Médecins de la Grande Guerre
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LA VIE QUOTIDIENNE A L'ASILE
SAINT-BERNARD A L'EPOQUE DES FRERES (1931) Un de nos confrères, M. Carl de Poorter, d'Anvers, grand amateur de reportage, a visité
plusieurs établissements d'aliénés, du pays. Après avoir circulé à Merxplas, son enquête l'a mené à l'ombre des Cinq Clochers
où, dans le quartier excentrique de la caserne du 3e chasseur, se
déploient les longs bâtiments du Couvent des fous, dont une partie, on s'en
souvient, fut détruite, il y a quelques années, par un incendie. S'y présenter comme journaliste, c'était
aller au-devant d'un refus catégorique. M. de Poorter
se fit embaucher comme domestique. Il resta chez les fous pendant dix jours. Notre confrère a bien voulu nous
autoriser à publier son passionnant reportage que nos lecteurs, suivront,
jusqu'au bout, avec le plus grand intérêt : 1. OU JE SUIS EMBAUCHE COMME SURVEILLANT. DOMESTIQUE Il y a quelques jours, un ouvrier, dont
les vêtements délabrés trahissaient la misère proche, montait en gare
d'Anvers-Central, dans un compartiment de troisième classe du train-bloc de
Bruxelles. Il se rendait à Tournai. Un observateur
aurait pu s'étonner de voir un homme si minable muni d'un formidable paquet de
journaux, tant belges qu'étrangers. Cet homme, c'était votre serviteur, en
partance pour l'exploration d'une partie de la jungle vitale, plus fertile et
plus surprenante que l'autre. C'est très intéressant de voyager en
troisième classe. C'est un champ d'étude très riche, dans lequel je me propose
de me promener un jour. J'arrivai à Tournai au début de
l'après-midi. En sortant de la gare, j'avisai un agent de police et, comme je
m'approchai de lui pour me renseigner, il me lâcha dans le nez, avant que j'eus
ouvert la bouche : Tu
viens me demander le chemin de l'asile, hein, vieux ? Tiens, c'est par là,
puis, à la cathédrale, tu prendras à gauche, et c'est tout droit. Jugez de ma surprise ! Il savait
d'avance ou je me rendais ! Les agents, à Tournai, doivent avoir l'habitude de
voir débarquer des vagabonds qui vont solliciter une place à l'asile. Vingt minutes de marche allongée et
j'arrive, derrière le palais de justice, à une vaste colline tourmentée qui
recèle les derniers vestiges des fortifications construites par Vauban, le
génial ingénieur de Louis XIV, le même qui construisit les célèbres fort de
Verdun. Sur cette colline ont été bâtis, outre
le palais de justice, l'asile d'aliénés, la superbe caserne des chasseurs, la
prison, l'hôpital militaire, l'hôpital civil et la gendarmerie. Je contourne la caserne des chasseurs
ayant, à droite, une vingtaine de baraques en bois, qui forment, avec leurs
toits irréguliers, une monstrueuse chenille verte et jaune rampant en
mouvements saccadés. J'arrive à une grande et belle villa,
que je suppose être la résidence du médecin-chef. Je tourne encore à gauche et
voici les bâtiments de l'asile. On dirait une mauvaise copie du château
de Versailles ; en tous cas, le style pompeux du Roi-Soleil y éclate franchement. Une grille solide coure tout au long de
l'aile frontale. Un jardin large, d'une vingtaine de mètres, la sépare des
bâtiments. De chaque côté de l'entrée, deux petits pavillons carrés, sans
étage, servent sans doute au portier. A l'appel du timbre électrique, une
femme sort du pavillon de droite. C'est l'épouse du portier. Elle ne doit pas
être commode, ni rire toutes les semaines ; son regard est hardi et
perpétuellement réprobateur. Elle me laisse entrer et me demande, sur le ton
d'un caporal qui commande la charge : - Que voulez-vous ? Pour me concilier ses bonnes grâces, je
fais comme si elle m'intimidait. - Je ... je ... voudrais
parler au frère économe, j'ai une lettre de recommandation pour lui. Je sors le
pli de ma poche. Elle le prend, le flaire, le tourne, et ses yeux tombent sur
un beau cachet, portant, en cercle : « Ville de Bruxelles ». Il
se fait comme une éclaircie dans son humeur brouillée. Elle me regarde. Visiblement,
elle ne comprend pas qu'un vagabond puise avoir des relations aussi considérables. Elle me demande : - C'est pour une place ? - O
... oui,
madame. - C'est bien, attendez ici. Comme elle s'éloigne, des gouttes de
pluie se mettent à tomber. Je fais un pas pour m'abriter dans la porte. Mais ce
cerbère en jupes a les yeux derrière la tête. Elle se retourne et me crie : - Surtout n'entrez pas là ! Je m'effarouche : - Oh ! Non, madame ! Elle sautille sur l'asphalte eczémateux
et disparaît dans la grande porte d'entrée du bâtiment. Au bout de cinq
minutes, elle réapparaît, et me fait signe d'avancer. Je soupire d'aise. Si on
daigne m'écouter, c'est que j'ai des chances d'être accepté. Je la suis dans
une sorte de parloir, où elle me dit d'attendre et elle s'en va laissant la
porte ouverte. La pièce est haute, nue et banale : rien de particulier. Après dix minutes, m'ennuyant, je me
risque dehors. A gauche et à droite, à travers deux portes vitrées, je vois
deux interminables corridors dont je n'arrive pas à distinguer la fin, tellement
ils sont longs. A deux pas de moi, immobile et regardant la porte d'entrée, un
homme se tient debout, en casquette et veston, avec pantalon de coutil rayé. Je
le prends pour un « collègue ». Je lui
demande : - Tu es domestique ici aussi ? - Moi ? Non, je suis un
malade. J'avale à temps cette question qui
allait m'échapper : Un
fou ? Il continue : - Tu viens sans doute te
présenter comme surveillant-domestique ? - Tu seras sûrement accepté.
Il en manque toujours et puis tu es grand et fort. Je le regarde, passablement ahuri. Il
n'a pas l'air plus dément que vous et je connais bon nombre de gens qui
circulent librement dehors et qui sont plus idiots que lui. Pendant que nous causons et qu'il
m'explique que le métier de domestique ici est loin d'être agréable, le portier
vient me chercher et m'introduit dans le cabinet du frère économe, ou secrétaire
de l'asile, qui se trouve à droite, immédiatement près de la grande porte
d'entrée. A un petit bureau très sobre, je vois
assis un « frère de charité ». Cet ordre porte la soutane comme les
prêtres avec, en plus, un scapulaire de drap noir qui tombe, par devant et par
derrière, jusqu'aux talons. La tête est ornée d'une petite calotte, grande comme
la paume de la main, qui adhère au haut du crane par un miracle d'équilibre que
je m'explique pas. Le frère économe est un homme de
quarante-cinq ans environ, aux cheveux roux, coupés ras, aux joues flasques.
Ses lunettes lui descendent au milieu du nez et il vous regarde par-dessus les
verres. Il me fait asseoir sur une chaise, en
face de son bureau. - Vous voudriez travailler
ici comme domestique ? demande-t-il. - Oui, mon frère, je suis
sans travail pour l'instant et je risque de sombrer dans la misère. Que le ciel me pardonne mes mensonges
éhontés ! - Quel est votre métier ? - Je les accepte tous.
Dernièrement, j'ai navigué comme aide-cuisinier. Mais, pour l'instant l'océan
ne donne plus… - Vous êtes Wallon ? - Du tout, mon frère, je suis
Flamand. Il abandonne aussitôt la langue
française. D'ailleurs, fait assez bizarre, le flamand est la langue véhiculaire
à l'asile de Tournai, presque tous les frères étant flandriens. Il continue : - Vous savez quel genre de
maison nous occupons ici et quelle sera votre besogne ? - Oui, mon frère, je sais que
c'est un asile d'aliénés et que je devrai surveiller et soigner les fous. - Très exact. Voici les
conditions : - 300 francs par mois ; - Logé et nourri ; - 10 francs d'augmentation
tous les mois. - Ca va très bien, mon frère. Il prend note de mon identité. Cela
fait, il se lève et me fait signe de le suivre. Nous enfilons le corridor de droite. Ma
vue ne m'avait pas trompé. Il doit avoir au moins trois cent mètres de long.
L'asile est étonnamment grand. Il y a quinze quartiers, séparés par des cours
et des jardins immenses. Cela constitue un véritable labyrinthe où le nouveau
venu a peine à s'orienter au début. Ces corridors, aux dalles bleues, aux
murs peints en blanc, sont abondamment éclairés et fleuris. Partout, sur
l'appui des fenêtres, des fleurs et encore des fleurs. De partout tombent des
cascades de verdure. Le lierre descend du milieu du plafond pour passer par la
croisée des fenêtres et cela forme une ornementation originale, continue, en
forme d'angle aigu, du plus agréable effet. Nous
enfilons un corridor latéral et nous montons un escalier de fer qui aboutit à
un magasin. On me fait attendre dans une petite pièce délabrée, en soupente. Le
frère économe, qui était allé quérir le frère magasinier, revient avec
celui-ci, qui prend mes mesures et évalue ma carrure à vue d'œil. Un type curieux, ce frère magasinier. Petit, sautillant, une tête en football,
avec, à peu près au milieu, un nez qui a l'air d'avoir été lancé de loin par un
bras vigoureux. Le bout de ce nez réjouissant est rouge vif. Les parties de son
corps ne semblent pas avoir été faites les unes pour les autres ; on dirait
qu'il est fabriqué de pièces rapportées. Sa tête incline à droite, dans un
salut perpétuel. Il redisparaît
dans les profondeurs de son magasin et revient avec une vareuse et un képi.
J'endosse la vareuse. Elle me va comme un gant. C'est une espèce de tunique
militaire, en drap noir, avec des boutons de cuivre, portant un cœur percé
d'une croix et d'une ancre. Le képi, en drap noir également, et
visière de cuir, porte un mince galon rouge. Le frère économe me remet un
passe-partout qui ouvre toutes les portes de l'asile. - Faites bien attention, me
dit-il, de fermer toujours soigneusement toutes les portes derrière vous. La
moindre négligence peut entraîner des effets désastreux. Instantanément, je prends conscience de
mes nouveaux devoirs. Me voilà gardien de fous, et mes
importantes fonctions éclatent dans cette tunique rutilante, ce képi considérable
et cette clef qui s'amuse dans ma main. C'est égal, à cet instant j'aurai bien
voulu me voir, ma barbe en fils de fer noirs, mon pantalon fatigué et mes
godasses en pompe devaient être étonnés de ce voisinage
inattendu ! - Je vais vous conduire à
votre quartier, me dit le frère économe. Prenez votre veste et votre casquette. Nous redescendons et nous reprenons
notre marche à travers les corridors kilométriques. Enfin, nous arrivons à un
escalier, dont une porte grillée défend l'accès. Prévenant, je l'ouvre avec mon
passe-partout et la referme derrière nous. 2. A LA « FURIEUSE » A peine sommes-nous au
milieu de l'escalier, qui monte en colimaçon, un terrible rugissement de fauve
me fait sursauter. Le frère économe me jette un coup d'œil de côté par-dessus
ses lunettes, sourit de mon émotion et me dit : - Ne craignez rien. Il n'y a
aucun danger. C'est parce que vous êtes fort que je vous mets à la « furieuse ». « La furieuse », c'est le
quartier des fous furieux. Je ne mentirai pas : en montant derrière le frère,
j'étais violemment ému. La nouveauté de ma situation, la curiosité qui m'agite
toujours terriblement, et, j'en conviens, une certaine appréhension, me rendant
passablement nerveux. Plus on conserve avec la vie, plus on
est surpris des horizons qu'elle dévoile à notre enchantement ou à notre
erreur. De parcourir ses vastes steppes éternelles, on revient toujours enrichi
de sciences nouvelles, amputé d'illusions. C'est ainsi que je penche à croire que
les propositions de notre illustre compatriote Maeterlinck sur la métempsycose
sont très exactes. Par moments, il me semble que j'ai déjà vécu une fois, tant
mon âme prend aisément toutes les attitudes que commandent les circonstances. Imaginez mon état moral, en entrant à la
« furieuse », derrière le frère économe. Certes, quoique je fasse, où que
j'aille, la passion du reportage ne cesse de m'habiter et je crois que si je
périssais dans quelque épouvantable catastrophe, ma dernière pensée serait : Dommage que je n'aie plus le temps d'en
faire un reportage. C'eût été si intéressant! Pourtant, ici, j'avais tout de suite
l'impression que l'affaire était plus compliquée. Il ne s'agissait pas de
trainer nonchalamment en contemplant des horreurs d'un œil aussi froid qu'un
objectif ; j'avais une besogne à effectuer, une mission à accomplir et mon nouvel
état ne laissait pas de présenter quelque danger. Un domestique n'a-t-il pas eu
récemment le pouce enlevé d'un coup de dent par un fou furieux ? Une sourde crainte me lancinait.
