Médecins de la Grande Guerre

André De Meulemeester « L'Aigle de la Flandre ».

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ANDRE DE MEULEMEESTER[1]

L'Aigle de la Flandre


André De Meulemeester

       Il fut aussi appelé « Mystère » – Le Secret.  – Il était encore enfant quand il s'engagea au corps d’aviation. Il est né à Bruges et a veillé soigneusement sur sa ville. En 1915, dans un accident à Etampes il se cassa plusieurs côtes, mais sa constitution robuste et son sang pur ne rendirent pas la guérison difficile.

       Pleinement dressé il fut envoyé au front. A cette époque il y avait deux escadrilles de chasse, le n. 5 et le n. 9. Toutes deux avaient proposé de l'incorporer. André était connu comme bon pianiste, il égaierait les heures oisiveté par le temps de tempête et par les moments d’inactivité le long de la mer du Nord.

       J'étais à la 9e escadrille. Notre commandant Demanet m'accorda de convaincre De Meulemeester de se joindre à nous. Une auto me conduisit à Calais où je priais le commandant Nelis de vouloir désigner De Meulemeester pour notre escadrille, il y consentit volontiers.

       Il fil à peine partie des nôtres qu'il donna des signes de la plus grande activité. J'étais désigné à mettre mon expérience à sa disposition et j'étais très heureux de pouvoir lui rendre service.

       De Meulemeester était petit de taille et jamais on n'eut pu deviner qu'un si grand héros se cachait en un si petit homme. Il était la modestie en personne, toujours joyeux et de bonne humeur. Le proverbe flamand dit : « Les eaux dormantes ont des fonds profonds. » Il est à appliquer spécialement à lui.

       De Meulemeester remporta 11 victoires. 10 sur des aéroplanes et 1 sur ballon captif. L’étendue restreinte de notre terrain de chasse était seule cause de ce qu'il ne fut pas chargé de plus de gloire.

       Il remporta sa première victoire sur un Allemand, en 1917, qu'il abattit fort glorieusement dans la région inondée de l'Yser. Encouragé par là il gagna bientôt sa deuxième victoire. Une balle le blessa à l'épaule, une deuxième lui déchira la joue. Un mois d'hôpital, un petit congé de maladie et De Meulemeester était de nouveau au poste multipliant ses victoires.

       Le rêve de tous les jeunes aviateurs était de faire partie de sa patrouille. De plus anciens aimaient aussi voler en sa compagnie parce qu’ils savaient qu'il n'abandonnait jamais personne.

       Moi-même je lui dois beaucoup parce qu'il m'aida un jour à me tirer d'une situation critique.

       En mars 1917 nous partîmes ensemble pour faire une reconnaissance. Nous étions convenus de prendre les hauteurs au-dessus de la mer, de suivre alors la côte jusqu'à Ostende, de survoler Bruges et puis de revenir à notre base. Quelque chose clocha au moteur de De Meulemeester et il retourna à 1a plaine.

       Au-dessus du bois de Wijnendael,  j'aperçus au-dessus de moi trois avions qui allèrent m'attaquer.

       Je montai pour m'élever au-dessus d'eux mais en vain. Ils commencèrent par me canarder ; en moins de temps que je pourrai le dire. Je manœuvrais tellement bien, je virais et tournais et j'étais sur le point d'en avoir un sous moi quand je fus assailli par un quatrième que je n'avais pas vu. Heureusement je ne fus moi-même que blessé légèrement au front par un éclat, mais mon appareil n'en avait qu'un aspect plus misérable. Je me laissai tomber en tournoyant vers le sol, suivi par les quatre appareils, armés chacun de deux mitrailleuses.

       C'était un bien mauvais moment. Ma machine tournait comme une toupie. Je ne savais pas où j'étais où je restais. La pression de l'air me pressait le sang par le nez et par les oreilles. Dès que je voulus redresser mon avion les mitrailleuses commençaient à crépiter et je fus obligé de descendre, de dégringoler.

       Je tombais ainsi plus de deux mille mètres. J 'étais sur le point de succomber, je lâchai le gouvernail et à la grâce de Dieu.

       Pendant quelques instants je ne pus me rendre compte de ce qui arrivait, mais je remarquais en fin de compte que le tir avait cessé. Je parvins de nouveau à maîtriser mon appareil, poussai la tête au dehors, de sorte que l'air frais m'enfla les poumons et je pus respirer.

       Je me trouvai au-dessus de Dixmude à 1500 m. J'étais donc près de nos lignes et pus indemne atterrir dans les fils de fer barbelés. Les soldats me racontèrent que deux avions Belges étaient venus à mon secours et avaient obligé les Allemands à me lâcher. Plus tard dans la journée, j'appris que c’étaient Jean Olieslagers et De Meulemeester. Le dernier était revenu après la réparation avait vu le danger dans lequel je me trouvais et était arrivé immédiatement au secours avec Jean.

       Ce sont de ces petits services qu'on ne sait jamais oublier. Et combien de fois De Meulemeester n a-t-il pas rendu le même service à d'autres ce qui ne l'empêcha pas d'être toujours la modestie en personne.

*

*               *

       En lisant le récit poignant de la vie héroïque de Guynemer, le lecteur, a pu se convaincre que les aviateurs n'avaient pas la vie facile en temps de guerre. Bien souvent, ce sont eux, qui ont connu les plus fortes émotions et qui ont couru les plus grands dangers.

       Nombreux furent ceux qui ont payé de leur vie leur audace et leur bravoure. Aussi fallait-il à l'aviateur, non seulement une connaissance technique approfondie, mais aussi un sang-froid éprouvé et une volonté de fer.

       A côté de Guynemer, nous pourrions citer toute une liste de chevaliers de l'air. Bornons-nous à ces quelques pages du journal de l'aviateur Nadaud[2], que nous nous permettons de transcrire ici :

       Midi. A cette heure, à Paris, on se met à table ; nous, nous en sortons.

       Les uns jouent aux cartes, aux dames, aux dominos ; d'autres font leur correspondance ; ceux-ci commentent à haute voix les journaux du matin, et celui-là suit son rêve dans la fumée de sa cigarette...

       « Aux ordres ... chez le commandant ! »

       … Nous y sommes.

       « Messieurs... j'appelle votre attention sur le bombardement que vous allez faire aujourd'hui. Bien que l'objectif ne soit pas très éloigné de nos lignes, si vous réussissez, vous obtiendrez un résultat dont les conséquences pourront être d'une réelle importance... Voyez... ici... le chemin de fer... cette ligne a été doublée par les Allemands... cette gare... là... son trafic était faible en temps de paix... mais ils en ont fait la gare régulatrice du ravitaillement de toute une armée... Donc, frappez juste... et fort... néanmoins, vous n'oublierez pas que vous êtes en territoire envahi, en terre française... respectez ce qui n'a pas un caractère nettement militaire... Ce n'est pas tout... à environ 5 kilomètres... il y a le petit village de J... là... au creux de cette vallée... Vous me suivez ?... Il y a là un dépôt d'explosifs, près de la mairie... à gauche de la grande place. Il ne faut pas l'épargner. Par suite, pendant le bombardement de la gare, l'un de vous se détachera du groupe et ira jeter des bombes incendiaires sur ce dépôt... un seul avion suffira... Le vôtre, ajoute-t-il, en se tournant vers moi.

