Médecins de la Grande Guerre

Nous serons derrière !

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NOUS SERONS DERRIERE[1]


BRUXELLES (JUIN 1914)

       Dans la caserne de Gendarmerie de l'Avenue de la Couronne, c'est branle-bas de nettoyage. Les gendarmes frottent, lavent, astiquent. Les seaux d'eau sont jetés à toute volée dans les chambres. Les brosses raclent les pavés et font, gicler l'eau écumante. « Demain ; a annoncé le chef le général de Sellier de Moranville, commandant du corps et l'attaché militaire allemand passeront l'inspection de la caserne ».

       – L'attaché militaire allemand ! s'est exclamé un gendarme.

       – Mais oui. Cela vous étonne ?

       Le gendarme a réfléchi...

       – Non, a-t-il répondu ; cet attaché, comme vous l'appelez, vient voir combien il pourra, le cas échéant, loger, ici, de cavaliers allemands.

       – Que racontez-vous ?

       – Je raconte, chef, que d'ici deux mois, vous nous aurez conduits à la charge dans l'infanterie allemande.

       – Vous êtes fou, mon garçon ! a conclu le chef ; il y aurait lieu, je crois, de demander au docteur de vous faire mettre en observation. Allons plus de bêtises, je veux que tout soit propre.

*       *       *

       Un mois s'est écoulé. Dans la même caserne, c'est, maintenant, branle-bas de mobilisation. On distribue les bons effets. Les sabres et les yatagans grincent sur les meules à aiguiser ;  les paquets de cartouches sont fourrés,. fiévreusement, dans les sacoches et les bissacs des selles.

       Le soir, notre peloton est de service. Nous partons en ville, à cheval où doit avoir lieu une manifestation contre la guerre. Il pleut. Les passants penchent leurs parapluies pour nous regarder passer. Bien campés sur nos montures, nous prenons un air imposant. Quelques cris fusent : « Vive la gendarmerie~! » Un frisson nous secoue.

       En ville, il flotte une espèce de fièvre. Nous ne trouvons pas trace de manifestation, mais, vues à la clarté des réverbères, toutes les faces sont pâles. Derrière ces masques blafards on devine une sourde inquiétude.

       Sabre au poing, nous sommes arrêtés sur une place. Sur deux rangs, notre peloton s'aligne impeccablement.

       Placé au second rang, je me sens, soudain, tiré légèrement par la jambe. Je me retourne. C'est un homme de mon village. Il m'interroge :

       – Sais-tu quelque chose ? Aurons-nous la guerre ? Mon fils Charles est rentré au 12ème de ligne à Liège. Nous vivons dans les transes. Allons, réponds-moi, dis-moi ce que tu sais.

       Et moi, qui suis convaincu que la catastrophe est proche et qui l'ai crié sur tous les tons à la caserne, je n'ai plus, ici, le courage de défendre mon opinion. Je réponds qu'il n'y a rien à craindre, que, même en cas de guerre franco-allemande, les Allemands n'oseraient jamais attaquer la Belgique.

       J'ai vingt-trois ans, et cet homme, qui en a soixante, m'écoute comme si j'étais un oracle. C'est drôle.

AOUT 1914

       En ville, les cloches sonnent l'alarme. L'armée allemande est entrée en Belgique. La nouvelle envahit la cour de la caserne, se répand dans les blocs, entre dans les chambrées. On se regarde, atterré. La guerre ! La guerre ! C'est la guerre !

       Cela m'entre dans la tête. J'essaie de me représenter la chose, mais, je n'ai, pour m'aider, que ce que j'ai lu dans les livres d'histoire. L'image que mon cerveau appelle ne vient pas.

       Brusquement, je pense aux miens :  à mon père, à ma mère, à mes frères. Ils habitent non loin de la frontière allemande et les histoires de Kaiserlics, racontées par les vieux au cours des veillées, me reviennent à l'esprit. J'ai peur.

       – Nous sommes foutus ! dit Desy, un camarade de chambrée.

       Mon orgueil se rebiffe ; je ne veux pas admettre que nous soyons foutus et je riposte :

       – Que te prend-il, toi ? Naturellement l’armée belge en face des Allemands n’existerait guère ; mais nous avons la France et les Français, mon vieux ce sont des soldats.

       – Oui, on l’a bien vu en septante.

       Je ne trouve rien à répondre et je sens la colère m’envahir.

       – Oui, reprend Desy, nous sommes foutus. Dans tous les cas, je sens moi, qu’à la première rencontre, j’aurai une balle dans la tête. Si tu n’appelles pas ça foutu !...

       – Tu dis des bêtises Desy et si même ton pressentiment était juste, tu devrais dire : « Je suis foutu » et ne pas nous importuner avec tes idées macabres.

       – Tu ne sais donc pas ce que c’est : « La guerre » !

       – Le sais-tu toi ?

       – Oui.

       – Explique alors.

       Les autres qui sont dans la chambre avec nous, se sont approchés. Nous sommes là, une douzaine de jeunes et solides gaillards, entourant Desy et l’interrogeant du regard.

       Desy prend son temps : il allume sa pipe, puis enfin, dit :

       – Nous sommes tous, ici, de jeunes gendarmes. Notre instruction n'est même pas terminée ;  je suis le plus vieux et je n'ai pas vingt-cinq ans. Ecoutez- moi : La guerre est comme on dirait un « massacre des innocents ».

       Nous ouvrons de grands yeux.

       – Oui, reprend Desy, c'est bien cela, « le massacre des innocents »…

       – Tu parles comme la bible, interrompt Emond, un grand gaillard du pays gaumais.

       – Laisse-moi dire. Quand j'évoque « le massacre des innocents » je le fais à bon escient. Avez-vous vu dans les gares les régiments d'infanterie qui allaient s'embarquer ? Avez-vous observé les grenadiers qui ont logé ici deux nuits ?  Dites-moi : combien y avait-il de millionnaires parmi eux ? .. Vous ne répondez pas ?  Moi, je vais vous le dire : il n'y en avait guère. Le système du remplacement a fait, de l'armée belge, une armée de pauvres diables. Nos soldats sont pour la plupart des ouvriers ou de petits paysans et ce sont eux qui vont offrir leur poitrine aux balles et aux baïonnettes allemandes. Ah ! il n'en reviendra guère de ces malheureux ! Nous n'avons même pas deux cent mille hommes à opposer à la monstrueuse armée qui entre chez nous.

       – Deux cent mille hommes, bien décidés, ce n'est pas négligeable, lui fis-je observer.

       - Sais-tu s'ils sont décidés toi ?  Ils marchent parce que c'est la loi, la discipline. Oh ! ils se battront, je le sais ; ce sont des hommes élevés à la dure et ils ont du sang dans les veines, mais, je vous le répète : ce sont des innocents, des innocents !

       Nous restons rêveurs.

       – Et s'ils ne marchent pas, achève-t-il, nous autres, gendarmes. nous serons derrière pour les y contraindre ; on nous commandera et nous obéirons. Oui, nous serons derrière, et pourtant, que sommes-nous ? De pauvres diables, comme eux.

       – Ce rôle là ne me plait guère, objecte Emond ; j'aimerais mieux me battre.

       – On ne te demandera pas ton avis, termine Desy.

*       *       *

       Les jours passent... Nous sommes de plus en plus énervés. Emond est parti : il a été désigné pour la troisième division d'armée ; il est, sans doute, à Liège, dans la mêlée. Par les journaux, nous apprenons que les Allemands brûlent nos villages et massacrent leurs habitants et nous sommes, ici, avec une carabine et des cartouches sans pouvoir nous en servir. J'envie ceux qui sont là-bas.

       On nous cite Houba. C'était un jeune gendarme de notre levée. Il est mort en brave, nous dit-on, tué par les Allemands sur le seuil de la maison qu'occupait le général Leman.

       Dans la caserne, c'est un va et vient continuel des gendarmes arrivent, d'autres partent. Dix fois, on nous fait seller nos chevaux; dix fois aussi on nous les fait déharnacher. Fausses alertes.

       A la gare d'Etterbeek, nous arrêtons un jour, après une chasse mouvementée le long des hauts talus, deux individus signalés comme espions. La foule s'amasse et veut les lyncher. Nous les protégeons tant bien que mal. Pour ma part, j'attrape, d'une dame, un furieux coup de parapluie sur la tête, coup destiné à l'espion que je tiens par le bras, mais que je sens. Cela ne me met pas de bonne humeur. Arrivé dans la cour de la caserne, j'allonge deux gifles à l'individu qui hurle et cela me console.

       Le lendemain, les premiers soldats en retraite débarquent à la gare d'Etterbeek. Ils ont combattu à Liège. Hâves, les yeux remplis d'épouvante, exténués ils racontent, tant bien que mal ce qu'ils ont vu. C'est une débauche de renseignements contradictoires et de nouvelles invraisemblables.

       Les idées et les informations les plus folles sont accréditées. On raconte qu'on a placé quinze cents canons les uns à côté des autres, près de Waremme, et que là on va pulvériser l'armée allemande. D'autre part, les journaux affirment que l'ennemi n'entrera pas dans la capitale parce qu'on a couvert de tessons de bouteilles les principales routes y aboutissant et que, d'ailleurs, les vingt mille gardes civiques de Bruxelles suffiraient pour défendre la ville.

       Enfin, un soir, nous partons. Nous sommes les dernières troupes restées à Bruxelles ; en tout, trois escadrons de gendarmerie, soit deux cent septante hommes destinés, nous dit-on, à fournir des estafettes et des éclaireurs. Sale métier, trouve Desy.

       Nous sortons de la ville par la Porte de Flandre. Nous tournons donc le dos à l'ennemi. C'est humiliant quand même : nos cartouches nous tirent la cartouchière sur le ventre. On serait si heureux d'en brûler quelques unes. Une idée m'obsède : je 'n'ai jamais essayé ma carabine : j'ignore donc comment elle porte. Je sais que je suis adroit tireur : j'en ai eu les preuves au régiment et, parfois, en abattant un lièvre, la nuit. Mais voilà, je ne connais pas ma carabine, et une arme qu'on ne connaît pas, n'est pas une arme.

       Collard est mon meilleur ami. Il chevauche à côté de moi. Nous sommes entrés le même jour au corps de gendarmerie. Collard est un Ardennais, petit pour un gendarme mais râblé et fort en muscles. Il a assez mauvais caractère : pour un oui ou un non il est prêt à se battre. Il dit souvent que nous n'en formons qu'un à nous deux parce que nous n'avons chacun qu'une demi-tête.

       Je lui fais part de mon souci au sujet de ma carabine. « Il y a un moyen d'être sûr d'elle ; répond-il, c'est d'approcher assez près du but avant de tirer ! ». Dans la nuit, je le regarde de travers.

       Nous passons près de Grand-Biqard. Un oncle et ma sœur, une gamine de quinze ans, y habitent. L'idée d'aller leur dire au revoir me tente. J'en parle à Collard. « Tu ferais une bêtise remarque-t-il : parce que premièrement, tu ne retrouverais peut-être pas l'escadron et tu serais déserteur ! Douze balles dans la peau, ce ne serait pas trop pour un bougre comme toi ! Parce que surtout, tu irais les faire pleurer et, nous reviendrais avec le cœur à l'envers ».

       Je suis partagé entre le désir de revoir ma sœur et la crainte de ne pas retrouver l'escadron. Finalement, Je continue avec un serrement de cœur.

       Dans la matinée, nous sommes à Assche où nous avons mis pied à terre et donné de l'avoine à nos chevaux. Un avion allemand nous survole ; il décrit des arabesques. Nous tirons dessus ou, plutôt, à côté car il continue tranquillement son petit métier pour reprendre enfin la direction de l'Est où il disparaît.

       – Ce sale oiseau va aller raconter qu'il nous a vus, dis-je à Collard.

       – Il ne t'aura quand même pas reconnu va.

       La moutarde me monte au nez.

       – Tu me réponds toujours de travers ! Est-ce pour te moquer de moi ?

       – Et si c' était oui ?

       – Je t'enverrais mes cinq doigts à la figure.

       – Fais alors comme si c'était oui.

       Au moment où je lève la main, heureusement, un chef arrive. Son aspect nous remet d'accord ; nous tournons notre mauvaise humeur contre lui ; nous lui cherchons misère. Il s'éloigne en nous traitant de « républicains ».

       On remonte à cheval sans parler de dormir. Nous partons vers Alost ; c'est à croire que nous fuyons. Arrivés dans la petite ville, on distribue des billets de logement. Je reçois l'ordre de porter un pli à un officier des gardes-civiques resté à Assche. Je fais demi-tour et pars, au grand trot, sur la chaussée bordée d'arbres. Mon cheval fait sonner ses fers. C'est une brave bête, peu élégante, lourde de lignes même, mais dont les membres sont d'acier. Peu de chevaux de l'escadron peuvent le battre au trot et même à la charge. Il n'a qu'un défaut : c'est de me marcher volontiers sur les pieds, ce qui m'a déjà mis maintes fois en colère. Quand je fais mine de le frapper, il me regarde d'un air si bête que le n'ai jamais le courage de mettre mon geste à exécution. Je l’appelle « Le gros » non à cause de son corps, mais de sa tête qu'il a volumineuse.

       Sur la route, je croise des charrettes bondées de civils qui fuient devant l'ennemi. C'est triste à voir ces femmes, ces enfants, ces vieillards. Ils ont les yeux grands ouverts ; on peut y lire toute la crainte de ces gens qui vont vers l'inconnu. Une vieille femme fait un geste de bénédiction en me voyant passer ; je réponds par un salut militaire. C'est ridicule, mais je ne trouve rien d'autre à faire. J'interroge : on m'apprend que les Allemands occupent Bruxelles et qu'ils avancent vers Assche. Je n'ai plus de temps à perdre ; je mets mon cheval au galop ; sous les caresses des éperons il part comme une flèche.

       A Assche, je ne trouve pas de gardes-civiques. « Ils sont partis en auto vers Alost. » me dit un civil. Je fais le tour du village. A l'Est, j'entends de rares coups de feu. J'aurai probablement croisé l'auto sans la voir, me dis-je, et je repars vers Alost. Mon cheval s'énerve. On dirait qu'il craint quelque chose. Son instinct l'avertit-il d'un danger ? Je ne sais. Je le laisse faire et il part au galop.

       Je dépasse des charrettes de fuyards et je remarque que mon passage sème la terreur parmi eux. Ils se retournent épouvantés croyant voir, à ma poursuite, les Allemands. Pour les calmer, je retiens mon cheval et je continue au trot.

       A mi-chemin d'Alost, je retrouve l'auto des gardes-civiques, arrêtée au bord de la route. Les occupants discutent sur l'accotement. L'officier, à qui je remets le pli, porte un képi de général ; c'est presque un vieillard ; il tremble en prenant l'enveloppe. Il prend connaissance de son contenu et veut remonter aussitôt dans l'auto. Cela ne fait pas mon affaire. Je dois à mon retour à l'escadron être porteur de l'enveloppe signée, qui constituera la preuve de l'exécution de ma mission. J'interpelle poliment l'officier, lui demandant de bien vouloir signer l'enveloppe et me la rendre. Il ne me comprend pas ; je dois lui donner des explications. Finalement, il y trace quelques jambages illisibles et me la rend. Ma mission est terminée . je salue et je pars.

       Le lieutenant Lebrun commande notre escadron. C'est à lui que je remets l'enveloppe dès mon arrivée. Je lui rends compte également, de ce que j'ai appris en cours de route. Il me remercie et me fait remarquer que j'ai un bouton de ma tunique cousu à l'envers.

*       *       *

       Les autres n'ont pas davantage profité de leur billet de logement ; les escadrons sont déjà rassemblés sur la grand' place. J’entre dans un magasin où je demande deux morceaux de chocolat. La boutiquière m'en donne trois et ne veut pas mon argent ; elle pleure en me regardant. Je suis tout bouleversé en allant reprendre ma place au peloton, oubliant de lui dire merci.

       La nuit tombe quand nous partons vers Termonde. Je croque mon chocolat. Je veux en donner une ligne à Collard ; il refuse. « J’ai mangé a Alost » dit-il. Pour nous, il n'y a pas de service de ravitaillement. On nous paie notre appointement et nous devons subvenir à nos besoins. C'est plus commode pour ceux qui ont de l'argent. Quant à moi il ne m'en reste guère ; je n'ai rien touché depuis le 1er août, j'ai joué aux cartes et j'ai bu trop de bière à la cantine. Mais, bah ! je tirerai mon plan. Ne suis-je pas gendarme ?

       Sur la route, nous ne rencontrons personne et nous nous endormons sur nos chevaux. Je suis réveillé par une voix aux accents de tonnerre. « Où allez-vous ? » C'est le lieutenant Lebrun qui vient de me hurler dans l'oreille. Mon cheval a marché plus vite que les autres : je suis en tête de l'escadron. Je ne m'en rends pas très bien compte, je suis tout perdu. Mais le lieutenant Lebrun me fait reprendre mes sens en me traitant de « ramolli » et de « malheureux gendarme ».

       J'attends le passage de Collard pour reprendre ma place.

       – Je te croyais resté en arrière, me dit-il.

       – Non, j'ai voulu aller commander l'escadron, mais le lieutenant Lebrun m'a remballé.

       – Tu vas un peu trop vite ; prends patience, tu seras, peut-être, un jour lieutenant !

       – Je ne crois pas ; tout ce que nous pouvons espérer pour l'instant, c'est de conserver notre vie.

       – Je crois que nous marchons vers le Nord, fait Collard.

       – Oui, voilà l’étoile polaire.

       – Tu la connais ?

       – Oui, j'ai certaines notions d'astronomie.

       Je lui montre la grande Ourse et lui explique comment on trouve l'étoile polaire. Collard me regarde, je crois, presque avec respect.

       – Pourrais-tu me dire maintenant quel mouvement stratégique nous exécutons ? demande-t-il.

       – Nous fuyons !

       – T'es bête ! Nous faisons le tour grand assez pour prendre l'armée allemande par derrière !

       Nous rions ; les autres dorment. Nous sommes coiffés du bonnet à poils. Sous la clarté des étoiles, l'escadron forme une file de hautes silhouettes qui se balancent de gauche à droite et de droite à gauche.

*       *       *

       Pendant un mois, nous avons changé plusieurs fois de cantonnement, patrouillé dans tous les sens, sans avoir aperçu un seul Allemand. – Mais pendant ce mois nos officiers ont eu le loisir de nous classer, dans leur idée suivant notre valeur.

       Collard et moi n'avons pas bonne réputation. On nous a rencontrés ivres, un soir, que nous faisions la noce ; une autre fois, le lieutenant Lebrun nous a surpris à faire danser les filles au lieu de patrouiller : nous nous sommes battus deux fois ; enfin, on m'a vu voler des pommes dans un verger. Ce jour là le major Blondiau, qui commande les trois escadrons a parlé de me faire fusiller.

       Le lieutenant Lebrun est secondé par le lieutenant Marchal et le lieutenant Massin.

       C'est un hercule de cent et dix kilos doué d'une force prodigieuse. Il a une voix tonnante ; dans ses accès de colère il ferait trembler un régiment. Mais quand il est à cheval, son ventre dépasse le pommeau de la selle.

       Marchal est un superbe cavalier, ami des femmes et du bon vin, grand fumeur de cigarettes.

       Massin lui, ne se tait jamais : à tout propos il fait théorie à ses inférieurs, service judiciaire, équitation, règlement intérieur, etc. Sa langue ne s'arrête pas.

       Dans son langage imagé, Collard dit : « Nous  sommes commandés par un gros ventre, un fumeur de cigarettes et une vieille femme ! »

       Lebrun et Massin ne s'entendent pas toujours, ils se disputent parfois devant les hommes. Un jour, qu'ils étaient aux prises, il m'est arrivé de rire un peu fort. Je me les représentais nus : Lebrun avec sa grosse bedaine, Massin avec ses courtes jambes : ils vidaient leur différent à coups de poings. Maréchal servait d'arbitre et marquait les coups de la cigarette qu'il avait aux lèvres. Lebrun m'a entendu rire et a tourné sa colère contre moi.

       – Vous riez de moi ? a-t-il hurlé.

       Lâchement, j'ai répondu :

       Non, mon lieutenant.

       – Pourquoi riez-vous alors ?

       – Pour rien, mon lieutenant.

       – C'est la preuve toute claire que vous n'êtes qu'un idiot, a-t-il conclu.

       – Très juste, a ponctué Collard.

       Parfois, en regardant les officiers, je me fais des réflexions bizarres. Propres et bien sanglés dans leurs tenues faites sur mesure, ils ont quelque chose de raide dans leur allure. Leur physionomie montre leur souci d'en imposer aux hommes. C'est certain, ils ont quelque chose à dire et beaucoup de gendarmes les envient. Moi pas. Naturellement, à eux le prestige et la grosse solde, à eux l'autorité, oui mais ! A nous la coiffure placée de travers, à nous l'allure libre et la chanson, à nous l'insouciance, à nous le rire.

       – Je ne serai jamais gradé, dis-je à Collard.

       – Pourquoi ?

       – Parce que nous sommes les maîtres.

       Collard me regarde avec ahurissement : puis répond :

       – Va dire ça au lieutenant Lebrun, pour voir !

*       *       *

       A propos, nous sommes tous gradés. Pour sortir de Bruxelles nous, les jeunes, étions brigadiers ; notre nomination de maréchal-des-logis nous est arrivée quand nous étions à Gand. Là, nous avons trouvé le nécessaire et avons cousu un galon d'argent sur nos manches. Notons qu'au corps de gendarmerie, le grade de maréchal-des-logis ne compte pas ; à part une légère différence de solde, il n'y a rien de changé dans notre vie : nous sommes toujours astreints au même service et aux mêmes corvées. Pour commencer à devenir quelques chose, il faut être, au moins, premier maréchal-des-logis. Bref, nous sommes gendarmes, rien de plus.

*       *       *

       – Vous et vous à cheval, vous devez partir en reconnaissance !

       – C'est toujours aux mêmes, chef, que vous en avez.

       – Vous dites ?

       – Rien, chef.

       C'est Collard et moi qui protestons, histoire de tuer le temps et d'embêter le supérieur. En somme, tout le monde y va, à son tour, en reconnaissance. Il y a bien, parmi nous quelques pères de famille qu'on ménage un peu ; mais, c'est logique et nous comprenons cela.

       Depuis deux jours, j'ai les moustaches rasées et la tête passée à la fine tondeuse. C'est Desy qui m'a fait la blague ! Il m'a dit que les longs cheveux infectaient les plaies et, comme il n'a pas perdu l'idée d'avoir une balle dans le crâne, il m'a confié que si un autre en faisait autant, il se laisserait tondre. « Je suis ton homme » ai-je répondu. Immédiatement, nous sommes allés chez un coiffeur où j'ai été servi le premier. Quand Desy a vu ma tête pareille à un navet, il s'est dérobé et a gardé sa chevelure.

       Avec la plus visible mauvaise humeur du monde, nous allons, Collard et moi, chercher nos chevaux.

       – Je commence à en avoir plein le dos, déclare Collard ! Nous allons reconnaître quoi ? rien sans doute ! ce sera comme les autres fois ! Qu'on nous laisse dormir, c'est dimanche aujourd'hui et j’ai la flemme moi !

       Je suis de son avis, aussi détachons-nous nos montures avec une lenteur digne d'un fantassin.

       – A cheval, nom de Dieu !

       Cette fois-ci, c'est le lieutenant Lebrun. Avec lui, il ne peut pas être question de faire la forte tête, il nous a déjà menacés de nous brûler la cervelle à tous les deux. Sa voix nous a rendus légers comme des plumes et nous enfourchons nos biques avec une souplesse de jockey.

       Sur la chaussée, une dizaine de gendarmes, parmi lesquels se trouve Desy, nous attendent. A peine sommes-nous dans les rangs que nous y occasionnons du désordre, Collard touche des éperons son cheval et le fait cabrer, moi, je tire sur la bride du mien qui s'arrête tandis que nous sommes déjà en marche. Nous n'avons, pour le moment, rien de bon dans la tête. Ne sachant à qui m'en prendre, je cherche misère à Desy.

       – C'est toi la cause que j'ai une tête comme une boule de billard lui dis-je ! En même temps je fais appuyer mon cheval qui bouscule le sien.

       Desy me regarde. La vue du sourire qui chiffonne sa figure fait fondre ; mon humeur querelleuse.

       – Qu'as-tu, lui dis-je ?

       Desy lâche un profond soupir, m'explique que les Allemands marchent d'Alost sur Gand et que nous allons à leur rencontre. « C'est ma dernière promenade, dit-il ! »

       Je hausse les épaules. Vingt fois déjà, on nous a dit que nous allions à la rencontre des Allemands ! Y a-t-il une seule raison pour que ce soit vrai cette fois-ci ? Pourtant, ce n'est pas une reconnaissance comme les autres ! Ordinairement nous partons à quatre : un chef et trois gendarmes. Aujourd'hui, nous sommes douze, parmi lesquels deux chefs. Serait-ce sérieux ?