Transporté par la conscience que je devais apporter à effectuer mon travail,
n'allais-je pas oublier d’enregistrer des détails intéressants ? Allais-je
pouvoir étudier avec tout le soin voulu les impressions que créait en moi cette
irritante atmosphère de démence ?... Comme le frère économe poussait la porte
vitrée de la « furieuse », et au moment où je pénétrais dans la
galerie que je décrirai plus loin, un rugissement plus terrible secoua l'air comme
une explosion et me fit rester sur place. Là, devant moi, à deux pas, un homme à
moitié nu, les yeux hors de la tête, l'écume à la bouche, les cheveux comme en
flammes, se donnait de violents coups de poing sur sa gorge soulevée. Il jetait
d'ignobles insultes à la tête d'une femme que lui seul voyait. Après un dernier
cri déchirant, qui finit d'épuiser ses poumons, il fit un bond sur place, se
tordit en éclair et tomba lourdement sur un banc. - Victor ! ! C'était le frère économe qui, d'une voix
haute et claire, venait de jeter le nom du pauvre malade. Celui-ci redressa la tête, ses yeux
cherchèrent un instant à se fixer et finalement se posèrent sur le frère. Il
était redevenu calme et lucide. - Alors, ça ne vas pas ?
demanda mon guide. - Non, je suis un peu énervé,
mon frère, répondit Victor. Le cœur étreint, saisi, horrifié et, je
l'avoue, prêt à la fuite, j'avais contemplé d'un regard élargi la crise rageuse
du pauvre fou. Ce changement subit d'attitude m'étonna d'avantage. Mais,
j'expliquerai longuement plus loin le cas intéressant du malheureux Victor. Pour l'instant, je ne savais où porter
mes regards avides. Un peu plus loin un vieillard repoussant se lavait les
mains dans une eau imaginaire. Non loin de là, un autre expliquait quelque chose
en riant à un autre camarade invisible. Le frère économe me parlait et je ne
l'entendais pas. Il me toucha le bras, me réveilla et me dit : - Ne regardez pas les malades
maintenant. Vous aurez tout le temps. D'ailleurs, vous vous habituerez très
vite. - Venez ! Nous traversons la galerie et nous
entrons dans le quartier proprement dit. Un frère de charité vient vers nous,
accompagné d'un mien « collègue ». - Voici votre nouveau
domestique, dit l'économe au frère. Et s'adressant à l'autre surveillant, il
continua : - Vous le mettrez au courant
pendant un jour, et, demain soir, vous pourrez prendre votre nouveau service de
veilleur de nuit. Vous lui montrerez aussi sa chambre, la cuisine, le
réfectoire et la chapelle. Là-dessus, le frère économe se retourne
et s'en va. Le troisième quartier, appelé l' « furieuse »,
est situé du côté ouest de l'asile et occupe l'étage de l'aile. Il a exactement
la forme d'une croix lorraine. Le montant de la croix est composé d'un vaste
corridor où aboutit une large fenêtre à chaque extrémité. Du côté nord, douze
cellules, six de chaque côté. Du côté sud, un petit reposoir, avec une table,
un banc sous la fenêtre et quatre chaises, pour les frères, le domestique et
les « fatigues » ou FATIK : interné qu'on emploie à différents
travaux, pour lesquels il reçoit une nourriture abondante. Les bras supérieurs de la croix lorraine
se composent, à l'ouest, d'un corridor plus étroit, avec, à gauche, encore cinq
cellules ou cabanons. La partie Est comprend une cellule spéciale, un petit parloir
et la galerie. Les bras inférieurs comprennent, à
l'Ouest, un grand dortoir, appelé « cinéma » ; à l'Est, une petite
lingerie, un office où se trouve le monte-charge et un dortoir un peu plus
petit. Une vaste salle de bains, comprenant trois baignoires, des lavabos modernes
et un WC, donne également sur le montant de la croix. La galerie est une pièce longue d'une
quinzaine de mètres, large de cinq. Du côté nord, elle est ouverte à l'air
libre, mais protégée par un grillage solide, qui forme garde-fous, c'est le cas
de le dire. Où que le regard se porte, il rencontre
des fleurs, des oiseaux, des rubans et des fanfreluches multicolores. Dans la
galerie, une grande cage renferme une demi-douzaine de perruches, qui
caquettent éperdument. Dans le quartier, une trentaine de
canaris chantent dans une dizaine de cages, entourées, agrémentées de fleurs et
de verdure. Les oiseaux et les fleurs sont l'objet
des soins attentifs de la part des frères. C'est la partie « exhibitionniste »
de l'asile, vous comprenez ? Ils ont comme attribution de créer une atmosphère agréable
aux rares visiteurs, afin de dérober l'autre, composée de misères et de
douleurs. Il serait souhaitable que les frères
soignassent les malades avec la même sollicitude dont ils entourent les oiseaux
et les fleurs... J'ai parlé d'une cellule spéciale. Elle
se trouve entre le reposoir et le Parloir. On y met le malade que des parents
viennent visiter. Un téléphone intérieur, placé dans l'office, avertit les
frères de cette visite. Il y a là des fous étrangers, notamment
un Australien et un Yougoslave, enfermés, enchaînés, dont personne ne s'occupe,
qu'on laisse végéter dans la crasse. Mais tout de même, on ne sait jamais, un
beau jour un parent peut venir les voir. Alors, vous saisissez ? Le bain… la
cellule spéciale... Bref, le parent s'en va charmer, après quoi, on rejette le
malheureux dans son cabanon et sa douleur... Malgré mon ardent désir de voir et
d'étudier, je me tins coi pendant mes premières heures de présence. Je me
contentai d'écouter les recommandations de mon « collègue », triste
chien qui use sa vie comme domestique dans les pensionnats et les asiles. Il me
remit encore deux clefs avec un anneau ; l'une, plus grande, qui servait à
fermer les dortoirs à double tour la nuit ; l'autre qui ouvrait la « fosse »,
par où on précipitait le linge sale dans la cave. A l'anneau était attachée
aussi une petite clef spéciale, qui servait à tourner les boutons électriques. A 4 heures et demie il m'emmena pour me
montrer ma chambre. On sort par la galerie, on descend
l'escalier, on enfile le corridor et cinquante mètres plus loin on monte un
nouvel escalier, de deux étages celui-là. Il y a quinze chambres de domestiques,
trois lavabos communs et deux WC. Ma chambre est la première, près des
lavabos. Elle est petite, avec un lit de fer, une table, une armoire et une
chaise. Les meubles se bousculent les uns les autres. J'ai à peine la place
pour me retourner. J'accroche ma veste et ma casquette dans
l'armoire et nous sortons. Avant de redescendre, mon « collègue » me
montra une sonnette électrique dans le corridor et me dit : - Voici la sonnerie qui vous
réveille le matin à 4 heures et demie. C'est un réveil puissant. Impossible de
ne pas l'entendre. A 4 heures et demi ! Diable ! C'est
presque comme chez les Trappistes ! De
là nous nous rendons au réfectoire des domestiques. Nous marchons à travers les
corridors comme sur la grand-route. Il y a dix minutes du réfectoire à mon
quartier. Le réfectoire des domestiques se trouve
en face de la cuisine qu'on pourrait appeler une usine à mangeaille. De loin,
elle vous envoie des odeurs aigres pour vous annoncer que vous approchez du
but. On ne sait vraiment s'il faut s'en plaindre ou s'en réjouir… Notre réfectoire est une vaste pièce qui
sent les légumes suris, odeur que n'arrive pas à chasser la double porte
ouverte donnant sur un petit jardin où logent, dans une cage, deux couples de
tourterelles. Sept grandes tables avec des chaises.
Dans un coin, une armoire pour la vaisselle. Sur les tables, devant chaque
chaise, une bouteille de bière. Les autres domestiques sont déjà là.
Nous sommes quarante-deux en tout. Têtes qui me rappellent le dépôt de
mendicité. La vareuse et le képi sont impuissants à dérober l'inquiétude de
leur cœur de vagabonds et leur morne résignation devant ce métier de chien et
de brute. Je parlerai d'eux plus longuement. Un malade est préposé à notre service et
à l'entretien de notre réfectoire. C'est un Flandrien, un garçon jovial,
affable, qui ne donne nullement l'impression d'avoir jamais été fou. Je m'assieds à la troisième table, à la
place qu'il me désigne, à côté d'un veilleur de nuit qui a exactement les mêmes
moustaches que le célèbre agent de la porte Saint-Denis, à Paris. 3. LE ROYAUME INSANE - Vous
vous habituerez très vite à vivre parmi les malades, m'avait dit le frère
économe. Il a raison pour ce qui concerne les
vagabonds qui viennent se présenter à l'asile comme domestiques. Pour ceux-là,
comme pour les frères, maison d'aliénés n'est qu'un moyen d'exploitation, une
usine du malheur, lui rapporte de quoi vivre. Soigner des fous, des chevaux,
des chiens ou des fauves, revient évidemment au même. Au contraire, avec les
fous, on ne doit pas y regarder de trop près : ils ne servent ni aux courses, ni
à l'élevage, ni aux exhibitions foraines. Le principal est qu'il y on ait. Ce n'était pas tout à fait mon cas. On
ne s'habitue point à quelque chose qui tarde un irritant mystère que l'on
voudrait percer, et je ne suis jamais arrivé à rester indifférent devant ces
frères plongés dans le plus affreux des malheurs. La galerie était invariablement occupée
par trois éléments, qui s'y promenaient du matin au soir. « Promenaient »
n'est pas le mot : ils marchaient comme s'ils étaient pressés d'arriver quelque
part. Le premier, Victor P..., dont j'ai déjà
parlé, présente un cas typique sur lequel je me permets d'attirer l'attention
de l'élite s'occupant de questions sociales. Né en 1894, dans un petit hameau des
environs de L..., d'un père qui travaillait dans la mine et d'une mère qui
faisait des journées, il n'a jamais été à l'école, ses parents le laissant vagabonder
à sa guise. Il ne connait Dieu que pour jurer par son nom et ni son cœur ni son
cerveau n'ont jamais été émus par une pensée noble ni un beau sentiment. Où
l'aurait-il pris ? A douze ans, pour un vol de 4 Fr 50,
dans une boutique, on l'interne à la maison de correction de Ruysselede. Il achève de s'y dévergonder. Il en sort à
dix-neuf ans, et jouit de deux ans de liberté. En 1915, les Allemands
l'emprisonnent parce qu’il refuse de travailler pour eux. Mis en liberté en
1917, il s'habille en soldat allemand et habille, sous ce couvert, les fermes
des environs de L... Immédiatement après l'armistice, six mois de prison pour
le vol d'une bicyclette. A son élargissement, il se marie et retourne aussitôt en
prison pour un an pour avoir volé une motocyclette. A peine sorti, il vole deux
chevaux qu'il va vendre en France. Arrêté à sa rentrée en Belgique, en gare
de Mons, en 1922, il n'a plus connu sa liberté. Il est devenu fou à la prison de
Saint-Gilles, en 1925. Et le voilà à Tournai, à la « furieuse ». Son
état s'aggrave tous les jours. Il devient littéralement furieux, avec quelques
éclaircies, et finira, si on ne l'enchaine pas, par se blesser sérieusement. Son père était un alcoolique invétéré.
Lui-même buvait de l'alcool à l'âge de onze ans ! Personne ne lui a jamais
adressé une parole noble ou réconfortante. De douze à trente-sept ans, il n'a
pas connu quatre ans de liberté ! Qui ne deviendrait criminel et fou furieux ? En 1925, à son arrivée à l'asile de
Tournai, Victor P... était loin d'être aussi malade qu'il l'est aujourd'hui. Il
travaillait comme « fatigué » au troisième quartier et était aimé
pour sa serviabilité. Encore maintenant, les frères le prennent en amitié. Si,
la nuit, il dort en cellule, le jour il peut se promener dans la galerie et y
prendre ses repas. Lorsque ses crises sont trop fortes,
lorsqu'il rugit trop violemment, on va vers lui, on l'appelle par son nom. Il
se calme et revient à lui. Mais ses moments d'accalmie deviennent rares, la
folie furieuse s'empare de plus en plus de son cerveau. Que de fois me suis-je assis sur le
banc, à côté de lui, dans la galerie, face au pan de ciel qui me prodiguait des
sourires ou ses humeurs. Nous fumions une cigarette et, extrêmement poli et
lucide, il me parlait de sa triste vie, de sa vieille maman qui vivait encore,
des mauvais instincts qu'il sentit bouillonnent en lui dès son jeune âge, du
regret qui le rongeait, de l'avenir noir qui avait devant lui comme un abîme.
Il sanglotait, et moi, je détournais la tête en avalant mes larmes... Il me
disait : - Vous me parlez de choses
que je ne comprends pas. Dites-moi plutôt ce que je suis venu faire sur terre
... Ah ! Je voudrais pouvoir sortir une heure, une seule chez nous, avec ma
maman, l'embrasser très fort et puis... me plonger un couteau dans la gorge...
