Médecins de la Grande Guerre

René Glatigny : Lettres à ma marraine de guerre.

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GLATIGNY RENE

LETTRES A MA MARRAINE DE GUERRE

du 3 juillet I9I6

au

25 septembre I9I8

Le front, le 25 mai 1916

Monsieur le Rédacteur,

 

       Je m'ennuie ! Peut-on le dire, écrivait Hervé. Oui, je m'ennuie car nous sommes au repos et malgré le bon temps, je ne puis m'adonner au footbal1, car dernièrement dans un match d'entraînement, j'avais reçu un joli coup de pied à la jambe. Ce n'est rien, un jour ou deux. J’avais cru en m'abonnant aux annales, recevoir ce que vous appeliez dans votre réclame : la bibliothèque du poilu. J'attends et ces heures si longues, dans une grange où la paille est notre matelas, et mes jambes, mon écritoire, je crois qu'elle serait venue à point. Je n'insiste pas.

       Je profite de ce petit rappel pour vous demander un plaisir que, certes, vous ne refuserez pas à un poilu qui a vingt-deux mois au front. Mes parents m'ont embrassé pour la dernière fois le quatre août 1914.

       J'espérais, illusion, les revoir au bout de quelques mois. L'Allemand, hélas leur retient la plume et rares sont les missives de là-bas. Les quelques amis qui sont refugiés m'écrivent bien, mais des lettres où l'on sent l'amertume de l'exil et du découragement. La maladie est contagieuse et les meilleurs tempéraments ont difficile de lutter contre un microbe que vulgairement nous appelons le cafard. Il existe un sérum contre ce bacille si néfaste au front. Pasteur ne l'a point trouvé, mais vos gentilles cousines des annales en connaissent le secret. Une correspondance emplie de ce si délicat talent que seul connait la jeune femme française est le seul sérum anti cafard.

       Vous comprenez ma pensée, Monsieur le Rédacteur, et vous connaissant très empressé à faire plaisir à un soldat du front, je n'ai aucun doute à ce que bientôt une de vos gentilles cousines vienne remonter le moral d'un poilu belge dont le cœur bat et, comme par le passé battra toujours pour la France.

       Vous remerciant à l'avance et vous priant de croire à ma reconnaissance, je vous envoie mes salutations empressées.

Glat. René, 4e Bataillon 227, caporal brancardier. Prière de ne pas reproduire ces lignes sous mon nom à cause de l'autorité militaire belge qui ne veut pas qu'on écrive dans des publications sans autorisation.

 

*          *          *

Le front, 3 juillet 1916

Mademoiselle,

       L'émotion fait trembler ma plume : mes vœux viennent de se réaliser, mon rêve ne s'envole pas en illusion. Une jeune Française a donc pensé à un drôle piot belge dont le cœur bat pour la France. Merci et de tout cœur, merci. Je suis très charmé que le hasard aveugle a guidé votre choix.

       Si l'on juge d'après votre lettre, votre caractère me plaît et notre correspondance, si elle n'est pas régulière, sera suivie. Que voulez-vous, les évènements sont si changeants. Vous vous demanderez sans doute pourquoi j'ai fait une demande de marraine ?  Ne pensez pas que ce soit l'isolement, plusieurs amis, cousins, sont réfugiés en France, ni la misère, rien ne me manque, je suis même un privilégié, mais il est des choses qu'on ne peut confier à tout le monde : les amis d'aujourd'hui ne seront-ils pas les ennemis de demain et la balle peut rebondir. Quant aux cousins, vous comprenez : exilés, il faut parfois leur remonter le moral. Et puis, quel style ! Je mets la main à la plume pour vous dire que… Bref, je suis très content de pouvoir correspondre avec vous, pour dire toute ma pensée et recevoir quelques paroles réconfortantes quand les temps seront durs. Encore une fois, merci et merci de tout cœur.

       Parlons un peu de ce drôle de jas qui s'appelle avec fierté votre filleul. Ce n'est pas un petit belge, comme on a coutume de le dire, mais un jeune homme d'assez forte taille, marchant sur les 24 ans. La guerre l'a mis brusquement dans le chemin de la vie et c'est à peine s'il est remis de son émotion. En temps de paix, un métier de garde-chiourme, pion dans une école normale et qui, si vous le voulez avait eu une influence néfaste sur son caractère ouvert et jovial , un peu léger même. On se ressent toujours de l'ambiance du milieu.

       Mais il faut passer par là pour pouvoir parvenir. Nous recauserons dans la suite. Je suis instituteur primaire actuellement égaré dans cette grande cohue qu'on appelle l'armée. Comme vous aussi, les plaisirs n'ont pas été à la base de mon éducation. Et cette ressemblance dans notre formation facilitera la communauté de nos idées. J'ajouterai qu'un esprit distrait est le guide de mes pensées. Du reste, laissons faire le temps, la correspondance apprendra à nous connaitre.

       Quel drôle de bavardage ! Maintenant que la glace est rompue, causons d'autre chose. Les événements commencent à tourner à notre avantage. On vient de nous annoncer des succès anglo-français. Si ceux-ci étaient le prélude d'une grande victoire, comme on serait heureux. Tantôt vingt quatre mois de front, on en a soupé. Espérons toujours tant qu’il y a vie, on peut encore les avoir, c'est comme les marraines, on doit attendre patiemment. Ici sur notre front, les communiqués vous diront que la lutte d'artillerie est assez forte. C'est comme dans la tenue des livres, pour qu'il y ait balance, il faut que celui qui a reçu doive et comme les boches sont bien créditeurs on encaisse assez bien. On s'en fiche, on y est habitué, néanmoins comme dit la chanson, cela vous fait tout de même quelque chose.

       Un petit mot pour finir. La censure ne nous permet pas plus de 2 pages. On doit alors restreindre le message. Voilà pourquoi je dois, chère marraine, avec mes remerciements réitérés vous prier de recevoir mes salutations respectueuses et sympathiques.

       Votre filleul reconnaissant.

Glatigny René

 

       Excusez-moi si parfois mes lettres sont peu soignées : comme bureau un fenil, comme pupitre, mon sac mal assis sur mes deux jambes et comme siège, la paille de mon lit, avec, pour dormir, le mur. Excusez donc et regardez l’intention et non la manière de la présenter. Sur ce, je finis et avec impatience j’attends votre écriture. Je vous écrirai de nouveau quand je serai aux tranchées.

Glatigny René

*          *          *

Les tranchées, le 6 juillet 1916

       Mademoiselle Blanche,

 

       Me voici aux tranchées pour quelques jours, comme je vous l'avais promis. Pour le moment, je suis à vous. Je suis à vous, c'est vrai, mais ma plume me guide difficilement les distances sont si longues et le chemin est encore si rugueux. A peine la glace qui hier nous séparait est-elle fondue.

       Votre genre de vie et vos occupations me sont encore inconnus. Et puis l'art d'écrire à une charmante et gentille demoiselle qui vient de se dire ma marraine n'est pas inné en moi. Vous pourriez le constater aux difficultés que j'aborde. Excusez-moi donc si mon bavardage n'a ni queue ni tête.

       Vous me demandiez dans votre lettre de parler longuement de moi, c'est une confession que vous voulez. Par la précédente, vous avez appris mon âge, mon emploi en temps de paix et un peu de mon caractère. Si nous parlions un peu de ce cher pays, que j'ai quitté il y aura tantôt deux ans et où mes parents souffrent la tyrannie brutale des occupants. Vous avez déjà entendu parler de 1'Entre-Sambre-et-Meuse, cette partie des provinces de Namur et de Hainaut, composée de collines rocailleuses et baiseuses, entrecoupée de plaines verdoyantes et de plateaux très fertiles. Au Nord-Ouest, la Sambre aux larges méandres court à travers les charbonnages et les usines, tandis qu'à l'Est, la Meuse a creusé ce que les touristes appellent la petite Suisse. A quelques km au Sud, à gauche de la grande route nationale Charleroi-Philippeville se trouve perdu dans le plateau ondulé un petit village qui m'a bien fait souffrir durant cette guerre. C'est Tarcienne, à l’église romane, avec un château fort comme défense protectrice.