       Je dérange encore une fois mes collègues pour me mettre à côté de Collard à qui j'explique la chose. « Cela te donnera l'occasion d'essayer ta carabine ! dit-il simplement. »

       Nous sommes partis de Melle et nous marchons vers Alost. Passé le passage à niveau de Quatrecht, je suis envoyé en éclaireur vers la droite. Par des chemins de terre, je gagne un petit bois, puis deux hameaux. Mon cheval avance à regret. Lors de mes précédentes reconnaissance je cherchais plutôt les belles filles que les Allemands à qui je ne pensais guère ; aujourd'hui, je sens que ma vie et celle de mes camarades sont en danger ; aussi je ne laisse aucun espace de terrain sans m'assurer de ce qui s'y passe.

       Les civils me regardent curieusement. Je ne puis obtenir d'eux aucun renseignement ; ce sont des Flamands : je ne comprends pas leur langue.

       Un galop de cheval me fait subitement mettre pied à terre. Je fais aussitôt appuyer ma monture contre une haie et le bras embarrassé dans les rênes de brides, le doigt sur la détente de ma carabine, je me mets dans la position du tireur à genou. J'attends ainsi quelques instants ... Le galop de cheval approche ; j'ai le cœur battant : je me sens cependant assez ferme pour ne pas manquer le cavalier si c'est un Allemand.

       On m'appelle par mon nom. C'est Collard qui débouche entre deux haies au détour du chemin. En me voyant à genou, il part d'un rire sonore.

       – Tu dis tes prières, je crois !

       – Un Allemand pouvait déboucher, je prenais mes précautions.

       – Ordre de rejoindre le groupe, nous sommes le nez sur l'ennemi. Les éclaireurs de tête ont vu les Allemands dans le village d'Audeghem. Nos hommes ont pu heureusement faire demi-tour sans être vus ; il paraît qu'on va en profiter. Nous avons du renfort : un commandant des gardes-civiques avec quelques fantassins et un lieutenant des lanciers avec quelques cavaliers.

       Cela fait combien d'hommes ?

       – A peu près vingt-cinq.

       – Et les Allemands, sont-ils nombreux ?

       – Une centaine environ ; ils marchent vers Wetteren et comme ils vont nous présenter le flanc ...

       Collard achève par un grand geste comme s'il allait les faucher tous.

       Nous regagnons un des nôtres derrière une maison où sont abrités nos chevaux. Nous lui passons nos montures et, au pas de course, nous allons prendre position parmi les autres, dans un fossé longeant la grand' route qui va vers Audeqhem.

       Je suis à genoux entre CoIlard et Desy.

       – N'as-tu pas peur, dis-je à ce dernier ?

       – Si, je vais me faire casser la gueule !

       – T'es fou, allons !

       – Non, mon vieux. notre position est mauvaise ; nous ne sommes pas gardés du côté d'Ordeqhem. Les Allemands vont passer en face de nous, là, sur la route, mais en admettant qu'ils aient laissé des leurs dans le village, nous sommes cuits ! Je l’ai fait remarquer tout à l'heure et ai demandé qu'on détache quelques hommes sur notre droite. On m'a répondu que je n'avais pas à contrôler les actes de mes supérieurs et, comme j'insistais, on m'a donné l'ordre de me taire. En plus, regarde, le commandant des gardes-civiques a laissé son auto sur la route, elle indique clairement notre position. Je te dis, nous sommes...

       Un commandement interrompt la phrase : « Hausse à quatre cents mètres ! Visez les chevaux ! Tir à volonté ! En joue ! Feu !

       Les Allemands défilent en face de nous. Nous tirons... Nos coups de feu se succèdent sans interruption. Sur la route de Wetteren, des chevaux se cabrent, des cavaliers dégringolent. Puis, plus rien, les Allemands se sont abrités derrière une haie d'où partent des coups de feu. Un éclair jaillit au coin de la haie : il m'indique la position d'un Allemand. J'appuie mes coudes sur le bord du fossé, vise soigneusement et tire. – Là-bas un homme se dresse, lève les bras en l'air, tourne sur lui-même et s'abat –  « J'en ai un, dis-je à Collard ! »

       « Sur la droite et en arrière, nom de Dieu ! ils sont sur nous ! » C'est le lieutenant des lanciers qui hurle comme un démon.

       En faisant demi-tour, je cogne Desy qui râle à mes pieds ; un filet de sang jaillit de sa tempe et glisse sur sa joue. Un autre est couché, face au ciel, sur le bord du fossé. Ses yeux roulent dans leur orbite. De l'autre côté du chemin, je ne vois rien. La colère me monte.

       « Les voilà ! crie Collard : attention ! en face de toi, dans l'autre fossé !

       Jamais, ma pensée n'a été aussi claire, mes mouvements aussi précis d'un bond je suis derrière un des arbres qui bordent la route, je rabats ma hausse et tire rapidement sur les Allemands que je vois maintenant dans l'autre fossé. A l'arbre suivant, Collard en fait autant ; notre tir est terrible, chaque coup porte. Les ennemis battent en retraite ; entre les arbres, nous voyons passer des dos gris. Nous tirons toujours. A chaque détonation l'homme visé s'aplatit comme un braconnier sur un lièvre au gîte. Je suis enragé, et, un moment, l'idée de les poursuivre me passe par la tête. Heureusement, la raison me revient : les cavaliers qui sont sur la route de Wetteren peuvent très bien nous couper la retraite. Sur un signe que je fais Collard, et moi sautons dans le fossé. Mais, où sont les autres ? L'auto a disparu. Le commandant est étendu, mort, sur l'accotement. D'autres gisent dans le fossé. Nous ne sommes plus que deux debout. Desy râle toujours.

       Au pas de course, nous fuyons vers nos chevaux. Les Allemands nous voient et s'arrêtent. Une grêle de balles nous sifflent aux oreilles. Je m'aplatis devant un aqueduc ; le canal est malheureusement trop étroit pour pouvoir livrer passage. Je bondis et me laisse rouler de l'autre, côté, Collard me suit. Nous passons près de la maison où étaient abrités nos chevaux ; il en reste deux qui sont tués ; les autres sont partis.

       Nous marchons maintenant sur l'accotement. Les balles qui viennent de derrière ne m'inquiètent plus ; je suis dominé par une peur insensée de passer en face des maisons. Je crie :

       – Nous sommes foutus Collard : les Allemands sont au carrefour.

       – Penses-tu !

       – Ils y sont, te dis-je !

       – Il faut pourtant passer, gronde Collard.

       – Mais je n'ai plus que deux cartouches !

       J'ouvre ma carabine, elle est vide ; ma cartouchière aussi. En fouillant dans mes poches je retrouve un chargeur garni, que je pousse dans l'arme.

       Il faut passer ! il faut passer ! Ces trois mots me martèlent le cerveau et me poussent à aller de  l'avant. Je marche, les doigts crispés sur ma carabine, les mâchoires claquantes de peur.

       Nous passons... Il n'y a rien. Nous nous regardons et éclatons de rire.

       Pourquoi rions-nous ? Est-ce la joie d'avoir échappé ? Je ne crois pas. Est-ce une réaction de tout notre être contre la peur qui vient de nous étreindre ? C'est possible.

      Notre accès passé, nous allons, côte à côte, sans nous presser, en jetant, de temps à autre, un regard en arrière.

       L'image de Desy, râlant au fond du fossé, me cloue soudain sur place.

       – Nous sommes des fainéants, Collard !

       – Pourquoi ?

       – Nous avons abandonné Desy.

       – Tu l'as vu ?

       – Oui, il râlait dans le fossé.

       – Où était-il touché ?

       – Une balle dans la tête.

       – Il l'avait toujours dit, fait gravement Collard en se découvrant.

       Je veux en faire autant, mais, dans l'algarade, j'ai perdu mon bonnet de police.

       – C'est vrai, Desy l'avait toujours dit ! Comment se fait-il que nous soyons ainsi prévenu, d'une chose qui va nous arriver ?

       – C'est le pressentiment.

       – Mais oui, c'est le mot pour désigner la chose, mais le mot m'explique rien ! Il y a une force qui se charge de nous prévenir, mais quelle est-elle ?

       J'entends toujours le râle de Desy et j'ai une folle envie de faire demi-tour.

       – Inutile, trouve Collard, s'il a une balle dans la tête, il est mort maintenant.

       – Je voudrais le revoir ; j'éprouve comme un remord de le laisser là.

       ColIard s'impatiente ; il s'écrie :

       – Ce n'est pas notre faute après tout, si Desy a été frappé à mort !

       – C'est la faute à qui alors ?

       – Au Kaiser !

       Devant mes yeux, se dessine une image. Je vois une potence, ses bois et au bout de sa corde, un énorme hameçon à deux branches. Le Kaiser y est pendu par les narines. Il y frétille comme un barbeau au bout de la ligne d'un pêcheur. Je voudrais le voir frétiller ainsi toute ma vie.

       Un bruit de sabots de chevaux nous fait lever la tête. C'est notre escadron qui vient à notre secours. Nos officiers sont en tête. Du coup, j'en oublie toutes les engueulades et toutes les menaces dont nous ayons été l'objet de leur part. Lebrun nous appelle et nous regarde comme un père, ses enfants, échappés à un grand péril. Il nous questionne. Nous lui expliquons les faits. Quand nous parlons des morts, une buée lui voile les yeux.

       – Vous irez manger, dit-il, vous devez avoir faim ; nous autres, nous allons voir !

       Tiens ! c'est vrai, j'ai faim, j'ai même une faim de loup. Collard aussi, d'ailleurs.

       – Nous allons commander chacun une livre de bifteck, dit-il.

       Puis, après un moment :

       – Nos officiers sont de fameux gueulards, mais, il n'y a pas à dire, ce sont des hommes, à l'occasion...

       Nous retournons à Melle, d'où nous sommes partis le matin. En route, j'ai dû demander une casquette pour garantir ma tête rasée, des rayons trop ardents du soleil.

       Au cantonnement, nous retrouvons nos chevaux ; ils mangent paisiblement leur ration d'avoine. Cette vue met Collard en colère : il va chercher son sabre et le brandit au-dessus de la tête de sa monture.

       – Fainéant ! lâche ! hurle-t-il ; pour une fois que j'ai eu besoin de tes quatre pattes, tu as fichu le camp ! Je vais te trouer la panse !

       J’essaie de le calmer :

       – Allons, ColIard : ton cheval n'est qu'une bête ; il a suivi son instinct en fuyant les coups de fusils.

       – Ah ! il peut fuir, lui, parce que c'est une bête ? C'est parce que nous sommes malins, nous, que nous devons nous battre comme des  sauvages ? Tiens, ajoute-t-il, en levant son sabre, tu me dégoûtes, tu es plus bête que mon cheval... et moi aussi !

       – Si nous allions manger ?

       La proposition ,fait son effet ; Collard se calme.

       – C'est une idée, dit-il, allons manger. II y a bien une boucherie dans les environs, sans doute.

       Après quelques minutes de recherches, nous découvrons une boucherie où la dame parle

français. C'est une chance !

       – Chacun une livre de bifteck et deux œufs sur le plat, commande Collard d'un ton sec ! Si ce n'est pas assez, dit-il en s'adressant à moi, nous mangerons autre chose après !

       A table, nous nous abîmons dans nos pensées. L'image de Desy ne me quitte pas. Je pense peu aux autres. Pourquoi ? Je n'en sais rien.

       La dame nous sert, à chacun un bifteck de la largeur de l'assiette, orné de deux œufs bien rouges. C'est appétissant.

       Nous mangeons, je regarde Collard du coin de l'œil : C'est plaisir de le voir attaquer son bifteck.

       – Neuf cent mille ! c'est un tas. dit-il, entre deux bouchées.

       – Tu rêves, je crois.

       – Non, je calcule : Si les cent cinquante mille hommes qui composent l'armée belge en avaient fait autant que nous aujourd'hui. il y aurait neuf cent mille Allemands avec les reins cassés.

       En suivant le cours de ses idées, il s'adresse à la patronne :

       – Venez ici, Madame, que je vous raconte.

       Collard explique notre fait d'armes, mais dans sa narration, il lui donne une ampleur extraordinaire. Il conte à la femme éberluée, que nous avons exterminé un peloton d'ennemis, puis, le peloton devient un escadron, pour se transformer ensuite en régiment. Collard fait des tas de cadavres Allemands : il en barre tout l'horizon.

       Sous la conduite des mêmes officiers, nous avons mené une vie de nomades. Séparés, pour ainsi dire, du reste de l'armée, nous avons poussé des reconnaissances parfois, lointaines.

       Nous avons appris de bonnes nouvelles : la victoire de la Marne, le recul de l'armée allemande, mais aussi, le siège d'Anvers, sa chute. On nous avait dit : « la place est imprenable » ; elle n'a pas tenu une semaine.

       Nous avons entendu, gronder le canon des jours et des nuits. C'était au loin ; nous ne savons pas encore ce qu'est un obus !

       Nous sommes près de Bruges ou nous rencontrons des civils qui se disent gardes-civiques. On les a licenciés : ils cherchent maintenant à regagner leurs villes respectives.

       La nuit nous partons. L'armée belge est en pleine retraite. Pour la première fois, nous prenons contact avec des militaires de toutes armes. C'est un fourbi épouvantable. Pêle-mêle, les régiments, privés de ravitaillement, se dirigent vers l'Ouest. Depuis plusieurs jours, nous n'avons plus eu de repos : toutes les troupes sont dans notre cas. La faim nous tenaille ; l’ennemi nous talonne. Qu'importe, elle marche cette armée d'ouvriers et de paysans, ils marchent ces soldats affaiblis par deux mois de dures campagnes : ils marchent le jour, ils marchent la nuit. Parfois, une unité s'arrête pour combattre et protéger les autres ; après une heure de combat, pendant laquelle beaucoup tombent, les valides reprennent leur route. Le long des chemins, les plus faibles s'affalent, car aux souffrances du corps vient s'ajouter le supplice du sommeil. Les paupières sont lourdes, lourdes, les têtes s'inclinent, les jambes fléchissent, ils ne marchent plus que par un effort suprême de volonté.

       Les fuyards civils augmentent les difficultés et la confusion. Leurs charrettes de toutes espèces et de toutes grandeurs, s'embarrassent parmi les convois militaires. De ce tohu-bohu montent des cris, des prières, des blasphèmes Des centaines de voix forment un chœur lugubre que ne parvient pas à couvrir le bruit proche de la fusillade.

       Entre-eux, les soldats s'aident : des artilleurs hissent les plus exténués sur leurs canons, des cavaliers marchent à pied tandis que des Fantassins sont en selle. Des officiers subalternes sont parmi les groupes. Quand ils ne sont pas eux-mêmes à bout de forces, ils encouragent leurs hommes, jurent, sacrent ou supplient ...

       La vue de tant de misères agit sur mon cerveau. Brusquement, mon jugement et ma compréhension des choses changent. Le « moi », qui s'imposait constamment à mon esprit, s'efface. Dans mes moments de lucidité je vois maintenant que je ne suis qu'un infime rouage dans la machine détraquée qu'est aujourd'hui, l'armée belge.

       En retraite. Demi-tour. Pied à terre. A cheval.

       Ordres. Contre-ordres. Pendant des jours et des nuits on nous a fait danser comme des marionnettes. En vérité, nous ne sommes plus rien d'autre : nous avons les fesses en sang, notre tenue est déchirée, nos chaussures baillent de partout. nos membres sont las, notre tête est lourde, nous sommes matés. Nous n'avons même plus la force de discuter les ordres qu'on nous donne ; pour des Belges, c'est un mauvais signe.

       Aux environs de Roulers, nous entrons en contact avec la cavalerie française dont les hommes ne sont pas mieux lotis que nous. Ils ont combattu dans le Luxembourg belge, sur la Marne et viennent de remonter vers le Nord. Il y a là des cuirassiers énormes, des dragons superbes et des hussards poids-mouche. Leur langage est pour nous une surprise ; ils emploient d'autres termes que nous : ils appellent le café, du jus, le vin, du pinard et les chevaux, des rosses. Quand ils racontent une bataille, c'est avec un luxe de détails et de couleurs extraordinaire. Invariablement, ils terminent par ces mots : « Ah ! ce qu'il en tombait des bons hommes ! »

       Ils ont une autre façon que la nôtre de faire les reconnaissances. Notre système à nous, est de mettre pied à terre à un ou deux, quand nous nous sentons à proximité de l'ennemi et en faufilant le long des haies ou dans le creux des fossés, nous essayons toujours de voir sans être vus. Les Français, eux, y vont plus carrément, ils continuent à cheval jusqu'à ce qu'on leur tire dessus. C'est plus rapide, mais cette méthode leur fait perdre inutilement beaucoup de monde.

       C'est ici que nous faisons connaissance avec l'artillerie. Au cours d'un combat d'avant-garde, nous sommes salués par des salves de septante sept. Cela ne nous effraie pas beaucoup. Les Français, qui les connaissent, les appellent des pistolets. Toutefois, un de leurs officiers, qui m'a entendu dire : « trop court messieurs les Allemands !» répond : « Hélas ! non, ce n'est pas trop court, ils tirent en plein dans nos batteries ! »

       Après deux jours de combat, nous battons en retraite avec les Français.

       Après je ne sais quels détours, après avoir passé des nuits à la belle étoile, nous nous trouvons, un soir, dans une ferme, le long d'une ligne de chemin de fer, près d'Oostkerke.

       L'armée est échelonnée le long de l'Yser. De Nieuport à Dixmude, nos régiments, déjà si décimés, attendent le choc d'une grosse armée allemande. Celui-el ne tardera pas à se produire. En face de nous, dans les villages, à l'autre côté de l'Yser, les fusils et les mitrailleuses crépitent. Ce sont nos avant-gardes qui résistent. Soudain sur toute la ligne, l'artillerie allemande commence un formidable bombardement. L'air vibre sous le sifflement et l'éclatement des obus. Tout tremble. Dixmude prend feu, Nieuport brûle, des clochers s'écroulent en projetant dans la nuit des millions d'étincelles. Notre artillerie répond faiblement ; les obus manquent.

       « Rassemblement de l'escadron ! » C'est le lieutenant Lebrun qui nous appelle. On décrit un demi-cercle devant lui : une lourde appréhension pèse sur le groupe.

       « Ordre du Quartier général ! dit Lebrun d'un voix rauque. Nous allons installer des postes parallèlement à l'Yser. Vous arrêterez tous les soldats, venant de la ligne de feu, qui se présenteraient isolément ou en groupes non commandés. Vous les ramènerez ici, où nous les reformerons et d'où vous les reconduirez en lignes. Je vous recommande le plus grand calme dans l'exécution de cette mission difficile. Les hommes, rompez ! Les chefs, restez ici ! »

       Nous nous dispersons par groupes dans la ferme.

       Cré nom de Dieu ! il ne nous manquait plus que celle-là, rugit Collard ! »

       « Nous serons derrière » , les paroles de Desy me reviennent à l' esprit. Il avait donc lui, une vision exacte de ce qui allait se passer ? Dommage qu'il soit mort ! Une vague inquiétude m'étreint le cœur : Combattre les Allemands passe encore ; on se défend, œil pour œil, dent pour dent : mais nous dresser en face des soldats, belges, cela dépasse la mesure. Bon sang de bon sang !

       Un chef m'appelle

       – Présent, chef.

       – Vous et Bodson, prenez votre carabine ct suivez-moi.

       J'appelle Bodson ; c'est aussi un collègue de ma levée. Il est plutôt petit pour un gendarme ; ses cheveux sont blonds. sa peau colorée ; il est d'une vivacité extraordinaire et a des expressions à part. « Le temps passé c'était hier ». dit-il souvent. Quand il s'aperçoit qu'il dit des sottises. il s'exclame : nom de Dieu ! je me fous encore une fois de mes contes » et si, par hasard, ou lui dit : «  tu en es un, toi, Bodson ! » « Oui, répond-il, j'en suis un, c'est quand je pisse qu'on le voit le mieux ! »

       – Que te faut-il encore ? dit Bodson en arrivant avec sa carabine en main.

       – Nous devons suivre le chef.

       – Où ça ?

       – Où allons-nous chef  ?

       – Vous le saurez tout à l'heure. Avez-vous des cartouches ?

       – Oui chef.

       Nous pataugeons dans la boue ; le sifflement des obus nous fait arrondir le dos. II fait noir ; la lueur des explosions nous montre le terrain pendant l'espace d'une seconde, puis, nous ne voyons plus rien.

       Un « plouf » étouffé, suivi d'un « sacrebleu » sonore nous apprennent que le chef vient de piquer une tête dans un trou rempli d'eau. Nous l'aidons à sortir de son humide situation. Une envie de rire me monte à la gorge. C'est bizarre quand même, ce besoin de rire qui me prend chaque fois qu'il arrive un avatar à un de mes supérieurs !

       En se secouant de temps à autre, le chef nous conduit en face d'un gros bâtiment.

       – Vous monterez de faction ici, dit-il : à l'intérieur de l'habitation il y a un général. Vous ne laisserez entrer personne sans avertir le commandant qui lui est adjoint : lui seul peut introduire quelqu'un. Sous aucun prétexte, vous ne quitterez votre poste, avant d'être relevé de faction.

       – Et si on bombarde, chef ?

       – Et à manger ?

       – Taisez-vous, en ai-je moi à manger ?

       – Et si les obus tombent trop près ?

       – Sans aucun prétexte, vous dis-je ! Allons, bonne chance, au revoir.

       Le chef part ; nous regardons disparaître sa silhouette dans le noir.

       – Je crève de faim, moi, Bodson !

       – Moi pas, ce matin je suis allé porter un pli à l'arrière ; j'en ai profité ; j'ai une gourde de rhum et du tabac.

       – Tu n'as rien à manger ?

       – Non.

       – Laisse-moi boire un coup ; puis tu me donneras une chique de tabac ; cela me fera passer l'idée!

       Bodson me donne sa gourde. Avec délice, j'avale deux ou trois gorgées.

       – Hé là ! ne bois pas tout !

       – Ne crains rien ; tiens, voilà ta gourde ; donne- moi une chique maintenant.

       – Tiens, donne ta gourde, je vais partager le rhum.

       – Tu vas le répandre.

       – Non, donne...

       Y ou, ou, ou.

       – Qu'est ce que c'est que ça ?

       Un éclair nous éblouit : nos tympans vibrent sous la violence d'une explosion. C'est un gros shrapnel qui vient d'éclater au-dessus du bâtiment.



       Y ou, ou, ou. D'autres suivent ; les explosions se succèdent. Nous nous collons contre le mur : j'ai les oreilles bourdonnantes, le cœur me bat à grands coups dans la poitrine. Cela dure combien de temps ? Je ne sais ! Cinq minutes... un siècle ?

       Ouf ! c'est passé. Nous nous promenons devant le bâtiment pour nous réchauffer.

       – Halte-là ! Qui vive ! crie Bodson.

       – Chasseur à pied, porteur d'un pli pour le général.

       – Avancez, là, un instant, nous devons prévenir.

       J’entre dans le bâtiment : il y fait noir comme dans un four : je crie :

       – Mon commandant, mon commandant !

       – Qui est là, grogne une voix en-dessous de moi.

       – Un gendarme de faction, mon commandant. Un porteur de pli demande à entrer.

       – J'y vais répond la voix.

       Le commandant s'amène par l'escalier d'une cave. Il est muni d'une lampe électrique qu'il me braque dans la figure. Après avoir fait descendre sa lumière jusqu'à mes pieds, il questionne :

       – Où est le porteur dé pli ?

       – Devant la porte, mon commandant.

       – Sortez. je vais voir.

       Sur la porte, il éclaire le chasseur comme il m'a éclairé.

       – Donnez-moi le pli, dit-il,

       – Vous êtes mon général ? demande le chasseur ?

       – Non. je suis le commandant-adjoint. Donnez !

       – J'ai ordre de ne remettre le pli qu'au général.

       – Allons, pas de réflexion, donnez !

       – Non, répond résolument le chasseur.

       – Entrez, gronde le Commandant.

       Les deux hommes entrent dans le bâtiment. J'en profite pour jeter un coup d'œil à l'intérieur. La lumière me donne juste le temps de voir dans une pièce, à droite du corridor, un amoncellement de poutres et de sacs de terre. Il y en a au moins, deux mètres d'épaisseur. Je comprends : c'est l'abri du général. Il est dans la cave en dessous.

       – Il est blindé le général, dis-je à Bodson.

       – Tu dis ?

       J'explique la chose.

       – Que veux-tu, répond Bodson : Ce serait dommage qu'un général passât l’arme à gauche !

       Nous entendons quelqu'un tâtonner dans le corridor.

       – Par ici, crie Bodson !

       – Bon Dieu, de bon Dieu ! dit le chasseur en sortant.

       – Qu'as-tu mon vieux ?

       Le chasseur ne répond pas ; il part en courant. « Bon Dieu de bon Dieu » crie-t-il dans la nuit. Que peut-il bien avoir ?

       Il pleut et le bombardement recommence. La pluie nous cingle la figure ; par rafales, les obus nous font courber l’échine, à chaque arrivée de projectiles, nous buvons un coup de rhum pour nous donner du cœur. Bodson trépigne :

       – Nom de Dieu de nom de Dieu ! rugit-il. Faut-il que nous soyons des chiens pour être livrés comme nous le sommes ! Etre trempés jusqu'aux os, grelotter de froid jusqu'à ce qu'un obus vienne nous écrabouiller et, tout cela, pour veiller sur la peau d'un général, qui a deux mètres de matériaux au dessus de lui ! Ah ! le chameau !

       Le rhum monte à la tête de Bodson sans doute : il crie fort et ses propos deviennent dangereux. J’essaie une diversion. Bodson m'a parlé plusieurs fois, d'une certaine Eva qu'il a laissée au pays.