Que ce soit fini, que je ne sois plus embêté par, ces bêtes féroces ! Il s'exaltait, se levait, sa folie le
reprenait ; il se mettait à hurler : - Ces bêtes féroces ! Ces
chevaux ! Ma femme ! Les voilà ! S ... ! Hâââ ... ! Il se débattait, se frappait la gorge à
coups de poing, rugissait, bondissait en se tordant. C'était atroce. Le deuxième malade de la galerie était
un pauvre vieux de soixante ans. Depuis une trentaine d'années, on l'a trainé
de la prison à Merxplas, de Merxplas
à Reckem, de Reckem à
Tournai. Il n'était jamais enchainé, ni enfermé. Il se contentait de débiter des
propos incohérents, le plus souvent sur l'armée, de se laver les mains dans le
vide, de faire de grands signes de croix, qu'il répétait durant dix minutes, de
tirer des coups de révolver imaginaires en faisant : « Poum,
poum ! » ou de se coucher tout au long sur les dalles,
les yeux ouverts. Il appelait tout le monde « Henri »,
d'après inscription qu'il y a sur les crucifix : J.N.R.J. Chose bizarre, lorsque Victor et lui
jouaient au jacquet (et ils en jouaient fort bien) vous eussiez dit deux
paisibles ouvriers, faisant leur partie après le travail... Le troisième privilégié de la galerie
était un Wallon de quarante-cinq ans, maigre et musclé. Il y a vingt ans, il a
été condamné à être interné à Merxplas, où il est
devenu fou aussitôt. C'est également un inoffensif, qui marche un peu comme
s'il était ivre et en tapant des pieds. Il tient de longues conversations silencieuses
et, remuant très vite les lèvres, avec quelqu'un qui doit sans cesse soulever
des objections, car il s'anime parfois jusqu'à la colère. De temps en temps, il m'épiait, pour
voir où en était ma cigarette, car il savait qu'il recevait le mégot, qu'il
mettait en bouche tout allumé ; il le chiquait. Visitons
maintenant les enfermés, en descendant « à droite » le montant de la
croix lorraine. Les cellules sont les mêmes que celles
qu'on trouve dans les prisons, sauf qu'elles sont éclairées par une grande
fenêtre qu'on ouvre le matin. Elles contiennent une paillasse, une
couverture et un WC cimenté. Deux ou trois déments ont des draps de lit,
quelquefois, suivant les caprices du vent et le va-et-vient de l'humeur des
frères. Il n'y a aucune règlementation spéciale ; tout est laissé à l'arbitraire. Le premier enfermé est un Australien, un
matelot ramassé à Anvers en 1926 et envoyé à Merxplas,
où il a perdu la raison. C'est un homme de trente-cinq ans qui en paraît
cinquante. Il dort dans un lit, sans doute parce qu'au moment où on l'a mis
dans cette cellule, un lit s'y trouvait justement. Ne croyez d'ailleurs pas que
le matelas en soit jamais retourné et l'homme ne peut pas le faire lui-même :
il a les mains enchainés sur le ventre. Une ceinture de cuir le serre aux
hanches ; aux deux côtés, une forte chaine de cinq centimètres est rivée à
cette ceinture. A leurs bouts sont attachés deux solides colliers de cuir qui
emprisonnent les poignets de l'homme et qu'on ferme avec une clef. Impossible au malade de faire le moindre
geste. Pour manger, il doit se livrer à une véritable gymnastique de
contorsion, afin de porter la gamelle à ses lèvres. Dégouté, épuisé, les
membres tordus, l'homme ne mange que lorsqu'il meurt de faim. Le fou est en chemise, sans aucun autre
vêtement. La première fois que je pénétrai dans sa
cellule pour ouvrir sa fenêtre, je lui parlai en anglais. Sa langue maternelle
le frappa comme une musique divine. Il pleura de joie, vint vers moi, plia en
deux son long corps maigre, prit ma mains dans sa main enchainée et l'arrosa de
ses larmes en l'embrassant et en répétant d'une voix où les sanglots se
mêlaient à la joie : - O my
god ! you
talk english ! O, my god !... Je m'enfuis, le cœur serré, étouffé de
sanglots, prêts à éclater. Je
serais reconnaissant au médecin-chef de l'asile de me dire en quoi cet homme
est dangereux ; durant dix jours que je l'ai eu sous ma surveillance, je ne
l'ai vu que sourire aux anges ou pleurer comme un bébé. Le suivant est un Wallon d'environ trente
ans, qui n'a dans sa cellule qu'un sac à paille et une couverture. Devant les
carreaux de sa porte pend un rideau blanc : ce fou ne voulait pas qu'on regarde
à l'intérieur de sa cellule ; il cassait les carreaux du poing. En causant avec lui, en l'amadouant,
j’étais très vite arrivé à m'en faire un véritable ami. Non seulement je
pouvais soulever son rideau, mais il m'appelait à l'intérieur pour aller
tailler une bavette ! Le troisième était enchainé par les
pieds. Les chevilles sont prises dans un solide collier de cuir et attachées
l'une à l'autre par une forte chaine d'une quinzaine de centimètres. Il peut
marcher, à tous petits pas sautillants, à la Charlot, qui feraient rire s'ils ne
faisaient pas pleurer. C'est un Flamand, nommé V…, des environs de G... Il peut
avoir trente ans. N'étant pas psychiatre, je n'ose
soutenir une assertion qui pourrait être controuvée par la suite. Toutefois, en
tant que psychologue et observateur, je me demande si cet homme est bien frappé
de folie ! C'est peut-être une brute dangereuse quand on l'agace, mais, avec de
bons traitements, il doit être doux comme un agneau. J'en ai des preuves. On me l'avait dépeint comme un fauve
déchainé, sur qui il fallait taper comme un sourd. Or, je n'ai eu qu'à me louer
de sa politesse et de sa douceur; j'entrais chez lui et m'asseyais sur sa
paillasse, à côté de lui, où nous parlions, en patois flandrien, du beau pays
flamand qu'il désespérait de revoir ! Il attendait, espérait ma visite,
heureux d'avoir trouvé quelqu'un qui daignait lui parler, qui ne le brutalisait
pas ! J'affirme qu'une enquête s'impose pour
examiner le cas de ce malheureux. N'était-ce la crainte de chagriner peut-être
une famille honorable qui ne désire pas voir divulguer un douloureux secret, je
publierais volontiers son identité pour empêcher toute substitution. Jamais dans nos conversations, son
esprit ne s'est égaré d'une ligne, jamais son regard ne s'est troublé, jamais
il n'a eu un geste insensé. Il est très déprimé, quelquefois il maudit son
sort. Et qui ne le ferait pas ? 4. LE ROYAUME INSANE La dernière cellule de droite, plus
grande, ayant deux fenêtres, tenant à la fois de la chambre à coucher et du
cabanon, est occupée par un fou érotique. En dépit de cela, ce malade est
entouré de soins par les frères. Sa famille, ou quelque personnage intrant, doit
s'en occuper. Il est lavé, baigné dans l'eau très chaude, sa chemise est
fréquemment renouvelée, bref, on veille sur lui spécialement. Pour l'empêcher de s'épuiser en gestes
indécents, on le laisse presque toujours dans la camisole de force, moins
pénible que les chaines. La camisole de force est une manière de
demi-chemise, en très forte toile double, qu'on lace par derrière et dont les
manches, d'une double longueur, finissent en se
rétrécissant. On habille le malade de cette camisole, on le couche, on attache
sur sa poitrine et sur son ventre deux larges courroies de chanvre, solidement fixées
au lit, et on glisse les longues manches du triste vêtement sous ces courroies
pour les nouer à une troisième bande, portant deux anneaux de cuir dans lequel
sont emprisonnées les chevilles. Cela constitue un travail assez
compliqués, et il faut de l'habitude et de la dextérité pour parvenir à river
un fou dans son lit, de manière à ce qu'il ne puisse pas plus remuer qu'une souche. On comprendra que je ne parlerai pas de
ce malade. Tout ce que je puis dire, c'est que, à ma première entrée dans sa
cellule, il me demanda : - Vous êtes Christophe Colomb
? Non, répondis-je, je suis son frère ! - Oui ? Alors, vous êtes mon
père ? Absolument ! Il sourit de bonheur. Remontons le corridor et prenons les
cellules de gauche. Dans la dernière git un Yougoslave, des environs de
Dubrovnik. Il peut avoir trente-cinq ans. Long, squelettique, jaune et parfois
bleu de froid, on dirait un véritable cadavre ressuscité. Sa chemise, trop
courte, pour sa longueur, laisse dépasser ses pauvres cuisses de vieille femme desséchée
et ses jambes héronnières. Sa face plate, dont les yeux glauques ne connaissent
plus de la vie que les larmes, est tordue dans une grimace perpétuelle de
douleur. Il se tient toujours couché à terre, sur
son sac de paille, sa couverture tirée sur lui. Il éprouve, à se montrer
debout, la même honte qu'éprouverait un cadavre à ne pas faire enterré... Il vit dans sa cellule, couché sur son
sac à paille, depuis quatre ans ! Jamais je n'ai vu de lui quoique ce soit qui
pût trahir la moindre parcelle de démence. Lors de ma première visite dans son
sépulcre (y a-t-il un autre mot ?...) je lui adressai doucement la parole,
d'abord en français, puis en flamand. Point de réponse. J'employai l'anglais. Seigneur Dieu ! Quelle scène ! Il tressaillie,
comme touché par une torpille, se lève d'un bond, se précipite à genoux, lève
vers moi ses bras décharnés, répand à mes pieds ses larmes et son cœur et me
jette en anglais, à travers ses sanglots, qui m'arrivent comme des coups de
couteau dans le ventre : - Monsieur, monsieur,
laissez-moi partir !... Ma vieille maman m'attend !... Qu'ai-je fait pour être
enfermé ici depuis quatre ans ?... Monsieur ! de grâce
!... Vous avez une vieille maman aussi peut-être ? Laissez-moi partir !... My mammy is waiting
for me ! ... My mammy !... mammy !... Un instant, je restai atterré, frappé
d'une stupeur imbécile qui ne comprenait plus rien. La révolte grondait dans ma
poitrine. Je finis par bondir dehors et courus m'enfermer dans l'office pour
essuyer mes larmes... Personne ne s'occupe donc de ces
malheureux, qu'on laisse aller l'arbitraire de la sorte ? Ce Yougoslave est-il
condamné à mourir dans cette cellule ? Par quel jugement ? Par quelle loi
divine ou humaine ? Et voilà ce qu'on appelle des fous
furieux ? De pauvres chiens abandonnés,
tombés dans le traquenard de l'asile, qui pleurent et gémissent, emmurés
vivants, qui désespèrent de revoir leur pays natal et leur vieille maman ? Leur vieille maman ? Si on pouvait les
terrer dans un coin de la cave, on le ferait ! Pourvu qu'une étincelle de
vie palpite dans leur poitrine déchirée, et pourvu que le gouvernement belge
paie ! Car il est temps que le public sache. Les asiles de l'Etat (asiles gratuits)
sont exploités par l'ordre des Frères de la Charité, à qui est laissée l'administration
de ces maisons. Cet ordre traite à forfait avec l'Etat et vous pensez bien que
ces usines de malheur laissent des bénéfices. Donc, plus il reste de fous, plus
grosses sont les rentrées. Des soins ? Quelle blague ! Le docteur
(un homme jeune) monte vers onze heures, pas tous les jours, serre la main aux
frères, plastronné, bavarde avantageusement, et s'en va, sans avoir jeté même
un regard aux malades. Le médecin-chef ? Je ne l'ai jamais vu. Continuons ce navrant chemin de la
croix. Dans la cellule suivante dort, la nuit,
Victor P…, dont j'ai déjà parlé. La troisième est occupée par un jeune
flamand, qui a ses mains enchainées sur le ventre et qui croupit sur son sac à
paille puant depuis six ans ! Sa fenêtre ni ses persiennes ne sont jamais
ouvertes. Cet homme oublie qu'un soleil existe et que l'infini dispense un air
pur ... On m'avait dit de me méfier de lui, qu'il
avait voué une haine féroce aux domestiques. Malgré cela, j'entrai chez lui
tranquillement pour nettoyer sa cellule, je lui parlai et il me répondit avec un
accent d'inexprimable tristesse et dans le plus savoureux dialecte « yan de Muibreuge ». C'est un terrorisé, un béat, à coup sûr
inoffensif si on ne l'agace pas. Quoiqu'il soit enchainé, on ne lui donne
jamais de cuiller pour manger. On verse dans une gamelle sa soupe, ses patates,
et on y jette sa tranche de pain (car il ne reçoit jamais de viande). Il n'a
qu'à se débrouiller... Aussi, le plus souvent, ne mange-t-il pas. Ce malheureux compatriote a peut-être le
sort le plus lamentable de tous. Pourquoi ces chaines ? Pourquoi ne pas lui
donner de l'air et de la lumière ? Pourquoi ne pas le laver, le raser, le
baigner ? Que vous a-t-il donc fait, ô frères « de charité » ? Le suivant est encore un Flamand, un
Flandrien, dont toute la folie consiste à se gifler vigoureusement les
oreilles, de loin en loin. Matin et soir, il m'accueillait avec un cordial : - Goein
morgen. Goein avond. (Bonjour, Bonsoir). Il vit d'espérance. Il est persuadé
qu'on le relâchera sous peu. Pauvre fou !... Enfin, le dernier est un malade
mystérieux, dont je n'ai rien pu savoir, les frères m'ayant expressément
interdit d'entrer dans sa cellule, même pour une seconde. Je l'ai aperçu,
parfois, par-dessus le rideau qui voile, à l'intérieur, les carreaux de sa
porte. Il m'est resté la vision d'un long jeune homme maigre, aux cheveux très
noirs, au visage émacié de Christ exsangue, se promenant dans son cabanon avec
une couverture jetée sur ses épaules, comme un manteau. Remontant la croix lorraine et prenons,
à droite, le bras supérieur. Dans ces cinq cellules se trouve un lit. La première est vide. Dans la deuxième,
immobilisé dans une camisole de force, est couché un Bruxellois, ancien agent
de police de M..., dont je parlerai à propos du grand dortoir, ou « cinéma »,
car j'ai le témoin d'une scène écœurante de brutalité sur ce malade, et qui
fera pousser à plus d'un de nos lecteurs un cri frémissant d'indignation. La troisième est occupée par un autre
Bruxellois, qui à la folie des grandeurs et qui dans ses crises d'orgueilleux
emportement, se laisse aller à des gestes dangereux, contre lesquels j'ai dû moi-même
me défendre. Je raconterai en son temps. C'est un bel homme, qui frise la
quarantaine, avec de merveilleux cheveux argentés. Il a grande allure, en dépit
de sa détresse, est fier, propre, méticuleux et se sert d'un français correct et
châtié. Le
quatrième est encore un Flamand, roux, lourd, fort, inoffensif, et chez qui je
n'ai jamais vu non plus des écarts de raison. Enfin, le dernier, un Flamand aussi, pas
non plus de sa camisole. Qu'il soit furieux et même très malade, je n'en doute
pourtant pas. Toutefois, je n'ai jamais vu chez lui l'ombre d'une crise,
quoiqu'on me l'eût dépeint comme je le délaçais volontiers, le matin, pendant
que je le nettoyais et le changeais, car il s'oubliait dans son lit. Il était toujours couché, le regard
collé au plafond et y comptait, des yeux, des objets imaginaires. J'avais donc treize hommes en cellule,
sur trente-six que je devais surveiller et soigner. Les vingt-trois autres
étaient couchés dans les dortoirs : trois en étaient employés comme « fatigués »,
deux jouissaient, avec Victor P....,
de la liberté de la galerie, deux autres pouvaient circuler dans le
quartier comme s'ils étaient franchement, absolument normaux et sains d'esprit,
enfin, un huitième partait le matin et rentrait le soir ; il était le coiffeur
des frères. A présent, nous reviendrons sur nos pas
et nous pénétrerons dans le bras droit inférieur de la croix lorraine, composée
du grand dortoir ou « cinéma ». 5. LE « CINEMA » C'est une appellation douloureusement
ironique. Le « cinéma » est le grand
dortoir formé par le bras inférieur droit de la croix de lorraine, croix
sinistre sur laquelle une douleur est clouée à chaque endroit. Le grand dortoir est une pièce vaste,
haute, blanche et claire, percée de nombreuses et larges fenêtres qui laissent
entrer à flots l'air et la lumière. Douze lits blancs y sont rangés sur les
côtés. Les lits d'aliénés sont des couchettes
spéciales, en bois, à l'intérieur desquelles sont aménagés des montants de bois
percés de petites ouvertures carrées, à hauteur de la poitrine, du ventre et
des pieds, où l'on passe les courroies qui immobilisent le fou sur son matelas. Ceux qui sont dans le dortoir sont
fortement frappés de folie. Passons-les rapidement en revue. Le premier, à droite, est un vieillard
qui ne cesse de se donner des coups de poing dans le ventre. Il prétend que des
ennemis ont introduit dans ses intestins une bête sournoise qui lui mange les
sangs et qu'il s'applique à tuer. Quelquefois, elle monte dans sa tête et il se
donne alors de grands coups de poing sur le front. Le suivant est un Wallon, un homme très
jeune, amputé de l'avant-bras droit. C'est un traitre. Pendant la guerre, il
s'est livré à l'espionnage au profit des Allemands. Il se croit un grand
savant, appelé à rénover le monde par des méthodes scientifiques nouvelles. Il
vit perpétuellement dans la compagnie de Copernic et de Newton, avec qui il
tient, à haute voix, de doctes conversations, absolument comme s'il assistait à
une séance de l'Académie des Sciences. Assis dans son lit, la tête haute,
tournée à droite, où il voit ses illustres confrères, il se plonge dans des
discours extravagants, d'une phraséologie pompeuse et accompagne son éloquence de
grands gestes d'orateur. Il lève la manche droite de sa chemise jusqu'à
l'épaule, et son moignon de bras tour à tour se lève, s'abaisse ou s'étend. Il
en résulte un spectacle d'une grande force tragique. De temps en temps, il se jette dans une
véhémente discussion, en allemand, avec quelqu'un qui l'accuse de trahison. Il
se sent pris à bras-le-corps, entrainé, et se défend avec la dernière énergie, donnant,
de son bras gauche, d'imaginaires coups de poignard. Ou bien, il demande à
sortir, parce qu'il a un rendez-vous urgent avec l'ex-Kaiser. Le troisième est un gros homme
boursouflé, avec d'affreux boutons dans son visage et sur tout son corps. C'est
un épileptique. Il se tient toujours allongé, immobile, ne desserrant jamais
les dents et prie longuement, avec ferveur, avant de vider la gamelle. Le lit suivant est occupé, la nuit, par
le vieux maniaque qui se promène dans la galerie et dont j'ai déjà parlé. Vient ensuite un Wallon, marqué de la
petite vérole, le moins fou du dortoir, doux, inoffensif, et dont le corps est
plus malade que l'esprit. Le sixième présente un cas curieux.