       Sous le toit de l'hôtel de ville, maison communale ou mairie habite ma famille. Là, mon père a succédé au sien dans la classe où grouillent 30 à 40 jeunes Tarciennois… Le nid est vide. Seuls, la mère, le père et la grand-mère. L'aînée de mes sœurs, Marthe est institutrice au village voisin, les deux autres, Ghislaine et Irma font leur école normale à Malines. L’aîné qui souvent les tracasse et vient parfois troubler leur douce quiétude est ici perdu sur les bords de l'Yser. Voilà toute la famille : trois filles et un garçon. Il y a quelques années, la cadet, mon filleul faisait le cinquième. Hélas, il vécut ce que vivent les roses. La maladie l'emporta à 1’âge de cinq ans. Quel beau jour ce sera quand le "rompez vos rangs la guerre est finie" sonnera le retour. C’est trop beau. Parfois on le considère comme un rêve éloigné qu'on ne verra jamais plus. D'autres jours on le vit, on est grisé par l’enthousiasme qui nous grisera lorsque tout joyeux on franchira l'enceinte aimée. Le plus souvent on n’y pense pas.

       Il faut que ce soit la souffrance ou la privation qui nous encouragent : Et dans ces heures, on se figure dans le cadre d'une vision passée, père et mère assis autour de la table ronde, grand-mère adossée contre l'âtre égrenant son chapelet. Dans le lointain le canon gronde comme un orage éloigné et en pensée, ils voient leur fils au milieu de la tourmente. Ils s'inquiètent, car les nouvelles sont rares et difficiles à venir, ils s'inquiètent et des larmes obscurcissent le rapport ou le livre à terminer. Et dire que celui pour qui tant de soucis et d'inquiétudes ont né n’y pense pas et que le "je m’enfoutisme" a endurci son cœur.

       Que voulez-vous, c’est la guerre. Et si on veut faire convenablement son devoir, il faut écarter toutes les sentimentalités. C'est brutal, excusez-moi, mais c'est la réalité. Au début, on s'en faisait un peu. Les boches ont cru nous démoraliser en supprimant toute liaison avec nos familles. L'effet a été contraire à leurs espérances et l'exil a créé le "je m'enfoutisme". On ne s'en fait pas ici, que du contraire, on attend patiemment l'heure où on les aura. Déjà l'étreinte commence à se faire sentir. Vos héros immortels de Verdun ont permis aux alliés de préparer la G.O.G.[1] Les effets commencent à se faire sentir dans la Somme où les alliés progressent lentement, mais surement. Les journaux vous renseignent mieux car nous sommes comme les pékins, les journaux vous apprennent ce que les voisins font. Ici, rien que la lutte à bombes et obus. J'en ai les oreilles assourdies.

        Ne parlons pas de toutes ces misères, apothéoses de la civilisation au XXème siècle. Pour le moment, je suis assis dans la salle pansement de 1ère ligne, véritable salon fait pour nos chers blessés. Tout est sous la main, désinfectant pour plaies, pansements, café chaud etc. Bref, on est installé assez convenablement car en 1ère ligne on doit veiller à la solidité avant le confort. Dans la guerre de tranchées, les pertes ne sont pas fortes néanmoins on s'use plus que dans la guerre en campagne. Ici, c'est le choc brutal de quelques heures, tandis que les tranchées, ce sont des pertes légères, mais continues. Aussi j'aime mieux la guerre en campagne. De deux choses l'une : on en réchappe ou on tombe. Ici, on est quasi sur du lendemain.

       Excusez-moi si je suis indiscret. N'auriez-vous pas quelques amies désireuses d'un correspondant ? J'ai ici à côté de moi deux amis qui me jalousent mon bonheur : Le Dr Louis Spinois, mon chef et Auguste Verhaeghen, un copain, un Bruxellois. Tous deux ont la même adresse. C'est un petit plaisir que vous pouvez aisément me faire. Je ne vous en demanderai pas beaucoup, car je ne suis guère exigeant.

       Le papier semble subir la crise, la place devient petite. Aussi je vous dis au revoir et à bientôt. En attendant, je vais rêvasser, essayer de m’imaginer ce que peut être ma marraine. Je vais essayer de m'en faire un idéal, car comme dit Buffon, le style, c'est l’homme et d’après votre première missive, je crois que mon idéal ne sera pas désillusionné, car vous êtes franche, dites-vous et je vous crois.

       Encore une fois à bientôt et celui qui se dit votre filleul vous prie d'agréer ses respectueuses sympathies.

Glatigny René

*          *          *

Ce 22 juillet 1916

 

       Mademoiselle ma marraine,

 

       Depuis le 10 juillet vos nouvelles ne me sont pas parvenues. Le changement de domicile, vos examens et que sais-je, en sont peut-être la cause. Comme le soir d’un joli dimanche d'été, je m'ennuie, je viens passer quelques minutes avec vous.

       Oui, je m'ennuie, car aux vents claquent les plis de notre drapeau tricolore. Le Te Deum avait retenti ce matin dans les voûtes de nos églises. La Brabançonne avait fait écho dans nos vallons. C'était le dimanche après le 21 juillet, notre fête nationale remise au dimanche suivant pour les campagnes. C'était le temps de paix, le beau temps de paix. Voilà deux ans que l'exil nous prive de ces heureux élans patriotiques, plutôt tièdes alors, car on ne savait pas son bonheur. L'exil, la guerre nous fait comprendre ce bonheur méconnu d'avoir une patrie. Parlons un peu de ce qu’ont fait ses défenseurs, de la vie sur le front, de notre armée. Votre désir sera ainsi satisfait.

       L'armée belge, vous le savez, n'est pas recrutée comme en France, nous n'avons pas encore la nation armée. Jusqu'en décembre 1909, date de la mort de Léopold II, c'était le tirage au sort qui donnait le contingent : environ 40 hommes sur 200 conscrits. En 1909, ce fut la loi d’un fils par famille. C'était l'aîné qui payait la dette du sang, je tombe sous cette loi. Enfin, en 1913 on arrivait à la dernière étape du service obligatoire. On choisissait 60% dans les conscrits. Ceci pour vous faire comprendre que beaucoup d'hommes réfugiés en France ne sont pas soldat. Ces divers moyens de recrutement fournirent une armée de 250.000 hommes environ. La 1ère épreuve fut Liège qui donna la premier coup de poignard à la bête en retardant l'élan colossal et foudroyant. Ce retard de 12 jours permit aux alliés de faire leur mobilisation et de préparer la ligne Mons, Namur, Jemelle, Nancy. Notre armée, sept divisions dont une de cavalerie, la 4e étant à Namur, fut obligée de se retirer sur Anvers. Vers le 17 août, pendant la bataille de Charleroi, elle prit l'offensive sur la droite de Von Kluck à Louvain. De nouveau, retraite sur Anvers pour reprendre l'offensive sur l'arrière de l’armée allemande en retraite à la Marne. On revint encore à Anvers qui subit alors le siège. Grâce aux gros canons de 420, aux fortifications à peine achevées, nous dûmes fuir le camp retranché jusqu'à l'Yser. Jusqu'alors on avait fait le rôle du petit roquet hargneux, attaquant un bouledogue. Maintenant, on était sur la même ligne que les alliés. On formait leur aile gauche. Hélas la mitraille avait fait beaucoup de vides en nos rangs. Nous étions environ 50.000 hommes à l'Yser et après les journées d'octobre nous étions réduits à une trentaine de mille : 12.000 blessés, 3.000 tués et le reste disparu. Quant à l'artillerie, on ne devait plus en causer. Ce qui avait été sauvé d'Anvers avait été usé ou démoli sur l'Yser. On combattit encore jusqu'en décembre. Les volontaires furent nos réserves. Depuis, grâce à l'eau, on jouit d'un certain calme à part deux secteurs très dangereux. Dixmude et Steenstraete où les lignes boches sont très rapprochées des nôtres. On profita de ce calme pour se fortifier et réorganiser notre armée qui est maintenant à la hauteur de celle des alliés. On en recausera bientôt je crois, car nos soldats aiment d'être de la danse pour les avoir. Et, comme disait votre général Pétain, on les aura. Maintenant on peut dire déjà : on les a : je viens de recevoir une lettre de la Hollande qui me dit que la misère est grande en Allemagne et les boches en Belgique disent que la guerre finira sans vainqueur cette année même. Ils sentent l'oignon comme on dit vulgairement chez nous et c'est bon signe. Nos communiqués sont très souvent peu importants et monotones.