       – Si Eva te voyait comme tu es là ! dis-je.

       – Elle m'enverrait au diable, répond Bodson. J'ai une barbe de trois semaines, j'ai un demi centimètre de crasse sur toute la peau ; je pue nom de Dieu ! Et puis, d'ailleurs, Eva, je ne la reverrai jamais, jamais...

*       *       *

       On nous relève vers midi. Nous montrons aux deux autres une encoignure où l’on peut plus ou moins, s'abriter. Après leur avoir souhaité, bonne chance, nous partons vers la ferme. Nous titubons ; des étincelles dansent devant mes yeux ; j'ai faim.

       Dès notre arrivée, un chef marche droit vers nous, il s’adresse à moi :

       – Vous revenez à point, dit-il : nous n'avons plus de gendarmes ici ; vous conduirez ces soldats en première ligne sur la droite de Pervyse !

       – J'ai faim, chef, et je voudrais dormir.

       – Est-ce que les autres dorment eux ? Allons, grouillez-vous ! On va vous donner deux boîtes de sardines. Vous devez partir à deux. Mais, où est l'autre ?

       Bodson a déjà disparu. Une voix crie : « J'y vais moi ! » C'est Collard. Il fait mettre les soldats par quatre. « En avant, marche ! » commande-t-il, « Viens ! ajoute-t-il, en me tirant par la pèlerine du manteau.

       Je suis. En marchant, je vois danser les silhouettes des soldats. J'ai les deux boites de sardines dans la main ; je ne sais qui me les a données, je les ouvre successivement et en avale goulûment le contenu. Cela me fait du bien ; mes forces me reviennent un peu ; mais j'ai sommeil… sommeil !

       Collard me passe une boîte de lait condensé et deux paquets de cigarettes. « Je les ai rapportés pour toi de l'arrière, dit-il »

       Nous marchons ; je vois un peu plus clair. Oh ! le lamentable groupe ! Les soldats vacillent ; plusieurs vont pieds nus dans la boue humide et froide.

       Nous marchons... nous marchons... Que c'est long bon Dieu ! que c'est long ! «Allons, courage, me dit Collard. »

       Enfin, nous arrivons près d'une petite maison, à proximité d'une ligne de chemin de fer. Derrière l'habitation un officier s'est abrité avec quelques hommes. Collard s'adresse au supérieur, lui remet le commandement des soldats que nous avons ramenés, salue, puis revient vers moi.

       L'officier à un rire nerveux ; ses hommes se fâchent; ils nous insultent : « Lâches ! fainéant ! » Nous baissons la tête. Que ferions-nous d'autre ?

       Monter de faction, arrêter des soldats, les reconduire en ligne ; pendant la nuit, garder les

chevaux attachés les uns aux autres dans une prairie, tel a été notre service pendant plusieurs jours. Comme nourriture ? une boîte de sardines le matin, une boîte de sardines le soir. A la fin, c'est écœurant toujours des sardines !

       La nuit tombe. A un passage à niveau près de Dixmude, je fais les cent pas. Je suis seul ; mon camarade de faction est retourné à la ferme avec une dizaine de soldats que nous  avons arrêtés dans le courant de l'après-midi.

       Les éclairs des coups de canon zèbrent les nues ; les fusils et les mitrailleuses crépitent. Les obus  éclatent en face, derrière, à gauche, à droite, mais assez loin de moi.

       Un bruit attire mon attention. Je regarde, sur la ligne de chemin de Fer venant de Dixmude. Des ombres avancent. Je crie :

       – Halte-là ! Qui vive ?

       – Douzième de ligne.

       – Un homme en avant !

       Une silhouette massive avance en se balançant.

       – Le mot d'ordre !

       – Le sais-je moi, nom de Dieu, le mot d'ordre !

       Je reconnais l'homme. C'est le commandant Grisard. J'ai servi sous ses ordres à la première compagnie du douzième ; j'ai même été son ordonnance pendant plus d'un an.

       – C'est vous, mon commandant ?

       – Oui. Je suis le commandant Grisard. Qui es-tu ?

       – Lejeune, votre ordonnance, de la classe de 1911.

       – Tu es là toi ? Tu es gendarme je crois ?

       – Oui, mon commandant.

       – Tant mieux, tu as de la chance.

       Les hommes de Grisard se sont approchés : J'ai en poche une lampe électrique de marque allemande, achetée à un soldat. Je fais faire le tour à ma lumière. Voilà Cretz, Libert, Léonard, Marenne, Croisier, tous des camarades du régiment. J'en vois d'autres que je ne connais pas. Ils font le cercle autour de moi et me disent qu'ils sont « relevés » ; ils vont en repos.

       – Que fais-tu ici, demande l'un d'entre eux !

       – Je suis de faction.

       – Pour quoi faire ?

       – Pour arrêter les soldats isolés venant de la ligne de feu.

       – Alors, si nous n'avions pas eu le commandant avec nous, tu nous arrêtais ?

       – J’en ai l'ordre.

       Un grognement me répond :

       – Après nous avoir arrêtés, qu'aurais-tu fait de nous ?

       – Je vous aurais fait attendre ici. jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher pour vous conduire dans une ferme à Oostkerke.

       – Et de là ?

       – On vous aurait ramenés en lignes.

       – Silence, commande Grisard ! n'embêtez pas cet homme avec vos questions. Pourquoi ne te mets-tu pas à l'abri, ajoute-t-il en s'adressant à moi ; il fait dangereux ici.

       – J'ai l'ordre de rester à mon poste, mon commandant.

       – Bon, bon : les ordres qu'on te donne il faut toujours les exécuter : mais, prends garde à toi ! mon garçon, prends garde à toi ! Si tu vois passer des hommes du douzième, laisse-les aller, nous sommes relevés...

       – Bien, mon commandant.

       Grisard part. Il a toujours la même allure ; en marchant, il balance ses épaules massives. Ses hommes le suivent : un seul est resté près de moi : c'est François Croisier, mon meilleur ami de régiment.

       – Alors, c'est toi, Maurice ?

       – Oui François, cela s'est-il bien passé ?

       – Ne me parle pas de ça ; je n'en puis plus ; j’ai faim.

       – Attends ; j'ai deux boîtes de sardines en poche, tu vas les manger.

       – Une suffit ; garde l'autre.

       – Non, François, j'en ai comme je veux.

       – Donne alors.

       – Minute, je vais les ouvrir !

       Pendant que je me livre à cette opération ; Croisier détache son sac, qu'il laisse tomber, puis s'assied dessus. La tête dans les mains, il pleure.

       – Qu'as-tu François ?

       – Rien ; donne-moi à manger ; as-tu une fourchette ?

       – Non ; tiens, mange avec les doigts ; ne jette pas l'huile, bois-la, cela te fera du bien.

       Croisier mange. Avec ma lampe électrique, je l'éclaire. Oh ! le malheureux ! sa figure est noire comme celle d'un ramoneur; sa capote déchirée est maculée de boue et de sang ; il est maigri, ses yeux sont plus grands. Pauvre François !

       – C'est bon des sardines, dit-il, entre deux bouchées !

       – Je le laisse manger sans rien dire. Un besoin de pleurer me monte à la gorge. Dans un effort, je refoule le sanglot.

       – Ça y est, dit François ; maintenant ça va mieux.

       – J'ai du tabac !

       – Tu as du tabac !

       – Oui, François ; en veux-tu ?

       – Je n'ai plus ma pipe ; je l'ai perdue.

       – Tiens, voilà la mienne ; attends, je vais te la bourrer.

       – Ce n'est pas dangereux, Maurice, de fumer ici ?

       – Non, nous sommes à trois kilomètres de la ligne de feu.

       – Je suis à l'arrière alors ?

       – Pas encore, François ! Il fait encore un peu dangereux ici.

       – Pourquoi y restes-tu alors ?

       – Il faut bien, François, je suis de faction !

       Croisier allume la pipe, puis me demande :

       – Tu n'as pas encore été blessé ?

       – Non, et toi ?

       – Moi non plus.

       – Cela a été dur pourtant ?

       – Oui, à Dixmude surtout.

       – Vous y étiez depuis longtemps.

       – Je ne sais pas.

       – Vous aviez à manger ?

       – Non, nous avons pillé la ville, nous y avons surtout trouvé des boissons. On allait chercher des bouteilles et on les apportait en lignes.

      – Alors, les Allemands attaquaient ?

       – Oui, surtout la nuit ; mais, je ne sais plus… je ne sais plus...

       – Vous avez perdu beaucoup d'hommes ?

       – Beaucoup, Maurice, beaucoup. Tu as vu la compagnie ? C'est, je crois, ce qu'il en reste ; quarante hommes, peut-être !

       – Et Grisard ?

       – C'est un homme ; nous l’appelons Papa !

       Croisier pleure de nouveau. En hauteur, je le dépasse d'une demi-tête, Je suis maréchal-des-logis ; il n'est que simple soldat. Mais, comparé à lui, je me sens tout petit, tout petit.

       Des coups de canon partent des lignes allemandes.

       – Attention ! couche-toi ! crie Croisier.

       D'un même mouvement, nous nous aplatissons dans la boue. Un ululement atroce me fait contracter le corps et les membres, puis, c'est l’explosion. Des éclairs fulgurants m'éblouissent ; des détonations formidables m'ébranlent la tête ; des éclats sifflent au-dessus de nous ; des paquets de boue nous tombent sur le dos.

       – Tu n'es pas blessé ?

       – Non, et toi ?

       – Moi, non plus.

       – Pars François, il ne fait pas bon ici !

       – Attention ! Ne te lève pas, en voici d'autres !

       Tout mon être se crispe. A travers la boue, j' essaie d'incruster mes doigts dans les pavés du passage à niveau. Les obus éclatent. Oh ! l'atroce sensation!

       – Ce n'est pas fini, me dit Croisier, ne bouge pas.

       Les coups partent. Blottis l'un contre l'autre, nous nous garantissons mutuellement un côté du corps, Le bombardement continue...  Je m'en veux de toute mon âme d'avoir parlé avec Croisier ; il serait loin, maintenant.

       Croisier a compté le nombre des salves d'artillerie.

       – C'est tout, dit-il : lève-toi, Maurice, nous l'avons échappé belle. Tu ne devrais pas rester ici : cherche un fossé, n'importe où, mais ne reste pas sur la route Maurice n'y reste pas.

       – Oui ; je chercherai, mais toi, va t'en, tu n'as rien à faire ici. Tiens, voilà ton fourbi. J'aide Croisier à replacer son sac sur ses épaules meurtries ; puis il me sert la main très fort.

       – Au revoir, Maurice.

       – Au revoir, François ; dépêche-toi.

       Croisier s'en va. Je n'entends pas le bruit de ses pas ; peut-être n'a-t-il plus de semelles à ses chaussures ! Au loin, entre les coups de canon, je l'entends encore crier : « Ne reste pas là… Maurice, n'y reste pas ! »

*       *       *

       – Vous permettez, mon lieutenant ?

       – Oui, que voulez-vous !

       – Voici : nous avons encore vingt soldats à conduire en lignes, mais, il n'y a plus de gendarme ici ; à part les deux garde-chevaux et moi tous sont partis. Les jours sont courts, la nuit vient vite ; permettez-vous que je les reconduise seul ? C'est difficile d'arriver aux lignes quand il fait noir.

       – Je ne puis pas vous laisser aller seul avec vingt hommes ; vous ne les tiendriez pas !

       – Croyez-vous, mon lieutenant ? J'en ai déjà reconduit beaucoup et je n'en ai pas encore vu un seul qui cherchât à se sauver ! Ces pauvres diables ne demandent qu'à avoir quelqu'un pour les commander.

       – Va., a terminé le lieutenant.

       Ce dialogue a eu lieu, dans la cour de la ferme, entre le lieutenant Lebrun et moi. Ce n'est pas par bravoure que j'ai demandé à reconduire les soldats. C'est tout simplement pour avoir plus facile et pour pouvoir dormir la nuit et c'est ainsi que je me trouve avec vingt soldats, sur la gauche d'Oostkerke, en route vers les lignes.

       Le terrain devient de plus en plus difficile. Des trous d'obus l'emplis d'eau s'étalent partout ; nous pataugeons ; la boue nous tire par les pieds ; nous enfonçons de plus en plus.

       Les soldats ne parlent pas : de temps à autre l'un d'entre eux lâche un soupir, pénible à entendre. Ils sont à bout les malheureux ; ils ont combattu pendant plusieurs jours sans repos, sans nourriture. Ils ont eu faim ; ils ont eu soif.

       Nous en rencontrons d'autres, des groupes de deux, quatre, parfois dix hommes errant, à la recherche de leur unité. Privées de commandement, des compagnies entières se sont disloquées au hasard des combats. Ils vont, les yeux hagards, la bouche tordue : ils ont abandonné leur sac, trop lourd pour leurs épaules fatiguées ; seul, le fusil reste dans leur main. Leur tenue est lamentable. Déchirée, trempée, dégoutante elle se colle aux membres las et déjà maigris. Dans la boue et le sang, ils pataugent sous les rafales de balles et de mitraille.

       Nous en rencontrons et ils viennent à nous, comme des brebis perdues vont au troupeau qui passe. Mon groupe grossit.

       Nous allons... nous allons...

       Parfois l'un d'entre eux s'affaisse en gémissant ; on le laisse et on continue.

       Nous approchons des lignes ; çà et là, gisent les morts des récents combats. Ils sont recouverts d'une croute immonde, faite de boue et de sang.

       Mon groupe a grossi. De temps à autre, je me retourne pour regarder les soldats. De stature, je les domine presque tous ; mais, de caractère, je ne suis en somme qu'un gamin fanfaron et querelleur. Et je conduis quarante hommes vers l'avant… vers la mort…

*       *       *

       Où suis-je ? j’ai perdu la notion du temps et des lieux ; il y a un trou dans mes souvenirs.

       Ma tête est lourde, mes jambes sont engourdies mais dans le dos, je sens une bienfaisante chaleur.

       Je suis assis dans la boue, appuyé contre quelque chose de chaud. La tête légèrement renversée, je regarde le ciel. Dans une course vertigineuse, les nuages passent devant une lune pâle qui me fait la grimace. Je ne pense à rien, qu'à regarder la lune et les nuages. Je voudrais regarder ainsi, toujours.

       Le quelque chose de chaud vient de bouger ; j'incline la tête à gauche ; c'est mon cheval. La pauvre bête est étendue de tout son long dans la boue : seule sa tête est soulevée dans un mouvement pour me regarder. Je suis assis dans l'angle formé par son ventre et ses membres de derrière. De temps à autre, il fait un léger mouvement des membres, qu'il étire avec précaution pour ne pas me faire du mal. Brave bête, tu es meilleure que les hommes ! Et je regarde encore la lune et les nuages...

       Notre service est beaucoup amélioré : nous ne couchons plus dans les boues d'Oostkerke. Nous y allons encore le jour mais le soir, nous revenons cantonner dans une ferme à Lampernisse, à quelques kilomètres d'Oostkerke.

       Collard et moi, nous ne couchons pas dans la ferme où n'y a plus guère de paille ni de foin. Après cinq minutes de discussion nous sommes tombés d'accord pour jeter notre dévolu sur une petite meule de foin cachée par une haie et des grands peupliers. C'est Collard qui l'a découverte, rodant.

       Nous avions nos raisons pour choisit la meule, d'abord nous avons jugé qu'il suffisait d'un obus de gros calibre pour nous faire dégringoler le toit de la grange sur la figure : ensuite, en couchant à deux, dans la meule, nous sommes écartés des chefs et des officiers dont, à notre avis, nous n'avons rien de bon à attendre ; puis encore il y a deux ou trois amours de poules qui viennent déposer leurs œufs dans la meule. Nous gobons les œufs au fur et à mesure et nous réservons les poules pour le dernier jour. Ce n'est pas tout : la nuit, à l'insu des autres, nous donnons une bonne ration de foin à nos chevaux qui en était totalement privés.

       Il ne nous a pas fallu longtemps pour creuser dans la meule un trou assez grand pour nous y fourrer tous les deux. Nous avons orienté notre couche à l'Ouest ; ce n'est pas le rêve, car c'est de là que vient la pluie, seulement en lui tournant le dos nous aurions pu attraper les crachats, des canons allemands dans la frimousse. Nous préférons l'eau.

       Les premières nuits, nous avons dormi comme des loirs : maintenant nous parlons longtemps avant de nous endormir.

       – Tu me diras ce que tu voudras, philosophe Collard, mais je m'y fais, moi, à la vie de guerrier. Le vent, la pluie, la fusillade, les coups de canon, tout cela devient de la musique. Et puis, on mange ce qu'on a, on vole ce qu'on trouve, ça me va, ça me va !

       – Ma foi ! à moi aussi, quand je ne suis pas trop près de ces imbéciles d'Allemands !

       – Si on nous avait dit, il y a quatre mois, que nous serions livrés comme nous le sommes, nous aurions crié comme des putois, et, maintenant, ça nous plait !

       – Oui, c'est un fait que nous n'avons pas perdu tout au change ! A la caserne, il fallait être propre, il fallait ci, il fallait ça. C'est quelque chose d'embêtant un gradé ! Nous en avons encore, c'est vrai, mais ils sont aussi sales que nous ! Du moment que l'on fait son service, que veux-tu encore qu'on nous dise !

       – Oui, il y a certainement quelque chose de changé ; s'ils savaient comme on se fiche d'eux maintenant ! Mais parlons d'autre chose. Entends-tu le vent qui joue du violon dans les peupliers ? Boum, boum. boum ! les canons sur la grosse caisse, pan, pan, pan, pan ! les fusils jouent du tambour. Je te dis que c'est de la musique.

       – Oui ; mais voici la pluie ; cela fait encore du bien, la fraîcheur de ces gouttes dans la figure. J'ai malheureusement froid aux genoux.

       – Mets-les en poche ! Et puis, dis-moi. Maurice, toi qui veux trop souvent faire le malin, pourquoi sommes-nous heureux dans la situation où nous sommes ?

       – C'est le sang des Marcassins qui se réveille dans nos veines !

       – Que racontes-tu ?

       – Tu ne sais donc pas ce qu'étaient les Marcassins ?

       – Non.

       – Tu ne connais pas l'histoire de ton pays, inintelligent Collard ?

       – Comme-ci, comme-ça, je l'ai apprise un peu à l'école ; mais, depuis, le temps !...

       – Les Marcassins : c'étaient nos ancêtres, les soldats du trop fameux Guillaume de la Marck, le sanglier des Ardennes.

       – Qu'est-ce qu'il faisait ce sanglier ?

       – Il faisait, en petit, ce que le Kaiser veut faire en grand.

       – Et les Marcassins ?

       – Ils faisaient, en grand, ce que nous faisons en petit.

       – Comment cela ?

       – Nous volons les œufs et les poules : eux volaient les vaches et l'argent.

       – C étaient nos ancêtres, ça ?

       – Sans doute ; ne sommes-nous pas des Ardennais ?

       – Pas la peine de faire l'honnête alors ! conclut Collard, tu m'endors avec tes histoires de Marcassins.

*       *       *

       Les Français et l'inondation, ont aidé nos soldats à arrêter les Allemands. Ils sont callés dans les boues de l'Yser.

       Nous, nous sommes en repos dans une ferme tout près de la frontière française. Nous allons avoir le foin des fenils pour nous coucher, c'est le rêve ! Collard trouve que la position est tenable.

       Pourtant, nous n'irons pas coucher très tôt aujourd'hui. On nous a dit que tout près, de l'autre côté de la frontière, il y avait une petite ville Houschoote avec des boutiques, des restaurants, du vin et de la bonne goutte. Nous avons de l'argent ; on nous a payé régulièrement notre solde (225 frs par mois) et, sur l'Yser, nous n'avons guère eu l'occasion de les dépenser. Naturellement, on va aller voir :

       Dans la cour de la ferme l'escadron est rassemblé sur deux rangs devant le chef de service. Nous entendons par chef de service, le plus ancien des maréchaux-des-logis chef de l'escadron. C'est lui qui dresse le rôle de service et qui veille au bon entretien des chevaux.

       – Garde à vous ! Cowez, St Hubert, Fonck, Collard, monteront garde d'écurie.

       – Ah ! Bon sang ! notre sortie est fichue : du moins pour Collard : quant à moi, on va voir ce qu'on va voir !

       Le chef n' a pas fini :

       – Maintenant, achève-t-il, nous sommes en repos, mais comme vous êtes horriblement sales, je vous défends, formellement, à tous, de sortir du cantonnement aujourd'hui.

       – Ah ! zut alors !

       – Rompez.

       – Des réflexions fusent parmi les hommes.

       – Nous voilà prisonniers !

       – Que le diable l' emporte !

       – Qu'en dis-tu, toi ! me demande un appelé Dubuisson.

       – Moi ? Je dis que, si j'en trouve un qui a autant de toupet que moi, j'irai ce soir à Honschoote !

       – Je suis ton homme.

       – Convenu : à quelle heure ?

       – A cinq heures : il fait noir.

       – Va pour cinq heures.

       Dubuisson est un gaillard de six pieds de haut ; ses moustaches en crocs lui donnent un air terrible. Il n'est pas méchant pourtant ; c'est même un des joyeux drilles de l’escadron.

       Collard, que je vais retrouver à l'écurie, n'est pas de bonne humeur.

       – Nous voilà callés, dit-il !

       – Moi pas, je sors avec Dubuisson.

       – Tu sors ?

       – Oui, mon vieux.

       – On ne peut pas sortir ; il faut que tu restes.

       – Il n'y a que mourir qu'il faut.

       – Tu vas te faire pincer !

       – Tant pis ! Je préfère avoir huit jours d'arrêts que de sécher d'ennui ici aujourd'hui,

       – Alors, tu rapporteras un litre !

       – Je l'espère.

       – Et une bouteille de vin ?

       – Pourquoi pas ?

       – Il me faudrait encore des souliers.

       – Quand tu auras fini...

       – Des chaussettes, un caleçon, une chemise...

       – Et une femme, sans doute ?

       – Si tu en trouves une, je ne dis pas non !

       – Tu peux compter sur moi, mon petit Collard.

       – Je ne compte sur rien, ni sur personne : tu vas revenir avec une cuite et Collard se brossera.

       – Et tu as une brosse ?

       – Va au diable !

       – Non, je vais me laver, m'astiquer et en route.

       – Oui, tu es beau. Tu as une barbe en tire-bouchon : tu n'as plus aucun bouton à ton manteau ; on ferait une soupe grasse avec ton bonnet de police ! Ah oui ! Tu es beau : tu es beau !

       – Ce n'est pas la beauté qui plaît, mon petit Collard, c’est la taille et la marche !

       – C'est cela. Parlons-en de ta taille et de ta marche !

       – Je n'ai pas le temps : je vais me laver. Au revoir, mon petit Collard : soigne bien les biques : donne double ration à mon gros.

       Collard jure pendant que je me débarbouille : Par exemple, il me faudrait bien une brosse en chiendent pour me décrasser les mains. Je ne vois pas ma figure mais elle ne doit pas être fraîche non plus ! Et je frotte, je frotte...

       Allons, bon ! Je dois commencer à reluire sans doute. Mon couteau va me servir à me couper le bout des ongles qui sont noirs comme du jus de chique.

       De larges traces de boue sont disposées en mosaïques sur mes vêtements ; mais bah ! On pardonnera cela à un homme qui sort des bourbiers de l'Yser. Ah là ! Mes souliers n'ont plus que des soupçons de semelles ; mes chaussettes non plus naturellement.

Enfin, je suis lavé, je dois être beau comme un chérubin. Vivement, qu'il soit cinq heures !

*       *       *

       L'attente m'a semblé longue. Mais enfin, il est cinq heures. Dubuisson m'attend déjà sur la porte de l'écurie.

       – Alors, nous y sommes ?

       – Oui, ne parle pas si haut, filons en douce.

       – Allons-y,

       – C’est ici la route, je crois ?

       – C'est tout droit m'a-t-on dit.

       Combien de temps faut-il pour y aller ?

       – Vingt minutes.

       – Marche plus vite !

       – Je n'ai pas les jambes aussi longues que les tiennes !

       – Si on chantait !

       – On nous entendrait encore de la ferme !

       – Mais non : le vent vient de là.

       – Allons-y alors.

       – Que chante-t-on ?

       – « Sambre et Meuse ». Une, deux, trois…

       Le régiment de Sambre et Meuse

       Marche toujours au cri de liberté

       Suivant la route glorieuse

       Qui la conduit à l’immortalité :

       – Tu chantes faux, Dubuisson

       – Non c'est toi !

       – C'est peut-être tous les deux.

       – Possible ; je ne connais pas la musique.

       – Moi non plus.

       Nous marchons vite. Mes pieds prennent un bain de boue, mais je n'y pense guère. Je suis gai comme un pinson. Dubuisson aussi ; il siffle et chante continuellement.

       – Pour le moment, le Roi n est pas mon cousin, dit-il !

       – Qu'allons-nous faire pour commencer ?

       – Manger,

       – Oui ; on va chercher un restaurant chic.

       S'il faut mettre cinq francs on les mettra ; nous pouvons même mettre, d’avantage ; nous sommes riches !

       – On boira du vin.

       – Et du bon !

       – Et après ?

       – Après ?

       – On verra.

       – Nous y sommes, je crois...