       – Bien, mon commandant.

       – Son moteur est neuf, n'est-ce pas ? Sa vitesse, est donc supérieure à celle des autres...

       – De 8 kilomètres à 1'heure environ...

       – Vous partirez en tête... L'avance et votre supériorité de vitesse vous permettront ce léger supplément à votre itinéraire, tout en vous laissant la possibilité de rallier le groupe... Vous m'avez compris ?

       – Oui, mon commandant...

       – Départ dans un quart d'heure... A propos, votre bombardier V... est encore souffrant, je crois ! Il ne pourra monter aujourd'hui. Qui avez-vous pour le remplacer ?

       – Mon premier mécanicien.

       – Bien... Bonne réussite, messieurs... Soyez prudents... et surtout ne vous éparpillez pas .... restez groupés... »

       Nous nous dirigeons vers nos appareils, et ce sont les habituels, préparatifs.

       Ça me fait un drôle d'effet de partir en expédition sans V... Atteint d'une forte grippe, il garda la chambre et je n'aurai pas, cette fois, le précieux réconfort de sa présence.

       Installé dans la « carlingue », je suis en train de boucler ma ceinture, quand j'entends sa voix dont le son m'est familier :

       « Alors !... Tu me lâches ?.. On va sur les Boches sans moi ?

       – Tu es malade, mon pauvre vieux... Je t'ai fait remplacer...

       – Ça, jamais !... j'ai eu vent du bombardement, et me voilà... tout habillé... prêt à partir...

       – Ce n'est pas raisonnable !

       – Ne m'as-tu pas juré qu'on se ferait casser la gu... ensemble ?

       Devant cet argument péremptoire, je m'incline.

       Il grimpe à bord, vérifie les armes, s'installe...

       Le moteur ronfle ...

       « Où va-t-on ?

       – Là... Sur J... mission spéciale... dépôt d'explosifs près de la mairie... à gauche de la grande place… Tu vois... sur J...

       – Sur J... ! s'écrie-t-il avec une expression spontanée d'angoisse.

       – Oui… Ça t'étonne ?

       – Sur J... ! Tu en es sûr ?

       – Naturellement... Et après ?.. Sur J... , X... ou Z... qu'est-ce que ça fiche ? »

       Je trouve V... singulièrement nerveux... Signal du départ. .. roulage ... décollage ...

       ... La montée habituelle, pour prendre la hauteur avant la traversée des lignes. Pas gaie aujourd'hui, cette montée !... D'ordinaire, mon bombardier se remue, s'agite, chante, me pince, et le temps passe plus vite !...

       « Qu'as-tu, mon vieux ?...

       – Rien.

       – Chante !... Mais chante donc !... Qu'on rigole un peu !... Mais qu'as-tu ?..

       Sa figure se détache extrêmement pâle dans l'ovale du passe-montagne.

       « C'est la grippe !...

       – Tu as eu tort de venir... »

       ... Nous sommes sur les lignes... La danse commence… éclatements... crapouillages... les lignes sont traversées...

       « Attention aux aviatiks... Ce coin-là en est infesté ! »

       V... , l'esprit ailleurs, me répond d'un imperceptible signe de tête... : Décidément j'ai eu tort de l'emmener avec moi ; il ne va pas bien du tout !...

       « Bois un coup ... »

       Je lui tends le flacon de cordial des grandes occasions. Il le repousse brusquement.

       Le temps passe... Nos camarades qui, suivant les indications reçues, j'ai précédé de quelques kilomètres, arrivent sur la gare régulatrice... Tout va bien ; j'entame un large virage et, comme convenu je mets droit le cap sur J...

       « Prépare-toi ... »

       Je lui désigne le village, tache claire sur le gris noir des bois environnants...

       « Tes percuteurs sont mis ?

       – Oui ... »

       Un effort violent crispe sa figure...

       «  Je tournerai une fois autour pour bien repérer, puis à mon signal, tu lâcheras le paquet !... Tu n’es pas en état de faire une bonne visée... je la ferai moi-même !...

       -- Oui ... «  murmure-t-il dans un souffle...

       Voici l'objectif... une bourgade lorraine, avec ses maisons basses, agenouillées au pied de son clocher. Malgré la canonnade intense que nous subissons, je suis en bonne position... Je lève la main... J'attends quelques secondes, je n'entends pas jouer le déclic des lance-bombes.

       Qu'est-ce que tu attends ?... Vas-y ! Mais vas-y donc !...

       -- Je ne peux pas ?

       – Quoi ?...

       V... , les mains crispées aux leviers, me fixe avec des yeux hagards, des yeux de bête traquée...

       « Je ne peux pas ! bégaie-t-il. »

       Cette extraordinaire manifestation doit être due à son état fiévreux.

       « Veux-tu... oui ou non ? »

       Et je vire à nouveau pour repasser sur l'objectif.

       « Allez ! C’est le moment... »

       Il ne bouge pas…

       « Je ne peux pas je ne peux pas... non !... pas moi !... pas moi !...

       Je me retourne avec rage et, lâchant manche et manettes, j'empoigne les leviers des lance-bombes ; je les fais jouer, mais trop tard, car le but est manqué.

       Enfin ça y est ! Ouf !... Il est temps, car l'appareil, privé de direction, commençait une cabriole heureusement arrêtée.

       Nous rentrons silencieux. A peine atterris, je saute hors de la « carlingue » et me dirige vers la popote, pour me dépouiller de mes vêtement chauds, lorsque V... qui m'a suivi me dit :


Garage Belge derrière le front.

       – « Excuse-moi, mon vieux...

       – Ah ! je t'en prie ! Va te coucher, soigne-toi...

       Nous nous expliquerons plus tard...

       – Tu ne peux pas comprendre !

       – Laisse-moi tranquille !... Pas un mot !. .. Grâce à toi, nous passons pour des maladroits !... C'est idiot !...

       – Ecoute-moi !

       – Non... non... et non... J'aurais mieux fait de ne pas t'emmener avec moi !...»

       Exaspéré, avec la rancune de notre échec, je lui jette…

       « Si une autre fois tu as encore peur... il faudra faire ton deuil de l'aviation !...

       – Avoir peur !... Tu dis que j'ai eu peur !... »

       Il a bondi sous l'outrage, et se rapprochant de moi !