       Notre armée est si petite : un atome perdu dans celle des alliés. Mais cet atome peut quand même faire beaucoup de tort à une grosse bête. Quant aux rapports avec les alliés, on ne peut pas les exprimer dans une lettre : gare aux ciseaux. Moi, néanmoins j'aime mieux les Français à cause de leur loyalisme et de leur franchise. D'autres aiment mieux les Anglais mais ne savent pas pourquoi . Bref, crions : Vivent les alliés, tout en gardant son opinion et mon opinion, vous la connaissez.

       La bougie se meurt et le papier se fait rare. Excusez-moi de mon griffonnage, c'est un soir de dimanche et…

       Mes salutations respectueuses,

Glatigny René.

*          *          *

Le front, le 25 juillet 1916

       Ma chère marraine,

 

       Monsieur me dites-vous, à quoi bon Monsieur entre collègues et puis, vous êtes ma marraine. La glace est fondue, donc à bas l'étiquette et je commence à vous ennuyer ou à ne pas vous ennuyer, je ne sais pas… C'est comme ma surprise, je n'ose l'avouer ou plutôt je ne sais pas l'avouer. J'ai été si content de vous savoir institutrice, même carrière, nouveau terrain propice pour la communauté des idées. Vous me rappelez aussi ma sœur et la famille qui, depuis plusieurs générations, sont dans l'enseignement. Vous voilà donc sur le point de sortir de l'école normale. Tous mes vœux de succès et de bonne réussite dans vos examens. Comment cela va-t-i1 en France les études normales ? En Belgique, nous y entrons à 15 ans et après 4 années on vous bombarde recteur ou vice-recteur d'université rurale avec un bagage scientifique et pratique équivalent à un pot pourri encyclopédique : de tout et rien du tout. De quoi pouvoir poser des jalons pour l'avenir, quitte à vous alors à vous diriger seul. Voilà comme on sort de l'E.N. On sait raboter mais on ne sait pas faire un meuble. Mais je me tais car je préfère que vous vous berciez de l'avenir de beaux projets. C'est trop ennuyeux, ma lettre respirerait trop le parfum normalien qu’on n’aime pas quand on y est, et qu'on regrette cinq ans après. Mieux vaut pour le moment jouir des vacances, les dernières comme étudiante sans doute. Lorsqu'on est dans la carrière, ce n'est plus le même sel. Donc, à bientôt les lauriers et vivent les vacances.

Vous me parlez de vos distractions, restreintes par principe depuis la guerre, à la lecture et à la promenade. C'est bien français ce que vous faites et je vous en félicite car je trouve de la plus grande inconvenance les plaisirs bruyants alors que des milliers de vies s'immolent sur l'autel de la patrie. Vous aimez la lecture, moi aussi. C'est la seule distraction qui repose et amuse. Quels sont vos auteurs préférés ? Ici c'est difficile de choisir, on prend ce qu'on a. Néanmoins j'en reviens aux vieux classiques. Corneille, Racine, Molière, que j'aime à relire et parfois à réciter. Parfois, seul dans une garde ou une course j'essaye de déclamer quelques scènes d’Athalie. Mais la mémoire fait souvent défaut. Mon auteur préféré est Shakespeare avec son Hamlet toujours beau et si noble. A part cela, j’aime à lire les romans modernes, histoire de rigoler. Mais un roman, ça est si vide. Une flamme d'alcool qui ne laisse aucune trace sur son passage et qui use le coton qui l’entretient. Parfois, il y en a de jolis : Bourget, Bazin, Bordeaux etc… J'aime aussi quelques poètes comme Musset et Lamartine. Hugo, mais c'est plutôt rare, histoire de dire : tiens, on les a lus. Car j’ai un profond dégout pour les poètes dont les productions sont si souvent le fruit d'une folle imagination. Moi, j'aime mieux la réalité marchant vers un idéal. Je me tais, ces idées trop sérieuses ne cadrent pas avec votre nouvel le atmosphère, les vacances, car chez nous, aux études, la scie à la fin de chaque trimestre ou d'année était :

       Vivent la joie et les pommes frites

       Les cahiers dans le feu et les professeurs au milieu

       Excusez-moi si j'écris mal des vers " ' t is oorlog" comme disent les Flamands.

       Vous m'esquissez quelques traits de votre physique : brune comme les gens du midi. C'est peut-être pour cela qu'on me dit originaire du midi de la France. Quant à la beauté du visage, je ne m'en inquiète guère. C’est, dit Malherbe, un bien piètre ornement… Mieux vaut la franchise de caractère et la bonté du cœur et cela, je le rencontre en vous. Vos lettres sont franches et votre style coulant ne cache aucune feinte, tandis que vos occupations me laissent deviner un cœur sur la main. Moi, j'aime cela, aussi j'espère bien que nos relations via la poste ne font que commencer.

       Je voudrais vous parler de l'armée belge, de ma vie aux tranchées. Je les réserve pour demain. Les longues missives sont prohibées, deux feuillets et puis c'est tout. Je ne sais pas si c'est par ironie pour éviter la crise du papier ou pour nous habituer à moins de paperasserie... ou par la censure qui n'aime pas de longues lectures. Bref, je m'y conforme, c'est une consigne et je remets à plus tard, demain si j’ai le temps, la suite de mon bavardage. A bientôt de vous lire et en attendant, veuillez agréer les respectueuses sympathies d'un instituteur piotte .

 

René Glatigny

 

       Ci joint un trèfle à quatre feuilles que je viens de trouver en face de mon abri. Je vous 1’ai réservé. Puisse-t-i l vous porter bonheur. C'est un trèfle de l'Yperlée. Si parfois une faute se glisse dans ma lettre, prenez vous à ma plume qui fait la guerre de tranchées.

 

*          *          *

Le front, 30 juillet 1916

 

       Mademoiselle et chère marraine,

 

       Hourra Voilà le cap doublé. Une épine hors du pied. Toutes mes félicitations. Moi, je célèbre aujourd'hui le cinquième anniversaire de ma sortie de la prison cellulaire. Malheureusement on est ici dans une casemate blindée que le moindre 105 décapite. Sans cela, je crois bien qu’on chanterait : "c'est le petit vin clairet de Suresne" Encore une fois, hourra pour vos succès, couronnement d’une ou plusieurs années de privations et d'ennuis. Est-ce difficile ce cap à doubler ? Envoyez-moi quelques-unes des questions données, histoire de les résoudre pour tuer le temps, pas celles de la mémoire, comme histoire, sciences, principalement la pédagogie, la psychologie et pendant que sur les côtes riantes de la Méditerranée aux pays des rêves enchanteurs une Montjoirtoise respirera la liberté et 1’ivresse des vacances, à pleins poumons, son filleul, en vieil ermite, dans sa cahute de sacs de terre méditera sur l'oubli des connaissances acquises avant la guerre. Ah oui , on est abruti, distrait, bref, on devra recommencer ses études après la signature de la paix. Et dire qu'il y aura des gens à qui la guerre aura été utile, car ils auront bien eu le temps de se perfectionner. Mais, je pense, vous êtes en vacances, ne troublons pas vos doux instants par des jérémiades. Montjoire est si tranquille, si éloigné de Toulouse comme Tarcienne distant de la gare la plus proche de 3/4 d'heure .