C'est un Grec, d'environ trente-cinq ans avec une belle tête intéressante, au
front légèrement dégarni. Sa barbe est courte et frisolée. Ses beaux yeux doux,
aux longs cils, son nez fin, sa pâleur mate, attachent le regard de
l'observateur. On dirait un directeur de banque, heureux dans ses affaires et
dans son foyer. Je ne suis pas arrivé à en tirer une
seule parole. Il évite les regards braqués sur lui et veille toujours à couvrir
soigneusement toutes les parties de son corps. De temps en temps, il se met à chanter,
d'une petite voix de tête, des valses viennoises en faisant : la, la, la, la ...
i … ti, la, la, la, la, et en s'accompagnant des doigts sur le bois de son lit. Le dernier de la rangée de droite est
frappé d'imbécilité, c'est un bégayeur atroce, mais calme, propre et toujours
souriant. Le dernier à gauche est un jeune
Français, affligé de douloureux tics nerveux, et qui ne cesse de remuer, de
crier et de s'oublier dans son lit. A côté de lui, un autre idiot, qui offre
le plus beau type de crétin qui se puisse imaginer. Sa tête, trop petite pour
son long corps maigre, est plate derrière et plate au-dessus. Malgré sa
calvitie précoce, son front reste bas et fermé. Ses grandes oreilles sont
perpendiculaires à sa tête. Il a les yeux petits et tout rond et un grand nez
rouge qui menace de tomber dans sa bouche perpétuellement ouverte. Assis dans son lit, il n'arrête pas de
se frotter les jambes et de se promener autour de lui des regards destitués de
vie. Vient ensuite un jeune russe, frappé
d'amnésie. Il porte, en demi-cercle, sur le côté gauche de la boîte crânienne,
une terrible cicatrice provenant d'un éclat d'obus. Il jouit de l'étrange
privilège de bouger la peau de la tête d'une façon stupéfiante et de chauvir des
oreilles comme un cheval ou comme un chien. Il possédait l'allemand et j'ai
vainement tenté de réveiller sa mémoire. Tout ce qu'il put me dire, après de
visibles et violents efforts. C'est qu'il était Russe, originaire du Caucase. Le suivant est un Brugeois, peut-être le
plus hâve et le plus maigre de tous. Il n'a littéralement que la peau sur les
os et l'on se demande avec angoisse où se trouvent son cœur et ses poumons, tellement
sa pauvre carcasse est étroite. Si la folie est une idée fixe qui obsède
l'individu, - et d'après mes
constatations, je crois que je puis inférer cette proposition, - celle de ce malheureux doit le faire cruellement
souffrir. Il est assis dans son lit le bras droit replié sur le ventre, la main
gauche errant sur son crane pour y chercher sa douleur… On dirait qu'il l'en
arrache par petits lambeaux qu'il rejette ensuite sur son lit, en ouvrant
largement la main, dans un geste saccadé, douloureusement nerveux. Navrant forçat du malheur, il se livre à
cette opération, sans dépit, et sa longue face violacée exprime le plus profond
chagrin. Quelquefois il fouille dans sa poitrine
pour en extirper le mal, et il faut alors le mettre dans la camisole de force
pour l'empêcher de se gratter à sang. Enfin, le dernier, qu'on appelait papa L…,
- j'ignore pourquoi, - est la plus criante
expression de l'horrible détresse qui puisse frapper une créature. Ce n'est
plus qu'une masse de chair, puante, pourrie, toussant,
bavant, s'oubliant continuellement de partout. Cela n'a rien d'humain ni
d'animal et, dans le cœur, du spectateur, le dégoût le dispute invinciblement à
la pitié. Littéralement, le malheureux se décompose tout vivant. Sa tête énorme, bossuée d'étrange façon,
ses oreilles dont les pavillons sont d'épais bourrelets de chair, ses yeux
bigles, sa bouche oblique en font une manière de monstre. Des savants disposent que nous
descendons en droite ligne d'un mammifère velu, pourvu d'une queue et d'oreilles
pointues, qui vivait sur les arbres et descendait d'un marsupial, dérivant d'un
reptile ou d'un amphibie, né lui-même d'un animal aquatique et hermaphrodite,
lequel ressemblait, comme deux gouttes d'eau, aux larves des ascidies. Je
voudrais en être bien sûr ; je pourrais, de la sorte, supposer que le
malheureux papa L… est le désastreux résultat d'une union qui, par quelque
infernale malédiction, a donné un produit pareil à ceux qui devaient peupler la
terre aux temps de la course désordonnée des astres encore incertains de leur
route, des dérèglements de l'antique chaos et de la pénible évolution de
l'Humanité à la recherche de son but. A coup sûr, si Darwin a raison, s'il
n'entre pas trop d'imagination dans sa science et si les singes sont nos
cousins germains, un gorille renierait sa parenté avec papa L…, de quoi,
certes, nul ne pourrait le blâmer. Ce pitoyable dément a oublié jusqu'au
langage humain et nul son ne s'échappe plus de sa poitrine perpétuellement
oppressée. Pour le qualifier, le mot « fou »
n'est pas exact. Il n'est pas même pas fou, car un fou est déterminé dans un
sens erroné, par des idées fausses, il est vrai, mais par des idées tout de même
; tandis que papa L… n'est plus sollicitif par quoi
que ce soit. C'est un bloc de chair qui a à peu près forme humaine, uniquement travaillé
par les fonctions les plus basses de la vie organique. Quand il vous regarde, il donne une
étrange impression de mystère et de malaise. C'est comme si le néant vous
contemple de son horrible vertige. Il semble que dans son regard hideux se tord
l'hallucinant cadavre d'une âme s'épuisant en efforts stériles pour s'échapper
de la prison répugnante qui l'a étouffée... Accours, Humanité ! Prends tes billets
pour le plus beau cinéma du monde, celui de la « furieuse » de
l'asile de Tournai ! Accours, je te promets un régal qui peuplera tes nuits !
N'es-tu pas férue de spectacles malsains ? Ne frisonnes-tu pas devant la vision
de coins de chair nue et blessée ? L'odeur du sang et de la douleur n'épaissit-elle
pas la salive dans la bouche tordue ? Quel spectacle ! Regarde et ne crains
rien: ils sont enchainés par les pieds. Le vieux se frappe le ventre à le
défoncer ; l'espion, écumant, s'épuise dans une lutte féroce, l'épileptique, le
corps tout noir se tord et se raidit dans une crise atroce qui jette sur sa
bouche des flots d'écume et fait jaillir le sang de tous ses boutons, le Grec
chante comme une fillette, l'imbécile, la bouche ouverte, s'évertue à lâcher un
mot. Tu ris ? Hein ! que
c'est drôle ! Vis-tu jamais film plus comique ? Regarde par ici à présent. Le corps du
Français est tiraillé en tous sens, comme par d'invisibles fils. Quelle
merveilleuse marionnette ! L'idiot te regarde en se frottant les jambes, le
Russe secoue pour toi ses oreilles éperdument, le Brugeois fouille avec ferveur
son crane et sa poitrine, et enfin...
mais ici, approche-toi, penche-toi sur cette couche ; contemple
cette chose lamentable qui palpite sur ce grabat. C'est un de tes fils. Hein ! Que
c'est beau, et curieux, et intéressant ! Regarde, tu le vois qui bave, qui
crache péniblement sa morve. Ah, regarde encore, il tourne la tête, la couche
dans ses crachats. Ce n'est rien ... je les laverai… partout… je le changerai... Et maintenant, va, retourne à tes
plaisirs, à tes vices, à tes crimes ! Ris, insouciante, heureuse d'avoir
éprouvé un frisson de volupté inédite ! Poursuis ta vie déréglée de jouissance
et d'épuisements... Il y a encore place dans le « cinéma », il y a encore des cabanons de libres, et, si
la mort te visite avant la folie, tes fils, flétris par tes débordements,
viendront grossir la douloureuse famille des fous. Sinistre, criminelle Humanité ! 6. LA JOURNEE DU SURVEILLANT DOMESTIQUE Tous les matins, à quatre heures et
demie, une puissante sonnerie retentit longuement, par trois fois, dans le
corridor de l'aile où sont aménagées quinze chambres de domestique. Maudit réveil ! J'ai mal dormi, mal
rêvé, l'esprit habité de visions démentes. Je me retourne dans mes draps, avec
brusquerie, en grognant. Pourtant, j'ose plus m'abandonner au sommeil. Une fois
j'ai cédé à ma faiblesse: je me suis réveillé une heure plus tard ! Je me lève d'un bond, j'enfile mes
chaussettes et mon pantalon, je saisis mon essuie-mains et ma brique de savon
et je cours me débarbouiller. On ne fait pas grand frais. Les autres domestiques apparaissent, un
par un, les cheveux emmêlés, les yeux blessés par la lumière. On échange un
laconique « Bonjour ! » ou on se dispute pour approcher le premier du
lavabo. Quand il faut attendre trop longtemps, on se lave en imagination, on
retourne dans sa chambre, on enfile sa tunique, on jette son képi dans la
nuque, on saisit le broc qu'on a eu soin d'emporter la veille au soir et on se
rend à la cuisine. C'est un véritable exercice de footing.
Dans la pénombre des corridors interminables, je marche en titubant de sommeil. Enfin, voici la cuisine. Elle ouvre ses
portes à cinq heures moins cinq. Ses dimensions sont énormes. Au milieu,
des feux immenses avec des fours comme des gueules de souterrains. Les murs
sont noircis par la fumée. La tête et les bras du Christ sont chargés d'une
suie indélébile. Partout, du fer, de l'acier, du cuivre : on dirait d'effarants
instruments de torture. Le « fatigué », noir, la chevelure rebelle,
en chemise et culotte, se fait revenir une énorme tranche de lard dans le poêle,
pour son petit déjeuner. Il a tous les droits, car il travaille dur. L'un après l'autre, les domestiques
s'approchent d'un grand récipient de cuivre contenant le café et posé sur un
escabeau. Nous remplissons nos brocs et, par les corridors désespérants, nous gagnons
notre quartier. A cinq heures cinq, je suis à la « furieuse ».
Le veilleur de nuit attend mon arrivée pour partir. Ma première besogne est de prendre
dans une armoire trois bols, - un pour moi et deux pour les
fatigues qui vont arriver, - et de les mettre sur la
table, au milieu du hall, face au « cinéma » où nous déjeunons. Je
mets également sur la table un panier contenant des tartines. Le frère de garde arrive avec mes deux « fatigués »
qui logent dans un dortoir proche de la « furieuse ». Un coup d'œil circulaire, et le frère
s'en va. Nous nous mettons à table. Le café est une boisson chaude, pâle,
légère, où le lait n'est pas tout-à-fait absent. Le pain est blanc, plus grand
que celui du dehors, graissé de margarine. J'avais acheté un kilo de sucre à la
cantine de la « furieuse » et nous en mettons dans nos bols, ce qui
me vaut la reconnaissance de mes « fatigués ». (Les hommes prononcent
: fattik ; ils ignorent apparemment que ce mot
désigne quelqu'un qui travaille, qui se « fatigue ») A travers les fenêtres et la large porte
vitrée du « cinéma », encore fermée à double tour, je vois les fous,
qui, assis dans leur lit, - ceux du moins qui n'ont pas la camisole de force, - nous regardent manger en suivant tous nos gestes. Ils
ont faim, mais ils doivent attendre. Le déjeuner expédié, les
"fatigués" rangent le tout dans l'armoire. Je sors mon paquet de
tabac, - car, dans mes reportages,
je roule mes cigarettes, cela fait moins « monsieur » - et je mets en bouche une bonne chique que j'envoie
aussitôt au fond, du bout de la langue, entre la joue et les dents, absolument
comme un vieux terrassier. Vous poussez un cri d'horreur, Madame ?
Mon Dieu ! Ne croyez pas que j'ai chiqué pour mon plaisir ; patience, vous
verrez bien que ma chique était forte nécessaire. Allons, c'est le moment... Je me raidis,
je fais appel à toute ma volonté. J'ouvre la porte du « cinéma » et
j'entre. Les fenêtres en doivent rester fermées la nuit. L'odeur qui m'y salue
n'a rien du parfum de marque, assurément ; c'est un mélange fétide de « sui
generis » et... de ce que vous devinez, mais vous savez que je m'habitue à
tout. Six déments dorment dans la camisole de
force, et trois ou quatre se seront oubliés dans leur lit, - d'un oubli total, absolu indéniable... Je marche vers le premier comme vers la
fatalité, en mordant un bon coup sur ma chique. Quand je vous le disais qu'elle
me serait précieuse ! Je défais les courroies. Le fou se
dresse dans son lit. Je délace la camisole de force, je l'enlève et la jette
sous le traversin. Je découvre l'homme complètement en jetant le drap de lit à
terre. (Au « cinéma », les malades n'ont pas de couverture, il n'y
fait d'ailleurs nullement froid). Les chevilles sont emprisonnées dans
deux cercles de cuir, attachés à la dernière courroie. Il faut dévisser un
boulon, avec une clef spéciale, pour permettre au fou de retirer ses jambes et
de se lever. On conçoit qu'un homme qui est attaché
de la sorte durant des années et des années, en porte fatalement la marque aux
chevilles. De plus, pour dévisser les boulons, on est obligé de peser sur l'appareil
qui arrive à user la peau. Marques sanglantes et douloureuses de la
folie, qui stigmatisent l'homme pour l'éternité ! Je glisse les deux courroies supérieures
entre le matelas : elles ne serviront pas pendant la journée. Le fou se lève.
