,
mais quel accueil ! Un jour, cependant, ils eurent une
réponse, mais une réponse d’un genre tout spécial. C’était le jour de
l’anniversaire de l’empereur. Ce jour là, le commandant, à grand fracas, fit
annoncer qu’il distribuerait des « Liebesgaben ».
Deux vastes malles se trouvaient devant lui et, aux hommes qui défilaient un à
un, il remettait à l’un une boite de lait condensé, à l’autre une boite de corned-beef,
à celui-ci une boite de confiture, à celui-là une boite de bœuf braisé, à d’autre
encore du chocolat. Les prisonniers se montraient enchantés de
cette aubaine, mais les Rheinbach se plaignaient de
plus belle. C’étaient leurs colis, affirmaient-ils, qu’ils voyaient ainsi
distribuer aux autres... Fin février, le commandant nous réserva
une nouvelle surprise. Chaque homme reçu une carte postale qu’il pouvait
envoyer à sa famille. Depuis mon arrivée, le 20 novembre, aucune correspondance
n’avait pu être envoyée. Ce fut une joie générale. Et la joie fut plus grande
encore lorsqu’on apprit que, d’après les ordres du commandant, on était invité
à avertir sa famille qu’elle pouvait envoyer chaque mois un colis. Il devait y avoir eu des méfiants,
cependant : car le commandant fit faire une nouvelle distribution de
cartes postales, et renouveler la recommandation quant à l’envoi de colis.
Puis, quand toutes les cartes furent rassemblées et expédiées, le commandant
fit afficher un avis qui disait en substance : « Suivant un accord conclu avec le
Comité national de secours et d’alimentation de Bruxelles, aucun colis
personnel ne peut être adressé aux prisonniers condamnés. Les colis qui
seraient ainsi envoyés seront employés dans l’intérêt général. » Finalement, M. Schramme
fut transféré au camp d’Havelberg. Echappé de justesse
de la mort, son expérience transforma sa
vision sur le monde ouvrier et renforça
sa foi chrétienne.
Je n'ai jamais compris, mieux qu'à Sedan, combien le monde du travail
mérite, à cet égard, que nous l'excusions et que nous lui venions en aide. J'ai connu les levers au matin, la bouchée de
pain rapidement avalée, et les départs, par les premières clartés d'aurore,
vers les tâches dures rudes et fatigantes; puis ces retours de midi, la gamelle
de soupe rapidement absorbée, et le repos, que l'on cherchait vainement, étendu
sur sa paillasse, au milieu du bruit des voix et des pas, et que le brusque
rappel au travail venait chasser au moment où l'on croyait le saisir; le soir
enfin, dans la lassitude et l'écroulement de tout l'être physique, cet assoupissement
des membres brisés…Et j'ai mieux compris que jamais combien, dans ces vies qui
exigent du corps plus qu'il ne devrait donner, l'intelligence et l'âme sont
négligées. Quelle force de résistance pourtant, que de savoir que le maître de
nos destinées, Celui qui régit les peuples comme les individus, accepte la
souffrance qu'on Lui offre, comme prix de la préservation de ce qui nous est
cher: le foyer qu'on a fondé sous son égide et Peu de
détenus sortirent comme lui vivants de
l’enfer de Sedan : des estimations sérieuses font état de moins de trois
cents survivants sur les 5000 détenus qui passèrent par le bagne. Le peu de
survivants explique sans doute pourquoi nous ne possédons que très peu de
témoignages de ce qu’endurèrent ces hommes. Le bagne comptait entre cinq cents
et six cents forçats. Prisonniers politiques et prisonnier de droit commun partageaient le même sort. La
population carcérale était pour moitié d’origine belge et pour l’autre
d’origine française. Monsieur Schramme cite quelques
noms dans son livre : je me suis permis de les recopier dans la liste
suivante qui se veut un hommage à tous ceux qui moururent victimes de la haine à Sedan : A la mémoire de Monsieur Van Hulle confiseur à
la place du théâtre à Bruges, déporté à Sedan avec ses deux fils et décédé dans
le bagne le 30 octobre 17 Monsieur Auguste Van Dierndonck
maçon à Heyst-sur-mer
(prononça cette parole lors de son entrée à Sedan "Ze mogen wel
het vet hebben,
maar de beenen niet" ("Je veux bien y
laisser de mon embonpoint, mais ils n'auront pas mes os… ") Monsieur Aloïs Hoef de St
André-lez-Bruges (décédé à St-André le 28 mai 18 à la suite des privations
endurées au bagne de Sedan). Monsieur Florimond Peugnet de
Cambrai et Monsieur Lucien Deltour de Douai qui se
retrouvèrent à Sedan parce que,
militaires, ils furent découverts à leur foyer lorsque l'armée allemande occupa