       Vous me parlez dans votre lettre du peu de goût qu'inspire cette carrière. Que voulez-vous ? Tous ne sont pas appelés à cette noble mission. Néanmoins, je suis un peu de l'avis de votre mère en ce sens qu'il est bon d'avoir une corde à son violon pour parer à toute éventualité dans la vie. Mes sœurs prennent leur diplôme de C.A.P. non pas dans le but d'entrer dans l'enseignement mais pour avoir une pomme pour la soif. Un diplôme est une priorité insaisissable. Et puis le programme de la formation des institutrices primaires en Belgique est celui qui prépare le mieux la femme au rôle qui lui est attribué dans la société.  Ce qui est rare à l'heure actuelle, où les femmes savantes de Molière nous nourrissent des enfants avec des caractères cunéiformes et raccommodent des bas avec de l'électricité. Bref, la femme Docteur etc… Je me tais car je vous entends déjà récriminer ces hommes parce qu'ils ont culotte et moustache, tout leur doit être laissé aussi je ferme cette sortie et passe au folio suivant. J'ai été étonné et pas étonné d'apprendre que votre père était mobilisé car je croyais que c'était jusque 40 ans et je lis qu'on a rappelé jusque 45 ans. Le mien a beaucoup de fil à retordre avec les boches, non pas avec une Rosalie, mais avec sa plume et sa langue. Il s’occupe du ravitaillement civil en pays envahi et ce n'est pas un petit rien.

       Merci de la part du docteur. Je suis occupé à vous écrire au moment où son sommeil le porte à Toulouse. J'achève ma nuit de garde au téléphone pendu à son abri. J’aurais préféré que votre amie eut choisi le brancardier mon ami et collègue, car votre sœur est un peu jeune. "Quo erite et aperiete", dit l’écriture et je crois que vous aurez encore bien une amie de votre âge qui s'ennuie en vacances et le meilleur remède à l’ennui est de s'ennuyer à deux. Néanmoins merci et mille excuses du dérangement.

       Je vous dirai que mon ami est très spirituel. C'est un instituteur de Bruxelles, un ketje pas natif mais néanmoins ayant beaucoup acquis de l'ambiance du milieu.

       Nous voici arrivés en dernière heure. Vous ai-je déjà annoncé la visite de René Bazin à notre poste de secours de 1ère ligne. J'ai eu le plaisir de lui serrer la main. Nous avons fêté le 23 notre indépendance, le 85ème anniversaire. Ce que c'est émouvant par leur simplicité, ces cérémonies. Voilà les derniers communiqués. La nuit lutte avec le soleil. Je crois que bientôt le jour montera à l'horizon. Et à l'heure où les mortels font de la vie intense, moi je finis ma garde et je m'étends pour dormir quelques heures. Puissent mes rêves se porter vers Montjoire et se figurer ma marraine dont les traits me sont encore inconnus. Bonjour et mes salutations respectueuses de votre filleul qui ferait bien de rentrer à l’école gardienne à cause de ses pattes de mouche. Vos parents savent-ils que vous avez un filleul ? Dans l’affirmative présentez leur le bonjour d'un petit Belge.

Glatigny René

*          *          *

Le 6 août 1916

 

       Chère marraine,

 

       Hélas ! Les choses ont toutes le même destin : la rapidité et le temps. Votre lettre du 30 m'a bien plu et je la relis toujours avec plaisir malgré la censure qui parfois est indiscrète. Que voulez-vous, sa sévérité n'est pas contraire : l'espionnage a de si nombreuses trames. Quand on a la conscience nette, on s'en fout : la stratégie n’est pas le fort de notre profession. Bref, censurons, mais pas nos entretiens.

       Je suis très content que ma tête sénégalaise vous est arrivée. Que voulez-vous l'ordonnance ne connaît pas la mode. Et vous qui n'êtes pas militaire, je vous laisse deviner… histoire de mieux se connaître. Maintenant un peu de chicane : deux amis sont toujours en dispute. Le choix de vos lectures m'a beaucoup plu. Heureuses sont les jeunes filles qui n’aiment pas les poètes ; la sensibilité ne forme pas la femme forte, que du contraire.

       J’aime Lamartine dans ses méditations, la seule œuvre que je connaisse. Quant à Hugo, je n'ai lu que les chants du crépuscule et des extraits de ses principales œuvres. Malgré que vous l’adoriez, je me fatigue en le lisant. C'est mon chloroforme lorsque le sommeil ne sait pas fermer mes paupières. J'ignore le Comte de l'Isle. Bourget, je l'aime car ses œuvres sont le résultat d'une forte étude psychologique. C'est Molière sérieux.

       Mais chacun a son défaut.

       Où toujours il revient.

       Et c'est à Corneille, Racine, Shakespeare que je retourne : Le Cid, Hamlet, Abner dans Athalie.

       La littérature belge, hélas, il n'y a que les étrangers qui la lisent. Et pourtant Maeterlinck, Verhaeren, Carton de Wiart, Davignon, Destrée, Lemonnier etc  en un mot la Jeune Belgique, n'est pas connue assez par ses concitoyens. Pourquoi ? Le Belge, avant la guerre, n'avait pas assez conscience de sa personnalité. C'est un mal contre lequel nous devrons lutter après la guerre. La tâche sera dure car la mentalité est fortement ancrée. Un inventeur crée un moteur, il n'est bon que si le brevet est exploité en Allemagne. On lit les auteurs français, mais les Belges doivent se faire imprimer en France. Tinnel a du exécuter ses œuvres musicales en Allemagne avant de pouvoir être goûté en Belgique. Bref, on a le sens de l'étranger. Après la guerre, la tendance ira pour les Anglais ou les Français. On devra réagir et ce sera à l'instituteur que la tâche sera imposée. Nous sommes Belges et nous devrons connaitre la Belgique avant de se servir de l'étranger. Voilà la force d'un peuple. En ces dernières années, la France souffrait aussi un peu de cette épidémie et si la guerre n'avait pas éclaté, cette épidémie lui aurait été mortelle. Voilà le premier point de mon idéal patrie.

       Le second est la Royauté car je suis royaliste. Cette idée je ne puis la développer par écrit. La censure ne permet pas d'attaquer les idées des alliés.

       Le troisième est le peuple, c'est-à-dire la classe ouvrière que je veux soulager matériellement et moralement, car j'aime cette classe que l'on a si souvent traitée en paria. La mission de l'instituteur n'est pas seulement d' être un donneur de leçons, mais d'éduquer. Mes parents veulent que j'entre dans l'enseignement de l'Etat. Moi, je n'y tiens guère. Un petit village où l'on est maître seul, où l'on a la population en mains : voilà mon idéal. Il se résume en ces mots : faire du bien au peuple moralement, intellectuellement et matériellement. Pour qu'il aime son Roi et qu'il donne une Belgique plus grande, non par la terreur, mais par ses richesses et son industrie.

       Voilà pourquoi je voudrais vivre et mourir et pourquoi je vais faire de la propagande, la guerre finie. C'est l'idéal de Bazin dans le blé qui lève : Donatienne. Ah ! oui, la terre qui meurt, i l a raison de le dire.

       Vous m'avez fait un peu mal au cœur en me rappelant vos gamineries à l'E.N. C'était le bon temps inconnu alors. Moi, j'ai été élevé chez les Frères. Chacun a son opinion et le devoir est de respecter celle des autres. Voilà ma mentalité et je n'y reviens plus.

       L'oiseau bleu est de Maeterlinck. Si je sais me procurer des poésies de Verhaeren, je vous les enverrai.

Une grande nouvelle dont vous serez fière. Je vous la communiquerai lors de ma prochaine lettre. Il faudrait trop de papier pour la narrer et nous sommes limités à deux pages. C'est pourquoi je vous prie d’agréer, chère marraine, mes salutations les plus empressées.