S'il est trop lent, on le commande avec brusquerie et il obéit, résigné. Il se
rend au WC, qui se trouve dans le coin du dortoir. Le Grec, que le souci de la propreté
n'avait pas déserté, mais qui ne se rendait pas compte de l'horreur de son
geste, puisait, de la main, un peu de liquide dans le fond de la cuvette (la
chasse ne marquait que faiblement), le répandait sur le pan de sa chemise et se
lavait ainsi le visage et les dents. Il eût fallu se battre avec lui pour l'en
empêcher. On le laissait faire. En voici un qui s'est oublié à fond. Je
le fais lever. J'enlève sa chemise. Avec un coin propre du drap, je le nettoie
de mon mieux, - ma bonne chique, à mon
secours ! - Je lui passe une chemise
propre et je l'envoie au WC. Un à un, on dévisse ainsi les malades,
ils vont faire leurs besoins et ils reviennent se laisser attacher. 7. LA JOURNEE DU SURVEILLANT DOMESTIQUE Au « cinéma », les draps et la
chemise sont changés chaque fois qu'ils sont souillés. On précipite le linge
sale dans la cave, par la « fosse », dont j'ai la clef, et qui se
trouve dans le coin gauche du hall. Papa L..., la loque humaine était
nettoyé et changé par un de mes « fatigués ». Je croyais qu'il
m'aurait été impossible de le faire; pourtant, un matin, par suite de je ne
sais quelle perturbation dans le service, je dus accomplir la répugnante
besogne. Il fallait presque enlever cette triste
chose de son fumier et la déplacer comme on déplace une bûche. Lui parler ne
servait à rien. Je ne décrirai pas cette scène... Grâce à ma chique et à
l'appui de mon ange gardien que j'implorai avec ferveur, je vins à bout de mon
travail, sans m'évanouir... Je ne devais pas m'occuper de l'autre
dortoir. Les malades qui y couchent ne sont jamais attachés, ce sont des
inoffensifs qui procèdent eux-mêmes à leurs petites affaires. Il y en avait un, là, le deuxième à droite,
vers qui allait toute ma pitié. C'était un tout jeune homme, roux, robuste et
d'excellente santé. Toujours allongé sur le dos, pendant dix-huit heures sur
vingt-quatre, il fixait le même point, au haut de la fenêtre en face de lui.
Cette immobilité et ce regard tendu étaient effrayants à contempler. Vers six heures, lorsque j'ai terminé le
travail du « cinéma », je saisis, dans un tiroir de l'armoire, deux
autres clefs spéciales. Elles servent à ouvrir les persiennes et les fenêtres
dans les cabanons. Je commence à gauche, dans le grand
corridor du milieu. Je n'entre pas chez le premier : on se rappelle que cela
m'était interdit. Le deuxième m'accueille par un
affectueux : - Bonjour ! Il se lève d'un bond et se gifle vigoureusement
les oreilles. Les volets et les fenêtres s'ouvrent en
dévissant également un boulon. Je ne puis pas donner d'air ni de la
lumière au Gantois réputé sournois. Pourtant, comme je sais que les frères
n'arrivent pas avant sept heures moins le quart, je pénètre hardiment dans sa cellule,
et j'ouvre volets et fenêtre. Il s'y précipite et contemple avidement le
paysage. Je les fermais un quart d'heure après, et je n'ai jamais eu de
mécomptes avec lui. Voici le Yougoslave. Trois ou quatre
fois, il m'a supplié de ne pas le tenir enfermé plus longtemps dans cette
cellule. A la fin, voyant que je suis aussi dur que les autres, il ne daigne
plus me répondre. Vient ensuite le fou érotique. J'ouvre
sa fenêtre, mais je ne dois lui donner aucun soin; les frères s'en occupent
eux-mêmes. Le Flamand V..., enchainé par les pieds,
n'a pas droit non plus à voir le soleil. Je passe allègrement outre à cette
défense et, durant un quart d'heure, je laisse entrer l'air à flots. Bien
mieux. J'avais réussi à me procurer le nécessaire pour le déchainer, et, le
matin, dans sa cellule, ivre de joie, il s'évertuait à réapprendre à marcher
normalement ! Vous pensez bien que je lui rivais les fers avant l'arrivée des
frères. J'entrai toujours chez Victor P... en dernier lieu. Pour deux raisons. La première, c'est que
j'estimais que les autres étaient plus pressés que lui de voir le jour,
puisqu'il pouvait se promener toute la journée dans la galerie. La seconde,
pour reculer le plus possible la souffrance que me causait toujours l'entrée
dans sa cellule. J'ai traité quelque part ce malheureux
de pauvre chien. Je ne croyais pas si bien dire. Sa cellule était imprégnée
d'une très forte et répugnante odeur de chenil, provenant de son abondante transpiration,
car il ne cessait de rugir, d'insulter et de bondir sur place. Je me rendais ensuite dans le corridor
latéral du quartier pour y procéder également à l'ouverture des fenêtres. C'est là que j'ai eu, pour la seule
fois, à me défendre contre un fou. On se rappelle que la troisième cellule
était occupée par un malade qui avait la folie des grandeurs et qui se laissait
quelquefois emporter par un orgueilleux courroux, pendant lequel, rouge et
gonflé de colère, il débitait les pires duretés. Un matin, j'entre chez lui pour lui
donner de l'air. Je l'avais bien entendu crier sur
quelqu'un, mais je n'y pris pas garde. Il me laisse entrer, accomplir ma
besogne et brusquement se tait. Je lui tourne le dos pour sortir et je
l'entends faire vivement un pas dans ma direction je me retourne. Je le vois
devant moi la lèvre frémissante, les deux mains levées en griffes sur ma tête. Je
ne fais ni une ni deux et mon poing droit le touche à la pointe du menton. Il
secoue la tête et s'assied sur son lit. Pour lui éviter une correction, je n'en
ai rien dit à personne. Lui-même, par la suite, semblait avoir oublié
totalement cette scène rapide. Entretemps, les « fatigués »
avaient commencé à nettoyer le quartier. L'un balayait le corridor latéral,
l'autre le « cinéma ». Je laissais couler l'eau chaude dans une des
baignoires, à l'aide d'un long tuyau de caoutchouc, de manière qu'on n'avait
qu'à y puiser avec un seau. C'est le matin de six à sept heures avec
les fous dans leur cellule, à l'abri des oreilles indiscrètes. Je les
encourageais à patienter, à occuper leur esprit de quelques pensées jolies et
intéressantes ; je leur distribuais, avec quelques chiques de tabac, des
consolations et des espoirs. Enfin, les frères arrivèrent. Un des « fatigués »
a mis la table, c'est-à-dire qu'il a rangé les bols, les gamelles, le panier de
tartines et quatre brocs pour y verser le café qui est monté dans une grande
marmite par le monte-charge. Un des frères, appelé le chef, verse le
café. Chaque malade reçoit un demi-bol du liquide, ce qui peut valoir une tasse
ordinaire. Le café des malades n'est pas le même que le nôtre. Il est encore plus
léger, plus amer, et le lait en est encore plus absent. Sur chaque bol, le frère met deux
tranches de pain « margarinisées ». Je
porte le déjeuner aux malades. Entretemps, un « fatigué » dépose une
gamelle à terre, devant chaque cellule (on ne donne pas de bols aux enfermés).
J'ouvre les cellules avec ma clef et je pousse du pied, la gamelle à
l'intérieur, comme j'ai vu faire mon prédécesseur et par les frères. La première fois, je prenais les
gamelles à terre et je les remettais entre les mains des malades, me disant
qu'ils ne sont tout de même pas de animaux. Cela m'avait valu un regard étonné
de la part des « fatigués ». J'avais compris. Je devais rester
indifférent, comme eux, pour ne pas éveiller des soupçons. Que Papa L..., la misérable loque, soit
dans la camisole de force ou non, on est obligé de le nourrir. On trempe son
pain et on le lui met dans la bouche. Il avale sans mâcher. C’est un spectacle atroce. On le sert après les autres. Voici
pourquoi. Quelquefois, un malade n'a pas mangé, ou a jeté son pain en morceaux
dans son café. Cette mixture sera pour papa L... Il ne faut rien perdre. On
pêche les morceaux de pain avec les doigts et on lui fourre dans la bouche. Il
tousse, crache et bave, mais il avale quand même. Quelques minutes après, je ramasse les
bols et les gamelles dans les dortoirs et cellules et les porte à la salle de
bain, où un « fatigué » les lavera. Le frère chef est monté avec une cruche
de lait, qui doit servir apparemment, à certains malades affaiblis. Du moins,
je me l'imagine, car je connais des malheureux qui en auraient grand besoin. Je me trompe. Les malades ne reçoivent
jamais de ce lait. On le distribue aux « fatigué » et, généreusement,
le frère m'en offre également une tasse. Je serais idiot de refuser. Je saisis un balai dans le petit cagibi
qui se trouve, à gauche, avant la première cellule et je balaie tous les
cabanons, l'un après l'autre. - Méfiez-vous des fous, me
disait le frère la première fois. Un des « fatigués », lui,
allait plus fort : - N' te gêne pas, mon vieux ;
au moindre geste louche, tape avec ta clef sur leur tête (textuel). Pauvres déments ! Je balayais bien à mon aise, sans les
énerver ni perdre mon sang-froid et nous bavardions encore bien souvent pendant
quelques minutes. Je roulais un nombre étonnant de
cigarettes. Dame ! Je les allumais et je les passais aux plus calmes ! 8. LA JOURNEE DU SURVEILLANT DOMESTIQUE Les cellules nettoyées, je balayais le
grand corridor. Ce n'était pas une petite affaire ! Après quoi, un troisième
« fatigué » pénétrait dans chaque cabanon sous ma surveillance, et
nettoyait les WC. Un type intéressant, ce « fatigué »
là. Têtu et bourru. Un vrai Flandrien. Il allait, venait, travaillait
consciencieusement, mais son moulin à claquettes ne cessait de broyer des
paroles. Il avait aussi la manie bizarre de
manger à terre, caché derrière l'armoire, dans le hall. Comme je lui demandais
pourquoi il agissait de la sorte, il me répondit : - J'estime qu'il est aussi poli
de se cacher pour manger que pour... faire le contraire. L'un n'est pas plus propre
que l'autre ! Ce fou ne prononce-t-il pas des paroles
bien sages ?... Mes deux autres « fatigués » étaient
également des Flamands que je soutiens ne pas avoir le cerveau blessé le moins
du monde. Aussi espèrent-ils être libérés dans quelques temps. Je joins mes vœux
aux leurs. Victor P... lavait la galerie, tout en
injuriant sont torchon comme du poisson de l'extrême avant-veille. A huit heures et demie, deuxième séance
au « cinéma ». On délivre les chevilles des malades et ils vont faire
leurs besoins. Après quoi on les rattache. Il en est, comme le Français, dont le
lit est déjà souillé. Changement de drap et de chemise. Je rejette le drap des fous, je me
penche sur leurs membres inférieurs pour dévisser les boulons. La vue et
l'odeur ne sont pas agréables. Mais on s'y fait. On se fait à tout. Quelque chose de bizarre et qui paraît
presque anormal, c'est l'état des pieds des malades. Depuis le temps que ces
pieds n'ont plus été pressés dans des chaussures, ils sont blancs, secs, avec des
doigts réguliers comme des touches de piano, sans cors ni durillons, des ongles
propres, nullement déformés. Les colliers de force habillent les
chevilles d'étrange manière. Les fous reviennent des WC, s'allongent dans leur
lit, engagent les pieds dans leur prison et ferment même la boucle pour que je n'aie
plus qu'à serrer le boulon. Etre perpétuellement couchés, attachés
par les pieds, ou immobilisés dans la camisole de force, avaler quelques
patates ou une soupe au lait, se lever pour satisfaire un besoin et revenir
immédiatement s'allonger, voilà la vie des déments. Et il n'y a pas d'espoir qu'elle
s'améliore un jour. A moins d'un miracle, je ne crois pas que les malades du « cinéma »
puissent jamais recouvrer le sens commun. Le Brugeois, quand on le dévissait, se
plaignait toujours de la présence de quelqu'un à ses côtés. Mais il était
absolument inoffensif et faisait tout ce qu'on voulait. Alors, pourquoi l'ai-je trouvé avec un
œil poché, au point que le sang était coagulé jusqu'au milieu de la prunelle ? J'interdis aux frères et aux
« fatigués » de prétendre qu'ils ont dût se défendre contre sa
fureur. Je l'ai trop bien étudié : il avait l'humeur uniformément triste et
accablée. Au surplus, de quelle force peut-être ce squelette ? Littéralement,
ses bras, près des épaules, sont gros comme les poignets d'une fillette de dix
ans. Il y a maintenant trois semaines que
j'ai vu cette marque pour la première fois, mais je doute qu'elle soit tout à
fait disparue. Une bonne partie de la matinée est
employée à l'entretien des fleurs et des oiseaux. On nettoie les cages, on
donne des bains aux canaris, on arrose les plantes, on arrache les tiges mortes
ou on met en pots de nouvelles pousses. Vers dix heures, tout est propre, lavé,
rangé. Le coup d'œil est agréable... si on ne regarde pas les fous et si on se
bouche les oreilles. De temps en temps, je passe devant les
cellules, je jette un coup d'œil à l'intérieur. La consigne est de ne jamais
faire attention si un malade vous demande quelque chose ou s'il manifeste le
désir de parler. Je me ris de cette consigne. Si un homme me demande à boire,
je vais lui chercher de l'eau ou, si personne ne regarde, du café avec un
morceau de sucre. Les frères sont plus expéditifs. Ils
tirent, de l'extérieur, la chasse du WC et le malade n'a qu'à attraper un peu
d'eau dans le creux de la main. L'Australien et le Gantois, qui ont les mains enchainés
sur le ventre, n'ont qu'à voir à se débrouiller. A onze heures, je descends au
réfectoire. Il y règne un grand brouhaha. Chacun gagne sa place, un collègue
frappe avec un couteau contre la table pour obtenir le silence, fait le signe
de la croix, et marmonne un pater qui ne trouve pas d'adhérents ! On saisit son assiette et on se met en
file indienne pour chercher sa ration de soupe. Le plus souvent elle est bonne,
lourde et grasse. Viennent ensuite les pommes de terre,
les légumes et un morceau de viande dont on ne saurait dire si elle est rôtie
ou bouillie. Peut-être les deux. Somme toute c'est une nourriture
suffisante, grossière et indigeste. Un estomac délicat en souffrirait. Mais ces
gens qui, pour la plupart, viennent de Merxplas, s'en
accommodent avec joie. Nous avons chacun une bouteille de
bière. Elle est franchement imbuvable, d'un goût bizarre de pharmacie qui
infecte la bouche. Je conseille aux frères de changer d'âne... 9. LA NOURRITURE DES MALADES A onze heures et demie, lorsque mon
repas terminé, je remonte à mon quartier, la table est déjà mise pour le diner
des hommes. En plus des bols et des gamelles, il y a des assiettes en étain et
des cuillers en fer. Par le monte-charge, nous arrivent la
soupe, les pommes de terre et la viande. Les malades du « cinéma » ne
reçoivent pas de soupe. Un demi-bol de pommes de terres cuites à l'eau et
arrosés d'une sauce blanche à laquelle je n'ai jamais goûté, avec une tranche
de pain, sur laquelle on met la viande, laquelle consiste le plus souvent en graisse
de lard coupé en dés. Chaque malade reçoit une demi-douzaine de dés. On dépose le pain avec la viande sur les
pommes de terre, on plante une cuiller dans le bol et on en porte un à chaque
malade. Le manchot ne reçoit jamais de viande.