       « Sais-tu qui est dans ce village ?... Dis, le sais-tu ? Eh bien !... Il y a maman... Tu entends ma mère ! Est-ce que je pouvais tuer ma mère…

       – Ta mère !

        Oui... maman... »

       Et brusquement, je me ressouvins. La mère de V... était allée se reposer en juillet 1914 dans ce village lorrain, où elle avait des parents. Surprise par l'invasion, elle n'avait pu revenir, et l'horrible fatalité de la guerre voulait que son fils fût envoyé pour une œuvre meurtrière, au cours de laquelle elle pouvait succomber, frappée par lui !...

       ... Je ressens la torture de mon camarade ; oh ! les tragiques minutes vécues avec moi son pilote,  qui, ne comprenant rien, le brusquait, pour arriver à lui forcer la main.

       Je vois cette mère française, prisonnière des Allemands, apercevant brusquement par une après-midi claire, les cocardes d'un avion tricolore se détacher en plein ciel, comme le drapeau de sa patrie : Je la vois frémir d'orgueil maternel à l'idée que c'est son fils – l'instinct lui dit que c'est son fils – l'instinct lui dit que c'est son petit – qui, narguant les canons boches, vient la saluer. Je vois dans ses yeux ,ses pauvres yeux brûlés par les larmes amères de l'exil, monter les larmes douces de la joie et de la fierté !... Qu'importent les horreurs de l'invasion, les misères de l'occupation, l'angoisse du lendemain !.... Qu'importe tout cela !... puisque son fils... son fils glorieux lui apparaît dans le couchant rouge et or comme le symbole vivant des revanches prochaines !... Puis... tout à coup l'explosion !...

       Et. je vois cette mère... cette femme qui ne comprend plus, et qui, folle maintenant, regarde s'écrouler son beau rêve dans le tumulte d'un bombardement !

       ... Je suis entré ce soir dans la chambre de V... Tout habillé sur son étroit lit de camp, il dormait, le corps secoué de mouvements, nerveux ; une plainte sourde s'exhalait de ses lèvres séchées par la fièvre et comme je m'approchai de lui, je l'entendis murmurer, douloureux et sauvage :

       « Maman !... Il a tué maman ! »

*

*               *

       Depuis plusieurs jours, de G... , notre grand chef « popotier », le gérant magistral de cette chose infiniment délicate et complexe qu'est une popote, ne s’appartient plus ; de fréquentes conférences avec le cuisinier le retiennent. Crayon et bloc-notes en mains, il aligne des chiffres, hoche la tète, et un pli soucieux barre son front ; puis il commande un tracteur et se rue à une allure vertigineuse vers une direction inconnue...

       De grands événements se préparent. V... , le sympathique V... , mon observateur fidèle, reçoit tout à l'heure La Croix de guerre avec palme et ce soir, dans l'intimité, « entre nous », nous nous proposons de fêter dignement le nouveau décoré.

       C'est pourquoi de G... , grand organisateur de ces réjouissances, mène une existence si agitée. Il veut que ce soit très bien… que rien ne cloche, et les moyens dont-il dispose sont restreints…

       ... Quatre heures de l'après-midi... Sur le terrain, d'un côté les mécaniciens en « bleus » de travail, de l 'autre le personnel navigant... Un peu en avant, V... , seul.

       Le capitaine arrive ; un « Garde à vous ! » discret ; nous rectifions à peine la position... , On est en famille !.. , et la voix douce de notre chef s 'élève :

       « Mes chers amis, je vous ai réunis pour vous faire part d'une bonne nouvelle… Voici la dépêche qu'on m'a transmise du Grand Quartier Général :

       « Citation à l'ordre du jour des armées. V... (Jean), observateur bombardier de l’escadrille n° …

Depuis la formation des groupes de bombardements n'a cessé de se signaler par son courage  et son mépris le plus absolu du danger. A pris part à tous les grands raids. Le 20 décembre, quoique malade à la chambre, a tenu à accompagner son pilote dans une mission spéciale, faisant ainsi preuve de la plus grande abnégation et du plus patriotique dévouement. »

« V... , au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous décorons de la Croix de guerre. » .

       Cette cérémonie, sans drapeau, sans musique,  sans défilé, est infiniment poignante dans sa simplicité.

       Après avoir agrafé, sur sa poitrine la croix de bronze, le capitaine met sur ses joues deux bons gros baisers sonores ; pour la première fois V... est ému ; au léger tremblement de ses lèvres, à la crispation involontaire de ses mains, on sent que cet éternel gouailleur au sourire ironique, qui se plaît à afficher un scepticisme de bon ton, est touché, profondément...

       Je me remémore le courage tranquille dont ce délicieux garçon a fait preuve en maintes circonstances ; je le revois sifflotant son « Ragtime » favori dans le « crapouillage » des obus, me réconfortant d'une bourrade amicale après un « coup dur », conjurant le mauvais sort par un coq-à-l’âne, et saluant les balles d'une galipette !...

       Et le capitaine ajoute :

       « Cette distinction m'est particulièrement chère, avec la citation de V … » tout le personnel navigant de l'escadrille se trouve maintenant décoré ; la gloire qui en rejaillit sur moi, c'est vous qui me l'avez gagnée, et vous resterez toujours la plus belle escadrille que j'aie eu l'honneur de commander. »

       Après quoi, V... passe, de mains en mains et finalement nous le portons en triomphe.

       ... La salle à manger est somptueusement décorée ; dans les angles, des branches liées par des rubans tricolores ... Sur la table – un drap de paysans, raide, au grain dur – des fleurs de Nice ... des fleurs frileuses (c'est l'une des surprises de G...) jaillissent des vases primitifs que sont des douilles de 75.

       Nous sommes réunis ; au centre, le capitaine en tenue de gala, avec sa brochette de décorations ; en face de lui, V... , le héros de la soirée, inaugure -- noblesse oblige – un uniforme « gris souris », qui laisse loin derrière lui les kakis des Tommies « high life » !

       Pêle-mêle, au gré des sympathies, les « anciens », les survivants de treize mois de bombardements et de grands raids ; le lieutenant de M... , un des jolis noms de la vieille France, dont l'avion porte les couleurs de son écurie de courses ; le lieutenant H..., son père est le banquier aux faillites légendaires ; la Légion d'honneur du fils rachète un peu les ... erreurs du papa ; P... , immense, jovial et bon garçon, le revuiste aux revues centenaires ; T..., médaillé du Salon, l'un des espoirs de la jeune peinture, qui traça les différentes phases de la vie de l'escadrille en fresques lumineuses qui ornent notre home ; de G..., déjà présenté, ingénieur, directeur d'une importante verrerie ; puis, les nouveaux, les jeunes pilotes ou observateurs, qui sont venus de l'arrière combler les vides, remplacer de Losques, descendu par un aviatik ; Niox, prisonnier en revenant de Trèves ; Jacquillard, Levillain, Guilloteaux, victimes d'accidents mortels au cours de vols d'essai ; le capitaine Féquant, dont on connaît la mort glorieuse..., d'autres encore !... Ils sont venus à nous, modestes et confiants, les gosses, les « bleuets » de l'aviation, mais tous cités, ce sont des vieux maintenant ; ils fument la pipe anglaise bourrée de tabac jaune, et leurs « leggings » sont culottés !...