       Oui. Regarde, voilà une femme !

       – Elle n'est pas mal !

       – Si on allait le lui dire !

       – Pas de bêtises ; mangeons d'abord.

       – Oui ; c'est vrai.

       – Où va-t-on trouver un restaurant ?

       – Continuons ; il n'y a rien de fameux dans cette rue. Les plus chics restaurants sont souvent sur la grand' place.

       Nous arrivons, le nez en l'air ; nous regardons les enseignes.

       – En voilà un, mon vieux.

       – Oui ; il a l'air chic !

       Nous entrons. Dans le vaste corridor, il y a des porte-manteaux où s'alignent des capotes d'officiers. Nous faisons la grimace.

       – Voyons dans la salle à manger.

       – Oui, regarde.

       Bon Dieu ! La position n'est pas tenable ! Entre deux magnifiques officiers français, le lieutenant Lebrun étale son gros ventre ! Qu'il est propre l'animal ! Sa tunique est toute neuve ; il est rasé de frais ; il tient sa fourchette de la main gauche s'il vous plait !

       – Demi-tour, mon vieux Dubuisson cette sale boîte n'est pas faite pour nous !

       – C’est chic pourtant !

       – Filons.

       Sur la grand' place, j'accoste un civil.

       – Pardon, Monsieur, pourriez-vous nous indiquer un restaurant où il n'y a pas d'officiers ?

       – Où il n'y a pas d' officiers ?

       – Oui.

       L'homme parait réfléchir ; puis, brusquement dit :

       – Suivez-moi : ce n'est pas précisément un restaurant mais, enfin, on y mange.

       – Et y boit-on du vin ?

       – Sans doute.

       – Alors ça va.

       Notre guide nous conduit dans un petit café où sont attablés quelques soldats français.

       – Auriez-vous à manger pour ces deux braves ? demande-t-il au patron.

       – Oui va. Un casse-croute quoi ?

       – Qu’est-ce que c'est un casse-croute ? demande Dubuisson.

       – Du pain, du fromage et une demi-bouteille de vin. Ça va ?

       – II faut bien, bon Dieu, que ça aille ! Nous avions rêvé autre chose, mais...

       – Oui, patron ; ça va. Vous remplacerez vos demi-bouteilles par des entières et vous servirez trois rations. Monsieur, mangera avec nous.

       – Mais, je n'ai pas faim, moi, mes braves.

       – Ta, ta, ta ! Vous nous avez conduits ; il faut manger. Allons vite, patron…

       Je regarde le civil ; Il est déjà d'un âge avancé, mais il est resté droit et a conservé une certaine allure.

       – Je suis un ancien, dit-il, en s'apercevant de mon examen.

       – Vous êtes un ancien ?

       – Oui : j’ai fait la guerre de soixante-dix.

       – A la bonne heure ! Vive notre ancien ! On va boire quelques bouteilles à sa santé ! y êtes-vous, vous autres ?

       C'est Dubuisson qui s'adresse aussi aux soldats français.

       – Bien sûr, bon sang, qu'on y est, où on ne serait pas des zouaves alors !

       – Vous êtes des zouaves ?

       – Bien sûr ! ça se voit.

       – Mettez du bon patron.

       – Du bon quoi ?

       – Du bon vin, bon Dieu ! En voilà-t-il une demande ! Et bien, les zouaves, vous mangez avec nous ?

       – Non on vient de bouffer l'rata. Alors...

       – Comme vous voudrez. Mettez une bouteille à tous patron.

       – Ils sont un rien larges les zigues, dit un zouave !

       – C'est notre première sortie, mon vieux ; nous avons crevé de soif sur l'Yser. Aujourd'hui il faut qu'ça marche.

       – Voilà, voilà, crie le patron ; du pain, du fromage, du vin. Allons, bon appétit.

       – Tenez, fait Dubuisson, en mettant un billet de cent francs dans la main du patron ; payez-vous largement et rendez-moi de même !

       Nous sortons nos couteaux et mangeons pain et fromage ; le vin y passe aussi. Quand les verres sont pleins on les vide ; quand ils sont vides on les rempli. L'ancien mange et boit comme nous ; sa figure s'illumine.

       – Permettez-vous que je vous raconte mes campagnes dit-il ?

       – Bien sûr; on ne demande pas mieux.

       L'ancien raconte. Il le fait sans vantardise et avec clarté. Il insiste surtout sur un hiver terrible pendant lequel il a marché pieds-nus dans la neige.

       Nous nous regardons. Dubuisson grimace et fait le geste de passer la main sous ses morceaux de chaussure. Moi je pense « C'est bizarre, qu'à toutes les guerres les soldats marchent pieds-nus ! Nous, nous saurons nous tirer d’affaire ; nous avons de l'argent. Mais, les soldats ! Quand seront-ils chaussés ? Voici, l'hiver; vont-ils aussi devoir marcher pieds-nus dans la neige ? »

       L'ancien termine :

       – Nous avons été vaincus, dit-il en baissant la tête ; Dieu veille que vous ne le soyez pas, vous, mes braves.

       – Nous ne le serons pas. On vous vengera l'ancien; on vous vengera, hem! les zouaves ? L'ancien pleure pendant que nous hurlons comme des possédés.

       – Ça manque de femmes ici, trouve Dubuisson.

       – Oui, voilà un piano automatique ; si on avait des filles on les ferait danser...

       – S'il ne vous manque que cela, dit le patron, nous avons de jeunes voisines qui ne demandent peut-être pas mieux.

       – Allez les chercher.

       – Dans quelques minutes ; elles soupent assez tard.

       – Ce n'est pas tout ça, Dubuisson. Avant de danser, nous avons des courses à faire. II nous faut des souliers ; nous ne pouvons pas danser sur nos chaussettes ! Alors ; en route l’ancien nous conduira.

       – Où voulez-vous aller ?

       – Il nous faut des souliers, des chaussettes, des caleçons, des chemises, un litre de goutte, une bouteille de vin.

       – C'est tout ?

       – Oui

       – Je vais vous conduire. Pour le litre et la bouteille de vin le patron peut vous servir.

       – Apprêtez ça, patron ; on va revenir. N'oubliez pas les demoiselles surtout ! A tantôt les Zouaves.

       – A tout à l’heure, les frères.

       Bras dessus. bras dessous, nous sortons du café.

       – Que voulez-vous pour commencer ?

       – Des chaussettes ; nous les enfilerons en allant chercher des souliers.

       – Va pour des chaussettes.

       Dans la première boutique, où l'ancien nous conduit une grosse femme nous sert le nécessaire sauf des souliers. J'achète tout en double. Il ne faut pas que j'oublie Collard. La grosse femme est devenue toute rouge sous les  œillades, que Dubuisson lui décoche.

       – Des souliers maintenant ?

       – Ici tout près Messieurs.

       – Où ça ?

       – Par ici ; nous arrivons ; entrez...

       – A vous l'honneur, l'ancien.

       Ici, c'est une charmante blonde qui nous reçoit :

       – Ces Messieurs désirent ?

       Des souliers ; des bons : pas trop chers, c'est pour des guerriers.

       – Comme souliers ; nous n'avons que ceci ; c'est peut-être un peu lourd ! Mais nous avons de solides bottines de chasse qui feraient peut-être, mieux votre affaire.

       – Montrez.

       La demoiselle monte sur une escabelle et prend les bottines dans les rayons pendant que nous regarderons la naissance de ses mollets. Dubuisson me fait un clin d’œil.

       – Voici, Messieurs ; C'est de la première qualité : semelle cousue, cuir souple.

       – Combien ?

       – Vingt francs la paire.

       – Et en en prenant deux paires ?

       – C'est le même prix, Monsieur,

       – Allons, allons, vous nous ferez bien quelque chose ! vous nous donnerez ainsi 1'occasion de vous remercier en vous embrassant.

       – Si vous étiez rasés, je ne dirais pas non.

       – Y a-t-il un coiffeur dans les environs ?

       – Il y en avait un, Monsieur, mais il est parti à la guerre.

       – On n'aurait pas dû mobiliser les coiffeurs, trouve Dubuisson, Mademoiselle, ajoute-t-il, vous allez nous tourner le dos pendant que nous essayons nos bottines. Vous ne devez pas voir nos pieds : ils sont plus vilains encore que notre barbe. Des morceaux de chaussettes viennent avec nos souliers et nos pieds apparaissent tout maculés de boue. Nous les nettoyons vivement, tant bien que mal avec les pans de notre manteau et enfilons nos chaussettes. L'ancien rit de bon cœur.

       – Vous pouvez regarder, Mademoiselle, nous sommes présentables.

       – Je vous regardais dans la glace.

       – Ah ! bon sang !

       – Ne vous inquiétez pas ; je comprends cela. On ne peut pas faire la guerre et rester propre.

       – En voilà qui me vont ! Collard à la même pointure. J’en prends deux paires comme celles-ci, mademoiselle. Toi, mon vieux, tu n'en trouveras pas ; on n'en voit pas la fin de tes pieds !

       – Ils ne sont pals si grands ; je ne chausse que du quarante cinq ! La preuve, c'est que ceux-ci me vont.

       – Prends-les, alors.

       – Bien sûr que je les prends.

       – Voilà, ma belle, quarante francs de moi, et vingt de mon ami. Est-ce juste?.. Au plaisir ; comptez sur notre amour !

       – Au revoir, Messieurs, merci.

       Tandis que la demoiselle rit aux éclats sur le seuil de son magasin, nous reprenons le chemin du café. Dans la rue, nous croisons des officiers que nous oublions de saluer. Maïs comme il fait assez noir. Nous arrivons sans accroc.

       Les filles sont là ; le piano joue déjà une valse.

       – Allons, Dubuisson, c'est le moment de nous dégourdir les jambes !

       – Je ne sais pas danser, moi !

       – Tant pis pour toi !

       Les zouaves nous accueillent par des bravos. Les filles nous regardent des pieds à la tête. Une grande rousse fait la moue. Je m'en aperçois et m’adressant à elle :

       – Une valse à nous deux, Mademoiselle ?

       – Je veux bien, Monsieur, dit-elle, d'un ton que je crois dédaigneux.

       – Allons Dubuisson, prends les paquets ! Tiens voilà mon manteau ; remonta le truc ; mets, deux sous. Vous dansez à l'envers, Mademoiselle ?

       – Comme on veut.

       – A gauche alors. Valsons...

       Elle danse bien la grande rousse ; les zouaves nous regardent et, fièrement je fais tourbillonner une compagne dans un cercle qui n'a pas trois mètres de diamètre.

       – Mince alors ! s'écrie un zouave ; il faut être Belge ou bien du Nord pour savoir valser.

       – Tu perds tes papiers ; ta culotte est trouée, crie Dubuisson.

       – Cela ne fait rien. Allé-là !

       – Le morceau est fini : la grande rousse ne me lâche cependant pas la main.

       – Servez du vin et de la goutte à tous, patron ! C'est moi qui paie. Crie Dubuisson,

       Et cela continue : nous buvons. Entre les rasades, je fais danser la grande rousse qui ne me lâche pas. Je la serre toujours un peu plus fort, et, ma foi, je crois qu'elle en fait : autant.

       Dubuisson a pris une brune sur ses genoux. Trois autres sont aux prises avec les zouaves. Vive la joie ! L'ancien esquisse de bizarres pas de danse.

       – C’est ainsi qu'on dansait de mon temps, prétend-il !

       Pour nous, à notre avis la guerre a du bon ! nous n’avons personne de la famille pour nous surveiller et nous en abusons à corps perdu.

       La fête a continué très tard dans la nuit. Nous avons, peut-être, chiffonné un peu trop les filles ; en compensation, nous leur avons promis de revenir et même de les épouser.

       Nous sommes dans de beaux draps ! En voulant aller se coucher, Dubuisson a dégringolé d’une échelle et est tombé sur le ventre du chef de service. Moi, j'ai éveillé tous les hommes qui couchaient dans la même écurie que moi, je me suis disputé avec eux et en ai même appelé dans la cour de la ferme, pour nous battre. Un chef a saisi le litre et la bouteille de vin.

       Maintenant, nous sommes, Dubuisson et moi, callés, en position devant le lieutenant Lebrun. Sur la table qui nous sépare de lui, les deux bouteilles sont installées comme pièces à conviction. Dubuisson s’est composé une figure de séminariste dévot ;  celui qui ne le connaîtrait pas lui donnerait le bon Dieu sans confession. Les talons joints, la tête haute, les petits doigts aux coutures de la culotte nous attendons que le lieutenant nous interroge.

       – Vous êtes sortis, hier, du cantonnement malgré la défense formelle du chef de service, gronde Lebrun. Conseil de Guerre ! Vous, Dubuisson, vous êtes tombé sur le ventre d'un supérieur ; c’est très grave ! En plus, vous vous êtes disputé avec lui et l’avez traité de ramolli ! Conseil de guerre ! Vous, dit-il, s'adressant à moi, vous êtes rentré abominablement ivre, porteur d'un litre d’eau de vie et d'une bouteille de vin ! Conseil  de guerre ! Vous avez défié, de plus, vos collègues. Conseil de guerre ! Qu’avez-vous à dire pour vous  justifier ?

       – Il y a erreur, mon lieutenant, répond Dubuisson, ce n’était pas nous !

       – Nom de Dieu ! Ce n’était pas vous. Ce n’était pas vous non plus que j’ai vu  abominablement sales sur la porte d’un restaurant d'Hondschoote ? Ce n’était pas vous ! ce n'était pas vous ! Vous avez de la chance qu'il' n'y ait pas de cachot ici ; vous y seriez fourrés pour longtemps. Ce n' était pas vous ! Rompez, nom de Dieu, ou je vous brise vos deux mauvaises têtes l’une contre l’autre.

       Nous filons comme des zèbres, pour ne nous arrêter que dans une écurie. Ouf ! nous l'avons échappé belle ! Dubuisson fredonne :

       Le régiment de Sambre et Meuse

       Marche toujours au cri de liberté.

       « Lumières ! Lumières !

       Personne ne répond.

       « Allons, bon sang, éteignez les lumières, ou j'en fait rapport..; »

       Dzing. Quelque chose, un morceau de pain sec probablement, lancé du haut de l'échelle au pied de laquelle je crie, vient de me passer à cinq centimètres de l'oreille. Cela n'est rien si des souliers ne jaillissent pas de la même source.

       « Tas de propres à rien ! Si vous continuez, je vous fais fourrer tous dedans et adieu les permissions ! »

       « Permission ! » je viens de prononcer le mot magique. Là haut, dans l'espèce de grenier, où sont couchés les soldats, j'entends des chuchotements. Une voix crie :

       – Qui est là ?

       – Gendarmerie, Eteignez vos bougies ou voilez les ouvertures du toit ; on voit les lumières. Vous avez envie de vous faire casser la figure par une bombe d'avion sans doute ?

       – On n'entend pas d'avion.

       – Je m'en fous ; éteignez ; c'est le règlement.

       – On éteint ; on éteint...

       Enfin, cela y est. Je sors de la place obscure et me retrouve sur l'Avenue de la Mer, à La Panne ;

       Dubuisson, avec qui je suis en patrouille, sort d'une maison et vient me rejoindre.

       – Et bien, cela a marché à côté, demande t-il ?

       – Comme-ci, comme ça. Un crouton de pain m'est passé à cinq centimètres de la frimousse. Et toi ?

       – Ce sont des civils : avec eux, cela va tout seul.

       – Il est embêtant, le service lumières.

       – Tu parles !

       – Viens, nous irons vers la mer.

       Nous marchons lentement ; nos éperons sonnent légèrement au contact de nos talons sur les pavés.

       – Bon Dieu ! Voilà encore l'hôtel Terlinck illuminé !

       – Que veux-tu y faire ?

       – Rien, bien, sur ! Pour ma part, j'ai déjà rédigé trois procès-verbaux à charge du tenancier. Ah ! ouiche ! C'est comme si on crachait en l'air : cela n'a jamais aucune suite et, le lendemain, il y a une lumière en plus.

       – Naturellement ; :nous n'avons absolument rien à dire dans cette boîte. C'est rempli d'officiers supérieurs ;

       – Non. En sommes, nous n'avons d'autorité que sur les soldats et encore ; Sincèrement, il est des moments où je voudrais reprendre ma place au 12ème de ligne, où j'ai servi avant la guerre. De quel régiment sors-tu toi Dubuisson ?

       – De l'artillerie de forteresse.

        Ce n’est pas étonnant que tu connaisses si bien la définition de trajectoire !

       – Ne blague pas, mon vieux ; écoute... on entend un bruit de dispute : c'est sérieux, dirait-on.

       – Démolissons le truc, crie une voix.

       Des menaces, des jurons, un bruit de verres cassés, troublent le silence de la nuit.

       – Qu’en, dis-tu Dubuisson ?

       – Il faudra bien qu’on aille voir. Mais, en douceur hein ! Pas de menace de punition aux soldats ; ce n'est pas le moment.

       – Non. Oh là !  On crie au secours. Allons vivement.

       D'un même élan, par la porte de derrière, nous entrons dans la cuisine d'un café. Nous arrivons juste à' point, pour arracher un civil des mains d'un soldat occupé à lui administrer une raclée épouvantable. D'autres soldats sont là : Deux ou trois s’éclipsent furtivement : les autres grondent.

       – Tas d’imbéciles ! leur dit Dubuisson. Non content de vous faire servir de l’alcool, ce qui est défendu, vous troublez l’ordre à deux heures et demie du matin, alors que les cafés doivent être fermés à sept heures du soir ! Vous avez votre  carte d identité vous ? ajoute~t-il, en s adressant au civil.

       – C'est le patron, dit une serveuse.

       – Il voulait nous faire payer des verres en trop affirme un soldat.

       – Pourquoi est-il civil et nous soldats ? demande un autre.

       – Silence ! commande Dubuisson. Vous, les soldats, vous allez gentiment retourner dans vos cantonnements, et vous, patron, on vous le passera pour cette fois. Mais si vous récidivez, on vous apprendra ce qu'il en coûte de servir de l'alcool à des militaires, à deux heures du matin. Allons, ouste, vous autres, videz les lieux !

       Les soldats sortent en grognant, tandis que le patron essuie le sang qui lui coule des narines.

       – Allons, bonsoir, et qu'on ne vous y reprenne plus.

       Dehors il fait un beau clair de lune. Le sommet des dunes émerge dans la pâle clarté de l'astre de la nuit. Les vagues de la mer chantent doucement leur éternelle chanson. Au front, les canons tonnent et les mitrailleuses crépitent.

       – Il a été sonné le patron !

       – Oui : mais qu'il ne se plaigne pas : ce sont les risques d'un métier où il gagne une fortune. Cela vaut bien une série de coups de poing sur la figure !

       – Oui C'est le filon d'être commerçant à l’arrière ! La guerre a du bon pour les gens du pays.

       – Bien sûr. C'est bizarre quand même qu'il y ait des gens à qui la guerre profite ! Quelle heure est-il ?

       – Presque trois heures.

       – Nous sommes de service jusque quatre ; mais comme les lieux paraissent vidés : si on allait se coucher ?

       – Et si le lieutenant Lebrun vient au contrôle ?

       – Il a contrôlé les patrouilles d'avant minuit ; il dort donc ; pas de risque : rentrons.

       – Oui, rentrons.

       Nous sommes donc à La Panne, où nous sommes arrivés en février 1915. Nous voilà en juin 1916. Depuis seize mois nous formons le détachement à cheval dit du « Front de Mer ».

       Notre service consiste à maintenir l'ordre à La Panne, à faire des patrouilles de jour et de nuit jusque Oostdunkerke et à fournir des cavaliers pour monter de garde autour du secteur réservé à la Famille Royale.

       Ville d'eau en temps de paix, La Panne est devenue ville de garnison en temps de guerre. C'est ici que toutes les divisions d'armée viennent, à tour ,de rôle, prendre leur grand repos, qui dure généralement un mois. C'est ici aussi, que j'ai revu presque tous les soldats de mon village et la plupart de mes amis de régiment. Ensemble nous passons parfois des soirées animées.

       – Mon vieux, les gendarmes sont de sales types, me sert un jour Lefrançois, alors que nous sommes rassemblés dans le grenier, au-dessus de l'écurie où je suis cantonné.

       – Ce sont de sales types ? Pourquoi ?

       – Ils ont ramassé des camarades qui trayaient les vaches d'un fermier d'Ave Capelle. Moi aussi, je trais les vaches, et il n'y a pas un gendarme au monde capable de m'en empêcher. Avant de commencer, je mets des copains en sentinelle avec le fusil chargé, et le premier Piottes-pakers[2] qui montre sa tête, on le fout en l'air. Aussi vrai que je te le dis.

       – Et si c'était moi ?

       – Toi comme un autre. Mais tu es verni, on te manquerait. St-Pierre ne veut pas de pareils à toi au paradis !

       – Non, il n'y a que les fantassins qui y vont.

       – Tu dis vrai en blaguant. Il n'y a, en effet, que les fantassins qui se font tuer !

       – A eux la gloire !

       – Je m'en fous de ta gloire. Vous autres, tas d'embusqués, vous vous rincez le gosier pendant que les piottes encaissent les crachats des crapouillots !

       – On nous réserve pour repeupler, après la guerre !

       – C'est ça ! On va repeupler la Belgique de jeunes Piottes-pakers. Ça sera beau ; ça sera beau ! Bande d'embusqués, va !

       – Tiens, avale ce verre de vin, tu auras plus facile pour gueuler...

       – Merci ; à ta santé et à celle des autres.

       – A la santé de la gendarmerie.

       – Ah ! non alors ! Je ne bois pas,

       – Bois quand même, dit Scion. Dépêche-toi, j'ai soif moi.

       Lefrançois est un ancien, il est au 12ème de ligne depuis le premier jour de la guerre. C'est un soldat d'élite, un peu maraudeur, mais tenace au feu. Les autres sont des volontaires de Guerre, venus en 1915, par la Hollande. Comme anciens il y a aussi François Croisier et Joseph Sparmont, mes meilleurs amis du régiment. Croisier est un soldat très calme ; ordinairement, il écoute les autres et se contente de tirer de longues bouffées de la pipe qu'il a toujours aux dents. Sparmont, lui, est marié et père d'un petit garçon. Cela change la mentalité d'un soldat d'être père de famille. Pour lui, le fait de remonter en ligne est un évènement plus grave que pour les autres.

       – Si je me fais zigouiller, je laisse une veuve et un orphelin, dit-il souvent.

       – Il n'est pas fameux, le vin, remarque Lefrançois, en tendant le verre vide à Scion.

       – Tu préfères l'eau salée du boyau de la mort, peut-être ?

       – Ne me parle pas du boyau de la mort, tu ne sais seulement pas où il est !

       – Explique-le moi.

       – Je n'en ai garde. Après la guerre, tu serais capable d'aller en parler au village, comme si tu l'avais connu !

       – Ne nous disputons pas, intervient Scion ; chacun fait ce qu'on lui commande. On ne choisit pas son rôle à la guerre.

       – Oui, grogne Lefrançois : tout le monde est utile à l'armée, sauf les gendarmes. Quand je pense qu'ils ont fait pincer de pauvres types pour avoir trait des vaches ! Qu'on dise : ce qu'on veut, il faut être chameau.

       – Avec tout ça, la guerre ne finit pas trouve Bochmer.

       – Tu ne voudrais pas rigole, Xhaard : on commence seulement à s'y faire ! Il n'y a pas encore deux ans qu'on se bat.

       – Ne viens pas encore avec tes bêtises, hein toi, dit Sparmont.

       – Deux ans sans voir sa femme et son gosse, c'est bien assez.

       – Ce sera bientôt fini. Le bruit court que les Français ont avancé de cinquante centimètres !

       – Vous blaguez, dit Croisier ; mais, ce qu'il y a de sûr c'est que tant qu'on ne s'y prendra pas autrement, on n'enfoncera pas les lignes al1emandes et nous piétinerons ici des années.

       Nous dressons l'oreille. Croisier a, parmi nous, la réputation de voir clair dans les opérations militaires. Quand il explique le pourquoi d'une victoire ou d'une défaite, c'est avec un bon sens et une clarté de vue extraordinaires.

       – Que veux-tu dire François ? demandons-nous.

       – Voici : Vous avez lu les journaux comme moi et avez compris que toutes les offensives, n'ont abouti qu'à un échec complet. Elles y aboutiront toutes ; on ne peut pas enfoncer les lignes en les attaquant carrément. Elles sont élastiques ; elles avancent et reculent selon la force qui les pousse, mais ,elles ne rompent pas.

       – Mais on ne peut quand même pas sauter par dessus, dit Lefrançois ! Comment ferais-tu, toi, Croisier, si tu étais général en chef ?

       – J'attendrais d'être assez fort ! Puis, je me laisserais enfoncer sur une certaine longueur du front.

       – Cette fois, tu déraisonnes, François. Les Français, les Anglais et les Allemands font tuer

des milliers d'hommes tous les dix mois en essayant de faire le contraire !

       – Je sais, répond Croisier : mais ça, c'est de la bêtises. Moi, je prétends que l'armée qui enfoncera l'autre, sera battue, elle se coincera et se fera attaquer sur ses flancs. Alors ce sera la débâcle. Ce n'est pas encore aujourd'hui que nous verrons cela. Je vous rassure ; les alliés ne sont pas encore assez forts pour se laisser enfoncer ; mais, cela viendra. Du moins, c'est mon idée.