J'ignore pourquoi. Je suppose qu'il l'aura jetée un jour à terre et que, pour
le punir, on l'en prive. Pour les malades enfermés dans les
cellules, on verse la soupe dans les gamelles, on dépose dessus une assiette
avec leurs pommes de terre, leur sauce, leur viande et leur pain. Comme le matin, un « fatigué »
dépose les gamelles à terre devant les portes et l'une après l'autre, je les
pousse du pied dans les cellules. Vous imaginez la gymnastique à laquelle
doivent se livrer l'Australien et le Gantois, qui ont les mains enchainées sur
le ventre. Cela fait rire les « fatigués ». Les frères font semblant de
ne rien voir. J'ai déjà dit que le Gantois ne recevait
ni assiette ni cuiller. On jette les patates dans sa soupe et on dépose son
pain avec sa viande à côté. Il se met à deux genoux pour ramasser sa pitance et
pêche ses pommes de terre avec les doigts, qui ne sont jamais lavés. Je
porte également leur ration aux trois hommes de la galerie ; ceux-là peuvent
manger à leur faim. Les « fatigués » se servent
eux-mêmes, à volonté. Pour papa L..., on rompt sa demi-tranche
de pain au fond de son bol, on y jette quelques pommes de terre, de la sauce et
deux dés de graisse, on mélange le tout de manière à former une pâtée et on le
nourrit à la cuiller. Lorsque les hommes ont fini, on ramasse
toute la vaisselle et on la porte à la salle de bain. Un coup de balai dans les dortoirs et
dans le hall et, à midi moins un quart, le diner est déjà oublié. A midi, les frères s'en vont, les « fatigués »
s'étalent sur des bancs ou sur leur lit et je reste seul dans le quartier,
durant une heure. J'en profitais pour me livrer à mes
petites investigations. Tantôt, je m'asseyais sur un banc de la galerie, à côté
de Victor P... et j'écoutais l'histoire de ses tristes
aventures ; tantôt je m'enfermais dans la cellule d'un malade en m'escrimant à
ranimer sa raison. Le plus souvent, je m'installais dans un
fauteuil d'aisance, après en avoir rabaissé le couvercle, au fond du « cinéma »,
et j'y souffrais du spectacle. Représentez-vous cette grande salle
claire, avec ses petits lits blancs et leurs draps étroits, agrémentée de
fleurs et d'oiseaux. A cette heure du jour, les fous sont assis dans leur lit,
leur estomac n'étant pas assez chargé pour qu'ils soient alourdis, les genoux
en l'air. C'est que, avec leurs chevilles emprisonnées, s'ils éprouvent le besoin
de changer de position et de ramener leurs jambes, ils doivent déplacer tout le
corps. Coïncidence ou fait avérés, j'ai
toujours remarqué qu'après le repas du midi les fous sont le plus agités. Leur
folie les travaillait gestes et discours, emplissaient la salle. Lorsque j'étais assis au fond du
dortoir, le manchot s'adressait à moi, m'appelait Copernic ou Newton et me
conjurait de l'écouter et de lui répondre. Je le regardais toujours avec un
effarement mêlé de crainte. Parfois un cri strident du Français ou
un éclat de rire de l'idiot, me faisait sursauter. En contemplant ses malades sous l'empire
de leur insanité, je me suis souvent demandé si le fou ne se trouve pas dans le
même état d'un homme qui, plongé dans le sommeil, nage en plein rêve. En effet,
ne pourrait-il pas se faire que notre raison fut une lueur ou moins vive qui
éclaire notre cerveau, lueur invisible de nous, qui s'éteint pendant le sommeil
? Et cela n'expliquerait-il pas le rêve ? Sachant que toutes les sensations
aboutissent au cerveau, quelle énorme somme d'images ne s'y trouve-t-il pas
emmagasinées. L'homme sain à l'état de veille, voit ce magasin éclairé, il y cherche
et y trouve des images qu'il utilise pour son bien ou son plaisir, pour son utilité
ou celles de ses semblables. C'est d'ailleurs ce qui distingue le souvenir de
la mémoire. La mémoire est une fonction organique du cerveau, indépendante de
notre volonté ; on en trouve la preuve chez la fillette de cinq ans, qui
récite, de mémoire, une fable apprise tout en songeant à la poupée que sa maman,
lui a promise. Tandis que le souvenir est la faculté qu'ont les êtres pourvus
de raison, et par laquelle ils ont la latitude de chercher, dans le magasin de
leur cerveau, telle image qui leur procure une vive émotion. Dans le rêve, la raison étant éteinte
pour un temps déterminé, on ne se souvient pas, on se rappelle. Ne pourrait-il se faire que le fou
rêvait tout éveillé ? Et ce « fatigué » qui ne cesse de parler tout
haut en lavant par terre avec application, ne récite-t-il pas sa fable, tout en
songeant à sa poupée, je veux dire à son travail ? J'ai vu des fous, comme
l'idiot-bégayeur, dans un état perpétuel de bonheur. Ils ne cessaient de
sourire et d'approuver de chimériques propositions. J'en ai vu d'autres, comme
le Brugeois, envoutés par une souffrance constante. Si l'on songe à la douleur
que peut nous procurer un mauvais rêve, quelle vie intérieure atroce doit travailler
un fou malheureux ! Comme on comprend qu'il dépérisse et qu'il grisonne avant
l'âge ! J'ai vu également les fous toute la
gamme des gestes auxquels l'humanité peut se livrer. Gestes de noblesse, d'altruisme, de foi
orgueil, d'arrogance et de fierté. Gestes de fureur et de rage fauve. Gestes
hypocrites, de légèreté et d'engouement. Gestes hypocrites, sournois, patelins et
mièvres. Gestes caressants jusqu'au sublime. Et enfin, gestes honteux, abjects,
ignobles, - gestes de damnes. Et leurs grimaces ! Jamais mime n'a
surpassé un fou sous l'emprise de son obsession. Un comédien à la recherche de
la note jusque dans une expression ferait bien d'étudier un fou agité par son idée
fixe. Je me rappelle avoir vu, à Paris, il y a
quelque dix ans, le pauvre Séverin-Mars dans un sketch intitulé : « le fou ».
L'artiste devait y rire. Assurément, Séverin-Mars nous faisait frissonner. Mais
j'ai vu ricaner un fou érotique au milieu de ses gestes indécents... Quel
hallucinant cauchemar ! Vers une heure, troisième séance au « cinéma ».
On délivre les malades qui vont faire leurs besoins. Ils se recouchent
aussitôt. L'après-midi se passe en petits travaux
intérieurs. Tous les jours, vers deux heures, le linge arrive par le monte-charge.
Je le range dans le petit magasin en face de l'office. Il y a des draps de lit,
des chemises et des torchons, que l'on met sur les toiles cirées, dans le lit
des malades, pour empêcher qu'ils souillent le matelas. Le lundi ou le mardi, le barbier arrive
vers trois heures. C'est un gamin d'une quinzaine d'années, qui travaille à
l'asile avec son patron. Ils rasent du matin au soir et prennent leur repas avec
les domestiques. Le coiffeur arrive avec un malade, qui
savonne les fous. Ce gamin-figaro n'a pas le cœur à la bonne place. Il braque
les déments et va jusqu'à menacer de les frapper. Je dois me tenir constamment
près de lui, pour prévenir tout accident. Les fous sont savonnés à moitié, leur
barbe est littéralement arrachée. Le coiffeur essuie son rasoir sur les bords
d'un petit bac de bois, qui sert en même temps de crachoir et de cendrier. Brusquement, alerte ! Le malade « savonneur »
attrape une crise. Il était penché sur
un fou en train d'essayer de faire mousser le savon, lorsque, soudain, il lui
fourre le blaireau dans l'œil. Un hurlement... Je bondis... Le « savonneur »
est déjà dans le hall, en pleine crise. En geste saccadés, nerveux, il frappe
devant lui comme s'il fouettait un cheval ; dans le même temps, il se trémousse
en une manière de charleston, tout en poussant des cris rauques. Je lui saisis
les bras et l'immobilise. Il se calme. - Une prochaine fois tu
laisseras ce fouetteur dans son quartier, dis-je au gamin accouru. J'ai déjà assez
de fous ici sans que tu m'en amènes. 10. HEURES VIDES Le jeudi après-midi, quelques malades
reçoivent un bain. On comprend aisément que ceux qui ne s'oublient jamais dans
leur lit, qui restent toujours attachés entre leurs
draps propres, n'aient nul besoin d'un bain fréquent et vigoureux. Aussi la
chose est-elle bientôt faite. Parfois,
dans le courant de la journée, et chacun à son tour, les déments les plus
excités sont plongés dans un bain d'épuisement, très chaud, et recouvert d'une
toile qui laisse dépasser la tête de l'homme et qui, en concentrant les vapeurs
d'eau, ajoute à l'efficacité du remède calmant. Le fou érotique recevait presque
journellement un de ces bains. Par contre, Victor P... qui
en aurait un grand besoin, les connaissait trop rarement. Pour des raisons pudiques assez
mesquines, le surveillant domestique ne doit pas s'occuper des bains ; les
frères lavent les fous eux-mêmes et leur coupent les ongles. Mais l'employé ne
s'en plaint pas, loin de là. Le plus souvent, l'après-midi et la soirée
se passent en un ennui morne, effrayant, plus fatiguant que la rude besogne. Avec mes deux « fatigués », je
me tenais presque toujours à l'extrémité du couloir latéral, où une fenêtre
donnait sur la campagne Wallonne. Devant nous, à environ quatre cents mètres,
se trouvaient deux carrières où, d'intervalle en intervalle, les explosions
destructives déchiraient l'air comme des coups de canon. Plus loin, le terrain s'élevait en un
mouvement insensible, jusqu’aux confins d'un village que la distance rendait lilliputien.
Cérès la blonde régnait là en maitresse et, quand le soleil daignait jeter ses
feux, cette douce colline de basanait d'une teinte ocre, comme la gorge exposée
de la généreuse déesse. A gauche, les bâtiments de la ferme des
Frères, d'où les chevaux et les chariots, conduits par des internés, gagnaient
les champs. Le plus petit de mes « fatigués »,
celui qui espère être libéré avant qu'il soit peu, accourait à cette fenêtre
dès que sa besogne lui laissait du répit. Avec des lorgnettes de théâtre qu'un
frère lui avait prêtées, instrument inattendu, il fouillait l'horizon, déshabillait
la campagne, cet univers de liberté que son cœur adorait en silence. Le soir, quand le serein descendait, doux
comme une paupière, nous nous pressions tous les trois à cette fenêtre qui
donnait sur la Vie, et je me prenais à soupirer autant qu'eux, plus qu'eux
peut-être après l'espace. Derrière nous les fous criaient, bondissaient,
rugissaient, secouaient leurs chaines. Nous les entendions sans les écouter,
nos cœurs restaient sourds à leur malheur, trop petits qu'ils étaient pour
contenir le notre... Lorsque la pluie endeuillait la nature,
une tristesse sourde, cruelle, blessait nos âmes comme une démence, et je me
surprenais à haïr cette maison dont la principale locataire est l'épouvante, à
maudire mon inéluctable et dangereux destin qui me porte à la témérité de me
dresser face à face avec la Société. Souvent aussi, je me tenais dans la
galerie, debout, derrière le grillage élevé qui protégeait les fous. A mes pieds, un grand jardin potager
s'étendait jusqu'aux bâtiments qui contenaient la boulangerie et la boucherie
de l'asile, où étaient également employés de nombreux internés. A gauche, après une aile en réfection,
que l'on transforme en ateliers, une partie de cour, séparée au milieu par un
grillage, où des malades se promènent miséreux, hâves, idiots, crétins,
déchirés de tics nerveux, spécimens de la dernière déchéance d'un homme. Plus loin, la chapelle, sans aucun
style, banale comme une usine, avec un petit clocheton ridicule qui a l'air de
s'excuser de son rôle. De temps en temps je faisais une
promenade dans les couloirs en jetant un coup d'œil dans chaque cellule,
quoique je connusse par avance le navrant spectacle qui s'y offrait toujours à
mes yeux. Ou bien, j'allais m'asseoir dans le « cinéma »,
que je fuyais aussitôt pour échapper à ses visions douloureuses. Et j'errais
ainsi dans le quartier, nouveau batelier de la Volga, trainant derrière moi une
péniche lourdement chargée de malheurs et de malédictions. Enfin à quatre heures et quart, petit
divertissement. On prépare la table pour le repas du soir des malades. Les
bols, les gamelles, les cuillers, le panier à tartines sont sortis de
l'armoire. A quatre heures et demie, les bidons
montent. Le plus souvent, ils ne contiennent que de la soupe, du lait battu, ou
une singulière brandade au gruau. Chaque malade reçoit un demi-bol de
liquide et deux tartines. Lorsqu'il n'y a pas eu de viande à midi, on la
distribue le soir : viande fumée, jambon ou lard, dont la plus grande part est
conservée naturellement, pour les « fatigués ». Ce souper à l'ascète est bientôt expédié
et, à cinq heures, je puis m'échapper de la « furieuse » pour me
rendre au réfectoire. Notre repas se compose d'une tranche de
viande, de pommes de terre et de sauce. Quelquefois accompagnées de cet étrange
liquide qu'on appelle « bière » par un délicieux et inconscient
euphémisme. J'observe mes « collègues ».