       Et l'on cause, on plaisante, on blague, raillant gentiment les travers de chacun...

       « Dis donc, P... Après la guerre, tu nous inviteras à la première revue ?

       – Ma première revue sera une opérette... son titre est secret... « La Fille de l'Air »... Très aviation !... Qu'en pensez-vous ?..

       – Mes enfants, insinue de M... , je vais vous donner un bon tuyau... Quand vous fréquenterez à nouveau le turf, vous pourrez jouer les yeux fermés les produits de Mandoline III et de Rataplan !

       – Tu fais de la réclame pour ta casaque !... »

       On commente le dernier dessin de Forain, la férocité du « Tigre », la baisse du mark, les scènes de la « dernière » de Rip ; jamais, sous peine d'amende, on ne fait allusion au « métier ».

       Le capitaine, ancien officier de spahis, nous conte des histoires d'Afrique, chaudes, colorées et tendres ; nous revivons les pages de Loti et de Myriam Harry embaumées de mimosa...

       Dans le feu des conversations, sous l'impression résolument optimiste que crée une table abondamment servie, nous oublions la guerre au front... Les dangers courus, le grand X de l'avenir...

       ... La sonnerie du téléphone dans le bureau contigu rompt brusquement le charme ; silence... anxiété... le secrétaire entre, affairé :

       « On entend un bruit de moteurs du côté de la forêt de Champenoux... »

       Le capitaine donne quelques ordres.

       « Sans doute une erreur des postes de signalisation... avec la brume qui règne... les Boches doivent rester « pénards » !... »

       ... La sonnerie retentit à nouveau ; le capitane se précipite, nous le suivons...

       « Allo !... Oui... capitaine commandant ! escadrille de garde... Ah !... Bien ...  merci... »

       Il raccroche froidement le récepteur et nous entraîne vers notre salle de réunion.

       « Messieurs, un zeppelin est signalé se dirigeant de Moncel sur Nancy ... Les Boches sont vraiment des trouble-fête... Nous allons leur faire payer chèrement le désagrément qu'ils nous causent, et levant une coupe :

       « A votre santé, messieurs !... et à nos succès !... Je bois aux Médailles militaires que vous allez essayer de gagner cette nuit... »

       Le champagne pétille, les verres tintent...

       Dehors, il fait doux... presque lourd ; à 1000 mètres, la brume cache la moindre étoile...

       Des phares sont allumés,… des feux courent sur le champ... des ombres s'agitent. V... et moi, nous grimpons hâtivement dans la « carlingue ».

       « Tu y es ? crie mon premier mécano.

       – Quand tu voudras ! »

       Un tour de manivelle... le moteur crache... s'essouffle... renifle... puis s'établit à un régime régulier...

       Nous l'écoutons anxieusement ; je suis ses pulsations au compte-tours éclairé par une petite ampoule électrique.

       Le moteur !... C'est lui qui décidera de notre sort celte nuit ; même le jour, la panne de moteur entrainant un atterrissage en campagne est toujours une chose délicate ; de nuit, c'est la mort.

       « Il tourne « rond »… »

       ... Le capitaine, en tenue de vol, s'approche.

       « Vous connaissez la direction du zeppelin ? Je ne puis vous en dire davantage... Liberté de manœuvre... Ne le poursuivez pas en territoire ennemi... Soyez prudents... Bonne chance !... »

       Nous le saluons... Je pense à l' « Ave César »... Cette chevauchée nocturne, le contraste du « tout à l'heure » et de « l'à-présent » ne manquent pas d'une certaine grandeur tragique, et la fusée de départ qui projette vers le ciel sa brillante étoile nous fait penser à la nôtre, à la bonne étoile qui nous protégera !...

       « Enlève les cales !.. »

       ... Plein moteur… Nous roulons sur la piste éclairée... On décolle .

       « Drôle de fête !...

       – Plutôt !... Charmante soirée !... »

       Au-dessus de Nancy ; une grande cuvette noire l'ennemi signalé, les précautions ont été prises ; les projecteurs balaient le ciel, s'évertuant à trouer le plafond de nuages qui le bouche.

       ... Nous montons rapidement suivant la direction indiquée... Onze cents mètres... Le zeppelin n'a pas été repéré, car les projecteurs tournent inlassablement sans se fixer sur aucun point. Je regarde une dernière fois les feux de position du terrain d'atterrissage. J'aperçois les avions de nos camarades qui prennent leur hauteur.

       « On y va ?

       – En douce ! Ah les cochons qui nous ont fait avaler du champagne comme du « pinard ! »

       ... Nous pénétrons dans le royaume des ombres... Tension de tous les nerfs poussée à l'extrême... Les yeux scrutent en vain la brume, cherchant la lueur, l'indice qui décèlera le pirate ; les oreilles recueillent, angoissées, le son du moteur,  battements du cœur de notre oiseau...


Le Lieutenant aviateur George.

       Nous montons ... Rien !... L'humidité nous pénètre... Le froid nous gagne... Le vent, assez rapide jusqu'à 1000 mètres, est insignifiant plus haut, ce qui explique la tentative de nos ennemis.

       « Ecoute !... il y a quelque chose...

       – Non... Rien…

       – Réduis les gaz pour mieux entendre... »

       .Je ramène la manette en arrière avec quelque appréhension... Si le moteur allait ne pas « reprendre », nous « plaquer ».

       900 ... 800 tours... En effet, V... a raison. Un bruit de moteur s'entend très nettement, couvrant presque le ralenti du nôtre !

       Nous sommes près de lui, il n'y a aucun doute ; V… fiévreusement, prépare sa mitrailleuse et ses fléchettes incendiaires... Rien... toujours le noir... Cette chasse à l'aveuglette est extrêmement prenante... Je louvoie, cherchant la direction où le vrombissement s 'amplifiera... Nous sentons l'ennemi proche... Nous voudrions nous colleter avec le monstre dans une lutte implacable, et nous ne pouvons que tourner inlassablement dans la nuit muette, tendus désespérément vers un but qui se dérobe…

       ... Le bruit faiblit, s'éteint ; le zeppelin a dû monter ou descendre brusquement de plusieurs centaines de mètres.

       « Grimpons !... »

       ... Le froid.; l'horrible froid nous griffe, nous mort nous tenaille...

       « T'as de la veine d'être rasé ! j'ai des glaçons plein ma moustache ! »

       ... Nos yeux pleurent...