la région. Monsieur Moreau adjoint au maire de Fourmies
condamné pour avoir fait un faux
certificat concernant trois soldats français en vue de les faire passer aux
yeux des allemands comme des jeunes gens n'ayant pas été incorporés dans
l'armée française Monsieur Jean Placart de Masney (près de Douai). Condamné pPour
avoir nourri et logé un soldat qui avait perdu contact avec son corps Monsieur Victor Petit, brasseur à Civry Monsieur Gérard cocher du juge de paix Braeckers de Peeer en Limbourg
condamné pour avoir dit à un fuyard à quel endroit se situait la frontière
néerlandaise Monsieur Pécher de Mons condamné pour détention d'arme à
son domicile Le douanier pensionné de Lille dont le nom n’est pas
connu condamné pour avoir détenu des pigeons Monsieur Gomer Leuridan de Pecq-lez-Tournai condamné pour avoir diffusé
"Le mot du soldat" L'abbé Didry curé de Plomion près d'Hirson condamné pour avoir prononcé un
sermon patriotique Les 18 otages de Rumigny condamnés parce les habitants
avaient nourri des soldats français coupés de leurs Corps. (trois
otages des 18 survécurent à leur détention) Monsieur Jean Roland de Gand condamné pour avoir outragé
par geste un professeur de l'université fondée à Gand par l'occupant. Messieurs les prisonniers politiques qui furent nombreux
à Sedan comme le Namurois Hector Lheureux,
complice de son bourgmestre de Namur! Rendons aussi hommage aux Occupants
qui surent garder leur humanité dans cet enfer. Parmi eux : Le Père Emmanuel Vianden qui célébra la fête de Noël 17 et se vit
interdire l’entrée du bagne pour avoir
donné des nouvelles des prisonniers à leur famille. Le docteur du bagne le docteur Cruczka, 35 ans, qui s’efforça de déclarer inapte au
travail le plus possible de prisonniers
malades et qui fut de ce fait en continuel conflit avec le commandant du camp.
Voici ce que dira à son propos monsieur Schramme : « On le voyait en conversation avec
le commandant, les gestes impérieux, tranchants du lieutenant Denzin, son air hautain et volontaire ne disaient rien qui
vaille quand on les comparait à la contenance placide, au sourire calme et aux
apparences indifférentes du docteur. On les savait en conflit, et on se disait
« le docteur cède… » et l’on se
trompait : cet homme était l’image de *** 2)
Le récit de Joseph Harck, ciseleur d’art à Malines Joseph Harck,
ciseleur d’art à Malines, condamné du chef d’espionnage, fut également envoyé à
Sedan pour les lourds travaux. De Sedan on le transféra dans le camp secondaire
de Longwy. Nous trouvons le récit de ses épreuves
dans l’ouvrage de François Van den Bergh ;
« Au front allemand ». « Après dix jours de tortures préparatoires
nous fûmes transférés à Longwy au nombre de vingt-huit. Longwy, l’enfer des
tortures ! Nous arrivions au bon moment, le soir,
juste à l’heure de la distribution du café ; quelques secondes plus tard
et nous aurions pu nous étendre à nouveau sur le sol avec un estomac
complètement vide. On nous avait chassés, ainsi que du bétail dans une écurie,
dans un gigantesque baraquement de cent mètres de long, un trou infect, humide,
glacé, qui servait de dortoir à six cents hommes. Les loges étaient disposées
de chaque côté en trois étages superposés. Un espace clôture de quatre mètres
de longueur servait d’hôpital ; rares furent ceux qui en revinrent. Dans le baraquement les prisonniers
étaient abandonnés à eux-mêmes ; ils se trouvaient sous la surveillance de
l’interprète, qui désignait à son tour des caporaux chargés de faire ranger les
hommes pour l’appel, les repas et le travail, afin que tout se passât
rapidement. Notre interprète était un notaire de L’interprète vendait les postes de caporal
pour quarante ou cinquante mark et même davantage, sans se soucier le moins du
monde des certificats de moralité, car tous les prisonniers n’étaient pas
d’innocentes victimes, bien au contraire, les plus grands malfaiteurs de toutes
les prisons étaient envoyés à Sedan ; aussi l’appelait-on le « strafbataillon ». On pouvait écrire chez soi une fois
par mois, mais sans citer Longwy, car ce détail devait demeurer secret pour les
non initiés, nos lettres arrivaient toujours sans notre nom et avec la mention
« strafbataillon ». Un Gantois, condamné du chef d’émission de
fausse monnaie, était caporal de notre section de trente-cinq hommes. « Je m’en vais vous conduire et vous