       Nous ne comprenons pas très bien la stratégie de Croisier et je parle d'autre chose :

       – Personne n'a reçu des nouvelles du pays ?

       – Si, répond Scion, j'ai reçu une lettre de mon père, venue par la Hollande.

       – Que raconte-t-elle ta lettre?

       – Tout va bien chez nous.

       – Ton père ne dit pas s'il a de quoi manger ?

       – Non ; ils n'en ont guère probablement. Quand nous avons quitté, en 1915, plusieurs familles étaient déjà au régime des fourragères.

       – Des fourragères ?

       – Des betteraves, quoi.

       – Nous ne les retrouverons certainement pas grossis !

       – Bon Dieu non ! A propos, Henri Gillard a voulu venir à La Panne pour te voir.

       – Il ne m'a pas trouvé ?

       – Il n'a pu venir jusqu'ici, les gendarmes lui ont fait faire demi-tour, au Moeder Lambic.

       – Quand je vous dis que les gendarmes sont des chameaux, hurle Lefrançois. Ils ne sont bons que pour embêter les soldats. Qu'on leur fasse arrêter les espions ; le ,front en est plein ! Nous en avons encore arrêté deux à Wulpen et il paraît qu'on fait des signaux, au moment des relèves à Oostkerke. L'artillerie allemande en profite pour taper dur et juste. Mais voilà, Oostkerke c'est près des lignes et les gendarmes n'y vont pas.

       – Mais si, mon vieux, il y a un poste à Oostkerke.

       – C'est un poste dans un abri alors on ne les voit pas.

       – Allons, Lefrançois, parle d'autre chose, tu en veux absolument aux gendarmes, aujourd'hui !

       – Je répète que ce sont des chameaux.

       – Va pour chameaux, mais parle d'autre chose.

       – Oui, Maurice, par égard pour toi.

       – Merci.

       – Nous montons demain en lignes, dit Scion.

       – Dans quel secteur ?

       – Pervyse, château de Vicagne.

       – Ça tape là-bas ?

       – Pas trop ; mais nous y avons de sales petits postes près du château, on y est entre ciel et eau, en pleine inondation, avec quelques sacs de terre autour de soi. Quand les Allemand nous repèrent, ils ont vite fait d'envoyer les sacs de terre et les bonhommes en l'air.

       – Ce n'est pas le rêve, quoi ?

       – Bon Dieu, non !

       – Paraît que les Allemands ont des costumes pour voyager sous l'eau, raconte Bochmer.

       – Comme des sous-marins ?

       – On le dit.

       – Zut alors ! on ne les verra plus venir !

       – Les deux bouteilles de vin sont vides. Si on mettait pour un litre de cognac.

       – Combien coûte un litre de cognac ?

       – Cinq francs.

       – A combien sommes-nous ?

       – Un, deux, trois ; nous sommes sept. Mettez chacun cinquante centimes, je ferai le reste.

       – C'est que, dit Scion, j'ai acheté pour remonter aux tranchées six paquets de cigarettes à vingt cinq centimes et ai mangé des pâtés pour soixante. Ma solde de la semaine est au diable !

       – Je mettrai pour toi. Allons, Bochmer, va chercher cela : tu es le plus jeune : sers les anciens. Tiens, voilà cent sous : dépêche-toi.

       Bochmer descend l'échelle en criant sur les chevaux qui sont en-dessous de nous : « oe ... oe ... »

       – Pourquoi sommes-nous à la guerre ? demande Lefrançois, qui décidément à l'humeur tracassière aujourd'hui. Pourquoi se fait-on zigouiller ?

       – C’est pour la Patrie, répond Scion, dans un éclat de rire.

       – Fous-nous la paix avec ta Patrie : c'est les journalistes qui racontent ça ! Des chameaux, les journalistes ! Ils nous bourrent le crâne. A les entendre c'est toujours nous les plus forts, ils ont menti ! Si on était les plus forts on avancerait ! A mon avis, on devrait fusiller tous les journalistes ; ce sont des imbéciles.

       – Que tu es féroce, aujourd'hui.

       – Oui, nom de Dieu ! le sergent m'a fait aller à l'exercice malgré moi ce matin. Je démolirais le bazar quand c'est comme ça ! A quoi cela sert-il de faire faire l'exercice à un ancien comme moi ? En décomposant : une, deusse, troisse. Mais, bon Dieu je l'ai fait des mille et mille fois, une, deusse, troisse. Et puis, pourquoi se ferait-on zigouiller ?

       – Est-ce que tu te marieras un jour ?

       – Pourquoi, demandes-tu cela?

       – Réponds toujours.

       – Oui, si on ne m'enterre pas dans les boues de l'Yser.

       – Tu auras des gosses ?

       – Oui, des fils.

       – Et bien, si tu risques de te faire zigouiller maintenant, c'est pour que, plus tard, les Allemands ne mettent pas un casque à pointe sur la tête à tes fils et ne les fassent pas marcher au pas de l'oie, eine, sweie, dreie : eeie, sweie, dreie.

       – Je ne discute plus avec toi, tu me ferais redevenir patriote. Je l’ai peut-être été, mais je ne le serai plus.

       – Sauf, quand les Allemands attaqueront.

       – Quand les Allemands attaqueront, je défendrai ma peau. Bougre d'idiot ; le patriotisme n'a rien à voir la dedans.

       – C'est comme tu veux l'entendre. Voilà Bochmer. Allons, dépêche-toi, bleu pilou.

       – Les chevaux me regardent, crie Bochmer.

       – Cela ne fait rien, crie dessus.

       Oe ... oe... oe .... En place repos, les chevaux ; en place repos ! Les chevaux de gendarmes ne m'inspirent aucune confiance, dit Bochmer en émergeant du trou de l'échelle. Voilà le Hue.

       « Piottes~pakers ! Piottes pakers ! » L'insulte, criée, à tue-tête, par une voix cachée, nous fait tourner la tête. Dans le sable des dunes, nos chevaux piétinent, car pour eux notre énervement se traduit par de légers coups d'éperons dans leurs flancs.

       « Piottes-pakers ! Piottes-pakers ! » Je me sens pâlir de colère. Sans doute, ce n'est pas la première fois que j'entends ce cri qui a le don de m'énerver aujourd'hui. A plus de cent reprises différentes les soldats me l' ont jeté à la face sans que cela m'ait fait la moindre impression. Mais cette fois, c'est une voix cachée qui nous la hurle : une voix menaçante.

       – J'enrage, dit Collard, avec qui je suis en patrouille.

       – Moi, aussi.

       – Si on essayait de trouver celui qui crie ?

       – Non ; il est, sans doute, caché dans une villa. Il est plus sage à nous, de ne faire semblant de rien. Continuons vers Coxyde.

       Nous continuons et le cri nous suit : « Piottes-pakers ! Piottes-pakers !

       Petit à petit, la voix se fait plus lointaine ; puis, elle se tait.

       – Ne trouves-tu pas que les soldats nous en veulent ces moments-ci, demande Collard.

       – Bien sûr que si. Avant-hier, nous avons failli avoir du vilain. Des chasseurs à pieds ont voulu arracher un déserteur des mains de Cowez et de Fonck, et il a fallu la moitié du peloton pour dégager nos deux collègues.

       – Je me demande à quoi tient cet état d'esprit des soldats.

       – Pas facile à comprendre, mais enfin, nous sommes leur bête noire. Notre service ne consiste-t-il pas surtout à les embêter ?

       Nous exécutons les ordres qu'on nous donne : qu'en pouvons-nous ! Ce n'est pas nous, qui exigeons que les cafés soient fermés à sept heures : ce n'est pas nous qui trouvons qu'une permission écrite est nécessaire pour aller d'un cantonnement à un autre. Nous ne sommes que les exécuteurs des ordres des états-majors qui, eux, s'en fichent.

       – Oui, et les choses se gâtent. Notre collègue Champuvier a été tué à coups de couteau par des soldats près de Leysel ; la situation devient grave et nous, au lieu de rester calmes, nous nous énervons.

       – Calme ! calme ! grogne Collard. Ce n'est pas facile de rester calme quand on tue des camarades. Peut-être, va-t-on nous demander de maîtriser nos nerfs et de nous laisser assassiner ! Mais, minute, hein !

*       *       *

       Pendant les quatre heures, qu'a duré notre patrouille, nous avons impitoyablement fait faire demi-tour aux soldats non munis de permission, et c'est de mauvaise humeur que, le soir, nous mettons pied à terre devant notre cantonnement, à La Panne.

       – Un chef s'approche de nous et, d'une voie sourde, dit :

       Bodson est tué !

       Bodson est tué ?

       – Oui, et Suze, son collègue de service, a la cuisse droite traversée par une balle de browning.

       – Où cela s'est-il passé ?

       – Dans les dunes, non loin de la villa royale.

       – Qui a fait le coup ?

       – Un soldat qui, lui aussi, est tué.

       – Par qui ?

       – On ne sait. Bodson a été frappé, d'une balle dans la tête, alors qu'il était à cheval au poste II. Suze était au poste III ; il a entendu la détonation et s'est porté, au galop, au secours de Bodson. Le soldat qui avait fait le coup, s'est caché derrière un buisson, a laissé passer Suze, puis a tiré dessus. Suze a eu la cuisse traversée, mais il a encore pu se retourner et riposter par un coup de carabine. Seulement, on dit que ce n'est pas ce coup de carabine qui a tué l'agresseur ; il s'est suicidé, parait-il. Suze, qui avait perdu beaucoup de sang, n'a pu être longuement interrogé ; on l'a transporté à l'hôpital.

       – Et Bodson ?

       – Il est toujours là, où il a été tué, à côté du soldat. On les a laissés, en attendant que toutes les constatations soient faites.

       En silence, nous rentrons et déharnachons nos chevaux. J'ai le cœur gros, à éclater. Malgré mes efforts, des larmes me montent aux yeux. Bodson était un bon garçon ; jamais il n'a fait, inutilement, de peine à un soldat. Et puis, voilà presque deux ans qu'on vivait ensemble ; à force de se coudoyer, on devient frères à la guerre. Bodson m'a 'souvent parlé de ses parents. « Ce sont deux bons vieux disait-il ».

       – Allons nous voir Bodson ? demande Collard, d'un ton bourru.

       – Je ne sais pas. Je crois qu'il vaut mieux ne pas y aller. Nous avons encore bien du service à faire parmi les soldats, d'ici la fin de la guerre, et ne crois-tu pas...

       – Tu as raison, coupe Collard, nous ne devons pas voir le cadavre de Bodson.

*       *       *

       Voilà huit jours que Bodson est enterré. Les soldats sont plus calmes, le souffle d'émeute qui, un moment, a passé sur La Panne, paraît éteint ; et notre énervement de ces jours de fièvre a disparu.

       – Trois soldats sont venus te demander, me dit le garde d'écurie, en me voyant rentrer de patrouille.

       – Où sont-ils ?

       – Je ne sais. Il n'y a pas dix minutes qu'ils sont partis. Tiens, les voici.

       – En effet, les voici. C'est Lefrançois, Scion et Collin qui, lui aussi, est un soldat de mon village.

       – Tu vis encore, crie Lefrançois en m'apercevant.

       – Sans doute ; je n'ai aucune envie de mourir.

       – Figure-toi, qu'au front le bruit a couru que les soldats avaient supprimé tous les gendarmes de La Panne. Alors on a demandé une permission pour venir s'assurer. On avait peur pour toi.

       – On a beaucoup exagéré les choses.

       – Oui, nous l’avons vu ; il ya encore tellement de gendarmes qu'on trébuche dessus. Il n'y a rien de changé !

       – Sauf que Bodson est tué et enterré.

       – On nous l'a dit. C'est bête comme chou. Nous connaissions Bodson : si tous les gendarmes avaient été comme lui, on aurait pu s'entendre. Et puis, tuer, vois-tu Maurice, c'est le dernier de tout. On peut s'engueuler, se battre même, cela n'est rien. Mais tuer ! Faut-il être bête ! faut-il être bête ! Qui a fait le coup ?

       – Un soldat déserteur, un tatoué.

       – Ce n'est pas étonnant ; ces cocos là ont peur de leur peau ; mais ils n'hésitent pas à trouer celle des autres.

       Mais oui, il faut bien le dire, nous sommes criblés de poux. Ah ! les sales bêtes !

       – Regarde, quel gros, me dit un jour Dubuisson qui en tient un entre le pouce et l'index

       – Analysons-le.

       – Oui, c'est une idée ; tu as une loupe je crois ?

       – Oui ; mets-le, là, sur la planche.

       Dubuisson se gratte.

       – Les autres recommencent dit-il.

       – Tu as éveillé les miens ; Oh la la !

       – Allons, voyons celui-ci.

       – Qu'il est gros l'imbécile !

       – Naturellement ; la loupe le grossit. Regarde, c'est un mâle.

       – Oui, il est gris et de forme ovale.

       Waïe ! j’en ai un entre les doigts de pied.

       – Il te chatouille ?

       – Je te crois.

       – D'où viennent-ils donc ces salauds ?

       – On dit qu'ils sont venus avec la paille d’Amérique.

       – Au diable soit la paille.

       – J'ai une idée.

       – Laquelle !

       – Attends ; je vais m'en prendre un. Nous allons leur faire faire la course.

       – Comment cela ?

       – Nous allons, tracer un cercle à la craie, sur la planche ; nous mettrons chacun notre pou au milieu et le premier qui sortira du cercle sera le gagnant. Voilà ; j'en ai un, dis-je en mettant le doigt sur quelque chose qui se promène, dans ma nuque.

       – Oui ; un instant, demande Dubuisson, le mien est malade ; je lui ai serré la tête ; il faut que j'en attrape un entre. Tiens, j'en ai déjà un.

       – Allons, voici le point qui marque le centre du cercle. Lâchons-les. Attends ; je vais mettre une tâche d'encre sur le mien pour le reconnaître. Allons-y. Je parie dix francs que le mien dépasse la ligne le premier.

       – Ça va, argent sur table.

       – Voilà,

Délicatement, nous posons chacun notre pou au centre du cercle. Ils y restent quelques secondes puis se mettent en marche. Celui de Dubuisson tourne sans s'écarter du centre, tandis que le mien marche à peu près en ligne droite. Je vais gagner.

       – Imbécile ! crie Dubuisson à son Pou. Qu'as-tu à tourner ainsi sur place ?

       Le mien arrive à la ligne, mais ne la dépasse pas. Il s'arrête, puis fait demi-tour. La course va être passionnante.

       – Voilà le mien qui démarre, exulte Dubuisson.

       – Oui, et le mien perd le Nord ! Ah ! l'animal !

       Celui de Dubuisson marche en zigzag vers la ligne et la dépasse. Le mien est revenu au centre. Dubuisson à gagné.

       C'est une bonne race que j'ai, dit Dubuisson en me rabotant mes dix francs. Je ne veux pas la perdre, et relevant sa chemise, il remet son pou sur le ventre.

       Flâner dans La Panne est un plaisir. Tout le long de l'Avenue de la Mer jusque sur la route de Furnes, c'est un va et vient continuel de militaires : soldats au repos qui reboutonnent vivement leur veste en voyant arriver un officier supérieur ; officiers subalternes qui font de l’œil aux misses de la Croix-Rouge : gendarmes à pied en patrouille qui traînent nonchalamment leur flemme le long des trottoirs. Parfois, un embusqué, qui se distingue des autres par sa tenue clinquante et son visage poudré.

       C'est en regardant s'agiter tout ce monde que je viens visiter, par une après-midi, un soldat de mon village cantonné dans un magasin à fourrages. Du premier coup d'œil, je l'aperçois. Il est occupé à manipuler des bottes de paille, pressées à la machine et entourées de fils de fer.

       – Tiens, qui voilà ! Voilà Mathieu !

       – Tu es là, toi, répond-il.

       – Oui, comment vas-tu ?

       – Pas mal. Puisque tu es venu que les bottes de paille aillent au diable ; le chef n'est quand même pas ici. Alors, rien de nouveau ?

       – Non. Et toi ?

       – Une lettre de ma marraine de guerre ; nous allons lui répondre.

       – Je n'ai pas mes bouquins d'anglais.

       – On fera comme on pourra. Viens dans mes appartements.

       Les appartements de Mathieu consistent en une petite cagna de trois mètres sur deux qu'il s'est construite à raide de quelques perches et de bottes de paille. A l'intérieur, il y a un lit, fait de gites en sapin et de fils de fer ; une caisse en guise de table et les quelques menus objets indispensables à un soldat.

       – Assieds-toi sur le plumard dit Mathieu. Veux-tu une cigarette anglaise ?

       – Bien sûr, que j'en veux une.

       – Tiens ; c'est une Gold-Flac : elle vient de ma marraine.

       – Elle est gentille ta marraine ?

       – Un ange mon vieux.

       – Tu la marieras ; je vois cela.

       – Je ne dis pas non. Tiens, lis sa lettre.

       – Oui mais, tu sais qu'il y a des mots qui m'échappent ; je ne comprends pas tout.

       – Si va, tu comprends bien. Lis.

       Cahin-cahin, je traduis la lettre à Mathieu dont les yeux brillent de plaisir.

       – Nous allons répondre, dit-il.

       – Ah ! mais mon vieux, ceci est une autre histoire. Je n'ai pas mes bouquins d'anglais, et, si, je le traduis à peu près, je ne sais pas l'écrire. C'est beaucoup plus difficile.

       – C'est des contes tout ça, répond Mathieu. Tiens, voilà une page et un crayon. Fais le brouillon. Commence :

       Ma chère Marraine.

       My dear Marraine.

       – Ah ! Ah ! Tu vois que tu sais.

       – Je sais cela quand même. Mais toi, Mathieu, qui es resté plusieurs mois en Angleterre pour ta blessure, tu connais l'Anglais beaucoup mieux que moi.

       – Des bêtises que tu racontes. Je sais baragouiner quelques mots, c'est tout. Continue :

       My dear Marraine.

       « J’ai reçu votre gentille lettre ».

       – Oui mais, mon vieux, tu compliques les choses.

       – Mais non, mais non. Ecris :

       I have.

       – Comment est-ce qu'on dit « reçu » en anglais ?

       – Je n'en sais rien, mets : « reçu » c'est la même chose ; elle comprendra quand même.

       I have reçu your.

       – Et « gentill » comment est-ce ?

       – Je ne sais pas encore.

       – Bon Dieu ! tu ne connais rien...

       – Ni toi non plus, bon sang !

       – Allons ne nous fâchons pas. Comment vas-tu mettre, Maurice ?

       – N'est-ce pas la même chose de mettre « votre belle lettre » ?

       – Si ; c'est ça ; mets : « votre belle lettre »

       y have reçu your beautiful letter,

       – Ça va ! ça va ! exulte Mathieu. Continuons : « Je vais très bien »

       Ceci c'est facile :

       I am very well.

       – Ah non ! tu te trompes Maurice. Tu dis « je suis très bien ». Ce n'est pas la même chose. Je veux dire que je ne suis pas malade.

       – Et bien, voilà :

       «  I  am not ill. »

       – C'est ça, c'est ça. Maintenant écris « je t'aime »

       – C'est comme la chanson :

       1 love you.

       – Oui, mais, tu écris « je vous aime » et depuis le temps qu'on se connaît, on peut bien se

tutoyer. Avec ma marraine, écris : « Je t'aime ».

       – En anglais, mon vieux, on n'emploie « Tu » que dans les prières ou dans les Invocations à Dieu.

       Mathieu me regarde avec des yeux immenses. Il n'en revient pas de m'avoir entendu énoncer cette règle que, par hasard, je sais par cœur.

       – Que tu es instruit, dit-il !

       – Oui, mais, je te prie de ne plus m'interrompre, parce que je pourrais bien ne plus rien faire de bon. en sommes-nous ?

       I am not ill, I love you, répond Mathieu en imitant, l'accent anglais.

       Bon ; après, que veux-tu mettre ?

       Que ma marraine est plus belle que les filles de ce pays-ci.

       – Ah ! voyons :

       You are very more beautiful that the girls of this country.

       – Très bien Maurice, ça va comme sur des roulettes. Voyons : Dis-.lui : « merci » pour ses bonnes cigarettes »

       Tank-you for your good cigarettes.

       – Mais, ça va tout seul, mon vieux.

       – Oui, mais essaie d'en finir ; je transpire : je suis à bout de mon savoir.

       – Tu as raison, il vaut mieux être bref que de dire des bêtises. Seulement, dis-lui encore : « j'aurai un congé pour l'Angleterre le mois prochain ».

       I shell have a permission for the England the first mount.

       Good bye, my dear Marraine.

Your filleul

Mathieu Phillipin

       – Tu es un as Maurice. Tiens, voilà un paquet de Gold-Flac.

       – Merci, Mathieu.

       – « Nous partons », crie un jour Collard en montant l'échelle.

       – Nous partons ?

       – Oui, toi et moi. Nous passons à l'escadron divisionnaire de la quatrième division d'armée.

       – Tiens ! Paraît qu'on y est pas trop mal,

       – Non ; on le dit. Nous allons aller refaire connaissance avec les obus.

       – J'aime autant cela que les bombes d'avions.

       – Vaut mieux les obus. Seulement, ici, on a cinq ou six bombes tous les deux mois, tandis

que là-bas nous aurons des obus deux ou trois fois par semaine. Enfin, on a vu pire que cela à la bataille de l'Yser en 1914.

       – Quand partons-nous ?

       – Aujourd'hui ; nous devons nous préparer tout de suite.

       – Ah ! Bon Dieu ! j’en ai un de fourbi !

       – Le contraire serait étonnant de ta part. Faut être propre, Maurice, pour te présenter au départ et à l'arrivée.

       – Propre ! propre ! C'est facile à dire ; mais tout mon fourbi est rouillé.

       – Naturellement. Il n'est jamais autrement ton fourbi ! Il n'y a pas encore deux mois que nous avons trinqué, à six, de huit jours d'arrêt par ta faute.

       – Par ma faute ?

       Mais oui, par ta faute ! Le commandant Guèvers, qui passait inspection du cantonnement, est venu tomber en arrêt devant ta bride, qui était rouge comme une ferraille. Alors, le commandant a retroussé son nez et a inspecté minutieusement toutes les brides. Résultat : huit jours d'arrêt à six gendarmes, toi y compris, naturellement. Mais, le plus bisquant de l'affaire, c'est que, moi j’ai trinqué pour une petite tâche de rien du tout.

       – Tu ne les as pas digérés tes huit jours, hein, beau Collard ?

       – Penses-tu ! Mais, dépêche-toi ; attends, je vais astiquer ton harnachement ; nettoie tes armes.

       – C'est cela. Ton fourbi est propre, toi ?

       – Je suis toujours propre moi, mon vieux.

       – C'est vrai. Allons, à l'ouvrage !

*       *       *

       Le nettoyage a duré toute la matinée. Enfin, nous sommes présentables ; c'est, du moins, ce qu'a trouvé le lieutenant Lebrun qui vient de nous inspecter.

       – Vous viendrez à mon bureau à deux heures a-t-il ajouté.

       A deux heures précises, nous frappons à la porte du bureau.

       – Entrez, crie le lieutenant.

       Côte à côte, nous allons nous caller en position, au milieu de la pièce.

       Lebrun nous regarde de la tête aux pieds, remue quelques paperasses, puis, de sa grosse voix et en martelant ses mots, dit :

       – Vous passez à l'escadron divisionnaire de la quatrième division d’armée. Je plains les chefs qui vont vous avoir sous leurs ordres.

       Après une pause, il ajoute :

       – Vous êtes deux têtes brûlées ; vous n'avez rien fait de bon à La Panne.

       – Nous avons maintenu l'ordre, mon lieutenant, risque Collard.

       – Vous avez de l'aplomb Collard, répond le lieutenant, c'est votre seule qualité. En fait de

maintien d'ordre, vous vous êtes enivrés, tous les deux, jusqu'à deux fois par jour ; vous vous êtes battus en ville, je ne sais combien de fois ; vous avez carotté des patrouilles : vous êtes partis du cantonnement sans permission et vous avez tué les faisans de sa Majesté le Roi en montant de faction dans le secteur réservé à la famille Royale. En résumé, vous avez mérité de passer, cent fois, devant le conseil de guerre.

       – Mon lieutenant, nous…

       – Taisez-vous : vous voulez encore dire une sottise. Aujourd'hui, vous partez : ce n'est pas dommage. Malgré cela, je tiens à vous dire que je perds, en vous, deux gendarmes qui n'ont jamais reculé devant les services dangereux ou difficiles. Je vous souhaite bonne chance à l'escadron divisionnaire de la 4ème D.A., que vous aller rejoindre, aujourd'hui à Wulpen. Rompez.

       Septembre 1916. On ne quitte pas un peloton, dont on a fait partie pendant deux ans, sans un serrement de cœur. Collard et moi, nous avions la gorge un peu sèche et la parole difficile quand nous avons fait nos adieux à nos camarades. Mais, nous sommes ainsi faits. Ce que nous croyions ne jamais oublier, se dissipe bientôt comme la fumée d'un obus sous l'action de la brise.

       – En route, nous faisons, ce que Collard appelle. notre examen de conscience.

       – Qu'en dis-tu des adieux du lieutenant Lebrun, demande-t-il.

       – Ma foi, il nous a dit nos vérités

       – Oui, nous avons eu de la chance. Si on nous avait pincés chaque fois que nous l’avions mérité !