       Votre filleul belge

Glatigny

 

       Le papier n'est rien, ce qu'il y a dessus est tout. Le papier n'est que l'enveloppe du cœur, mieux vaut qu’il soit de mauvaise qualité, l'enveloppe sera plus facilement percée. A bientôt et bonnes vacances.

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Le 14 août 1916

       Chère marraine,

 

       Me voici définitivement à vous. C'est la 3ème fois que je prends la plume aujourd'hui et 3 fois, je dois la remettre au fourreau. Me voici donc installé à mon bureau : une table de fortune que le moindre mouvement fait trembler. Le local est du nec plus ultra : un grenier au toit de chaume et les trous nombreux laissent entrer le vent inspirateur.

       En dessous de moi, loge le major, le commandant de Bataillon, si vous voulez. Nous sommes de piquet, c'est-à-dire en réserve et notre villa campagnarde danse parfois au son des explosifs. Nos voisins sont nos pacifiques canons et, lorsque le concert commence, ce ne sont pas des pommes cuites que les boches leur envoient. Malgré mon gîte peu enviable, je relis votre lettre du 9 et je vais tâcher d'y répondre.

       Vous me parlez de votre photographie. Que je serais heureux d’en prendre connaissance. Aussi l’arrangement que vous me proposez, je l’accepte avec plaisir en attendant de la posséder définitivement.

       Patience encore pour la grande nouvelle dont je vous ai parlé. Néanmoins pour contenter votre curiosité, pardonnez le mot proverbial, je vous dirai que je suis proposé pour une distinction honorifique. J’attends le résultat avec la même impatience que votre désir de savoir.

       Merci d’avance des poésies de V. Hugo que vous allez m'envoyer. Nous reviendrons alors sur ce sujet. Je viens de lire les " Contes du lundi" d’Alphonse Daudet. C'est très bien ces contes méridionaux. Mais toujours des mais. Quelle satire dans cette étude de mœurs méridionales. Tarascon doit être très bien fortifié. Voilà deux ans que nous sommes en guerre et avec l'expérience des offensives infructueuses de 1915… que de fils barbelés, de blockhaus de béton armé , chevaux de frise… je me tais car…

       Vous écrivez dans votre lettre : les poésies où il chante la France vous plairont… car vous n'êtes pas Français. Je vais un peu me fâcher car, quoique Belge, ma seconde patrie c’est la France. Mes grands-parents sont Français d'origine, même de ce beau midi dont on aime tant à causer. Mes lectures m'ont fait aimer la France, ce peuple chevaleresque par excellence qui se donne à toute cause noble sans compter le profit qui pourrait en suivre. Oui, je l'aime, la France et si l'Allemagne devait être notre suzeraine, ce qui ne sera pas, j’émigrerais en France, quoique ce sera à regret car le culte de la patrie est fortement ancré en moi. Du reste, vous me connaissez à ce sujet.

       J'aime la tolérance et j'en suis partisan, car la devise belge est l'union fait la force. Mais ce que je ne tolère pas, ce sont les papillons que le moindre vent fait changer de couleur. Ah ! non, cela je ne le tolère pas et je crois que nous sommes du même avis : sincérité, vertu très rare, car la pièce de cent sous est l'idéal de la plupart des individus se disant civilisés. La guerre actuelle a pour cause initiale la pièce de cent sous, c’est la question économique qui poussa l'Allemagne à employer la force brutale.

       Si la censure me permettait d'écrire ma pensée, je vous raconterais une discussion que nous avons eue entre soldats. Et de cette discussion, mon amour pour la France s'est encore accru.

       Nous en recauserons plus tard. Je voudrais répondre à toute votre lettre aujourd'hui mais mes deux feuilles vont être remplies. Demain, je serai aux tranchées. Je profiterai d’une nuit de garde au téléphone.

        Le communiqué belge vous aura appris que nous avons fait 12 prisonniers allemands. Je voudrais pouvoir vous décrire cette patrouille, vous comprenez mon abstention. Ces petits faits répétés montrent que les Belges sont un peu là et ne demandent que de marcher de l'avant. Dernièrement je causais avec quelques soldats de mes amis qui jalousent les Serbes parce qu'ils avaient pu faire une attaque heureuse à Salonique et que nous étions sur la défensive. Quant à moi, je ne les jalouse pas car l'heure n’est pas encore venue de renouveler les épopées de 1914. Le front serbe n'est pas le front belge. Eux ont tout un front pour voyager, tandis que le nôtre est restreint à la partie non envahie, endroit peu propice aux grandes évolutions , de l’eau, toujours de l'eau.

       Le "rata" vient de sonner et je vous quitte un peu à regret, car j'aime toujours de vous écrire. C'est toujours avec impatience que je lis vos missives.

       Les meilleures salutations de votre filleul "piotte".

Glatigny René

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Ce 18 août 1916

       Ma chère marraine,

 

       Comme je vous l'avais promis, je suis à vous. Assis à la Turc, au fond de ma cagna, il sera difficile de soigner ma lettre. Qu'importe, c'est la guerre. L'intention vaut mieux que les manières. Donc je suis à vous.

       Relisant votre lettre, je la partage en beaucoup de points. La politique, pour moi, c'est un écheveau entremêlé que les plus experts ne peuvent dérouler. L'instituteur, encore moins que les femmes, ne doit pas s'y mêler, sa classe, le bien du peuple, voilà sa mission. Cependant certaines circonstances l'obligent indirectement à s'y mêler et le mieux est de tirer adroitement son épingle du jeu. Comme vous, je partage l'obéissance aveugle au gouvernement qui doit tenir les rênes de la patrie. S'il se trompe, d'autres sont là pour lui dire : "Halte-là, Diogène, ta lanterne s'éteint". Pour moi, un gouvernement est bon, lorsque sous son égide le pays prospère, devient grand dans le monde malgré qu'il soit petit, aussi lorsque chacun peut jouir de toutes ses libertés : agir, penser selon sa conscience. Comme vous, le mot patrie est au-dessus du parti, le parti change, la patrie reste. Par goût et par principe, je serai royaliste, la république, permettez-moi cette sortie a un grand tort et le voici. Un président est élu, il établit un programme que le temps, hélas ne permet pas souvent de finir, un autre arrive, nouveaux programmes, nouvelles innovations. Ce qui devait produire de bons effets à l'heure de l'éclosion devient avorton et le pays en souffre. Tandis que sous la royauté, comme elle est comprise en Belgique, c’est-à-dire une espèce de république dont le roi est président à vie, le programme ne cesse qu’à la mort du régnant. Notre jeune histoire l'a expérimenté avec succès, surtout sous Léopold II qui porta notre commerce à son apogée. La royauté de Louis XIV est dans le fond des vieux bahuts. L'autocratie s'est diluée, l'aristocratie est bien changée, elle est devenue démocratique et l'idée que vous vous faites est bien erronée. En Belgique, il n'en reste plus que quelques familles anciennes que le temps changera. Il ne suffit pas de lire les journaux, les idées commentées dans certains livres, mais de voir autour de soi, sans parti pris, de constater et d'en déduire soi-même son jugement. Quant à la bourgeoisie ; la censure ne me permettrait pas d'exposer ma façon de penser franchement.

       Beaucoup de fiel et de dédain, voilà ce que je voudrais une fois déverser. Mais je me tais : "heure viendra où tout se paiera". Le temps est le meilleur des juges et ses sentences sont souvent justes. Le servage d'autrefois ne reviendra plus et s'il revient, nous ne le verrons pas. Car l'histoire recommence tous les jours. Mais me voici à discourir et philosopher et déjà l'ennui de me relire ferme mes paupières. Pardonnez-moi, votre lettre en est la cause. On est franc l'un pour l'autre et cette franchise excusera ma controverse. Du reste, n'est-ce pas du choc des idées que jaillit la lumière. Deux âmes qui s'ouvrent se connaissent mieux et se comprennent mieux.