faire voir les installations », dit-il, « mais je vous préviens qu’il
vous faut abandonner ici tout sentiment humain. » Comme je l’assurais que j’avais déjà été
témoin de bien de choses à Elberfeld et surtout à Sedan, il haussa les épaules. « Connaissez-vous la torture du
poteau ? », demanda-t-il. « Pour mettre le pied de travers, ou
même sans aucune raison, on vous fait rester pendant quatre heures d’hiver,
dans la neige et la boue, attaché à un poteau à l’aide d’un collier de fer, les
mains liées par derrière. Et l’été c’est quatre heures qu’il faut passer ainsi
les yeux tournés vers le soleil, en suivant progressivement l’évolution du
soleil ! Au moindre mouvement de la tête ou du corps, lorsque l’on tombe
d’épuisement, on vous donne de nouvelles forces au moyen d’une pluie de coups
de crosse. Cet estropié que vous apercevez là-bas,
qui est à présent un vieillard au corps brisé, mais qui était encore le mois
dernier un gars vigoureux de vingt-cinq ans, a enduré ce martyre. Auparavant,
nous avions ici de nombreux Russes : impossible de décrire les avanies que
ces malheureux ont eu à endurer. Des milliers d’hommes que j’ai vu arriver ici,
il n’est resté que les quelques survivants que vous voyez rassemblés dans ce
coin. » « A ce bancal, là-bas »,
murmurait-il d’un air énigmatique, « il faut toujours céder la
place ; ici ce sont autant de vauriens choisis pour ce travail de
bourreau, mais ce bancal est le plus insensible de tous. Je crois qu’il
regretterait le soir de n’avoir pas trouvé une victime pendant la journée. Il a
perdu trois doigts à l’Yser et un jour, en Flandre, on l’a tellement frappé
qu’il a été laissé pour mort, et maintenant le lâche veut se venger sur tout ce
qui porte le nom de Belge ». Je vis passer un « feldgrau » aux jambes torses, qui jetait sur tout le
monde des regards provocateurs et paraissait ne chercher qu’un prétexte pour
pouvoir punir. Plus tard, j’ai acquis la conviction que la condamnation du
Gantois n’était pas exagérée. Parmi tous les gardiens je n’eus l’occasion d’en
connaître qu’un seul doué d’un cœur d’homme, à savoir un vieux soldat de
cinquante ans. Divisés en équipes de dix hommes, la bêche
et la pioche sur l’épaule, nous partîmes pour la carrière afin d’y enlever des
blocs de pierre qui devaient servir dans les tranchées. Sept heures durant, au
milieu de la pluie, de la grêle et de la neige, la lutte se poursuit
inexorablement contre les dures parois rocheuses ; le sang dégoulinait de
nos mains et colorait les pierres en rouge. Pas de pitié, pas de soins, mais
des coups de bâton dès que la pioche s’arrêtait un instant. On eut dit que l’on
avait trié pour cette lâche besogne de bourreaux les individus les plus
inhumains de l’armée allemande forte de plusieurs millions d’hommes et ce n’est
pas peu dire. Nous étions toujours trempés : sur
notre corps affaibli, toujours inondé de sueur ; et sur nos vêtements
mouillés par la pluie ou par la neige fondue. Il n’était pas question de
changer de linge ou d’habits, car nous ne possédions que ce que nous avions sur
le corps, et encore nous n’osions pas nous en défaire le soir de peur de ne
plus les retrouver le lendemain. Aussi le soir nous étendions simplement
nos membres épuisés, tels que nous rentrions du travail, de façon à être le
plus vite prêts le lendemain pour échapper aux coups de bâton du gardien
bancal. Nous nous couchions non pas pour dormir, mais pour nous reposer ;
la vermine servait à nous empêcher de fermer l’œil. Inutile de lui faire la
chasse : lorsqu’un jour on attrapait un millier de ces « indésirables »,
le lendemain on avait l’occasion d’en écraser deux mille. Les interstices des
planches du parquet et les parois en étaient tout noircis ; quand on y
enfonçait un clou, on l’en retirait tout couvert d’un sang visqueux. Lorsqu’au
matin on secouait sa misérable couverture, on les voyait tomber ou sauter par
essaims entiers. Le seul moyen de salut que nous implorions vainement, à savoir
la désinfection, on nous le refusait. Une faim canine, un travail épuisant, des
bourreaux sans cœur, de la vermine obsédante, vraiment nous étions affligés de
toutes les plaies d’Egypte : au bout de trois semaines il ne restait plus
que trois hommes de notre groupe de vingt-huit ; nous avions transporté
les autres à l’hôpital d’où la plupart déménagèrent vers le cimetière. A l’examen médical mensuel on constata que