       – Oh la, la !

       – Faudra être plus sérieux à la 4ème D. A.

       – Oui ; bien sûr.

       – Nous allons avoir une conduite exemplaire.

       – Sans doute.

       – Nous ne boirons plus.

       – Pour cela, non.

       – Nous éviterons les querelles.

       – Cela surtout.

       – Nous ferons notre service à la lettre.

       – Oui ; et tu verras que ce n'est pas difficile.

       Enfin, c'est l’esprit animé des meilleures intentions que nous arrivons au troisième peloton de l’escadron divisionnaire. Après avoir casé nos chevaux, nous allons nous présenter au chef de service.

       Il n'a pas l'air méchant, le chef de service.

       – Vous venez de La Panne, dit-il.

       – Oui, chef.

       – Le service était dur là-bas ?

       – Pas trop, chef.

       – Beaucoup de service de nuit ?

       – Assez bien.

       – Ici, si vous êtes raisonnables, vous aurez facile. A part les heures de faction aux postes de l’avant, il n'y a rien de dangereux. Ce que je vous recommande le plus, c'est d'être très calmes dans vos rapports avec les soldats. Il est inutile de faire des histoires pour des bêtises ; ces pauvres diables sont déjà assez malheureux. Vous pouvez disposer. Vous trouverez à vous caser dans le baraquement.

       – Ça à l'air chic ici, remarque Collard.

       – Oui, le chef de service à l'air d'être un brave homme.

       – Viens, nous irons dans le baraquement.

       – Oui ; attends, je vais chercher mon manteau qui est roulé sur ma selle.

       – Je vais chercher deux places.

       – Oui, oui.

       En allant chercher mon manteau, je parle avec le garde d'écurie.

       – Nous avons six postes à fournir, me dit-il. Comme il faut trois hommes par poste, il y

a donc dix-huit hommes de service. Dans les six il y a trois postes insignifiants, mais en revanche il y en a trois autres où on est, parfois, salué par l'artillerie allemande. Ce sont ceux

du pont du Pélican, près de Nieuport, de la Grande Briqueterie et du Kolof-Brug, sur la route de Ramscapelle. En somme, on est assez tranquille. Les soldats connaissent les gendarmes de leur division et, jamais, nous n'avons de difficultés avec eux. Il n'y a que les sans-floches[3] qui

nous donnent parfois du fil à retordre et ceux de la prison prévôtale, où nous montons de faction quand la division est en repos.

       Il y a un bon quart d'heure que j'ai quitté Co1lard, quand j'entre dans le baraquement, il a

déjà eu le temps d'aller faire des siennes, sans doute, car le premier gendarme que je rencontre

m'aborde d'une drôle de façon :

       – Va nettoyer ça, dit-il, en me tendant sa bride.

       Je le regarde, étonné. C'est un grand bougre de six pieds de haut qui me toise d'un air dédaigneux.

       – Qu' as-tu à me regarder ainsi, comme un idiot, dit-il. Allons, va nettoyer ça et, en même temps, il me prend par le bras pour me faire marcher.

       – Non, mais ! Que te prend-il toi ? Ton domestique est-il habillé comme moi ?

       – Voyez-vous ça ! Monsieur qui rouspète !

       – Je fais ce qu'il me plait. Fous-moi la paix.

       – Oh ! oh ! Regardez comme vous parlez, garçon !

       – Je parle comme bon me semble. Ce n'est pas toi, ni personne d'autre, qui êtes capables de me faire parler autrement qu'à mon idée.

       – Tout doux, mon vieux, tout doux, ou sinon !

       – Ou sinon. Quoi ?

       – On va t'apprendre à te tenir.

       – Je suis ton homme, bon Dieu ! où et quand tu voudras.

       – Vous aurez bientôt fini, vous deux, crie un chef ! Vous, me dit-il, allez au bout du baraquement, votre place y est. Et vous, dit-il à l'autre, allez nettoyer votre bride et taisez-vous.

       – Je rejoins Collard et je jette violemment mon manteau à terre.

       – Ta réputation est faite, dit-il en éclatant de rire. Pendant que tu es allé chercher ton manteau, j’ai raconté à l'imbécile avec qui tu viens de te disputer, que tu étais un peu simple et qu'on te faisait faire ce qu'on voulait.

       – Oui, en effet, ma réputation est faite.

*       *       *

       Brrr... Qu'il fait froid ! Le vent du Nord chasse de légers nuages gris qui courent, haut, dans le ciel. La neige, durcie par la gelée, couvre la plaine. Les toits des maisons, les prairies, le canal en dessous de moi, le pont Kolof-Brug où je suis de garde, les dunes de Nieuport à gauche, les ruines de Ramscapelle à droite, tout est blanc.

       Les canons se taisent. Pas même le bruit d'un coup de fusil ne fait vibrer l'air.

       Je suis seul. Aucun être vivant n'anime le tableau désolant. C'est qu'il fait bien froid. Oh ! oui, il fait froid. Malgré la pèlerine de mon manteau, retournée sur ma tête, malgré la couverture enroulée autour de mon cou, je grelotte. La bise, qui souffle de fa mer, gerce mes lèvres et transforme en cristaux de glace l'humidité de mes moustaches.

       Pour m'abriter, j'ai une petite guérite en planches. Il ne faut pas que j'y reste. Cinq minutes d'immobilité et ce serait fini. Mes jambes se raidissent ; mes articulations me font mal. Je marche : dans un mouvement de va et vient, j'arpente le pont de mes jambes engourdies.

       Dans l'angle formé par la route et le canal surgissant d'un réseau de fils-de-fer barbelés, une croix noire se dresse. Elle est noire, la croix, mais, dans le sens de ses deux bras, il y a une inscription en lettres blanches :

       « Ici est enterré le soldat Chantraine ».

       De temps à autre, un tourbillon de neige, fine comme du sable, se soulève de terre et s'engouffre dans mes yeux. Ils doivent être bien rouges mes yeux ; ils me font mal ; mes paupières s'engourdissent ; mon cerveau aussi.

       Je ne distingue plus les ruines de Ramscapelle ni de Nieuport. Tout ce qui m'entoure se confond dans un même plan : tout uni, tout blanc. Seule, la croix noire y met encore sa note d'une tristesse infinie.

       Mais, qu’ai-je donc ? La pleine s'étend... s'étend. L'horizon recule. Le ciel n'est plus gris :

il est blanc, tout blanc, comme la neige. Ce1a me fait mal tout ce blanc.

       Je regarde la croix, elle est toujours là, noire avec ses lettres blanches :

       «  Ici est enterré le soldat Chantraine ».

       Je la fixe, 1a croix, pour me reposer les yeux. Mais, est-ce une hallucination ? Des planches noires. En un beau relief, je vois se détacher un Christ. Il est blanc, comme la neige infinie qui m'entoure. Il est blanc : mais de son front, des gouttes de sang vermeil jaillissent et ruissellent sur sa figure. Il en jaillit aussi de ses mains, de ses pieds et de la blessure qu'il a au cœur.

       Je le vois le Christ, et je lui parle :

       « Ecoute Christ : j'ai lu quelque part, oui, Christ, j'ai lu que la guerre est un fléau que Dieu envoie sur la terre pour punir les hommes de leurs crimes. Je ne veux pas croire à cela Christ ; je ne veux pas. Ce n'est pas Toi, dont la bonté fut infinie, qui a voulu que le soldat Chantraine meure à vingt ans ! Il n'avait pas commis de crime, le soldat Chantraine. Dis-moi que je fais bien, Christ, de ne pas croire à cela. Dis-moi que c'est l’orgueil ou la rapacité de certains hommes qui lance les soldats les uns contre les autres. Dis-moi cela, Christ, dis-le moi »

       Le Christ ne répond pas. Il disparaît. Je revois la croix noire avec ses lettres blanches :

       Ici est enterré le soldat Chantraine.

       La quatrième division est au repos. Nous sommes cantonnés à Ondschoote et dans les environs, Collard et moi, montons de garde à la prison prévôtale.

       Pour le moment, la prison prévôtale de la 4ème D. A. c'est le grenier de l'hôtel de ville de Ondschoote. Il a belle allure l'hôtel de ville. C'est un ancien bâtiment dont les escaliers monumentaux de l'intérieur sont garnis d'une rampe de toute beauté. La charpente du toit est également remarquable. Elle est tout en chêne, d'un chêne patiné qui rend la moindre planche agréable à l'œil. C'est sous cette magnifique charpente que nous gardons les détenus.

       Ils forment deux groupes, les détenus ; celui de gauche comprend les professionnels de la

désertion. Beaucoup de ceux-ci sont tatoués. L'un d'entre eux m'a montré son ventre ; de grosses lettres d'un bleu verdâtre s'y étalent « Robinet d'amour, plaisir des dames » dit l'inscription. Un autre m'a montré sa poitrine. Il y est écrit : Enfant du mal, né pour le malheur ». Un troisième a un serpent dessinée en spirale autour du corps ; la queue de l'animal part d'une des cuisses de l'homme et la langue fourchue arrive à la naissance de la gorge. Pour tuer le temps, je les écoute parler :

       – Je préfère aller à la prison d'Orléans qu'à l'ile de Zézambe, émet l’un entre eux. Dans l'île, le caoutchouc parle trop souvent !

       – Tu as passé deux fois le conseil ? demande un autre.

       – Oui, j'y vais pour la troisième fois !

       – De quoi veut-on t'accuser ?

       – Désertion devant l'ennemi, comme  les autres fois ; seulement, ce coup-ci, ils prétendent

que j'ai participé à un vol à main armée ; mais je suis innocent.

       – Combien d'années as-tu fait ?

       – Vingt ans de travaux-forcés et vingt ans de réclusion. Cette fois, je vais, trinquer pour vingt-cinq. Cela fera soixante-cinq, au total.

       – Tu me dois le respect. j'en ai déjà quatre-vingts. Je passe la sixième fois. J’ai encore déserté  et j’ai fait l'amour avec une fille qu'ils trouvent un peu jeune !

       – Quel âge qu'elle a ?

       – Dix à douze ans, je crois.

       – Cela te vaudra encore vingt ans ! Tu auras la centaine. Alleps en a cent vingt-cinq, lui.

       – Oui ; si c'était à l'armée française. il y a longtemps qu'on nous aurait fait passer au tourniquet. A l'armée belge, rien à craindre on ne fusille p1us et on est tout de même mieux en prison qu'aux tranchées !

       – Je te crois ! Le flic nous écoute !

       Le flic, c'est moi. Les deux gaillards se lèvent et, en arpentant la moitié du grenier de leur allure souple. Ils fredonnent :

       A la prison prévôtale

       Où l'on est pas trop mal

       Exempt des balles.

       Collard est près du groupe de droite où je vais le rejoindre.

       – Regarde, me dit-il, cette tête de femme ! C'est Brisson qui l'a dessinée.

       – Elle est magnifique. Pourquoi es-tu ici Brisson ?

       – Rentré trois jours en retard de permission, maréchal-des-logis ! Qu'est-ce que je vais avoir pour ça ?

       Vingt-huit jours, c'est le tarif.

       – J'en ai déjà fait vingt en attendant de passer conseil de guerre.

       – Alors, tu vas bientôt retourner à ta compagnie.

       – Je l'espère.

       – Tu ne te plais pas ici ?

       – Non, maréchal-des-logis ; j'en ai assez de coucher sous le même toit que des criminels.

       – Dans ce groupe, m'explique Collard, ce sont tous de bons soldats. Ils sont ici pour des bêtises. L'un est rentré en retard : un autre a donné une gifle à un corporal : des peccadilles, quoi. Ils ne veulent pas faire bande avec les tatoués disent-ils. Mais, que font ces cocos-là ?

       – Attention ! nous chuchote un soldat, plusieurs veulent s'évader. Ils complotent depuis plusieurs jours et ils voient que vous n'êtes que deux pour le moment.

Les tatoués sont une bonne vingtaine.  Rassemblés dans leur coin, ils parlent à voix basse, et, sous leurs paupières à demi baissées, passent des regards obliques.

– Attention, Collard, c'est aussi un tatoué qui a tué Bodson à La Panne. Faut voir à ne pas laisser notre peau ici. Regarde, Alleps, va de l'un à l'autre en chuchotant je ne sais quoi.

       – C'est celui qui a fait son service avec toi au douzième ?

       – Oui, c'était un fameux voyou ! Et il n'a pas changé ! Il profite de ce que j'ai servi avec lui pour m'appeler : « Mon ami ». Attends, je vais lui en donner moi, des « mon ami. » !

       z Face au mur, Alleps ! dis-je, en tirant mon pistolet de sa gaine. Les autres dispersez-vous ou je tire dans le tas !

       – Mon ami, répond Alleps, en louvoyant le long du mur.

       – Face au mur ou je vous brûle la cervelle.

       Alleps se colle le nez au mur, pendant que les autres se dispersent avec des mouvements de félins.

       – Ils sont matés, me dit Colllard : mais c'est égal : ce n'est pas prudent de ne rester que deux pour garder ces fauves.

       – Gérard règlera cela, dis-je d'une voix sonore.

       Le nom de Gérard fait passer un frisson dans le groupe des tatoués. C'est qu'il le connaissent le maréchal-des-logis Gérard ! c'est un hercule, sans pitié. Il s'est nommé lui-même : « Exécuteur des hautes œuvres à la prison prévôtale » et ses coups de matraque font hurler de douleur.

       – Il y a un transfert à faire à Roeninghe. Vous irez reconduire six soldats à la compagnie de réhabilitation, me dit le chef de service. Mais, il nous faut encore un autre. Voyons un peu...

       – Désignez Collard, chef.

       – Je ne peux pas. Il rentre de patrouille.

       – Attendez, chef, je vais le lui demander, moi... Tu viens avec. Collard ?

       – Où ça ?

       – Reconduire six « sans-f1oche » à Roeninghe.

       – Je viens de rentrer de patrouille, moi, mon vieux !

       – Qu' est-ce que ça peut faire ! Nous irons à cheval.

       – Oui, c'est une promenade.

       – Où sont les soldats, chef ?

       – A la prison prévôtale. Voici les papiers n'oubliez pas de les faire signer.

       – Non, chef... Collard !... Je vais seller les chevaux pendant que tu achèves de manger.

       – Oui ; dans dix minutes, je suis à toi.

       – Pardon, chef, le directeur de la prison est-il ici.

       – Mais oui, le chef Lavigne est dans la cuisine.

       – Que me veut-on ? crie Lavigne.

       – Chef, voulez-vous ! bien faire préparer les soldats qui doivent être transférés aujourd'hui ?

Dans un quart d'heure. nous serons là.

       – Mais oui, répond Lavigne. je vais donner des ordres en conséquence.

       – Merci, chef.

       Un quart d'heure après, nous arrivons, Collard et moi, à cheval, sur la grand' place, en face de l'hôtel de ville, où les soldats sont déjà réunis.

       – Rien de particulier ? demandons-nous aux gendarmes qui les ont amenés.

       – Il y a deux mauvais bougres dans les six, nous répond-on.

       – Lesquels ?

       – Ceux avec, le col bleu. Ils se sont déjà évadés plusieurs fois et ne demandent qu'à recommencer il est prudent de leur mettre les chaînes de sûreté.

       – Les chaînes ? Mais nous n' en avons plus !

       – Ah ça ! Tirez votre plan !

       – Dites donc les gaillards, dit Collard en s'adressant aux soldats, on ne vous mettra pas les

Chaînes ; inutile de vous humilier devant les soldats du front. Seulement, pas de bêtises, hein ! Le premier qui fait mine de vouloir se sauver, on lui casse une patte d'une balle de pistolet. Allons, en route. vous avez dix-huit kilomètres à faire.

       Nous partons. Les deux soldats, qu'on nous a désignés comme dangereux sont en tête. Leur allure est plus souple que celle des autres : Ils marchent sans bruit, sur la pointe des pieds.

       – On les reconnaîtrait dans un régiment ces cocos-là, remarque Collard.

       Le long de la route des soldats qui flânent, nous regardent passer en échangeant des réflexions :

       – Tiens ! des « sans-floches » !

       – Oui ; ce sont des volontaires entre deux gendarmes !

       – On les conduit à la compagnie de réhabilitation.

       – Ils ont l'air sévères les « piottes-pakers ».

       – Tais-toi : On ne peut plus le dire.

       – Quoi ?

       – « Piottes-pakers ».

       Nous avançons et les réflexions ne changent guère. T'ous les soldats, que nous croisons et que nous dépassons, s'arrêtent et discutent entre eux. Ils ne nous aiment pas ; nous le savons. Ils aiment encore moins les « sans-floche » qu'ils se gardent bien d'interpeller. C'est que les « sans-Floches » n'ont pas bonne renommée. Dans les régiments, on les accuse d'une foule de méfaits : vols dans les boutiques de l'arrière, assassinats de soldats partant en permission, compagnies entières passant à l'ennemi. Autour d'eux, s'est créée une légende de vols et de sang qui les fait presque craindre.

       De village en village, notre voyage s'est déroulé monotone. Nous arrivons enfin au camp des « sans-floche », devant lequel, baïonnette au canon, un soldat est de faction. Je lui demande :

       – Il y a un officier ici ?

       – Oui, voilà le lieutenant.

       – Que voulez-vous ? demande le lieutenant.

       – Mon lieutenant, nous amenons, de la prison prévôtale de la 4ème D. A., six soldats arrivés hier, par le transfert de France. Nous avons des papiers à faire signer : à qui dois-je m'adresser ?

       – A l’adjudant, au bureau, là, dans ce baraquement.

       Pendant que je fais signer mes ,paperasses, un sergent et deux soldats viennent chercher les « sans-floche » : puis : Collard parle avec le lieutenant.

       – Nous en avons cent septante, dit l'officier, au moment où je reviens près d'eux. Dans ce nombre il n'yen â pas beaucoup qui cherchent à se faire réhabiliter. Demain, vous arrêterez peut-être, ceux que vous avez ramené aujourd’hui. Quand ils auront mangé, dormi et changé de linge, s'ils le peuvent, ils déserteront de nouveau.

AUTOMNE 1917

       Après avoir remonté deux mois en lignes, dans les secteurs de Boesinghe, où notre peloton a eu des pertes en tués et blessés, la 4ème  D. A. a eu un long repos qu'elle a passé en France, aux environs de Calais. Il a été tellement long, le repos, que Gustave Herve : dans « La Victoire », demandait :

« Peut-on dire que l’armée belge a perdu sa quatrième division et qu’une bonne récompense est promise à qui la retrouvera. » .

       Collard et moi, sommes revenus de France, avec six mois de privation de faveur pour nous être querellés et battus ; encore une fois.

       Maintenant, la 4ème D.A. le paie cher, son repos. Elle remplace les Français qui viennent de quitter le secteur de Merckem.

       Nous, les gendarmes, nous avons, dans ce secteur, ce que nous appelons un sale poste. C'est le Pont de Steenstraat. Nous y avons la consigne de nous assurer de l'identité des militaires qui nous paraissent suspects ; de faire éteindre les lumières et de donner les renseignements et l’aide qu'on nous demande. Pour nous faciliter la besogne, les Allemands bombardent le pont cinq ou six fois par jour. C'est sur ce pont qu'aujourd’hui je suis de faction.

       Sur le pont en planches, que les Français ont rétabli, je vais et je viens, pipe aux dents, carabine au dos. Ce n'est pas que je sors très tranquille : deux fois déjà, par leurs sacrés obus, les Allemands m'ont fait jeter à plat ventre sur le pont. Ici, la vie ne tient qu'à un fil ; il suffit d'un rien, dans le pointage d'un canon, pour que : je soie envoyé en morceaux dans le canal.

       Le voisinage de la mort me fait faire un tas de réflexions. Je trouve la vie belle. Ces futilités, auxquelles j'attache de l'importance en temps ordinaire, ne comptent même plus dans mon esprit. Devant mes yeux, défilent des images : je revois la maison de mes parents, la solide carrure de mon père, le sourire de ma mère. Les reverrai-je ? Puis, par une saute de pensée, je me revois au manège, pendant mon instruction de gendarme ; les cris du chef qui, alors, me paraissaient terribles, me semblent, maintenant, puérils. Et puis, mourir ! C'est un étrange saut à faire ! Qu'y a t-il de l'autre côté ? Le néant ? Non, sans doute ; ce serait trop bête ! Allons, Maurice, chasse ces pensées : elles t'amollissent ! Regarde ce qui ce passe autour de toi, pour le raconter un jour, si tu en échappes : et je regarde...

       Le terrain, que les Français ont littéralement bouleversé, avant de déclencher leur offensive, il y a un mois, montre, à côté de tas de terre, gros comme des maisons, des trous larges, remplis d'eau verdie par les gaz asphyxiants. Des fils de fer barbelés, des pierres, des poutrelles, des fusils, des canons même, sont enchevêtres dans la boue grasse et jaunâtre. Les anciens abris allemands sont, les uns, démolis : les autres, penchés ou complètement retournés : le béton, disloqué par les obus, laisse passer les barres d'acier qui le renforçaient. Aux abords du canal, tout est bouleversé : ses rives sont déchiquetées : ventre en l'air, un cheval encore harnaché, git, raide et gonf1é. Partout des ossements sont à fleur de terre : des crânes, des mâchoires des tibias blanchis par l'eau et le soleil.

       Vers l'Est, des arbres déchiquetés pointent, vers le ciel, leur silhouette squelettique. Quelques pans de mur indiquent encore l’emplacement du village de Merckem. Un peu plus loin, le long d'une ligne parallèle au canal et qui ne finit pas, des paquets de fumée noire ou jaune naissent, se rejoignent se confondent et tourbillonnent. Le sol vomit du feu, des paquets de boues, des armes et des morceaux d'hommes. Et tout cela vibre dans le vacarme infernal de la bataille.

*       *       *

       Quatre heures du matin. Sur le pont, je reprends ma faction que deux autres ont montée successivement depuis huit heures du soir.

       Autour de moi, quelques soldats affalés sur le pont ronflent à poings fermés. Ils sont anéantis. Pour arriver en 1igne, ils ont du partir par petits groupes et être munis de cordes. La nuit dans la boue jusqu'aux genoux ; ils ont avancé parmi les trous d'obus. Parfois l'un d'entre eux a glissé et est tombé dans un trou rempli d'eau ; à l’aide des cordes dont ils se munissent les autres l'en ont retiré. Après quatre jours passés dans des postes enchevêtres parmi ceux des Allemands, ils ont dû, pour revenir, refaire le même voyaqe qu'à l'aller.

       Ils dorment ces soldats, ils dorment dans un anéantissement de tout leur être. Il faut pourtant que je les réveille. D'un moment à l'autre, une dans le pointage d'un canon, pour que je sois déchiqueter. Mais en voici un autre.

       Cré nom de Dieu, de nom de Dieu, de nom de Dieu ! sacre le soldat. en mettant le pied sur le pont. Jamais plus, jamais plus, le ne retournerai dans cet enfer !

       – Repose-toi un peu, dis-je, pour le calmer.

       – Non, répond-il : si je me couche, j'y resterai. Mais, cette voix ! je la reconnais !

       – N'es-tu pas Renard ? dis-je.

       – Si répond-il, je suis Léon Renard.

       Nous sommes du même village. Renard est un volontaire de guerre. Comme tant d'autres, il est venu, en 1915, par la Hollande, croyant venir se battre au Soleil, au son, des clairons et de la musique.

       – Ecoute, me dit-Il en tendant le bras vers le champ de bataille ; tu es gendarme, mais, moi, je te le dis : Jamais plus je ne retournerai dans cette boucherie.

       Renard est exalté : que puis-je faire pour le calmer ? Lui parler de devoir ; de patriotisme ? Allons donc ! C'est facile d'être patriote quand on a, comme moi, les pieds secs et le ventre plein.

       – Aide-moi, lui dis-je, nous allons éveiller ceux-là. Il fait dangereux sur ce pont et nous ne pouvons quand même pas laisser esquinter tes camarades.

       – Pour ça non, répond-il. Allons debout, nom de Dieu ! crie-t-il en secouant un des dormeurs.

J'en fais autant ; mais qu'ils sont durs à éveiller ces bougres là.

       – Allons, debout nom de Dieu ! répète Renard, en en soulevant un, qui se laisse retomber comme un sac.

       Enfin, nous y parvenons. Les soldats et Renard partent, en titubant, vers l'arrière.

Boum ! boum ! boum ! Une salve d'obus explose

autour de moi et fait sauter l'eau du canal. qui me

retombe en larges flaques, sur le dos.

       Boum ! boum ! boum !

       Oh là ! dis-je, en m'aplatissant sur le pont.

*       *       *

       Six heures. Une lueur pâle éclaire l'orient. Doucement, elle monte au-dessus du brouillard de la bataille.

       Par moments, je vois émerger, puis disparaître des têtes au-dessus des tas de terre. Un groupe de soldats approche.

       Lentement, ils viennent, paraissant traîner quelque chose de lourd,

       Les voici. Mais est-ce bien cela des hommes ?

Ramassés en boule, ils paraissent rouler de trous d'obus en trous d'obus et toujours, ils traînent

ce quelque chose de lourd en poussant des « han ! » dans l'effort.

       Les voilà sur le pont.

       – Un gazé, me dit l'un d'entre eux, en soufflant comme un phoque.