       Un ami vient de m'écrire et me parle dans une de ses sorties qui lui sont habituelles de votre auteur Hugo, ce prodigieux prestidigitateur et jongleur de mots et d'images. C’est un grand de ses grands amis.

       Aimez-vous la musique ? Ici on en fait presque tous les jours. Trois amis et collègues viennent de former un trio "estudiantiana" et avec leurs mandolines soutiendront les accords d'un orphéon ébauché ; que de belles heures on va encore passer.

       Parfois on se demande ce qu'on fait là-bas à l'autre caté de l'Yser. Des pleurs, des larmes à la pensée de nos souffrances et s'ils savaient comme on ne s'en fait pas ici. Parle-t-on de théâtre ? Vite au génie, quelques planches et voilà une scène que quelques amateurs vont affronter. Il est vrai qu'on doit le prendre ainsi. Le lendemain peut- être nous réserve des pleurs et des grincements de dents et puis après nous, les mouches.

       La nouvelle promise ne peut pas encore se dévoiler maintenant. Je dois attendre. Alors, vous serez contente d'avoir patienté. L’écho de Paris du 16 août contient un article intéressant sur le front belge, par R. Bazin. Vous saurez ma vie par cette lecture.

       Je termine car minuit devrait sonner au clocher éteint du village et c'est en pensant aux bords de la Garonne que les doigts de Morphée fermeront mes paupières.

       A bientôt de vous lire et mes salutations les plus respectueuses.

Glatigny

(René pour les dames)

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Le 27 août 1916

       Mi jne lieve meter,

       Qui remet à demain… Enfin me voici décidé à prendre la plume à deux mains et je me dirige vers Montjoire où une jeune et gentille Française attend avec angoisse l’arrivée du facteur.

       Votre lettre du 20 est arrivée en bon port avec son contenu. Et le rêve que je m’étais fait se réalise. Dans le temps, c’est-à-dire il y a quatre ans, j’avais connu une Blanche, institutrice à la même école où j’étais intérimaire, oiseau de passage. Cette Blanche avait tout à fait vos traits et votre caractère. Elle était forte et avait vingt ans, vous comprenez… Fraichement éclos de l’E. N. j’étais novice et je me contentais de rêver et ce rêve, comme un songe passé m’est revenu en voyant votre photographie. Et je suis content que le hasard nous a amenés à correspondre : puisse 1’avenir approfondir notre connaissance réciproque. Oui, j'aime à vous lire et vos lettres, lieve meter ou chère marraine, me font maintenant encore bien plus plaisir. Vous me rappelez le passé : le métier comme collègue, les études, impressions de vos lectures, l’idylle conçue et jamais éclose. Puis vous êtes Française et vous êtes jeune.

       Votre idéal est le même que le mien : l'égoïsme n'est point votre ligne de conduite. J'ai beaucoup travaillé sans compter le profit que j'en tirerais. C'était au début de ma carrière, les premiers élans. Ces rêves d'idéal qu'on aurait voulu communiquer se sont butés aux rochers de la vie , à l'indifférence des uns, à la jalousie des autres. Bref, fait-on un pas, d'autres s’y accrochent soit pour en tirer profit, soit pour le faire dévier. Cette guerre en est encore un exemple. La pièce de cent sous est toujours la pièce de cent sous. Du dévouement, de l'abnégation. Oh oui, c'est rare, très rare, si rare même que nos musées de botanique devraient mettre cette plante sous cloche pour pouvoir la conserver ici-bas. On est jeune, on ne comprend pas le monde et le monde vit à nos dépens. Les puissances neutres ne sont-elles pas un exemple frappant de cet égoïsme qui fait du dévouement un calcul. Ce dont je suis fier, c'est que l'histoire ne dira pas de la Belgique "tu as compté sur les grandes puissances, sur la force brutale pour te lancer dans la grande guerre". Nous avions plus de profits à rester amis avec l'Allemagne que de lui résister, mais nous n'avons pas calculé, notre signature vaut plus que cent sous.

       Les alliés ont la loyauté avec eux, c'est vrai, mais l'histoire nous dira que cette loyauté chez certains est calculée. Je n'en dis pas plus, la censure ne permettrait pas cette critique en face de l'ennemi où l'union sacrée doit être la règle de conduite. Je hais l'Allemagne non parce qu'elle a déchainé le feu sur l'Europe mais à cause de son manque d'esprit chevaleresque : violation de la parole et de la signature, attaque contre les faibles et les gens sans défense, fusillade de civils, grossièreté brutale à l'égard du beau sexe et le manque de respect de ce qui est de l'art. Voilà ce qui fait détester l'Allemand. Les Etats neutres devraient protester, je l'admets, mais la raison que j'expliquais plus haut explique cette indifférence.

       Vous me parlez du "galéjer" des gens du midi. Je le connaissais car j'avais lu "Tartarin" et d'autres livres dont je ne me rappelle plus les noms. Chez nous, surtout à Bruxelles, c'est zwanzer avec la seule différence que ce n'est pas une histoire personnelle que l’on raconte, mais une histoire satirique que l'on raconte sur un individu que l’on veut tirer en bouteille. Les Allemands en savent quelque chose, car les ketjes sont passés maîtres en cet art. Alph. Daudet laisse une impression de tristesse, de vide. Je l'ai expérimenté à mes dépens. Etant surveillant, j'avais lu le "Petit chose" qui était ma personnification et… vous comprenez.

       Ma patience d'attendre pour vous annoncer la grande nouvelle est à bout. J'avais été proposé pour une distinction honorifique et le résultat ne vient pas. L'affaire aura sans doute été classée… Voici à cause de quoi cet état de proposition avait été remis. Une patrouille s'était avancée en avant de nos lignes. Malheureusement la patrouille tourna au tragique. Il y avait des blessés. Malgré la fusillade, je me suis porté à leur secours et les ramenai dans nos lignes. J'ai eu peur en partant, mais lorsque le premier pas fut engagé, adieu tout, j'étais résigné et je ne pensais plus à rien. Heureusement, je revins sain et sauf et maintenant, j'attends… J'aime autant ne pas l'avoir car j'ai déjà eu une récompense bien plus grande : le contentement du devoir accompli.

       Je vous renverrai votre photo dans la prochaine lettre car j’aime encore à conserver vos traits pendant quelque temps encore.

       En attendant de vous lire, Mijne lieve meter (ma chère marraine si vous voulez) mes salutations les plus chaleureuses.

Un poilu qui pense souvent à vous,

Glatigny René

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Mercredi 4 septembre 1916

       Chère marraine,

 

       Je ne sais de quel côté donner de la tête en vous écrivant. Nous sommes cantonnés dans une vieille masure abandonnée un toit de chaume, des murs moitié terre glaise, moitié paille, des fenêtres il y a eu, une grande cheminée divise la masure en deux. D’ un côté notre dortoir ; ici, la salle de réunion et dans ce chaos que je vous décris, les uns, étalés à la Turc dans un coin s'abrutissent au whist ; au bout de la table de fortune où je tâche de vous bredouiller quelques mots deux agents de liaison s'esquintent à souffler dans deux flûtes. Pardonnez-moi le peu de liaison dans ma lettre : ce calme en est la cause.

       Merci des poésies que je viens de recevoir. Je les connaissais déjà. Hélas ! la mémoire c'est la faculté d'oublier. Ce sont des morceaux que j'aimais à répéter à l'école normale. Surtout Waterloo où le vers est si imitatif. Un des morceaux de Hugo que j’aimais bien, C’était Napoléon III. L'avenir est à moi. Du reste, vous connaissez cela mieux que moi et parlons d’autre chose.