       « Dix-huit au-dessous, annonce V... flegmatique, après avoir consulté le thermomètre...

       – Ah ! la Riviera !... »

       ... Nous sortons des nuages... Toutes les étoiles scintillent dans l'air pur des hautes sphères ; le monstre est toujours invisible… Les heures passent dans une ronde décevante ; chaque minute, le froid nous saisit davantage, nous imprègne un peu plus ; les mains et les pieds, démesurément lourds, douloureux à remuer, obéissent mal aux sollicitations.

       « Plus qu'une heure d'essence ?

       – Il faut rentrer...

       – Il nous échappe !

       – Les copains auront été plus heureux.

       – On n'est pas veinards !..

       – Oui... Quelle « poisse » !... »

       La couche de nuages est retraversée... Plus de projecteurs, mais les feux de position sont visibles... Une rapide spirale nous mène au-dessus... et nous atterrissons sans difficulté...

       « Enfin !... C'est vous !. .. Seul le capitaine n'est pas encore rentré...

       – Le zeppelin ?

       – P... seulement l'a aperçu quelques minutes... de loin ;... Il regagnait la frontière... le brouillard, de plus en plus épais, l'effrayait « sans doute ! »

       Le capitaine ne rentre toujours pas !... Il est parti le second, avec le caporal R.... comme observateur.

       Des groupes se forment... on parle bas...

       « Il avait cinq heures d’essence... Voilà bientôt six heures qu'il a décollé », annonce le sergent mécanicien.

       D'affreux pressentiments nous assaillent... Seigneur ! Seigneur !.... Si Votre volonté s'est accomplie, soyez clément à leurs âmes légères ; après avoir essayé tant de fois d'escalader le Ciel, ils sont enfin montés jusqu'à vous !...

       Le lieutenant de M... qui, au téléphone, attend des nouvelles, arrive...

       « Notre capitaine n'est plus... Ils sont morts tous deux... Ils ont capoté à l'atterrissage sur la forêt de Haye. »

       Pas un mot... Nous nous regardons et les yeux interrogent : « A qui le tour ? » Après des débuts heureux, notre escadrille a été durement éprouvée ; la liste des disparus s'allonge et de nouveaux feuillets viennent grossir notre livre d'or dont de Losques peignit la couverture et écrivit de son sang la première page ! A qui le tour maintenant ? Quel est celui dont les heures sont désormais comptées ? Quel est le nom qui va s'ajouter à ceux composant l'humble légion anonyme des aiglons aux ailes mortes !... A qui le tour de faire pleurer des yeux aimés et d'arracher des larmes, même à ceux de ses ennemis !... A qui le tour ?

       Nous sautons dans les autos qui nous emportent vers la petite église où les corps de nos camarades reposent dans les plis d'un drapeau...

       … Le soleil se lève, rose et blond... très pur, très calme... heureux de vivre... comme un enfant !

*

*               *

       V... exulte ; ses vœux sont comblés. A force de prier, de supplier, d'intriguer, il a réussi ; il est élève pilote. Il n'ira même pas dans une école ; il passera son brevet sur le front et j'ai été désigné pour lui donner des leçons de pilotage.

       Ses progrès sont très rapides ; depuis bientôt un an il monte comme passager ; c'est un habitué de l'air, il a acquis la connaissance du nouvel élément. C'est presque un pilote ; il ne lui reste plus qu'à apprendre la partie matérielle de la conduite de l'appareil. Il a fait du « rouleur », puis des lignes droites, enfin des cercles, des huit en « double commande », sans rien casser.

       Toute l'escadrille suit avec un intérêt croissant les débuts de notre camarade ; j'éprouve une réelle fierté de mon sujet, de mon « poulain », et l'on ne ménage les compliments ni à l'élève ni au maître.

       Au commencement de l'apprentissage, j'ai eu quelques appréhensions ; sa nervosité habituelle, son étourderie légendaire m'effrayaient un peu ; je fus vile rassuré ; dès qu'il était boudé sur son siège, c'était un autre homme, tout de flegme et de sang-froid.

       Aussi, ce soin, il va profiter de la tombée du vent pour passer une partie de son brevet, épreuve de hauteur et descente en plané !

       Notre popote est en fête ; le personnel navigant est là au grand complet.

       « C'est une vraie première !...

       – Aussi, vous me ferez le grand plaisir de nous donner une répétition générale indique le capitaine ». Il est convenu qu'avant l'épreuve je ferai un tour avec V… afin de m'assurer une dernière fois s'il a l'appareil bien en mains.

       Nous nous préparons au départ.

       « Si tu savais comme je suis content, mon vieux !.. Non... tu ne peux pas te faire idée !

       – As-tu prévenu ta fiancée ? »

       Car V... est fiancé depuis quelques jours à une petite Parisienne intrépide qui n'a pas craint de venir au front, attendre, en compagnie d'une vieille parente indulgente, l'heure de son bonheur.

       « J'ai fait mieux que ça... Elle est depuis ce matin à la « Gueule du Loup », l'auberge qui est au bout du champ ; des fenêtres du premier étage, elle verra très bien mon vol.

       – Pas d'excentricités !...

       – Je lui ai promis d'être sage ; elle a brodé elle-même mes insignes de pilote, aussi se fait-elle une joie de les coudre au col de ma vareuse. »

       ... L 'hélice tourne.

       « Quand tu voudras !

       – Hop ! »

       ... Départ... Assis derrière lui, je suis ses mouvements ; je les épluche un à un, avec une attention soutenue. Pas une faute ; décidément le « manche » et lui sont de grands copains.

       « Regarde ! »

       Nous passons à cent mètres au-dessus de la « Gueule du Loup » et nous voyons à une fenêtre un mouchoir qu'on agite.

       « Ça va ?

       Ça colle !... Ça « gaze » ...

       – Tu te sens bien…

       – Epatement...

       – Alors rentrons... Si tu le veux... tu pourras repartir seul. »

       ... Atterrissage... Sur mes indications les mécaniciens revoient toutes les commandes... Derniers conseils.

       « Ne t'emballe pas...

       – Ne coupe pas brusquement 1'allumage... Réduis le gaz progressivement et pique doucement... Aie toujours soin de piquer en virant...

       – Ne t'amuse pas à des virages trop serrés.

       – Ne nous fiche pas la frousse !

       – Songe que tu as du public...

       – Comme les grandes vedettes, tu fais recette ... »

       ... Il ne parait pas nous entendre ; ses yeux brillent d'un éclat singulier ; il est grave, recueilli ; par le monde il va se passer une bien petite chose, mais immense pour lui. Il va communier avec le ciel ; l'angoisse de ce mystère est telle qu'il en est transfiguré, et comme un jeune Dieu il va s'élancer vers la nue.

       ... Poignées de mains...