       Le gazé est étendu sur le dos, brûlées par le toxique, sa figure et ses mains, sous la couche de boue qui les recouvre, paraissent rouges et gonflées. Ses yeux, presque recouverts par les paupières boursouflées, sont brouillés par une matière sanguinolente. Les lèvres, gonf1ées et teintées d'une mousse verdâtre, laissent passer une langue grosse et noirâtre. La respiration est difficile.

Atteints par les gaz, les poumons de l'homme se dilatent et le suffoquent. Il ne crie pas : les organes gonflés de sa gorge ne fonctionnent plus ; ses plaintes se traduisent par un râle sourd qui me fait mal au cœur.

       Dans un geste, toujours répété, le malade veut porter les mains à ses yeux ; ses camarades l’en empêchent. De temps à autre, une convulsion agite son corps et fait faire une effrayante grimace à sa figure.

       Depuis un moment, la main droite du malheureux, au lieu de se porter vers les yeux, se dirige vers le côté gauche de sa capote. Un soldat croit comprendre que le malade demande de lui passer quelque chose. Plongeant la main dans la poche intérieure du vêtement, il en retire un porte feuille et l'ouvre. A l'intérieur, il trouve quelques lettres souillées et une photographie. Le portrait représente un homme et une femme d'un âge avancé. Le père et la mère du moribond sans doute.

       Doucement, le soldat met l'image des vieux dans la main du malheureux. Dans un geste suprême, celui-ci la porte à ses lèvres où elle reste collée. Son camarade la retire ; des lambeaux de chair y adhèrent. Déjà, sous l'action du poison, le portrait est brouillé et méconnaissable.

       Après d'eux ou trois soubresauts, l'intoxiqué expire dans un râle atroce.

*       *       *

       Voilà quatre jours que j'ai été relevé de faction au pont de Steenstraat. Je suis, maintenant, de garde au carrefour de Roeninqhe. La nuit tombe : une compagnie, qui s'en va vers l’avant, piétine la boue de la route.

       – A bientôt ! si je reviens ! me crie une voix.

       – Tu reviendras, va ! bonne chance.

       Tête basse, le front creusé par un pli volontaire, Léon Renard remonte en lignes.

PRINTEMPS 1918

       Tout en mettant fin aux hostilités entre les deux pays, le traité de paix Russo-Allemand, a permis à Ludendorff d'envoyer ses troupes, rendues disponibles, sur le front Ouest. Déjà, sur plusieurs points du front anglais et français, ces troupes, habituées à vaincre, ont enfoncé les lignes.

       Sur notre front, et particulièrement dans le secteur de Roeninghe, tenu par la 4ème D. A., un choc allemand s'annonce. Depuis quelques jours, dans ce secteur, la situation est épouvantable. Tous les jours et toutes les nuits, 1'artil1erie et l'aviation allemandes martèlent les cantonnements à coups d'obus et de bombes. Le sommeil est devenu presque impossible. Partout, des projectiles éclatent, des aviens emplissent l'air de leurs vrombissements et du crépitement de leurs mitrailleuses.

       Dans la mesure de ses moyens, notre artillerie répond. Sur la droite, l'artillerie formidable des Anglais salue l'ennemi d'innombrables projectiles.

*       *       *

       « Les Allemands attaquent ! » La nouvelle est criée par un cycliste qui traverse Woelveringhem à toute allure. Tous, nous arrêtons, de brosser nos chevaux. « Le pansage est fini !  Apprêtez-vous, il est probable qu'on va partir vers l'avant » crie le chef.

       « A cheval ! » commande le lieutenant, qui revient nous ne savons d'où. « Prenez votre nécessaire, mais rien de superflu : il ne faut pas surcharger vos montures ! » Nous partons vers Elverdinghe.

       Il ne faut pas longtemps à un peloton de gendarmes pour être prêt à partir. Un quart d'heure ne s'est pas écoulé depuis la rentrée du lieutenant, que tous, nous sommes à cheval dans la cour de la ferme où nous sommes cantonnés. Naturellement, Collard et moi, sommes côte à côte. Quand on sent un danger, on se serre et, chacun de nous, compte plus sur l'autre que sur soi-même.

       – Mon avis qu'on va à un coup de chien, me dit Collard.

       – Probable.

       – Tu n as pas la frousse ?

       – Pas encore et toi ?

       – Moi non plus : mais cela viendra peut-être.

       – Le danger n'est pas très grand : si c'était pour combattre, on ne prendrait pas les chevaux.

       – C'est peut-être pour protéger la retraite, si les nôtres reculent.

       – Penses-tu ? Que veux-tu que nous protégions ? Nous sommes trente pelés et deux tondus !

       – C'est vrai ! Mais, grogne Collard, on ne va pas nous faire recommencer l'histoire de la

bataille de l'Yser, hein, sans doute ? Vois-tu qu'on nous mette derrière pour empêcher les soldats de battre en retraite !

       – Tais-toi, tu me fous la frousse ! Je ne tiens pas à recommencer ce métier.

       – Ecoute quelle canonnade.

       – Nous n'irons pas loin avec nos chevaux, là dedans.

       – Non ; regarde le mien, il pointe déjà les oreilles.

       – Il sent venir l’orage. Bon Dieu ! Comme cela roule ! Jamais je n’ai entendu un bombardement pareil.

       – On dirait que toute l'artillerie du monde s'est donné rendez-vous ici. Hé la !

       Dans un ronflement de locomotive, un obus de gros calibre passe au-dessus de nous. Nos chevaux piétinent.

       – Hé la ! biquard ! Tu vois, Collard, nos chevaux tremblent d'avance.

       – Il y a de quoi, mon vieux.

       « A gauche par deux... Marche ! » commande le lieutenant.

       Dans un ordre parfait, le peloton s'ébranle.

       – En avant la musique, plaisante Collard.

       – La ferme ! répond un autre.

       – Combien as-tu de cartouches, toi, Maurice. poursuit Collard.

       – Complet. Cent et vingt de carabine ; vingt et une de pistolet. Et toi ?

       – Il me manque quatre chargeurs de carabine, mais j'ai deux paquets de réserve pour le pistolet.

       – Donne-moi un paquet, je te donnerai deux chargeurs : nous serons égaux.

       – Tiens : donne.

       – Attends, voilà…

       – Mais, n'est-ce pas à Elverdinghe que nous allons ?

       – Paraît.

       – Mon vieux, apprêtons-nous à danser. Elverdinghe c'est tout près d'Ypres, à la limite du secteur anglais.

       – Oui, c'est vrai. Nous ne reviendrons pas tous.

       – Probablement : à moins qu'en auto de la Croix-Rouge. Mais, si on parlait d'autre chose ?

       – Oui, parlons beaucoup : quand on ne parle pas, on pense trop.

       – C'est vrai. Comme il passe des motocyclistes !

       – Oui, ils portent des plis à l'arrière. Au grand quartier général, sans doute.

       Nous tournons à droite, par là grand' route d'Ypres. « Au trot, marche ! » commande le

lieutenant. Dans un cliquetis de sabres et d'étriers, nous dépassons des fantassins, des autos de la Croix-Rouge, des batterie d'artillerie, puis encore des fantassins.

       « Ça chauffe ! Nous crie des hommes.

       Ça chauffe ! bien sur ! Un, roulement de coups de canon ébranle l'air. Par douzaines, les avions poursuivis par les nuages blancs des shrapnels vrombissent dans le ciel. Quatre de nos ballons captif sont en l'air ; un cinquième, touché par une fusée incendiaire d’un avion allemand, descend, en se tordant, dans les flammes. Plus loin, ceux des allemand paraissent gros comme les ballons rouges qu'on achète aux gosses aux fêtes des villages.

       Ra qua tac, tac tac... Au dessus de nous, un de nos avions, est aux prises avec un Allemand. Mon cheval devient nerveux ; trois fois déjà, il s' est dérobé comme pour faire demi-tour. Un coup sec d'éperon l'a remis, chaque fois dans les rangs. « Pagnouf ! » dit Collard au sien qui vient de buter et il lui relève la tête d'une brutale saccade des mors.

       C’est que nous aussi, nous sommes nerveux ; du moins. moi le suis-je. J'ai l'impression que la fournaise du champ de bataille avance vers nous.

       – On dirait que le combat vient par ici, dis-je à Collard.

       – Je le pensais. Il y a du louche du côté des Anglais ; des coups de canons allemands partent d’en face, alors que le front est sur notre gauche.

       – Les Anglais reculent ! nous hurlent un motocycliste.

       – Ta gueule, nom de Dieu ! répond Collard.

       Le lieutenant accélère le train ; plusieurs chevaux doivent prendre le galop pour pouvoir suivre. Nous passons à un carrefour un cheval butte et s'abat.

       « Un homme à terre ! » crie le chef.

       « Au galop ! marche ! » répond le lieutenant.

       D'une pression des genoux, nous enlevons nos montures, qui deviennent blanches d'écume. Toujours, le long de la route  nous dépassons des troupes. Des fantassins, que nous dérangeons nous tendent le poing en jurant comme des païens.

       Nous traversons Wousten, Une rafale d'obus fait gémir le village. Comme des épis sous le souffle du vent, les têtes s'inclinent sur les encolures. Les chevaux bondissent.

       « T'as de ramollis ! Tenez vos chevaux nom de Dieu ! » crie le lieutenant.

       Notre lieutenant est un grand diable de Flamand qui a l'air de n'avoir peur de rien. Il s’appelle Dekeulaere. On le dit flamingant, mais, cela c'est une histoire dont je ne veux pas parler… Dans tous les cas, c'est un brave homme et s'il le fallait. Wallons et Flamands nous 1e suivrions au galop, jusqu'en première ligne. Sans ralentir, il tourne à droite dans un champ crevé de trous d'obus pour s'arrêter, enfin, dans la cour d'une ferme aux trois-quarts démolie.

       « Pied à terre ! Mettez vos chevaux à l'écurie ! Rassemblement, dans dix minutes, derrière la ferme » commande-t-il.

       Nous mettons pied à terre et, dans un concert de jurons et de disputes, nous casons nos chevaux dans une écurie trop petite.

       Collard est aux prises avec son voisin :

       – Mets ton cheval plus loin, dit-il, il rue à l'écurie : il va casser les pattes du mien.

       – Mon cheval a autant de droit que le tien, répond l'autre ; je ne vais quand même pas le laisser à la porte. Ta bique n'a qu'à se défendre.

       – S'il fait du mal au mien, je lui troue la panse ! As-tu compris ? riposte Collard.

       – Silence ! commande le chef. Bouchonnez vos chevaux sans les desseller.

 Dans le piaffement des sabots, nous ramassons la paille pourrie qui traîne encore à l'écurie et nous essuyons nos chevaux ruisselants de sueur.

       « Rassemblement ! Evitez de passer au milieu de la cour ; longez les murs et courbez-vous ; les Allemands ne doivent pas vous voir.

       Au diable soit celui qui nous fait occuper ceci en plein jour !

       Derrière la ferme, sur deux rangs, le peloton s'est rassemblé. « Garde à vous ! » commande le lieutenant. Un claquement de talon mêlé à un cliquement d'éperons, et le peloton se raidit comme à l'exercice.

       « La situation est grave, nous dit le lieutenant. Les allemands attaquent en masse sur le front de la division. Depuis ce matin, les Anglais reculent. Le Quartier général de la division compte sur l’escadron divisionnaire pour empêcher les soldats de battre en retraite en deçà du Kemelbeek. Les deux autres pelotons tiendront le centre et la gauche du secteur ; nous nous aurons la droite à garder. Le chef de service va vous dire où sont les postes que vous irez reconnaître tout de suite, pour pouvoir les occuper, la nuit, si on vous en donne l’ordre. Défense formelle de dire aux soldats que les Anglais reculent »

       – Doit-on aller reconnaître les postes, à cheval ? demande un homme.

       – Non, vous n’y arriveriez pas. Rompez.

       – Que ceux qui savent encore leur acte de contrition, le fasse, nous souffle Collard.

       – Il y a six postes à reconnaître, nous explique le chef. Ils sont tous, le long du Kemelbeek. Le premier est à l’extrême droite du secteur, tout contre les Anglais. Vous irez, vous, me dit-il ; vous connaissez un peu d’anglais.

       – Seul, chef ?

       – Non, qu’un autre aille avec vous.

       – Moi, propose Collard.

       – Comme vous voudrez. Allez et faites attention ; dépêchez-vous ; vous pouvez encore être revenus avant le soir.

       Collard et moi, nous quittons le groupe.

       – Nous finirons par crever ensemble, grogne Collard.

       – C’est peut-être le moment. Mais dépêchons-nous.

       – Par où allons-nous ?

       – Nous allons essayer de rejoindre la grand’ route, près de la maison où Dangiès a été tué l’année dernière.

       – Ah ! Oui ! L’imbécile de Titeux, qui était avec lui, avait trouvé bon de mettre ma culotte neuve pour aller au poste ce jour là. Non seulement il se l’a fait trouer par des éclats d’obus, mais il est encore parti à l’hôpital avec. Si bien, que je n’ai jamais revu ma culotte.

       – C’est du passé cela Collard. Pour le moment, il s’agit de quitter la ferme sans être vu ; inutile d’attirer l’attention dessus, sans quoi… Voilà un boyau sur notre droite ; enfilons-le…

       En rasant le sol, nous atteignons le boyau qui est assez profond pour y marcher debout, sans être vu.

       – Allons Collard, dépêchons-nous.

       – Ça manque d’horizon ici, répond-il. Quel zigzag, bon Dieu ! Hé là ! nos pauvres biques !

       Une salve d’obus passe au-dessus de nous. Nous nous hissons hors de terre pour voir.

       – Cent mètres plus loin que la ferme, dit Collard ; ça doit-être des cent cinquante. En voici d’autres ; nous allons être fixés.

       Les obus passent en hurlant et vont exploser plus loin que les premiers.

       – Ce n’est pas pour nos biques, Collard, ils visent plus loin.

       – Tant mieux.

       – Allons, dépêche-toi. Si tu t'amuses à regarder où tombent les obus nous ne serons pas là au soir.

       – Tu sais où c'est ?

       – A peu près. C'est dans les environs de Brielen, presque à Ypres. J'y suis allé plusieurs fois en flânant, quand nous montions de poste ici, l'année dernière. Il y fait chaud pour le moment ; écoute.

       – Oui, cela t'apprendra à étudier l'anglais. Imbécile, tu vois à quoi cela nous sert !

       – Tu n'étais pas forcé d'y venir ; c'est toi qui l'as demandé.

       – Faillait te laisser zigouiller tout seul, peut-être ?

       – Dépêche-toi, voici la grand' route ! Couche toi ! nom de Dieu.

       Nous nous aplatissons. Une volée de shrapnels éc1ate des éclats s'enfoncent dans le sol, autour de nous.

       – Au pas de course, hein ! Je connais un abri ici, un peu plus loin. Si l'averse est trop forte, nous l'y laisserons passer.

       – Au diable soient les éperons ! s'exclame Collard, en piquant une tête au fond du fossé.

       – Tu ne tomberas pas plus bas. Au pas, maintenant : nous sommes vernis, mon vieux ils allongent leur tir ; les communications arrière vont trinquer.

Devant nous, la route s'étend toute droite. De temps à autre, des Anglais, que nous reconnaissons à leurs casques plats, la traversent, s'emballant vers l'arrière.

       – Tu vois, Maurice, les Ang1ais battent en retraite.

       – On le dirait. Dommage qu'ils soient si loin ; je leur demanderais où ils vont.

       – En voilà deux, tiens : demande-leur.

       – Where do you go ?

       – « Germans no bonne to-day », répond un des deux hommes.

       Et, tête basse, ils traversent la route, s'en allant vers l'arrière.

       – Où vont-ils ? demande Collard.

       – Ils décampent, mon vieux ; ils disent que les Allemands ne sont pas bons, aujourd'hui.

       Cré nom de Dieu !

       Cré nom de Dieu ! bien sûr ! Si nos fantassins se fourrent dans la tête d'en faire autant, nous seront balayés, comme des fétus de paille. On pourra porter le deuil de l'escadron divisionnaire de la 4ème D. A. Ensuite, l'armée belge sera tournée par sa droite et ramassée en entier. Pour le moment, mon vieux Collard, les piottes de la 4ème D.A. tiennent le sort de tout le truc dans leurs mains.

       – Ils tiendront, affirme Collard.

       – Je le crois aussi, mais, écoute ce qu'ils prennent pour le moment.

       Depuis que nous avons quitté la ferme, le bombardement s'amplifie de minute en minute. De brutales détonations font vibrer les couches d'air. C’est un roulement formidable et continu. La puissance infernale de la poudre secoue la terre de Flandre qui frémit sous les coups.

       – Presque rien, grogne Collard.

       – Prenons à gauche par les champs ; nous n’aborderons ni Elverdingne, ni Brielen. Regarde ces villages sautent en l’air.

       – Oui, on les réduit à leur plus simple expression.

       – Allons, par ici… Oh ! la ! Mais on répond, mon vieux.

       Sans arrêt, le sol crache des éclairs : Ce sont nos canons qui répondent. Depuis les 220 à la voix de basse profonde, jusqu’aux 75, aux claquements secs comme des coups de fouet, tous nos canons hurlent la mort.

       – Il y a du bon, Collard, on ne voit pas venir nos soldats. Ils sont terrés et ils tiennent. Mais qu’est-ce qu’ils prennent les malheureux ? Allons l’essentiel, pour nous, est d’arriver au Kemelbeek. Vois-tu cette dépression de terrain ? c’est là.

       – Nous entrons en enfer, il n’y manque que le diable !

       – Oui, fonçons ; on en revient ou on n’en revient pas. C’est suivant la destinée. Seulement, attention au gaz. Tu ne sens rien ?

       – Non et toi ?

       – Moi non plus ; nous mettrons nos masques pour entrer dans le brouillard qu’on voit là-bas : on ne sait jamais. Le terrain est encore assez potable. Pas gymnastique… y es-tu ?

       – Oui, allons-y.

*       *       *

       L'état-major avait sous-estimé la valeur de ses soldats. Les fantassins de la 4ème D. A. tiennent. Nous n'avons donc pas reçu l'ordre d'occuper les postes sur le Kemelbeek. On se contente de nous faire faire des patrouilles, a cheval, dans tous les sens et de nous faire monter de faction aux carrefours des routes,  pour y régler la circulation.

       Sur la droite, les Anglais ont reculé. Leurs régiments, accablés par le nombre, se sont disloqués. Ils ont battu en retraite. En les suivant, les Allemands ont contourné Ypres, ils menacent Poperinge et occupent maintenant le mont Kemmel. L'armée belge est tournée.

       La nuit, le spectacle est effrayant. Le mont Kemmel est comme embrasé. Décrivant un quart de cercle de feu, l'artillerie allemande vomit la mort sur la division. Nous vivons dans l'appréhension d'être bientôt tués ou prisonniers.

       Un jour, une espérance folle fait soudain battre les cœurs. Nous apprenons que les Anglais se sont ressaisis, contre-attaquent et reprennent du terrain perdu ; d'autre part, des tenues bleu-horizon commencent à mettre leur note claire parmi nous. Les Français arrivent.

       Le gros de leur troupe s'amène bientôt. C'est un de ces légendaires corps d'attaque. Tout de suite nos soldats fraternisent avec les chasseurs Alpins solides et râblés. Ces héros de Verdun et d'autres lieux, serrent la main aux nôtres et mi-blagueurs, mi-sérieux, leur disent de ne pas s'en faire ; leur équipement et leur tenue sont usés par cent combats.

       Voilà deux mois que la division a changé de secteur. Le peloton est maintenant, cantonné à Palinchoce. De là, nous allons monter de faction sur les ponts et passerelles du Canal de Loo

Par une radieuse après-midi, alors que je suis de faction sur le pont de Forthem. François Croisier vient me trouver. Lors de la réorganisation des régiments en 1916, il a passé du douzième de ligne au treizième ; il fait donc, depuis lors, partie de la 4ème D. A. Nous nous sommes vus depuis très souvent.

       – Bonjour, Maurice ; tu es de  garde ?  me demande-t-il en m'abordant sur le pont.

       – Oui, jusque quatre heures ;  après, je serai libre jusque minuit. Bonjour François.

       – Je voudrais faire une noce, me dit Croisier, sans autre préambule.



       Je le regarde. Ce désir, formulé par Croisier, me paraît étrange. Ordinairement, il est très calme et, jamais, je ne lui ai entendu proposer de faire la noce.

       – Oui, répond-il ; tu peux me regarder. Je voudrais faire la noce. Cela t'étonne, hein ?

       – Un peu, oui : tu as toujours été beaucoup plus sérieux que moi. Mais, je suis ton homme, sais-tu. François. Quand je serai relevé de faction, je paie un litre de ce que tu voudras.

       – Oui, soupire Croisier, ce sera la dernière.

       – Que racontes-tu ?

       – Le sais-je moi ? Des bêtises peut-être. Mais, enfin, Maurice, tu sais où j'ai passé pendant mes quatre années de guerre ? Liège, Anvers, Dixmude, Mercksem, Blocsinghe: j'ai été de tous les mauvais coups et, tout cela, sans une blessure. C'est trop de chance, vois-tu ! C’est fini, je le sens. Tiens, je voudrais être fait prisonnier, la première fois que j'irai aux tranchées : c'est le moins qu'il puisse m'arriver.

       – Allons, mon vieux François, plus d'idées comme celle-là, hein ! Si tôt que j'aurai fini ma faction, nous irons faire la ribouldaine, nous deux : nous irons nous flanquer une cuite, je ne te dis que ça ! Cela remet le moral : après, tu verras que cela ira mieux.

       – Faut l'espérer, répond Croisier, avec un sourire forcé.

       Oh ! ce sourire ! Il me rappelle celui de Desy partant pour sa dernière reconnaissance. Une peur atroce m'étreint le cœur. Malgré moi, je crois au pressentiment de Croisier.

       – Mon remplaçant viendra bientôt, dis-je, dans un effort. Où irons-nous ?

       – Où tu voudras. Tu connais mieux les cafés que moi.

      La noce que nous avons faite avec Croisier a été d’importance. Sans savoir trop comment, je me suis retrouvé, à trois heures du matin, sur le pont de Forthem où un de mes collègues montait de faction à ma place. Je me rappelle vaguement avoir reconduit Croisier jusqu’à son cantonnement et lui avoir entendu dire que cela allait mieux et qu’il viendrait me voir lors de sa descente des tranchées.

*        *       *

       – Mon vieux, nous partons, me dit Collard. Dès ma rentrée au cantonnement.

       – Nous partons ? où ?

       – A Calais. Il a paru aux ordres, aujourd'hui, que tous les gendarmes. qui font partie d'une

unité du front depuis le début de la guerre, peuvent partir à Calais. On va nous remplacer par des gaillards qui sont là-bas depuis toujours.

       – On n'est pas forcé de partir ?

       – Tu comprends que non. Mais, il n'y a pas à hésiter. C'est bien le tour des embusqués de

venir ici.

       – Je reste.

       – Tu... tu reste ?

       – Oui mon vieux.

       – Mais... mais tu es fou !

       – Possible. Mais, puisque c'est mon idée.

       C'est une idée d'imbécile cela, Maurice. Ainsi, tu veux rester, alors qu'il y en a qui se pavanent à Marck et dans les villes de France depuis 1914 ? Tu veux rester, alors que tout l’avancement et les avantages de solde ont été donné â ceux de l'arrière ? Enfin, tu veux rester pour te faire casser la gueule quoi ? Tu ne me l'expliqueras pas autrement ?

       – Tu as fini ?

       – Non, tu n'es qu’un idiot, un imbécile, un…

       – Je ne trouve pas assez de gros mots pour le qualifier. Mais, enfin, pourquoi reste-tu ?

       – Je reste pour voir.

       – Pour voir quoi ?

       – Pour voir la fin de la guerre.

       – On voit cela dans les journaux beaucoup mieux qu'ici.

       – Possible, mais ce n'est pas la même chose.

       – Que le diable t'emporte, grogne Collard ; j'étais heureux comme un roi et voilà que tu

me coupes ma joie. Ah ! oui ! tu me la coupes !

       – Mon vieux Collard, tu m'excuseras ; ce n'est pas pour te faire de la peine que je reste. Va à Calais, tu as raison. Ne t'occupe pas de moi. Quand nous nous reverrons, après la guerre, nous boirons une sacrée bouteille ensemble. Bon voyage et au revoir, mon vieux Collard. On ne s'oubliera, pas va.

       Cré nom de Dieu ! de nom de Dieu ! de nom de Dieu ! sacré Collard, que je laisse seul

à l'écurie.

       Collard et pas mal d'anciens de la division sont partis.

       Pour comble de malchance, on m'a fait changer de peloton. Celui dont je vais faire partie a, depuis trois ou quatre mois, mauvaise réputation. Le chef die service est un bonhomme qui

a fait plus de trois ans à l'arrière avant de venir ici, et, pour se rattraper, il se distingue à sa manière.

       Le premier gendarme, avec qui je parle, dès mon arrivée dans ce peloton de malheur est un ancien de la division. Lui non plus, n'a pas voulu partir. Il m'explique que le chef de service fait de l'excès de zèle ; il a le grade de premier-chef. Il exige qu'à leur rentrée de patrouille, ses gendarmes aient des rapports à rédiger à charge de soldats ; et, quand ils n'en ont pas, il les fait retourner jusqu'à ce qu'ils aient trouvé un soldat à faire punir.