       Vous me parlez de votre grand désir de connaître la vie du front. La censure ne me permettrait pas de vous détailler notre vie. Cependant, je vais essayer et si vous le voulez nous descendrons aux tranchées. Des chemins de colonne c’est-à-dire des sentiers boueux nous amènent après mille détours à travers les batteries à un immense pont de plusieurs centaines de mètres. La zone dangereuse commence alors, la zone dangereuse, c'est-à-dire qui est à la portée des balles de fusil. Il faut se cacher et alors commence le supplice des boyaux. D'immenses ruelles en lignes brisées larges à peine de l m et lorsque la lune ou les fusées n'éclairent pas le firmament, les virages brusques vous réservent l'agréable surprise d'un bain turc forcé. Après une demi-heure de marche, vous arrivez à votre rue, car chaque tranchée porte un nom. C'est ainsi qu’on se reconnaît dans ce labyrinthe. Reste maintenant à vous installer. On se débarrasse du sac, de la besace etc. que l'on donne à un copain qui est à l'intérieur et à quatre pattes comme un renard dans sa tanière on prend possession de sa cagna.

       Impossible de s'y tenir debout. Aussi, si le temps le permet, on reste à l'extérieur où l'on s'est construit un jardin de plaisance. Parfois, je dois faire une tournée d'inspection. Cela distrait un peu de déambuler dans les tranchées. Deux nuits sur quatre, on doit passer la nuit auprès du téléphone. J'en profite le plus souvent pour faire ma correspondance. Notre P.d.S.[2] se trouve près de nous. L’abri est un peu plus élevé. L'installation est très bien, on se croirait dans une salle d'hôpital. Voilà la vie que je mène depuis tantôt deux ans. Si cela peut vous intéresser, je vous raconterai dans les prochaines lettres quelques incidents de la vie ordinaire, monotone pour nous. C'est dans ces cagnas qu'on fait de la musique, de la poésie, qu'on discute, histoire de tuer le temps à défaut de boche, car chacun reste caché, malheur à celui qui ose se montrer au-dessus du parapet, un "plec pot" caractéristique vous rappelle à la réalité. Je termine car mon encrier vient de disparaître et les flûtes font un tel tapage que toute conversation est impossible.

En attentant de vous lire bientôt, je vais rêver vers celle à qui souvent je pense.

 

Glatigny R.

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Le 21 septembre 1916

       Ma petite marraine,

 

       Enfin, maître Phébus a voulu faire plaisir à nos mutilés. Notre kermesse flamande a eu un succès… bœuf et une bonne recette : 1.700 frs de bénéfice net. Le mot kermesse flamande équivaut à Fancy-fair. Une plaine entourée de baraques sert d'arène à des jeux divers : courses de fond de 2.500 m, 400 m et l00 m, mât de cocagne, course aux sacs, lancement de grenades, jeux de cuvelles, etc… C'était pour le premier jour. Le lendemain divers groupes du bataillon exécutèrent des mouvements d'ensemble : gymnastique suédoise, canne royale, escrime, pyramide etc. suivie d'un concours entre officiers et soldats et jeu de pelote et d'un championnat de bataillon de football. Voilà l'attraction. Comme baraquements : la cartomancienne, la fameuse Mme Blanche ( ?) venue spécialement au front pour des danses grotesques. Cette dame Blanche obtint énormément de succès. De là on entrait au grand cirque Barnum etc. avec ses divers numéros venus exprès du Congo pour la circonstance. Un "houp la-la", jeu d’adresse contrôlait la salle de police. La salle de police, le clou de la fête : deux vrais policemen d'Angleterre munis de matraques phénoménales et de chaînes de croquemitaines amenaient au bureau toute personne suspecte : officiers supérieurs, officiers et soldats. La moindre futilité : essuyer son nez avec son mouchoir de poche dans un mouchoir parfumé ou s'être levé du pied gauche vous amenait au bureau où une amende ad libitum vous donnait la liberté. Une vraie friture bruxelloise ne savait suivre à servir des frites, couquebaques et gaufres. La grande pâtisserie Albert fournissait en vente en veux-tu en voilà pâté et chocolat (à l'eau faute de lait). On pouvait aller se venger sur le Kaiser, Hindenburg le sauveur etc. à raison de trois boules pour 10 c. Venait ensuite notre music-hall, "In de vrede'' à la Paix, avec concert de tziganes, chanteur de genre… vous comprenez, beaucoup de besogne, surtout qu'on n'avait guère l'habitude du garçon de café. Voilà un peu ce qui a retardé ma correspondance. Pardonnez-moi , c'est pour nos malheureux frères d'armes.

       J'ai une bonne nouvelle à vous conter. Ma mère vient de m'envoyer une lettre de quatre pages. Bonnes nouvelles de la famille, mais vie extrêmement chère. Des prix fous pour les denrées alimentaires, si bien que la toilette est reléguée au second rang. Ma 2ème sœur a passé ses examens froebéliens au mois d'août. Elle devait donner une leçon en flamand. J'aurais aimé être souris pour écouter. Avez-vous reçu ma carte-vue ? J’aurais voulu vous parler un peu de la vôtre du 10 septembre 1916. Mais le temps me manque. D'autres attendent la place pour écrire. Aussi je vous laisse en vous envoyant mes salutations les plus cordiales.

 

Votre filleul,

Glatigny R.

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       Le front, 2 octobre 1916

       Chère marraine,

 

       Enfin !! Votre carte vient de troubler le silence, je dirais presque mortuaire si nos vingt ans n'étaient pas là pour nous chanter la vie. Avouer mon impatience, ce serait un peu trop fort et vous pourriez me jeter une grosse pierre. Que faisiez-vous en temps de paix lorsque octobre venait ouvrir les portes de votre première classe ? Je m'en fichais, ne vous déplaise, comme aujourd'hui de la guerre. Ne croyez pas que je m'adresse à vos lettres. Non, bien au contraire. L'impatience de vous lire a changé mon principe de ne pas m'en faire. Bonne chance dans vos débuts.

       Chacun a son défaut où toujours il revient. Les femmes, je le crains, et dans tous les pays sont un peu curieuses. Vous désiriez savoir l'oracle de Mme Blanche. Dois-je le dire, dois-je l'avouer : entre les deux, mon cœur balance. Puisqu'on s'est promis de tout s'avouer, je commence. Après avoir bien étudié les lignes de ma main dans son cabinet obscur, après avoir réfléchi longuement, d'un geste majestueux comme Joad dans les prophéties, elle me dit : Mortel, écoutez. Le cafard souvent vous ronge le cœur. Vos pensées souvent s'envolent au-delà de l'Yser, le désespoir parfois vous prend , vous êtes découragé . Voilà ce que disent les grandes lignes. Mais un cœur jeune vous a compris et vient vous combler. Il est de votre corporation. Des traits jolis sont comme un rayon de lumière dans le noir de votre âme et leur chaleur vient réchauffer la tiédeur de votre courage abattu, elle fait de jolis rêves. Le colonel arriva au moment le plus pathétique et acheva l'oracle de se faire. N'ayant plus trouvé l'occasion de continuer la consultation, je me demande ce qu'elle veut dire avec ces jolis rêves. Je ne sais que penser, pourriez-vous m'éclairer. Moi, je ne puis, car je ne suis pas fort en devinettes et souvent mes prédictions sont à côté. Je n'insiste pas et j'attends impatiemment votre approbation.

       Vous me dites débuter dans la carrière. Pour moi il y aura presque cinq ans que c'est passé. C'était dans un orphelinat des sœurs de charité. 50 gosses de divers âges (6 à 12 ans), quatre divisions, ce que j'ai dû trimer. Heureusement qu'on ne s'en est pas fait. Moi , je suis un peu comme cela : je prends le temps comme il vient. Aujourd'hui, cela ne va pas, demain, cela ira mieux. Aussi après quelque temps, j'ai obtenu des résultats. Mais ce que cela a été dur. Heureusement que j'étais bien rémunéré, 1.200 frs, logé et nourri. Bah ! passons au chapitre suivant : celui-ci je vous le laisse, ne voulant pas vous décourager en entrant dans la carrière.