       « Es-tu bien sûr de toi ?.. Veux-tu attendre ?

       – Pas de regrets ?...

       – Des regrets ?.. Ah ! mon vieux, me jette-t-il avec un accent de triomphe... des regrets ? ... Mais c'est le plus beau jour de ma vie…

       – Ne monte pas trop haut... Juste ce qu'il faut pour le brevet.


Atelier de construction des hélices.

       – Bah !.. On n'en est pas à cent mètres près ? Et avec une belle insouciance : – Où ne monterais-je pas ?... D'ailleurs avec notre fétiche !... » et il me désigne la poupée alsacienne qui nous a si souvent protégés en dépit de toutes les embûches de l'air et de ses complices : le fokker et le canon.

       ... Il est parti après un décollage dans les règles.

       « Votre élève vous fait honneur... Sa ligne de vol est irréprochable » constate le capitaine, qui le suit à la jumelle.

       J'ai le cœur serré ; je ne puis m'empêcher de me détendre d'un affreux pressentiment. Je pense à sa fiancée qui, là-bas, à sa fenêtre, doit éprouver des sensations semblables aux miennes, en priant Dieu d'être bon, d'être clément.

       On a beau reprendre le refrain facile et consolant : « C'est la guerre !.. C'est la guerre ! «  Si les destinées d'une vie humaine sont un infiniment petit par rapport à celles de la nation, elles ont gardé toute leur valeur pour ceux dont elle assure indifféremment le bonheur ou le malheur, mais du moins la raison de vivre, car seule la vie peut créer de la vie.

       « Il coupe l'allumage !...

       – Il a certainement dépassé la hauteur du brevet... » .

       ... Maintenant, il descend moteur arrêté en spirales très régulières...

       « Mes enfants, c'est un « as » qui vient de se révéler... dans trois mois, il nous fera la pige à tous !

       – Qu'est-ce qu'il fait donc ?

       – Il a dû allonger un peu trop sa dernière spirale, à moins que le vent ne l'ait déporté.

       – Il va être juste pour se poser...

       – Il s'en aperçoit, car il remet les gaz... »

       ... En effet, le moteur reprend ; nous respirons quand brusquement, alors qu'à deux cents mètres il s 'apprête à piquer pour atterrir, une gerbe de flamme jaillit de l'appareil, tandis qu'une trainée noire le suit.

       « Le feu !... Le feu !... »

       Nous sommes fous ; les uns se bouchent les yeux pour ne pas voir, d’autres s’arrachent les cheveux, d’autres encore lèvent leurs poings serrés vers le ciel.

« Le feu ! !... Le feu ! ! ! »

       L'appareil, comme une torche, s'effondre ; on sent néanmoins que son pilote maitrise la chute. Il n'est plus qu'à vingt mètres, quand une boule s'en détache tournoie deux fois et vient s'aplatir en même temps et à quelques mètres des débris carbonisés du biplan...

       La première stupeur passée, nous nous précipitons vers le corps de notre ami.

       Les yeux sont grands ouverts ; il n'est même pas évanoui.

       « Ne me touchez pas !... ne me touchez pas !... Vous me feriez trop de mal !... »

       Les infirmiers accourent avec les brancards.

       «  Non... non... laissez-moi... je vous en prie... laissez-moi... Mon vieux... mon vieux... veux-tu me tourner de ce coté-la ?... »

       Mes yeux vont à la direction qu'il m'indique... J’ai compris ; il veut regarder une dernière fois l'endroit d'où sa fiancée l'avait vu monter vers le ciel, puis s'écrouler...

       « La poupée !... Ma poupée ! murmure le mourant en désignant dans l'herbe notre poupée fétiche brisée dans la chute, et je pense instinctivement a celle qui devait être sa femme, à sa poupée de chair, brisée elle aussi !...

       – Quelle guigne !... quelle poisse !  crois-tu mon pauvre gros... J'ai rien compris... Le feu !... je ne sais pas ce qui s'est passé... mais quand j'ai vu qu'il n'y avait plus rien à faire, je me suis vidé... je n'ai pas voulu crever grillé. »

       ... Nous sommes là, stupides, figés par la douleur, je tiens entre mes doigts une de ses mains, si molle qu'elle doit être horriblement cassée. Nous réussissons à le transporter à l'infirmerie ; au moment d'en franchir le seuil, il dit d'une voix très calme :

       « Je n'en sortirai que les pieds devant... »

       Puis avec un pauvre sourire :

       Tout de même pas rigolo de mourir à mon âge !... »

*

*               *

       Six heures matin :

             Mademoiselle,

       Je viens de fermer les yeux à votre fiancé, à mon ami, à mon camarade de guerre. Ainsi que je vous l'ai fait savoir dans le courant de la nuit, il n'y avait rien à tenter ; sachez seulement que sa fin fut très douce, la morphine ayant engourdi ses souffrances.

       Il s'est réveillé vers deux heures ; le premier mot qu'il prononça fut votre nom, puis il se tourna vers moi et voici ses dernières paroles :

« Mon ! pauvre vieux... c'est fini... Si... si... je le sais ... ce n'est pas le premier « gadin » que je ramasse... mais ce coup-ci... c'est le dernier... j'en ai pour une heure... deux peut-être... et puis après.... en voiture !... pour... pour je ne sais, pas... peut-être quelque chose d'épatant !... Après tout... on ne sait jamais !... Voici ce que j'attends de toi... de ton amitié... Après la guerre, tu essayeras de retrouver ma maman qui est là-bas, de l'autre côté des tranchées ; tu lui remettras ma Médaille militaire et ma Croix de guerre avec le motif de mes citations... J'ai pu jadis lui causer bien de la peine. En les lisant, elle éprouvera beaucoup de joie. L'une effacera l'autre... Tu donneras à ma fiancée l'aigle d'or que le capitaine m'a remis à mon premier bombardement et que depuis je n'ai jamais quitté... Qu'elle le porte en souvenir de moi... Je la remercie d'avoir illuminé les derniers jours qu'il me restait à vivre... Surtout qu'elle n'ait pas trop de chagrin... C'est la vie... vois-tu et c'est surtout la guerre...

       « C'était mon tour de payer... j'ai payé... Maintenant adieu mon pauvre gros... Ça devait finir comme ça... Toi tu restes... Pleure pas, va ?... A quoi bon les larmes ?... Tu retrouveras un autre observateur... Faudra bien le choisir par exemple... un type « rigolo ». Quelle «  bûche ! » Quelle « bûche ! » j'ai prise ! Je ne m'explique pas... Enfin !... Enfin !... Oh !... le feu !... feu !... »

       Il parut réfléchir, puis ajouta :

       « Tu partageras mon argent entre les mécaniciens : »

       Le coma le reprit ; le major ouvrit la porte ; dans l'étroit couloir de l'infirmerie, les camarades d'escadrille, capitaine en tête, attendaient l'horrible dénouement. Sur un signe, ils entrèrent et, un genou en terre, se groupèrent au pied du petit lit de camp.