j’avais perdu quatorze kilos et malgré cela je fus désigné à nouveau, pour un
lourd travail, mais cette fois je fus versé dans une autre équipe pour faire
sauter les blocs de pierre au moyen de dynamite, besogne pénible que chaque
jour entraînait des pertes de vies humaines. Au moment
où la dynamite était sur le point de faire explosion, on donnait aux quatre
coins le signal qu’il y avait du danger dans le voisinage ; mais nous
pouvions seulement nous éloigner à une distance de vingt à trente mètres, sans
quoi nous perdions trop de temps pour la reprise du travail. Quand les blocs avaient été arrachés et
projetés par terre, il fallait les déterrer, les soulever et les charger, ce
qui était une tâche inhumaine pour des forces épuisées. Puis je devins terrassier et fus chargé
d’enlever des rails, les transporter et les fixer à nouveau. Dans notre équipe
il y avait un bourgmestre, un avocat, un pharmacien ; ces hommes qui
n’avaient pas l’habitude du travail manuel, devaient au nombre de seize
transporter à une grande distance des rails de vingt mètres de long, les
traîner parfois contre des pentes raides de rochers de quarante mètres de haut.
Si l’un des travailleurs trébuchait ou lâchait le rail à un moment inopportun,
les autres couraient le risque d’avoir un pied ou une jambe broyés, ce qui
arrivait fréquemment. On conçoit que toutes les équipes ne
pouvaient pas assurer le transport à une vitesse et en quantité égales ;
là où il y avait des forces neuves ou des jeunes gens de la campagne entraînés
aux lourds travaux, la besogne s’accomplissait plus aisément. Malgré cela les gardiens exigeaient la
même somme de travail, faute de quoi on les accusait de négligence ; la ou
il y avait moins de forces disponibles, les coups pleuvaient plus drus et on
obtenait finalement le même résultat. J’ai vu de malheureux désespérés qui se
laissaient écraser une main ou un pied afin d’être réformés et de pouvoir
sortir de l’enfer, d’autres se laissaient broyer entre deux blocs de pierre.
Deux hommes de notre équipe, tous deux fort cultivés et distingués, ne purent
supporter plus longtemps leurs souffrances ; ils abandonnèrent le travail,
s’éloignèrent côte à côte, marchand droit au-devant du martyre, ainsi ils
faisaient semblant de vouloir s’évader. Nous frémissions à la pensée de ce qui
allait se produire ; les gardiens les laissèrent s’éloigner quelque peu et
les abattre ! En faisant ce travail le long des routes
nous avions la chance de trouver de temps en temps un peu d’herbe que nous
arrachions et que nous cachions dans la poche intérieure de notre veston ;
les gardiens ne pouvaient pas s’en apercevoir, sans quoi nous encourions une
nouvelle punition. Au baraquement cette herbe servait à la préparation de la
soupe et constituait une ration supplémentaire fort
appréciée. Lorsque le temps devint très froid, on
nous obligea à cueillir des iris dans les fossés pour en revêtir les murs de
l’hôpital. Cela nous menait parfois assez loin ; les paysans compatissants
du voisinage jetaient ça et là sur notre chemin des navets et des carottes que
les gardiens nous empêchaient de ramasser. Mais quand bien même nous aurions dû
y laisser la vie, la tentation était trop forte ; aussitôt que le soldat
avait le dos tourné ou qu’il dirigeait ses regards ailleurs, un des fruits
défendus disparaissait, de sorte qu’il n’en restait bientôt plus rien. Voici encore un autre extrait : « Combien parmi les victimes des
camps de torture manquaient à l’appel, lorsque nous avons fondé notre société
pour les exilés ? Ils gisent en grand nombre dans les fosses des bagnes
étrangers : les Belges, Français, Anglais et Russe pêle-mêle, sans que
l’on puisse jamais déposer une couronne mortuaire sur ces tombes gigantesques. Combien, parmi eux qui pouvaient répondre
à l’appel, s’y rendirent d’un pas traînant, marqués du sceau de la mort
inexorable. Leur toux sèche, qui ne voulait céder devant aucun remède, leur
regard fixe, comme s’ils revivaient encore ces jours sombres ; leur
frisson d’angoisse, comme si soudain ils se sentaient à nouveau sous la poigne
d’acier ; l’épilepsie, qu’ils ne connaissaient pas auparavant ; tous
ces symptômes ne trompaient qu’eux-mêmes. Nous qui survivons nous sommes les forts
que la barbarie allemande n’a pu briser. Ceux-là refleuriront et vivront comme
autrefois ; mais ils garderont dans leur cœur une blessure inguérissable.