Ils forment une triste société. Le képi dans la nuque, la tunique déboutonnée,
ils coupent leur viande étalée sur leur pain et ouvrent des bouches énormes. - Ca va ? Me demande parfois
l'un deux. - Oui, ça va, faut bien. - Tu as une bonne place au
troisième quartier. Tu es seul. Personne ne t'embête. Vois-tu ici, il faut
toujours rester indifférent et faire semblant qu'on est sourd et muet. Moins tu
bavardes et plus les frères t'aimeront... Je comprends cela... Le mardi soir, l'animosité est grande.
C'est que, le matin, les veilleurs de nuit qui peuvent sortir jusque 11 heures,
- heure du deuxième repas, - ont apporté quelques numéros du magazine hebdomadaire
qui publie en ce moment mon reportage de Merxplas.
Mes « collègues » connaissent bien le dépôt de mendicité : ils en
sortent presque tous ! Ils discutent ma prose et trouvent que
j'ai fleuri la vérité que je n'ai pas été assez sévère. - Tu lis ces articles ? Me
demande un grand Liégeois. - Oui, fais-je. Lorsque
j'étais à Merxplas, j'ai connu ce type au pavillon D.
On n'a su que par après que c'était lui, naturellement. Mais on aurait juré que
c'était un vrai vagabond, et non pas un journaliste... Mon Liégeois tombe en admiration. S'il
avait pu se douter ! Mais je gage que si j'avais dit : « C'est moi, ce
journaliste », ils eussent crié que mes nouvelles fonctions m'avaient
détraqué le cerveau ! Après la pauvre distraction que
constitue mon souper, je remonte à mon quartier. Je ne suis pas pressé. Je
flâne dans les corridors, en fumant, en m'arrêtant aux fenêtres. J'admire le
parc magnifique de l'aumônier où ni les domestiques, ni les malades n'ont
accès, et qui aboutit à sa villa, située de front. Je jette un coup d'œil dans les salles
des autres quartiers, ceux des aliénés « libres ». Je les vois dans
leurs réfectoires, rangés sur des bancs devant leur gamelle et mangeant en
silence, sous l'œil du surveillant ou d'un frère. Ou bien je les vois dans
leurs vastes cours se promenant, l'esprit travaillé par une idée qui ne les
abandonne pas. Revenu dans mon quartier, je suis
replongé dans ma morne désolation. Littéralement, je dois me faire violence
pour ne pas crier d'ennui. A six heures vingt, je ferme les volets
et les fenêtres dans les cellules, en souhaitant le bonsoir à mes pauvres
malades ; après quoi, avec les « fatigués », j'immobilise les fous du
« cinéma » dans leur camisole de force, après les avoir envoyés faire
leurs besoins. Triste besogne ! Triste métier ! Enfin, à huit heures, le veilleur de nuit
arrive ; je puis monter dans ma chambre. Les jambes coupées d'avoir trainé ma
fatigue durant quinze heures et demie de jour, je me jette sur mon matelas non
retourné, où un sommeil agité, traversé de visions déprimantes, tarde à
obscurcir mon cerveau. 11. LA DEFORMATION PROFESSIONNELLE CHEZ LES FRERES Pendant tout mon séjour à l'asile
d'aliénés de Tournai, je n'ai été en rapport constant qu'avec deux Frères de
Charité, sur les quarante qui habitent la maison. Je n'ai pas eu l'occasion
d'entrer en commerce suivi avec les autres, mais, ces deux-là, j'ai eu tout le
loisir de les disséquer, de pratiquer l'autopsie de leur cœur et de leur
cerveau. Avant de vous les présenter sous toutes
les faces, je tiens à dire qu'à l'asile il est de notoriété courante que ces
deux frères doivent être compris parmi les meilleurs de tous, qu'ils sont non seulement
larges envers les domestiques, mais compatissants envers les malades. On ne
devra donc pas me jeter l'objection que je prévois : « Deux frères ne font
pas l'Ordre », car je pourrai rétorquer immédiatement : « En effet,
l'Ordre est généralement pire que ces deux frères là ». Autre chose. Je conjure également les
catholiques de croire que je n'apporte pas la moindre parcelle d'animosité
religieuse dans la rédaction de mes articles. Je reporte simplement sur papier
un état de choses que j'ai constaté, sans souci de plaire ou de déplaire à tel
ou tel parti, en ayant toujours devant les yeux le but, encore lointain, mais
lumineux d'exciter l'élite à rechercher une formule sociale meilleure, car il
faut être ou aveugle, ou borné, ou d'une criante mauvaise foi pour soutenir que
la Société est parfaite telle qu'elle est, qu'il n'y a qu'à laisser aller les
choses comme elles vont, et que tout est fait lorsqu'on a puni les « misérables »
et décoré les « honnêtes gens ». Il se peut aussi qu'à la suite de ce
reportage-ci on me traite d' « abominable païen », comme on m'a
traité de « calotin » après le reportage de la Trappe. Outre que
l'infaillibilité et la bonté divine de l'ordre des Frères de Charité ne
constituent pas un article de la Foi ni un point, même controversé, du Dogme,
je m'estimerais comme le complice des malheurs des déments si, les connaissant,
je les taisais. A moins que les psychiatres me prouvent,
par propositions irréfutables, que les mauvais traitements sont indispensables
à la guérison des aliénés... A la « furieuse », j'étais
donc sous les ordres directs de deux Frères. Deux Flamands, âgés pareillement
d'une quarantaine d'années. L'un, le frère-chef, est grand, large,
massif, avec des cheveux blonds et des yeux gris, doux mais fuyants, et un
sourire de gosse sur la bouche charnue. Quand il vous parle, il remue les pieds
et ondule dans sa soutane. Assez bien de gens ont cette habitude. C'est un
signe, ou de timidité, ou de non sincérité. Chez lui, ces deux défauts se
disputent continuellement la suprématie ; ou plutôt, il n'est pas sincère par
timidité. Voici ce que cela rend. Il avait l'habitude, le matin, de
déposer à mon intention, une tasse de lait sur une étagère de l'office. Le
matin où je suis descendu avec une heure de retard, la tasse de lait n'y était
pas. Il n'avait pas la franchise de me gronder en face, mais il me faisait
nettement comprendre que j'avais commis un manquement. Le jour suivant, point de lait. Le
surlendemain, la tasse s'y trouvait : il m'avait pardonné. C'est une méthode
souriante mais jésuitique que de dresser les hommes. Ce n'est point la bonne. Au demeurant, il est naturellement bon.
Et très actif. Il est sans cesse occupé. Je ne l'ai vu que rarement assis, dans
le « cinéma », feuilletant un magazine quelconque. Avec sa vaste
blouse blanche passée sur sa soutane, il a l'air d'une grosse ménagère vaquant
avec application aux soins de son intérieur. Parfois, je le voyais sortir furtivement
de la petite pharmacie qu'il y avait au bout du grand corridor à gauche, un
tampon d'ouate, imbibé d'alcool camphré caché dans la main, avec lequel il se
hâtait de frictionner le visage et la poitrine d'un malade du « cinéma ».
Mais toujours en l'absence de l'autre frère devant qui il avait comme honte de
ses faiblesses ! C'est lui aussi qui baigne les fous et
leur coupe les ongles, enfermé avec eux dans la salle de bains. Je l'ai même
surpris deux ou trois fois, qu'il glissait une chique ou une cigarette à un
malheureux enfermé, sauf à l'Australien, au Gantois et au Yougoslave, qu'il a
l'air de ne pouvoir souffrir. Il ferait un excellent infirmier et un
parfait Frère de Charité, s'il n'avait cette idée ancrée dans sa cervelle
malgré tout obtuse : En principe, il faut brusquer les fous. Passons à l'autre. Plus petit, mais très
râblé, brun, de petits yeux noirs qui courent dans sa face glabre, déjà
empâtée, des poings de boxeur et une marche de routier ; il est franchement
antipathique. Il ne travaille qu'à contre-cœur et a
tout l'air de regretter amèrement d'être là. Il était souvent collé à notre fenêtre,
regardant l'espace libre avec autant d'avidité que nous. Il joue au jacquet et aux darnes avec
les « fatigués », lit les journaux, se promène en chaloupant dans les
couloirs. Sa calotte se promène sur son crane comme une casquette tirée dans le
cou. Il a un geste familier, bref, de la jeter d'un côté de sa tête à l'autre,
en la giflant. Les malades le craignent, n'osent jamais
rien lui demander. 12. LA DEFORMATION PROFESSIONNELLE CHEZ LES FRERES Le quatrième jour que j'étais là,
l'agent de police bruxellois, qui dormait encore dans le « cinéma »,
et qui se croyait Dieu en roulant continuellement trois petits paquets de je ne
sais quels chiffons qui figuraient les trois personnes de la Trinité, lançait
tout haut une affreuse accusation contre les frères, sur une scène qui se
serait déroulée cette nuit même dans le « cinéma ». Il était outré
que ces « apôtres » se fussent laissé aller à de tels débordements,
devant lui, Dieu ! Assurément, l'homme était fou. Personne,
ni moi ni les « fatigues » ne prenaient attention à ses dires…
Pourquoi les frères se fâchaient-ils ? Ils échangent un bref et dur regard, se
précipitent sur le malheureux, lui enlèvent ses « trois personnes de la
Trinité » et, comme le dément veut défendre « Jésus-Christ ! »
ils lui allongent de violents coups de poings dans l'estomac et la poitrine. Le
pauvre fou hoquète, hurle, râle, mais se défend toujours. Ils lui délivrent en
hâte ses chevilles et le trainent, comme une loque, dans sa cellule. Je les suis,
je regarde par les carreaux, et j'arrive juste à temps pour voir la clef du
petit brun s'abattre sur le côté droit du crane du malheureux, qui s'évanouit. La marque doit encore y être. Autre chose, bien pire, et qui
inquiètera davantage les esprits bien pensants. Les Frères de Charité sont
atteints d'activisme ! Comme un malade wallon me demandait un peu d'eau, en
français, le petit brun me dit, en flamand naturellement : - Ne lui donnez rien. Il n'a
qu'à le demander en belge ! Nous ne comprenons pas la langue qu'il parle. Et s'adressant au malheureux, il ajouta
avec l'accent du plus vif mépris : - Espèce de fou ! M'approuvera-t-on si je dis que j'avais
envie de descendre ce « belge » d'un fulgurant crochet ? J'ai lu dans la « Libre Belgique »
du 3 septembre les faits scandaleux qui se sont produits à Heyst
où un Père, prêchant en pleine église, tonna contre « la Wallonie païenne »
et plaignit « les jeunes prêtres qui, par obéissance, devraient se rendre
dans cette affreuse contrée française ». Il faut donc croire que les membres de
tous les ordres sont atteints du même virus rabique ? Ne leur mettra-t-on pas
une muselière ? Mais je m'égare de mon sujet. La
politique ne m'intéresse pas. De tout cela il résulte que le
sous-titre de cet article est très justifié. Par exemple, par habitude, par
l'exercice monotone de leur profession, les frères glissent inévitablement à la
brutalité. Notez que la plupart, - si pas tous, - sont des rustres, sans aucune culture, qui se font
frères de charité comme d'autres se font légionnaires. Sur leur cœur poussent
des durillons et des cors qui s'étendent et finissent par gagner l'organe tout
entier. Ils perdent la notion exacte du bien et du mal et ils administrent une
raclée soignée à un malade comme ils vont à communion, - avec la même candeur. 13. UNE RETRAITE PIEUSE CHEZ LES ALIENES A l'occasion de la fête de l'Assomption,
qui coïncida avec mon séjour à l'asile de Tournai, les frères de charité
avaient organisé une retraite pieuse pour les malades. Ce n'est qu'une telle fête spirituelle a
l'intention de déments suppose de baroque, de grotesque, d'insensé, d'inouï,
voire de blasphématoire, éclatera dans les scènes qu'on va lire, et que ma
mémoire, tenace, a soigneusement conservées. A coup sûr, ce n'est point, je pense,
attenter au prestige de la religion catholique que de montrer le ridicule de
certains ordres totalement ignorant des belles idées philosophiques qui
ennoblissent le dogme, et dont les faits et gestes n'ont nullement reçu
l'apostille définitive du Pape. Car n'est-ce pas une cruelle comédie, que de faire
approcher des sacrements les fous et les dégénérés ? Le matin du vendredi 14 août, premier
jour de mon service réel à la « furieuse », je dus me rendre à la
messe, à sept heures et demie, avec quatre de mes malades. J'ouvris de grands yeux en recevant cet
ordre. - Comment dis-je au frère,
ils sont fous et ils vont à la messe ? Et ils font une retraite ? Il me regarda de travers sans répondre. Je descendis avec mes hommes et nous
nous rendîmes à la chapelle qui se trouve aussi éloignée du troisième quartier
que la cuisine. Rien de plus banal que cette chapelle.
C'est une vaste pièce rectangulaire, d'une centaine de mètres de long, sur dix
de large. L'autel se trouve au milieu, dans un renfoncement latéral de la bâtisse,
de sorte que la moitié des fous fait face à l'autre. Des bancs formant stalles
où les hommes prennent place par cinq, quelques chaises pour les frères et les
gardiens, un pauvre Chemin de la croix, sans aucun style ni caractère, dont les
personnages semblent être de méchants garnements s'amusant à jouer à la
Passion. Mes malades prennent place dans une
stalle et je me tiens debout, devant, devant une chaise, à côté d'eux. La messe commence. On distingue à peine
l'aumônier, qui officie dans son renfoncement. J'observe les malades. Il y en a cinq ou
six cents. Quels étranges fidèles ! De toute évidence, la plupart ne savent pas
où ils sont. Ils restent tout le temps assis, la tête en l'air, la bouche
ouverte, tournant leurs regards vides tantôt à droite, tantôt à gauche. J'en vois
un qui se déchausse, compte et recompte ses doigts de pied, inlassablement.
Lorsqu'il parvient à en compter dix, il sourit, au comble du bonheur. Mais
quand le compte n'y est pas, dépité et furieux, il lâche un juron sonore.