       ... Une heure passa... Tout à coup, il ouvrit les yeux, et ses prunelles dilatées se fixèrent sur les choses et sur les gens.

«  Merci, fit-il... merci... mais fallait pas... fallait pas... vous déranger pour moi... »

       L'aurore vint blanchir les carreaux de la fenêtre, une fusée de signalisation éclata dans le ciel.

       « Un Boche !... s'écria-t-il en essayant de se redresser... Un Boche !... Allez-y !... Mais allez-y donc ! ! »

       Alors il mourut...

       Dans la matinée, avec notre infirmier, qui pleure comme une femme de tout son cœur compatissant, je l'ensevelirai ; je croirai interpréter votre plus cher désir en mettant votre photographie sur sa poitrine.

       J'ai tenu à vous donner tous ces détails cruels, car je suis certain que vous me les auriez demandés.

       Je perds un frère d'armes glorieux, un compagnon que je ne pourrai jamais remplacer ; votre devoir est la mienne, nous nous comprenons sans nous plaindre.

Votre dévoué.

       P S. - Le cortège passera au pont de Malzéville demain à dix heures.

 

       ... Devant un avion, l'autel est dressé... Les territoriaux en armes montent la garde... Sur une prolonge d'artillerie, le cercueil, sous un drapeau et sous des roses... Tous ceux que le service ne retient pas sont là, muets et pâles, la prière du prêtres s’élève, très pure dans l'air calme... au loin, le canon tonne comme pour une salve d'honneur...

« Requiescat in pace »…

       Par les lacets de la route stratégique nous descendons vers Nancy. Sur le pas des portes, les femmes se signent... aux grilles des jardins, les glycines secouent leurs grappes parfumées...

       Au pont de Malzéville, limite du territoire militaire, des civils se joignent à nous. V... était très populaire à Nancy ; peu le connaissaient personnellement, mais tous avaient entendu son nom mêlé à un acte de bravoure ou à une énorme gaminerie. Aux carrefours, les gens s'arrêtent :

       « C'est un aviateur !...

       – Oui ... c'est V...

       – Paraît qu'il est tombé devant sa fiancée...

       – Sans doute cette jeune fille blonde en grand deuil.

       – Quel chic enterrement !

       – Jamais on a vu tant d'officiers !

       – Y a même le Préfet. »

       ... Le cimetière du Sud... Le carré des aviateurs.. :

       La fosse happe sa proie....

       Les discours: d'abord le capitaine ; la feuille tremble au bout de sa main gantée.

       « Un enfant... la fatalité... nous ne l'oublierons jamais... exemple pour tous... en avant quand même !...

       Il va pleurer ,alors il s'arrête ; puis le Préfet prononce, quelques paroles émues.

       Très bas, des avions passent ; ce sont ceux de garde qui viennent saluer le camarade défunt. Dors, mon brave, ami ! Dors sous leurs ailes, ces ailes que tu as tant aimées, aimées jusqu'à la mort !...

       … C'est fini.

*               *

*

       Des plaintes tristes où pousse une herbe anémique, parsemées de petits bois de pins aux formes géométriques... la Champagne Pouilleuse.

       Depuis deux jours, le vent souffle, irrégulier, et nos grands oiseaux se plaignent en tirant sur leurs amarres.

       Impossible de sortir. Ce matin, un avion de chasse a tenté un vol pour « tâter le plafond. » Au retour, le pilote avec un geste découragé s'est écrié :

       « Rien à faire !... j’ai été retourné comme une crêpe plus de dix fois !... »

       Cependant le vent nous apporte la rumeur d'une canonnade ininterrompue. Nous savons que le généralissime a décidé une action énergique sur cette partie du front, afin de crever la ligne allemande.

       Nous savons que, depuis deux jours, nos camarades des tranchées attendent 1a minute tragique, ou ils jailliront du parapet pour déferler vers les fortins boches.

       Nous savons tout cela... et, sous la tente, honteux de notre inaction forcée, c'est distraitement par habitude, que nous continuons un interminable poker.

       ... Une moto stoppe... ;  vivement, sans quitter sa selle l'estafette lance :

       « Les pilotes et bombardiers... chez le Commandant... »

       Les cartes en l'air, nous bondissons jusqu'à la tente du commandant du groupe. Les pilotes et bombardiers des trois escadrilles sont réunis, et le capitaine L... nous dit d'une voix qu'il voudrait très ferme, mais qui tremble :

       « Mes amis... Dans une heure... vos camarades vont monter à l'assaut... Vous leur devez le réconfort moral de les accompagner dans cette attaque... Malgré la pluie... le vent..., nous allons essayer un départ... N'est-ce pas, mes amis ? »

       Puis brusquement:

       « Garde à vous !... »

       Nous rectifions la position, et, d'une voix hachée par l'émotion, le capitaine nous donne lecture de l'ordre du jour du général en chef...

       « Souvenez-vous de la bataille de la Marne... Vaincre ou mourir... Vive la France !... Vive la République !... »

       ... Les mécaniciens sont déjà affairés autour des « coucous ».

       Le temps d'enfiler la combinaison fourrée, le passe-montagne, de coiffer le casque... mon bombardier et moi, nous sommes installés dans la « carlingue ».

       Un bref dialogue avec le premier mécanicien :

       « Combien d'essence ?

       – Cent soixante litres.

       – Huile ?

       – Trente-cinq.

       – Eau ?

       – Le plein. »

Avec le bombardier :

       « Combien d'obus ?

       – Seize.

       – Assure tes percuteurs... Prends deux rouleaux pour ta mitrailleuse... on ne sait jamais. »

       – Ça y est. »

       Nous allons nous ranger en bataille, au bout du champ, face au vent.

       Il y a là, en ligne, trente biplans aux cocardes tricolores.

       Derrière, cinq monoplans de chasse pour nous soutenir pendant le bombardement et couvrir au besoin notre retraite.

       Deux heures moins cinq...

       « Frais tourner. »

       Un tour de manivelle du deuxième mécanicien qui saute aussitôt hors de l'appareil. Le moteur crache au ralenti... L'hélice ronfle... Chacun boucle sa ceinture assujettit ses lunettes...

       Deux heures…

       Un biplan court un instant, s'enlève... c'est le chef de groupe qui part en tête ; nous devons le suivre dans l'ordre, de cinq en cinq secondes.

       C'est notre tour... Je roule cent mètres... puis décolle... et le travail commence : bousculé, chahuté, balancé de remous en remous, presque retourné, les mains crispées au « manche », les yeux fixés au compte-tours et à l’altimètre.

       Enfin ! cinq cents mètres... Je respire ... Je ne redoute plus l'imbécile « plaquage ».