Je veux tout pardonner, je n’ai jamais haï personne ; mais chaque fois que
j’essaie d’oublier Longwy, ma conscience se soulève comme en face d’une
lâcheté ; ne serait-ce la voix de Dieu, qui nous crie qu’il y a des crimes
pour lesquels il n’y a pas de pardon ? *** O, combien d’hommes jadis robustes ont mis
fin à leur existence dans ces camps, ces lieux de torture, parce qu’ils ne
voyaient pas d’autre issue. Combien aussi y ont perdu la raison ! Nous avons tenu à reproduire des
témoignages d’hommes autorisés au sujet de ces bagnes, car sans cela c’est à
peine si la postérité pourra y ajouter foi. Ce que nous avons écrit à propos du Nord
de A Comines, Gheluwe,
Gheluveit, Passchendaele, Roosebeke, Zarren, Keyen, au littoral, sur tous ces points des centaines de
nos compatriotes étaient occupés au travail forcé comme des esclaves. Et ceux
qui refusaient étaient conduits dans des bagnes, tels que l’école de Dudzeele, où enfermés dans des baraquements le long du
front. A certains endroits même des femmes et des
jeunes filles étaient astreintes au travail ; ainsi un grand nombre
d’entre-elles furent employées dans les champs près de West-Roosebeke,
et d’autres dans les hôpitaux, les « soldatenheim »,
les buanderies. A Iseghem, aussi on fit appel aux femmes,
que l’on mena aux champs ; mais elles refusèrent de travailler, se
moquèrent des soldats et s’enfuirent ; le résultat fut que l’occupant
renonça à sa tentative sur ce point. Auprès des Belges condamnés aux travaux
forcés on vit encore des prisonniers de guerre, principalement des Russes et
des Italiens. *** Le
mot le plus saisissant relevé dans les affiches allemandes était l’accusation
de « paraisse », dont on accablait nos chômeurs. Cette calomnie fut
répandue jusqu’à l’étranger.
Ainsi nos ouvriers étaient stigmatisés du nom de paresseux dans des
communiqués de l’autorité allemande, par un ennemi qui s’était jeté brusquement
sur nous au milieu de nos paisibles travaux, qui avait réduit en cendres un si
grand nombre de nos fabriques et de nos ateliers ou les avait convertis en
casernes, qui avait enlevé des matières premières, des courroies de
transmission, du cuivre, des machines, bref, qui avait entrainé Paresseux ! Ne voyait-on pas en
esprit nos ouvriers comme des figures d’épopée à la lueur des incendies, tels
qu’on les voyait avec admiration dans les haut-fourneaux du pays de Liège, où
ils semblaient jouer avec des pièces de fer, des poutrelles et des rails
chauffés à blanc. Paresseux ! C’est comme si l’on entendait les coups de
pioche et de marteau dans nos mines, le tic-tac des métiers dans les célèbres
tissages des Flandres, le grincement des grues et des chaînes aux bassins
d’Anvers, le crissement des carrières du Hainaut, le tressaillement de nos
longs trains de marchandises. La pensée ne se portait-elle pas
naturellement vers les verreries de Charleroi, ou au milieu des rouisseurs de
lin de Oui, nous avons vu des ouvriers de
fabrique travaillant le soir dans leur jardin au clair de la lune ; des
femmes qui partaient avec une brouette ou une charrette à chiens pour faire le
commerce... Paresseux ! Qu’on aille donc demander aux cultivateurs de Et qu’on le demande aussi à Liège et à
l’Yser. Mais cette campagne de mensonges allemands
devait être réduite à néant. Des fourgons à bestiaux et des wagons à
marchandises qui menaient nos concitoyens en Allemagne, sortait ce cri lancé à
la face du monde entier : « Nous sommes trop fiers pour
travailler en faveur de l’ennemi... » Et ces voix, elles murmuraient jusqu’à
Berlin leur cri de courage sublime. Les communiqués allemands parlent aussi de