Personne n'y prend garde. Un autre s'occupe à montrer le poing à
une station du chemin de la croix, en lançant des regards zébrés d'éclairs et
en remuant ses lèvres frémissantes, et cette grossière menace au Christ
souffrant prend des allures de tragique blasphème. Un troisième, à genoux à son banc, ne
cesse de faire des signes de la croix, de s'incliner à gauche et à droite,
comme s'il faisait la messe lui-même. A coup sur, les saints du Paradis doivent
être effarés des étranges oraisons qu'il leur envoie. Mais voici le sermon. Un père rédemptoriste
se place debout, derrière une chaise, sur la première marche de l'autel. Je me
demande avec angoisse ce qu'il va raconter à ces malheureux. Il commence en flamand, d'une voix
forte. Son discours est un peu décousu. A un moment donné, en rappelant le
premier drame humain : le meurtre d'Abel par son frère, il parle de la
voix de la conscience qui sans cesse travaille le coupable et lui reproche son
crime. Imitant cette voix terrible et vengeresse, il s'écrie en allongeant le
bras et secouant un index foudroyant dans la direction d'un malade : - Gij
zijt de moordeneaar !
(C'est vous l'assassin !) Je regarde l'homme visé par le
Rédemptoriste. Il exhale un faible cri et s'évanouit... N'oubliez pas qu'il y a beaucoup
d'assassins parmi les internés de Tournai. L'homme visé par hasard avait-il tué
? C'est probable, puisque cette phrase pathétique le jeta hors de sens. Mais
outre qu'il est du dernier ridicule de prêcher un sermon à des déments, je
trouve profondément maladroit de marteler de telles paroles dans des têtes affaiblies.
C'en est assez pour fêler complètement un cerveau qui n'avait que de légers
dérangements. Horrifié, le regarde l'homme évanoui ;
son visage est sans une goutte de sang ; sa tête repose sur son épaule droite.
Au moment où je vais donner l'alarme et faire signe à ce noir matamore de se
faire, je vois l'homme revenir lentement à lui. Il dresse la tête, jette sur le
prédicateur un regard chargé d'épouvante, courbe le front et se met à trembler
nerveusement. Le sermon finit et la messe s'achève.
Une tristesse alourdie de dégoût me charge le cœur. Je jette un coup d'œil sur
les huit frères derrière moi. Un seul est éveillé, les sept autres dorment en
souriant au Paradis ! L'après-midi du même jour, je reconduis
les mêmes hommes à la chapelle : ils vont à confession avec trois ou quatre
cents autres malades. La retraite a été fructueuse. Belle moisson pour le Ciel en
vérité ! Les surveillants sont obligés de mener
des malades par le bras jusqu'au confessionnal et de rester plantés devant en
cas de crise. Les miens n'ont qu'à se débrouiller. Je
ne daigne pas me déranger. Je ne saurais me résoudre à accomplir une besogne
aussi bassement ridicule, aussi sacrilège. Ecœuré, chagrin, je reste assis, prêt à
pleurer sur l'immense bêtise humaine, désespérant de l'avenir de mes
semblables. Tout-à-coup, je sursaute. Du
confessionnal mystérieux éclate, bondit cette phrase qui me jette dans la
panique : - Mais quand je vous dis que
c'est vrai, n... d... D… ! C'en est trop, je saisis mon képi et je
m'enfuis ; je reste dans le couloir pour y attendre mes malades. Je devais
avoir l'air d'un fou moi-même... Le lendemain matin, 15 août, fête de
l'Assomption, je dus retourner à la chapelle avec mes pensionnaires. Elle était
bondée à craquer. La communion a eu lieu avant la messe.
Quel atroce, quel pénible spectacle ! J'avais déjà vu un fou s'approcher de la
Sainte Table, à Merxplas. La même scène se répétait
ici. Après les frères et deux ou trois
surveillants, c'est le tour des fous. Ils se précipitent, se bousculent, se
disputent en jurant. J'en vois un qui, revenant du Repas Sacré, prend l'Hostie
de dessus sa langue, l'examine curieusement, la presse, la brise, comme s'il espérait
voir couler le sang de Jésus, la roule en boule entre ses doigts et la met dans
la poche de son pantalon !! Dieu sait quel a été le destin de cette Hostie ! Un autre revient en mâchant, s'arrête à
ma hauteur et me dit à moi, parlant à ma personne : - C'est une bien mauvaise chique
! Je détourne la tête, écrasé de chagrin...
La sinistre comédie prend fin. La messe commence. Elle est chantée. Les fous
sont calmes. Visiblement, la musique les charme. Et voici de nouveau le Rédemptoriste. Il
se tient à la même place et commence son sermon, en français, cette fois-ci. Il
« remercie la Vierge d'avoir apporté la paix dans des cœurs tourmentés ... » Je le regarde, bouleversé. Je me demande
s'il n'a pas perdu le sens commun, ou si, par hasard, il poursuit une plaisanterie
qu'il pourrait trouver agréable. Mais non. Il parle sérieusement. Il s'adresse à
ces pauvres déments comme à des gens sensés. Il se prend au sérieux, croit
qu'il a mené à bien une noble besogne pour laquelle Dieu lui saura gré. Son
inconscient cynisme me fait bouillir et je m'agite sur ma chaise. J'ai envie de
lui crier : - Comédien ! Odieux, criminel
comédien Il y a une Providence ! C'est un fou qui
se révolte publiquement à ma place ! Des bancs du milieu, un malade chétif se
lève et s'écrie s'adressant au Rédemptoriste : - Tu mens ! Mensonge !...
Mensonge !... Tranquillement, un surveillant le prend
par le bras et le fait se rasseoir. Le sermon et la messe finissent sans
plus d'incidents. Je n'ai plus remis les pieds à la
chapelle depuis. 14. DISTRACTIONS DOMINICALES Outre un dimanche, j'ai passé deux jours
de fête à Tournai : l'Assomption et la Saint Bernard, qui est le patron de
l'asile. Rien ne distingue, dans le train-train
courant, les jours fériés des jours ouvrables, sauf que les Frères reçoivent
des visites. Le dimanche, les
surveillants-domestiques peuvent sortir de, une heure de l'après-midi à 8
heures du soir. La plupart de ces hommes sortent uniquement pour se griser.
Déclassés de la vie, habitués de Merxplas, chagrinés
de devoir rester en place, alors que leur humeur inquiète, les pousse à
divaguer par le pays, abrutis par une besogne de bourreau, leurs rêves et leurs
espoirs aboutissent à un cruchon d'alcool. Ils n'imaginent rien au-delà. Il arrive souvent que les pochards
soient ramassés par la police. Les Frères font de leur mieux pour calmer l'ire
officielle, non par sympathie pour les domestiques, mais parce que le personnel
employé est déjà insuffisant. C'est pour la même raison qu'un surveillant, qui
était resté deux jours dehors à boire, a parfaitement pu venir cuver son vin
dans sa chambre et reprendre son service. La fête de Saint-Bernard
fut pour le personnel une journée d'orgie gastronomique. Le matin, au lieu de
pain blanc ordinaire, nous mangeâmes, ainsi que les malades d'ailleurs une
sorte de cramique d'un goût fort agréable. Au repas de onze heures, en plus de la
tranche de viande habituelle, les domestiques reçurent une boulette de la table
des Frères, qui était excellente. Ce n'est pas tout. Nous reçûmes encore une
bouteille de vin pour deux, un petit bordeaux qui ne sentait point l'évent, - un énorme morceau de gâteau et de la crème pâtissière
à volonté ! Comme mon compagnon de table n'aimait
pas le vin, j'avais la bouteille à moi tout seul et je la caressais avec
ferveur... Grand Saint Bernard, que ton nom soit
glorifié ! C'est à toi que je dois d'avoir connu quelques courts instants de
plaisir, assez gras d'ailleurs, durant mon séjour dans cette galère. Encore que
je n'aie point compris que ta fête, à toi, qui fus l'ascète le plus rude et le
plus austère, donne lieu à de tels débordements. A 1 heure, lorsque les Frères, retour de
leur réfectoire, entrèrent à la « furieuse », ils étaient rouges et
excités. J'imaginai facilement ce qu'avait dû être leur diner ! L'après-midi nous eûmes des visites. Pas
pour les malades ; pour les Frères. La première famille que je vois entrer,
vers deux heures, accompagnée d'un frère d'un autre quartier, est composée du
père, de la mère et de deux jeunes filles de dix-sept à dix-huit ans. Ils entrent en riant et le frère fait
avec un visible plaisir le métier de cicérone. Ils s'arrêtent un instant dans
la galerie et s’amusent franchement à regarder les trois pitoyables aliénés en
pleine crise. Une des jeunes filles surtout se tirebouchonne avec allégresse.
Elle trouve le malheureux Victor P... du dernier comique,
jamais elle n'a rien dû avoir d'aussi drôle. Charmante vierge ! Et dire qu'il y
a de par le monde un pauvre jeune homme dont l’inquiétant destin est de
s’attacher à cette pécore. Que les anges montent la garde autour de son cœur
pour empêcher que les éclats de ce rire vipère ne viennent un jour le blesser !... Cette
famille d'abrutis poursuit sa promenade agréable. Elle s'arrête longuement
devant la porte du « cinéma ». Sa gaité a atteint un diapason, assez
bruyant. Les fous regardent les femmes avec une sorte de stupeur effarée. Comme
le manchot commence à discourir de « métaphysique », - c'était son mot, - et à brandir autour de lui son
moignon noueux, les deux jeunes filles éclatent d'un rire inextinguible, un de
ces rires vainqueurs où tout l'être se défend. Le frère, les mains dans les
poches de sa soutane, piaffe, sourit avec importance. Ils longent le couloir.
Je m'affole un peu, tout de même. Le Frère ne permettra pas, j'espère, que ces
jeunes filles regardent dans les cellules. Les hommes enchainés ou non, y sont en
chemise. Jetés sur leur paillasse, ils ont quelquefois une pose de la plus
brutale indécence. Ma naïveté est grande. Non seulement
tout le monde s'arrête devant chaque cellule, mais le Frère explique
longuement, en expert, le mécanisme des chaines aux jeunes filles à
demi-pâmées. Les
voici devant la cellule de V..., l'enchainé par les pieds. Il intéresse
prodigieusement les fillettes, qui frémissent de plaisir. De fait, ce rude
Flamand, musclé, noueux, poilu, aux cuisses puissantes, dont la demi-nudité et
les lourdes chaines aux pieds ajoutent à son aspect sauvage, est un spectacle
d'une formidable puissance tragique. Je suppose qu'être regardé ainsi par des
jeunes-filles dut l'excéder et l'agacer, car il se prit tout-à-coup à rugir
comme un fauve et à secouer ses chaines. Les fillettes trépignaient, ouvraient des
grands yeux. Pour un peu, elles auraient battu des mains. D'autres visiteurs se présentèrent,
toujours accompagnés d'un Frère et la pénible promenade se renouvela sans
cesse. Tous les Frères, complaisamment, avec force détails, parlaient des
particularités de l'asile, de la vie des fous, du mécanisme des chaines, des
courroies et des camisoles de force, exhibaient les déments comme on exhibe les
bêtes rares à la foire ; ils étaient heureux de procurer ce plaisir inédit aux
membres de leur famille. Il y avait des groupes avec des enfants, lesquels
remplissaient le quartier de leurs rires et leurs cris. Je suppose que pendant
la semaine, le père doit leur dire en grondant : - Si vous n'êtes pas sages, dimanche
nous n'irons pas voir les fous ! Comment l'Ordre peut-il admettre que les
Frères affichent à leurs parents et amis la douloureuse détresse des pauvres
insanes ? Et le fait de laisser se pâmer des fillettes mal équilibrées devant des
fous à demi-nus sera-t-il toléré plus longtemps ? Il n'y a rien d'intéressant dans ces
spectacles. Un jeune homme ou une jeune fille ne peuvent rien apprendre de neuf
en contemplant le malheur arrivé à ce degré humain. Et les Frères devraient avoir la pudeur
de dérober aux regards, les tristes, les affreux résultats de leur odieuse
carence. Je croyais rester quinze jours à l'asile
de Tournai. Il m'eut été impossible de dépasser le dixième jour... Toutes ces
misères, toutes ces détresses, toutes ces noirceurs finirent par me peser sur
le cœur comme une montagne. Il me semblait que quelqu'un se débattait dans ma
poitrine, m'enjoignait impérieusement de déserter cette maison de l'épouvante,
cette atmosphère de folie que j'avais trop respirée. Le
dixième jour, au matin, je demandai à parler au frère économe. Il était le
directeur. Vers 9 heures, je descends et me rends au bureau où le frère économe
m'avait reçu la première fois. Je dois attendre dans le corridor. Un vieux nain
s'affaire autour de moi à laver par terre. C'est un interné. Mon tour vient. J'entre et je vois le
directeur, un homme d'une bonne quarantaine d'années, les cheveux épais, drus,
courts, plus de sel que de poivre, à la physionomie un peu ennuyée. Un
Flandrien aussi. Il me demande : - Que voulez-vous, mon ami ? - Voilà plus de dix jours que
j'ai la même chemise sur le dos. Je voudrais pouvoir sortir cet après-midi de 1
à 3 heures pour acheter un peu de linge... - Fort bien, mais... est-ce
que vous avez de l'argent ? Je n'avais pas songé à cela... Mais je retombe vite
sur mes pieds... - Non, mon Frère, et je
venais vous demander aussi de m'avancer cinquante francs sur mon salaire. - Les voici. Il me tend un petit carton avec mon nom
et ajoute : - Voilà pour sortir. Vous
remettrez cela au portier. Je remontai au quartier, très agité. Au
repas du midi, je ne pus rien avaler. Je retournai à la « furieuse »
et distribuai, pour la dernière fois la maigre nourriture à mes malades. En
allant reprendre sa gamelle, je dis au Yougoslave : - Niki, vous ne me verrez
plus je m'en vais. Mais je vous jure d'essayer d'améliorer votre sort. Il se prit à pleurer et me dit : - I believe
you. I trust in you. I'1 Wait. (je vous crois. J'ai
confiance en vous. J'attendrai). Je le quittai, le cœur gros. Je
distribuai mon tabac en donnant la plus grosse part à V... et en le conjurant
de rester toujours aussi calme qu'il l'avait été avec moi, que peut-être ses
chaines tomberont. Sont-elles tombées, mes Frères ? A 1 heure, habillé
de mes guenilles, je franchis la grille de l'asile. Je cours à la gare, non pas
tant pour ne pas rater le prochain train, mais pour fuir la maison de
l'épouvante. Carel
de POORTER
Journaliste |