       « Ça colle ! me crie V... , mon bombardier, qui, flegmatique, me passe une cigarette toute allumée, à grands renforts d'allumettes-tisons. »

       ... Mille mètres... Nuages partout... Remous... glissades... montagnes russes... Ça secoue dur, mais on s'en tire !...

       « Où sont les copains ?

       – Je ne vois rien... mais on doit se retrouver.

       – Alors... plein Est... »

       Je me règle soigneusement sur ma boussole et continue la montée. La pluie maintenant. J'arrache mes lunettes, car je n'y vois plus rien, et mon camarade m'abrite la figure avec ses mains, car chaque goutte de pluie à la vitesse à laquelle nous marchons est une piqûre douloureuse et gênante.

       Deux mille mètres... Un froid de chien...

       « Bois un coup, me dit V... , me passant la fiole de cognac des grandes occasions...

       – Bois pour moi... je ne peux pas lâcher mon « manche »... Regarde l'huile..., les radiateur...

       – T'en fais pas !... Ça va ! »

       Je monte en spirales pour gagner encore quatre cents mètres.

       Trois heures... Je devrais être au rendez-vous... , mais où suis-je ? Au-dessous les nuages... une mer de nuages dont les teintes feraient pâmer un peintre... Ce n'est pas le moment... Je pique prudemment… Une déchirure dans le voile qui nous entoure… Un coin de terre...

       « Sainte-Menehould, assure V... » , puis me désignant des points noirs :

       « Sept... , huit... , douze copains... »

       Quelques virages... Nous nous groupons... Dix minutes passent... Nous sommes maintenant une vingtaine... Les manquants ont sans doute été obligés de revenir...

       Une fusée lancée par le chef du groupe, et en avant !... vers les Boche !...

       Les nuages sont un peu dispersés... La vision de la terre devient plus nette... Voici les premiers boyaux de communication, puis le fouillis inextricable des tranchées avec les éclairs, la fumée et la poussière des éclatements que l'on n'entend pas à cause du ronflement du moteur. Au-dessous se déchaine la formidable bataille dont on ne distingue aucun détail et dont on ne perçoit aucun bruit.

       Tout à coup, à 50 mètres en avant, un globe blanc... Broum... Un bruit sourd... La danse commence !...

       Trente, quarante, cinquante coups ; A droite, au-dessus, au-dessous... autour des camarades.

       « Et l'on dit qu'ils manquent de munitions ! » clame V... , toujours en verve.

       Dans la fumée, avec des éclatements, je suis tristement la ligne de chemin de fer, qui au-dessous de nous ondule le long de la Marne.

       Au loin, une tache grise et blanche... , la gare de ravitaillement, but de notre bombardement... Quelques minutes d’angoisse... moi crispé sur ma direction, V... sur les leviers des lances bombes.

       Je lève une main... Clac... clac... Les déclics jouent et notre cargaison descend... Ça y est !... La mission est remplie !... Vivement le retour... Je fais un virage sur l'aile un peu aventuré, mais le temps presse... Au loin, les camarades... Je mets tous les gaz... 1.350 tours, vent dans le dos... Nous filons à 140 à l'heure.

       Subitement V... me tape sur l'épaule et avec le sourire :

       « Aviatik derrière... deux cents mètres...

       – Seul ?

       – Oui, seul... Il gagne sur nous....

       – On y va ?

       – On y va. »

       Je tourne court de façon à lui faire tête... Si je réussis, il sera à la merci de notre mitrailleuse pendant quelques secondes, puisqu'il ne pourra riposter, ayant l'hélice devant.

       La manœuvre réussit.

       Tac... tac... tac... tac… tac... Mon passager tire… Tac... tac... tac... tac... tac... L'aura-t-il ? Tac…Tac… L'oiseau aux croix noires ne parait pas blessé Tac... Tac... Zut !... C'est raté ! C'est l'aviatik maintenant qui nous « possède ». V... , désespéré, se désole.

       « Ah ! le cochon !.. Je l'ai raté !... Il est donc blindé, l'animal !... Je le tenais ! Ah ! la rosse !... »

       Je pique à fond... L'aviatik fait de même et nous arrose.

       Bzi... Flac... Une balle démolit le porte-montre, à deux mains de ma figure.

       « Ca va mal !

       – Tu parles !... Continue de tirer... »

       Les balles pleuvent littéralement. Nous nous regardons anxieusement. Nous pensons au réservoir à essence Si une balle le perce... le feu !... Tout à coup V… hurle :

       « Il fout le camp ! !... Oui, un avion de chasse... un copain s'amène... Ah ! le chic type !... Tu parles s'il se débine l'aviatik !... »

       Ouf !... Respiration... Serrements de mains… Le temps-devient de moins en moins maniable… Les obus recommencent à éclater autour de nous... Aucune importance... Nous avons maintenant l'impression nette que « nous nous en tirerons » et nous chantons à tue-tête le « Tipperary ».

       Un quart d'heure passe... Une descente et des virages risqués, un atterrissage légèrement brutal – on ne fait pas ce qu'on veut par ce temps-là.

       Les camarades, les mécanos se précipitent... On compte les éclats d'obus... On relève la trace des balles V... s'arrache les cheveux d'avoir raté son Boche… Echange d'impressions... mission réussie.

       Les appareils rentrent un à un. Le soir tombe vite... On allume des feux. Un appareil n'est pas encore rentré... Anxiété... Qui est-ce ? H... et M... ; H... l'un des pilotes les plus audacieux de chez nous ; M..., son bombardier, un joyeux garçon, rose et blond, qui essaye des mots et des à-peu-près à 2.000 mètres au-dessus des lignes.

       Le temps passe... Un grand froid... On dirait une veillée des morts... Personne ne songe à se reposer, ou à diner... Neuf heures... Nous voilà à nouveau réunis – moins deux – sous la tente du capitaine, qui commence :

       « Messieurs, je vais vous donner connaissance de deux dépêches que je reçois à l'instant. »

       L'une, du général en chef, qui nous félicite. L'autre, d'un commandant de l'artillerie d'un secteur, nous informant que ses observateurs ont vu l'un de nos appareils s'abîmer dans les lignes allemandes, après un violent combat contre deux aviatiks.

       ... Des paroles émues, à voix basse...

       Aux yeux du capitaine, des larmes montent ; puis pour dompter son émotion il nous salue brusquement.

       « Je vous remercie, messieurs... »

       ... Nous sortons sans échanger une seule parole, absorbés par nos pensées.

       Il fait maintenant une nuit calme... grise et pâle ... Les pins sentent bon dans l'air apaisé, et, sous la lune, nos grands oiseaux blancs, aux ailes éployées, dorment... jusqu'à demain !...

 

       

 



[1] La Grande Guerre (deuxième)

[2] Marcel Nadaud. En plein vol. Edition Hachette, Paris.



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