« travailleurs libres ». Celui qui sort du rang et dit :
« Je me présente volontairement, je veux travailler contre mon
gouvernement, contre mon armée et mon peuple... contre mes propres parents qui
luttent et qui espèrent à l’Yser et à l’Yperlée,
celui-là est l’homme des Allemands, il reçoit en même temps que la distinction
de « travailleur libre » (Je reste dans les termes du communiqué
allemand), un salaire plus élevé, allant jusqu’à 5 et 6 mark. Travailleur libre... Cela ne fait-il pas
songer au temps où des chevaliers régnaient dans les châteaux forts gris de Oui, l’ouvrier belge a aussi opposé de la
résistance à cette époque. Pendant des mois et des mois l’oiseleur offrit
l’appât de son salaire de sept, dix, douze mark. Oh ! Nous pourrions citer ici bien
des réponses saisissantes : « Si je travaillais pour eux, est-ce
que tantôt j’oserais encore regarder en face mon fils soldat ou risquer de
m’agenouiller sur sa tombe ? » « Je préfère manger l’herbe des prés
que d’accepter leur argent. » « Si je maniais la pioche ou la pelle
pour eux, j’aurais toujours la sensation que la main me brûle. » Telles sont les réponses que nous avons
surprises dans la bouche de nos concitoyens. Mais c’était alors le règne du sabre...
Arrêter, déporter, arracher du lit, enfermer dans un train, bourrer de coups,
lier des malheureux à un arbre ou à un poteau, affamer leurs enfants et leur
épouse. Ce dernier moyen était une arme
particulièrement terrible, qui frappait le père au cœur. *** Nous avons dit que l’on pouvait envoyer
des colis aux prisonniers enfermés à Rheinbach et
dans tant d’autres prisons répandues sur tout le territoire de l’Allemagne. La proclamation relative à cet objet
s’exprimait en ces termes : « Les étrangers condamnés à des
peines disciplinaires dans les prisons allemandes peuvent recevoir désormais
chaque mois 1 ou 2 colis avec 5 kilos de vivres au maximum ». Et à peine cet arrêté était-il promulgué
que les lettres des Belges prisonniers arrivèrent à destination. C’étaient de
véritables supplications. Nous en avons une sous les yeux. Le malheureux auteur
avait été condamné à 15 ans de travaux forcés. Il écrit à sa sœur et à son frère :
« Je suis déjà enfermé ici depuis dix mois et je vous prie de m’envoyer un
colis. A. et C., hâtez-vous, S.V.P., envoyez-moi vite un colis, car j’ai besoin
de nourriture ; l’avant-midi je ne reçois rien et je souffre de la faim.
Quand vous recevrez ma lettre, laissez-là votre travail ; frère, prenez
votre vélo et rendez-vous tout de suite avec un paquet de vivres à la gare, et
envoyez-moi un kilo ou deux de froment, du spéculoos, un pain d’épices, une
livre de sucre, un morceau de lard et un crouton de pain. Peu importe le genre
de vivres que vous m’envoyez, mais envoyez-en. Quand vous recevrez ma lettre, mettez-vous
en route immédiatement afin que le colis soit expédié encore le même jour et
que je le reçoive vite. J’ai déjà été souvent malade ici. A présent, je vais
mieux. Faites mes compliments à mes cousins, ils voudront bien eux aussi faire
quelque chose pour moi. » Le même cri de détresse revient encore
plusieurs fois dans la lettre : de grâce, envoyez des vivres. La faim était un des multiples fléaux de
ces années terribles, un fléau qui exerçait ses ravages partout et qui partout
faisait des victimes. Sans doute, on ne tombait pas mort de faim, mais le corps
peu à peu perdait sa force de résistance, il était miné et devenait la proie de
la dysenterie, de la tuberculose et de toutes sortes de maladies. Aussi on
succombait aux suites de la faim. Monsieur Sébastien HAGUETTE,
Président de la SHAS, nous invite à
consulter leur mise à jour |