       Après avoir entendu les explications de mon collègue, c'est à contrecœur que je vais me

présenter au chef de service. Il me reçoit dans un bureau qu'il a installé dans une chambre d'une ferme à St-Ricquiers où le peloton est cantonné.

       – Vous venez du troisième peloton ? me demande-t-il.

       – Oui, premier chef.

       – Et bien, mon ami, il faudra essayer de faire votre service. Vous n'êtes plus ici au troisième peloton.

       – ……….

       – Vous m'avez compris ?

       – ……….

       – Et bien ? Répondez ! J'ai dit que vous n'étiez plus ici au troisième peloton !

       – Le troisième peloton vaut le vôtre, premier-chef.

       – Oui, oui... naturellement ; ce n'est pas cela que je veux dire. Mais, enfin, ici, on fait du service : il y a toujours du service à faire. Les soldats vont d'un cantonnement à l'autre sans permission. Il faut que cela finisse et cela finira, c'est moi qui vous le dis. Avez-vous, parfois, rédigé des rapports à charge des soldats qui voyageaient sans permission ?

       – Jamais, premier-chef.

       – Ici, vous en rédigerez. Ecrivez-vous facilement ?

       – ……….

       – Mais, il me semble que vous avez la réponse difficile ! Maréchal-des-logis, mettez-vous en position convenablement. Vous avez une mauvaise tête, je vois cela. Méfiez-vous ! Les mauvaises têtes, je les brise comme verre. Avez-vous déjà été puni ?

       – Oui, premier-chef.

       – Plusieurs fois ?

       – Oui, premier-chef.

       – Pour quels motifs ?

       – Pour m'être battu et pour avoir négligé de nettoyer ma bride.

       – Je m’en doutais. Vous êtes ce qu’on appelle un mauvais serviteur. Ici, on vous dressera. Rompez…

       Ouf ! je suis dehors. Quel animal ! Bon Dieu ! Quel animal ! « Il me dressera » a-t-il dit. Peut-être, mon bonhomme, peut-être. Bien sur, je me défendrai. Comment ? Je n’en sais rien.

       Collard m’a écrit de Calais. On y est parfois bombardé par des avions et des zeppelins, me dit sa lettre, mais on y couche dans un lit, on y gagne deux francs par jour de plus qu’au front et le service n’y est pas trop dur. Il a un peu la nostalgie du front, mais il espère que cela passera.

       Sacré Collard ! son absence me pèse lourd. J’ai bien, ici, deux ou trois amis de sa trempe, mais je ne suis pas attaché à eux comme je l’étais à Collard. Et puis, je suis à couteau tiré avec le chef de service. J’ai déjà fait trois patrouilles consécutives, sans trouver de soldat à faire punir, et j’attends l’itinéraire de la quatrième, pour partir de nouveau. Seize heures de patrouille sans répit ! Je crois que j’aurai le record.

       – Un soldat te demande, me crie-t-on.

       – Où est-il ?

       – Dans la cour.

       – J’y vais… Tiens ! c’est Potier, un ami de François Croisier.

       – Comment vas-tu, Potier ?

       Le soldat fond en larmes.

       Un atroce pressentiment m’étreint le cœur.

       – Qu'as-tu, Potier ? Il est arrivé malheur à François ?

       – Oui, répond le soldat ; il est tué.

       – Pas possible ! Il doit être descendu des tranchées depuis trois jours !

       – Il a été tué, au cantonnement, par accident,

       – Par accident ?

       – Oui, il était sorti du baraquement pour venir te voir, et à peine avait-il fait quelques mètres, qu'il s'aperçut qu'il avait oublié son tabac ; il retourna pour aller le chercher. Comme il rentrait, un de ses camarades qui nettoyait le fusil, d'un sergent, a tiré sur la détente de l'arme sans savoir que celle-ci était chargée. La balle a frappé Croisier en pleine figure, il est mort sur le coup. On craint pour la raison de l'autre.

       Cela a été dit, par Potier, entre les sanglots qui lui montaient à la gorge. Moi je ne pleure pas et pourtant... Je revois dans sa petite maison à Surister, près de Jalhay, le vieux père de Croisier. J'allais parfois lui dire bonjour quand, avec François, nous étions soldats à Verviers ; à nous deux, nous taquinions le vieillard en parlant de ses amours de jeunesse.

       Croisier est mort. C'était un brave et vaillant petit soldat qui jamais n'a flanché. Dans mes

souvenirs, aucune figure de héros ne me semble plus pure que la sienne...

       – Vous êtes prêt ? demande le chef de service qui s'est approché de nous.

       – Prêt ? Pourquoi ?

       – Pour partir en patrouille. Vous irez, sans repos, jusqu'à ce que vous ayez un rapport à rédiger.

       – Je n'irez pas, premier chef.

       – Qu'est... qu'est-ce que vous dites ?

       – Je dis que je n'irai pas, nom de Dieu !

       Pour le moment, la vie du chef de service ne vaut pas plus, dans mon jugement, que celle de n'importe quel animal malfaisant. Il s'en aperçoit, sans doute, car blêmit et rentre dans son

bureau.

*       *       *

       Nous n'avons plus gardé longtemps notre chef de service. Un de mes collègues a trouvé moyen de lui seller son cheval de telle façon que, ce jour-là, le bonhomme n'a pas fait cinq cents mètres sans piquer une tête. On l'a ramassé sur la route avec les deux bras fracturés et, naturellement, on l'a transporté à l'arrière d'où il n'aurait jamais dû venir.

SEPTEMBRE 1918.

       Depuis quelque temps, notre infanterie multiplie ses raids dans les lignes adverses. Les avions et les ballons captifs tiennent l'air chaque fois que le temps le permet. Les journaux annoncent continuellement de nouvelles victoires.

       Aux cantonnements, les soldats sont énervés, inquiets. Dans les cafés, plus de chansons, plus de rires : les rares clients discutent nerveusement.

       Des Français arrivent : ils sont moins gais que d'habitude. Les plaisanteries ne trouvent plus d'échos. Graves et rêveurs, les hommes attendent le coup de chien.

       Le peloton est cantonné à Oofstade. On nous a pris nos chevaux pour les mettre à l'artillerie : en échange, on nous a donné de lourdes bicyclettes d'ordonnance.

       Vingt-sept du mois. – Avec un premier maréchal-des-logis et un collègue, appelé Crucifix, nous recevons l'ordre de nous trouver à minuit à la borne 21 de l'Yser.

       Crucifix est un ancien de la division. Il a le verbe haut et ne mâche pas ses mots. Ce qu'il pense, il le dit, immédiatement, sans réfléchir. Avec cela, il est fort comme un bœuf et n'a peur de rien, prétend-il.

       – Le premier n'est pas là ; nous devons l'attendre.

       – Il nous rattrapera. Allons ! en route !

       – Ne va pas trop vite, je sais à peine rouler. Là... j'y suis. En douceur, hein !

       Nous partons. Crucifix pousse comme un diable, me semble-t-il.

       – Va doucement, bon Dieu ! je ne sais pas  suivre.

       – Qu'as-tu dans les pattes ?

       – Pas grand chose... Ecoute, que je te dise.

       Crucifix attend.

       – Explique-toi, dit-il, quand il me voit à sa  hauteur.

       – Sais-tu où nous allons ?

       – A la borne 21 de l'Yser.

       – Oui, c'est en première ligne !

       – Crois-tu ?

       – J'en suis sûr : je connais l'endroit.

       – Par où qu'on y va, là-bas ?

       – Par Loo, Nieucapelle, Oudecapelle, St. Jacques-Capelle,

       – En voilà des Capelle.

       – Oui, bien sûr.

       – Qu'allons-nous faire à la borne 21 ?

       – J'en sais rien. Voici le premier ; il va, peut-être, nous le dire. Qu'en allons nous faire, premier, à la borne 21 ?

       – Nous mettre à la disposition d'un général.

       – Ah ! nous prenons de l'importance.

       – Paraît.

       – Comment faut-il parler avec ce coco-là ? demande Crucifix. Latin ?

       – Va au diable ! Mais, n'allons-nous pas nous faire zigouiller, sur cette borne ?

       – La borne n'y est plus ; il y longtemps que les obus allemands l'ont envoyée en l'air.

       – Comment veux-tu qu'on la trouve alors ? C'est toujours comme cela, bon Dieu ! On reçoit toujours des ordres impossibles à exécuter. Vous tirerez votre plan, premier. Vous êtes le chef.

       – Oui, Crucifix, répond le premier ; seulement, vous essayez de tenir votre langue.

       – Il n'y pas de danger ; s'il faut lui parler latin. je ne sais que Dominus vobiscum ; j'ai appris cela quand j'étais enfant de cœur.

       – Tu devais être un bel enfant de cœur.

       – Oui, je buvais le vin du curé. Attention ! Tu vas nous flanquer en l'air. Tu es sur ta bicyclette comme une grenouille sur une barre d'écurie.

       – Je m'en aperçois. Ça va barder je crois !

       – Oui paraît qu'on prend l'offensive cette nuit.

       – Si on ne prend pas un éclat d’obus dans la peau, cela ira encore bien.

       – Ah ça ! mon vieux, c'est au petit bonheur. Tu as peur ?

       – Je n'ai jamais tremblé que de froid, clame Crucifix. Claquer aujourd'hui ou mourir demain, il faut quand même démarrer un jour. D’ailleurs, j'ai fait mon testament.

       – Tu as quelque chose à laisser ?

       – Sept francs cinquante qu'i1 me reste.

       – Ce sera pour qui ?

       – Pour nos Marraines de France et d'Angleterre : sept francs cinquante et mon cœur.

       – Mets le mien avec.

       – Finissez, hein, avec vos bêtises ! dit le premier, ce n'est pas le moment de rigoler.

       – Nous ne rigolons pas quand nous laissons notre cœur à nos marraines : c'est toute notre fortune et elles le méritent et puis faudrait pleurer, peut-être ?

       – Non, mais on peut quand même être sérieux !             

       – Ce n'est pas mon genre ; je n'en peux rien, premier maréchal-des-logis. En voilà-t-il un de  titre. Nous sommes à Loo : par où faut-il aller ?

       – Tout droit.

       « L'air est pur la route est large » fredonne Crucifix, puis, il reprend :

       – Premier ! s'il manque une ordonnance au général, vous me présenterez ?

       – Oui, répond le premier ; il serait servi.

       – Il serait, avec moi, comme un petit coq en pâte. Je comprends maintenant, ce que nous allons faire à la borne 21 ! Le général va marcher en tête de 1a division, et, nous, gendarmes, nous serons là pour écarter les balles et les obus qui pourraient nuire à sa gracieuse personne.

       – Pour l'amour de Dieu, taisez-vous, Crucifix, supplie le premier.

       – Impossible, premier : la langue me démange.

       – Attention, hein, toi, continue Crucifix, en s'adressant à moi, tiens ton guidon, nous entrons dans les piottes !

       Les deux cotés de la route Sont couvert de fantassins. Au repos, sur les accotements, les soldats parlent à voix basse ; les officiers paraissent faire les dernières recommandations. Soudain, une émotion me fait battre le cœur. J'appelle :

       Collin ! Collin ! Collin !

       – Présent, répond un soldat, qui se dresse parmi les autres.     

       – Ah, c'est toi, Maurice, où vas-tu ?

       – A la borne 21 de l'Yser.

       – Fais attention, sais-tu, Maurice, c'est en première ligne cela.

       – Ne t'en fais pas pour moi. J'y vais pour y rester un moment, tandis que toi, tu vas passer outre pour attaquer. Renard n'est pas avec toi ?

       – Si Maurice. j'y suis, répond Renard à côté de moi. On va entrer dedans, mon vieux !

       – Oui ; paraît. Allons, bonne chance : faites attention, défilez-vous...

       – On n'a pas peur ; donc c'est qu'on n'y restera pas, répond Collin. Au revoir, Maurice ; bonne chance ; rendez-vous pour bientôt à Comblain, hein !

       – Au revoir, bonne chance, crie Renard, alors que je donne mon premier coup de pédale.

Je pousse comme un sourd, pour rattraper les deux autres. Je suis à peine près d'eux que Crucifix crie : Si tu traines comme cela en route, nous serons à Bruxelles avant toi. Que t'ont-ils dit les piottes ?

       – Leur moral est bon. Je crois qu'on va voir quelque chose.     

       – Oui, je te crois aussi. Ce sera le moment d'ouvrir ses quinquets. Pied à terre ! nous roulons sur des barbelés,

       – C'est vrai ce que Crucifix dit ; des fils traînent à terre : C'est une chance si nous n'avons pas crevé nos pneus.

       – Je suis crevé devant et derrière, nom de Dieu, clame Crucifix.

       – Moi pas, mes pneus sont restés durs.

       – Les miens aussi, dit le premier.

       – Portez armes ! commande Crucifix en chargeant sa bicyclette sur son épaule.

       Nous en faisons autant. Elles sont diablement lourdes nos bicyclettes. Notre fourbi est, tant bien que mal, attaché dessus avec clef, cordes. Cela fait un poids et le chemin devient mauvais. Des trous d'obus, mal rebouchés, créent des bosses et des fosses ; les pavés font place à de la boue. Nous enfonçons.

       – Au trot, marche ! commande Crucifix

– Taisez-vous ; imbécile, répond le premier.

*       *       *

       Minuit ! Des fusées allemandes montent et retombent, éclairant le sol. Le long des lignes, plane un calme lourd, menaçant.

       – C'est le calme précurseur de l' orage me dit Crucifix.

       – Oui, il y a de l'électricité dans l'air. Mes nerfs s'agitent.        

       – Dis que c'est la frousse, plutôt.

       – Je ne dis pas non. Es-tu à ton aise, toi.

       – Bon Dieu non !

       A la borne 21 de l'Yser, dans un solide abri en béton armé, le général a installé son poste de combat.

       – Par ici, commande le premier, après s'être présenté au commandant-adjoint du général.

       L'abri est divisé en deux parties. Nous entrons dans le côté gauche.

*       *       *

       Deux heures du matin. Le fond de l'abri est recouvert d'une nappe d'eau de vingt centimètres d'épaisseur. Pour se préserver du liquide, les cyclistes et les ordonnances du général qui sont avec nous, ont mis, des blocs en ciment l'un sur l'autre et, dessus, ont posé des planches. A califourchon dessus, les pieds pendants nous attendons. Sans dire un mot, les uns après les autres, nous consultons nos montres.

*       *       *

       Deux heures ! Mettez vos masques commande un fourrier d'infanterie. qui est dans l'abri avec nous. On n'a pas fini d'exécuter l'ordre, qu'un roulement, pareil à des milliers ; de tonnerres, ébranle  le sol, fait trembler l'abri et tressaillir les hommes. C'est notre artillerie. Des milliers de canons belges, anglais, français tonnent ensemble. Leurs gueules d'acier crachent le feu. le fer et la mort. Pendant quelques minutes, nous restons blottis dans l' abri : puis la curiosité devient plus forte que la prudence. Un à un nous sortons de l'abri, montons sur la digue et enlevons nos masques pour mieux voir.

       – Mes yeux clignent : mes oreilles bourdonnent : des tressaillements agitent mes nerfs. Dans un effort, je domine mes sens et je regarde :

       Le général était avant nous sur la digue. Jumelles aux yeux, droit comme une épée, il découpe, dans l'espace, une élégante silhouette.

       Comme embrasé par des milliers d'éclairs. Le ciel paraît être une immense voûte de feu, repoussés en arrière par les lueurs fugitives des coups de canon. En face, la côte de Clerken crache les gerbes de feu produites par l' éclatement des obus, à droite, tel un vaste miroir,  le lac Blancquart renvoi les éclairs qui illuminent le ciel. A gauche, dans les ruines de Dixmude. les moignons de murs émergent en rouge de la plaine, derrière nous, à cinquante mètres, des artilleurs en bras de chemise, chargent la culasse des cent et vingt longs, se retirent en arrière pour le départ des coups, reviennent et recommencent. Plus loin, c'est le jet continuel des langues de feu que vomissent nos canons. A terre. devant nous, on ne distingue rien ; un voile obscur recouvre les horreurs du champ de bataille.

       Soudain, je pense aux soldats du village surtout aux fantassins. Pour le moment, ils entrent sans doute, dans la fournaise ; pied à pied, ils vont reconquérir le sol et déblayer la route qui doit nous reconduire à Comblain. Les reverrai-je ? Assez déjà, ont jalonné de leurs
corps le dur chemin de la guerre : Dupont, Simon et, Malemprée, Fagnoul, Laboureur, Gilson. Que Dieu protège ceux qui restent.

*       *       *

       Neuf heures. Amené par un soldat, le premier prisonnier arrive.

       – Vous Je conduirez au poste de combat de la division d'armée, me dit le commandant.

       Debout, près de l'abri, le prisonnier est pâle, Une écharpe qui soutient son bras droit, est maculée de sang. Au bras gauche, il porte un brassard de la Croix-Rouge. Je lui retire la baïonnette qu'il porte encore au côté.

       Un, murmure de colère monté du groupe de soldats qui le regarde. Drôle de brancardier qui est porteur d'une baïonnette ! La pâleur de l'Allemand s'accentue. Les nôtres grondent.

       Je comprends qu'il est temps d'en finir. Vivement, je fais marcher le prisonnier devant moi et nous disparaissons derrière la batterie de cent et vingt longs.

       Le prisonnier parle français.

       – J'ai mal dit-il.

       – Qu'as-tu comme blessure ?

       – Un éclat d'obus dans le bras.

       – Je vais te conduire au poste de secours, à 500 mètres d'ici. Tu es brancardier ?

       – Non, je suis fantassin.

       – Alors, ce brassard ?

       – Je l'avais en poche. Quand vous avez commencé votre bombardement, j'ai senti que je n'en sortirais pas ; alors, j'ai mis l’insigne.

       – Tu as eu tort ; cela a failli te coûter cher, tout à l'heure. Dans la vie, vois-tu, il vaut mieux être franc.

       L'Allemand baisse la tête, puis, soudain, la relève.

       – Tu ne m'en veux pas ? dit-il.

       – Pourquoi t'en voudrais-je ? Tu as fait ton devoir de l'autre côté ; moi je l’ai fait de celui-ci... et après ?

       – Tu es un homme, dit-il, en me tendant la malin valide.

*       *       *

***

       Vingt heures ! Le long de la digue, c'est un va et vient de troupes. Des fantassins partent vers l'avant ; des blessés en arrivent.

       Près de moi, le premier et Crucifix sont aux prises :

       – A la première bêtise que vous faites encore, je vous fais fourrer dedans, dit le premier.              

         Catastrophe alors, répond l'autre.

       – Qu' as-tu fait. Crucifix ?

       – J’ai demandé les jumelles au général pour admirer le paysage.

       – Il te les a données ?

       – Bien sûr. Pourquoi pas :

       – Il n'y a rien de mal fait alors ?

       – Non ; seulement, en rendant les jumelles eu général, je lui ai dit qu'il était un chic type et il m'a regardé d'une drôle de façon.

       – Al1ons, est-ce à faire, d'aller dire des choses pareilles à un général ? demande le premier.

       – Mais, enfin, puisque je le pensais, répond Crucifix, je n'allais quand même pas lui dire le contraire !

       – Il n’aurait plus manqué que celle-là, grogne le premier. Je l'avais bien pensé que j'aurais des ennuis à cause de vous.

       – Si vous vous ennuyez ici, nargue Crucifix, vous pouvez retourner au peloton, je vous le permets.

       – Taisez-vous.

       – On se tait, premier maréchal-des-logis : on se tait. Sais-tu qui c'est le général ? demande Crucifix, en s'adressant à moi...

       – Non.

       – C'est le général Borremans : il commande une D.I. autrement dit, une division d'infanterie.    

       – C'est lui qui t'a donné ces détails ?

       – Non, c'est le fourrier.

NOVEMBRE

       L'offensive s'est développée. Nous approchons de Gand. Au hasard des ordres reçus, je suis passé, de la suite du général, au peloton ; de là, à la prévôté de la division d'armée, comme estafette, pour être, ensuite, envoyé à une division d'infanterie.

       J'ai conduit des groupes de prisonniers de l'avant à l'arrière, troupeaux éperdus qui auraient voulu courir pour sortir de la zone de feu.

       Je n'ai pas tous les jours mangé à ma faim. En portant des plis, en montant de faction aux carrefours des routes, j'ai passé des heures d'angoisse sous des rafales d'obus. J'ai entendu des blessés pleurer et geindre comme de petits enfants et j'ai vu les yeux ternis dans les faces grimaçantes des morts. Et puis, j'ai bu, à pleines gorgées, des gourdes d'alcool d'un goût affreux.

       Je rencontre Collin.

       – J'ai des nouvelles, me dit-il ; elles ne sont pas bonnes. Les soldats de Comblain ont trinqué. Henri Gillard est tué d'une balle en plein, front ; Jules Winand a la poitrine traversée : Lefrançois, Renard et Jadin sont blessés. Le lieutenant Piroton aussi, et ton camarade Dubuisson, qui était à La Panne avec toi, est mort de la grippe espagnole. Nous y resterons tous nom de Dieu !

       Collin a raison. Du train où l'on y va, encore deux ou trois mois de combat, et la Belgique ne  reverra guère de ses soldats du front.

       – Au revoir, me dit Collin, essaie de ne pas te faire trouer la panse.

       – Où vas-tu ?

       – Je rejoins le bataillon ; j'ai été porter un pli au colonel. Nous devons encore attaquer cette nuit.

       – Fais attention à ta vilaine peau.

       – Vaut plus la peine.

       Et Collin s'en va en traînant sa silhouette terreuse le long du chemin.

       – On y crèvera, on y crèvera, dit-il en s'en allant.

*       *       *

       Dix du mois ! Depuis la veille, une rumeur court parmi les troupes. Les grands états majors sont, dit-on, sur le point de signer l'armistice.

       La 4 D A descend de l'avant à l'arrière. La troisième division d'armée monte pour la remplacer.

       En Face du château d'Ansbeck, je regarde passer des éléments du douzième de ligne. Parmi eux, j'aperçois Scion.

       – Où vas-tu, Scion ?

       – Tu vis encore, toi ! Nous allons à la mort, mon vieux.

       – Où ça ?

       – Nous allons attaquer sur un canal qui a, paraît-il, plus de trente mètres de largeur. Ramasser une balle dans la gueule, passe encore. On pousse un « Ah ! » et c'est fini ! Mais barboter dans la flotte plusieurs minutes avant de claquer, cela me dégoutte !

       – Tu n'attaqueras pas, on va signer l'armistice,

       – Que n'est-ce vrai ! Ecoute, dit Scion, d'une voix soudain plus douce, depuis le début de l'offensive, nous avons attaqué je ne sais combien de fois. J'y allais, pour de bon, avec l'idée que j'allais revoir les vieux. Mais, aujourd'hui, cela ne va plus ; j'ai peur de rester dans le canal.

       – Porte-toi malade, tu as bien fait ta part.

       – Penses-tu ! Tu déménages sans doute ! Il faut avoir la tête en bas des épaules, mon vieux, pour être considéré comme malade par les temps qui courent. Allons, au revoir Maurice, si je ne retourne pas, tu. iras dire bonjour au père et à la mère, de ma part.

       – Oui ; au revoir ; et soit tranquille, tu n'attaqueras pas sur le canal !

       Scion s'en va d'un pas plus léger : il me croît, bien sûr. En somme, je lui ai peut-être dit la vérité.

*       *       *

       Onze du mois. Cela y est ! L'armistice est signé. Avec une rapidité électrique, la nouvelle vole de l'arrière à lavant, des routes aux cantonnements.

       – On se regarde.

       – C'est fini ! c'est fini ! crie un soldat, qui danse à côté de moi.

       – Alors, tu es content ?

       – Si je suis content ! répond-il en faisant une pirouette.

       Mais, voilà des copains. Et le soldat file vers un groupe de fantassins qui bras dessus, bras dessous, sans, fusil, sans baïonnette, en chantant, marche gaîment vers une ère nouvelle.

L’HEURE SONNE

       Dix-huit ans ont passé. L'heure sonne. Les idées se croisent, s'affrontent, se choquent et provoquent des étincelles. Recroquevillés dans un nationalisme forcené, des dictateurs arment à une vitesse de jour en jour accélérée ; mais, car il y a un mais, ces engins de guerre qu'ils fabriquent avec une telle rapidité, ne devront-ils pas les mettre dans les mains du peuple ? Qu'en fera-t-il ? Question troublante que ne peuvent manquer de se poser, avec angoisse, ces amateurs de guerre. D'autre part, qu'ils l'appellent Dieu. Allah ou Civa, des millions d'êtres humains prient le Tout-Puissant de faire paix, sur la terre, aux hommes de bonne volonté.

       Que ce soit, par la faute des hommes, dans la plus horrible des catastrophes, ou que ce soit dans la paix et la liberté par la volonté de Dieu, l'ordre nouveau, rêvé par Briand, est en marche. Aujourd'hui le peuple le veut confusément encore ; demain il le réclamera à grands cris. VOX POPULI. VOX DEI. Comme toujours, les gendarmes SERONT DERRIERE, ils feront respecter la loi quelle qu'elle soit.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] De Maurice Lejeune. Editions Lovanis – Louvain 1937

[2] Nom donné par les soldats aux gendarmes,

[3] Soldats des compagnies de réhabilitation



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