       Grand événement au bataillon. Nos jas viennent de recevoir le nouveau bonnet de police. Il est à peu près comme celui des Français, à part que sur le devant se trouve une petite floche rouge. L'effet est comique car les pince-mouches n'ont pas été faits sur mesure. Le mien me va bien. Dans quelque temps je me photographierai avec et une épreuve prendra le chemin de votre nouveau logement. Aujourd'hui je joins à ma lettre une photo d'un piotte à ses heures de cafard. Il se trouve au milieu des blés de la victoire .

       Hier, j'ai vu quelque chose à la fois grandiose et triste : un captif en feu. Un avion était venu l'attaquer. Je vous raconterai cela dans une prochaine lettre. Pour le moment quelqu'un m'attend : mon lit. Je vous souhaite bonsoir et bonne nuit. Moi , je vais essayer de chercher ce que signifient ces jolis rêves.

 

Votre filleul, René

 

       J'oublie de vous dire que j'ai été l'objet d'une citation à l'ordre du jour de la Division. En voici le texte : Le cap. brancard. Glatigny s'est porté au mépris de sa vie et en dépit de la fusillade ennemie en avant de nos postes avancés pour secourir un militaire blessé au cours d'une reconnaissance dangereuse. En Belgique la citation n'entraîne pas la croix de guerre .

 

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Le 23 octobre 1916

Note de l'éditeur :

       Lettre peu intéressante contenant l'article ci-dessous écrit dans le courrier de l'armée :

       Calme sur le front belge

       (Les communiqués)

       Le communiqué quotidien belge est généralement laconique. Cela ne veut pas dire que l'on ne fait rien sur l'Yser. Souvent la nuit des patrouilles circulent dans cette grande partie du front qui n'est ni boche, ni alliée.

       Il y a quelque temps, une reconnaissance importante devait être organisée. Cent hommes ont répondu à l'appel et l'adjudant organise difficilement sa patrouille, car tous veulent être de la partie. A l'heure fixée, tout le monde est au lieu du rendez-vous. Encore quelques mots : les consignes. A ceux qui vont affronter la mort, l'aumônier donne l'absolution collective.

       Croyants et incroyants se découvrent, les uns par opinion, les autres par respect : la vraie union sacrée… Flamands et Wallons s'aventurent vers l’inconnu. Un par un, ils sortent de la tranchée et dépassent nos fils barbelés. Le sol est parsemé de trous d'obus pleins d'eau que de hautes herbes dissimulent. Nulle piste pour se guider, c'est l'inconnu, le désert dans la nuit. Le désert dans la nuit, non : une poule d'eau troublée dans son repos, provoque en s'envolant le lancement d'une fusée lumineuse.

Les boches se doutent-ils de quelque chose ? Où se mettre pour se dissimuler ? Derrière une touffe d'herbes, dans un trou d'obus, dans un fossé, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture, on attend que l'obscurité revienne.

       Prudemment, épiant le moindre bruit, marchant à quatre pattes ou rampant à plat ventre, on avance vers l'ennemi. Une chute brusque dans la vase traîtresse a mis en éveil la sentinelle avancée. Un "Werda" trouble le silence de l’homme épiant l’homme ; un coup de feu arrache un cri : un second coup, un râle.

       La patrouille est éventée, la fusillade devient vive, les balles explosent, les fusées se succèdent. A travers l’inondation, un camarade ramène le blessé et derrière un buisson, on tâche de le soigner provisoirement. Tant bien que mal, à travers ce fouillis sans nom et sans forme, on le ramène dans nos lignes. Pendant ce temps, la patrouille va rechercher le mort un instant abandonné.

       La patrouille est rentrée. De poste à poste, les adversaires échangent une fusillade enragée. Un cri retentit dans la nuit, les nôtres viennent d’être vengés. La contre-patrouille boche ne rentrera pas intacte.

       Et le matin, en vous levant lecteurs avides de sensationnels communiqués, vous lirez : "calme sur le front belge" sans songer, peut-être, que chaque jour la mort fait son œuvre sur l’Yser.

René Glatigny

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Les tranchées, 12 novembre 1916

       Chère marraine,

 

       Me voici enfin installé. On n'a pas facile dans ce bureau moderne style qu'on appelle tranchée. Deux fois déjà, mon encrier, prend la position horizontale et cela sans commandement. Je crois que je le ferai passer au conseil de guerre pour abandon de poste devant l'ennemi. Néanmoins, il me reste assez de munitions pour préparer ce soir une reconnaissance offensive.

       Il est d'abord nécessaire de faire une reconnaissance approfondie du terrain. A défaut d'avions et de jumelles, je me contenterai de relire votre lettre du 1er novembre. Il me semble que le terrain est un peu accidenté. On dirait que vous souffrez non physiquement, mais moralement. Le cafard se propagerait-il aussi à l'arrière ? Ces heures de lassitude et comme vous dites si bien d’indifférence absolue, je les connais. Elles étaient plus fréquentes en temps de paix lorsque j'étais pion que maintenant. Il est vrai que depuis novembre 1914, après la bataille de l’Yser, j'ai pris comme principe : arrive que voudra, moi je m'en f… Et les jours se suivent et l'indifférence envahit de plus en plus mon âme. Souvent, en temps de paix, après une classe difficile ou un autre écueil de la vie, mon tempérament nerveux me faisait voir tout en noir. J'en étais arrivé lors de la déclaration de guerre à maudire l'humanité, j'étais un dégoûté de la vie. Du reste, si vous avez lu "le Petit chose" vous connaîtrez ma vie .

       Vous me direz comment vous vous êtes guérie, ou comment vous avez chassé ce gaz asphyxiant qui rendait mon caractère presque insupportable. Je n'en sais rien, à dire vrai, ou plutôt j'ai laissé passer le vent en me disant demain nous aurons du zéphir. Je vous dirai que vos lettres m'ont fait énormément de bien car la confession de ses contrariétés est déjà un remède. Je ne serais pas saisi que le tracas de la classe des garçons n'est pas étrangère à votre espèce de cafard. Ce sont les épines du métier, ou plutôt c'est vingt ans. Aujourd'hui la joie, la vie, demain, la déception, la mort.

       Mais parlons d'autre chose, ou plutôt passons à l'extrême pointe du blockhaus. Vous me parlez de mon compte rendu. Vous vous méprenez sur le caractère ou plutôt sur le but de mon compte rendu. Certes, à côté des Français qui se battent à la Somme et à Verdun, notre communiqué peut marquer "calme sur le front belge '''. Seulement, mon articulet s'adresse non aux Français, mais à certains Belges qui récoltent les lauriers qu'ils n'ont pas acquis. Mais je me tais car mon articulet avait déjà été censuré et je me réserve à plus tard ces réflexions. Que c’est triste quand on pense aux hécatombes modernes. Cela vous fait frémir, surtout quand on pense qu'on est au vingtième siècle. Ne craignez pas une déchéance de la France, la guerre l'a fait remonter dans l’estime de beaucoup de gens. Quant à l’après-guerre, la crise à subir sera aussi grande en Angleterre et en Allemagne. Ce sera la déchéance de l'Europe. Cela ne durera pas longtemps. Mais ne parlons plus de tout cela. Je vous envoie une série de cartes représentant différentes villes belges en 1833. J'en ai encore trois que je vous expédierai d’ici quelques jours.

       Les munitions ont été suffisantes pour terminer mon offensive. Je rentre dans mes lignes sous le couvert de notre artillerie en vous souhaitant le bonsoir.

Glatigny R.

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Le front, 2 décembre 1916

       Ma chère marraine,

 

       Ma plume, en sortant de l'encrier et en courant sur le papier tremble je ne dirai pas de peur et d'effroi. Oh ! non. Certes, j'ai été un paresseux pour répondre à votre gentille missive du 15. Que voulez-vous ? C'est Paris qui sourit, c’est Paris qui a retardé la réponse. Je reviens de permission de chez des parents (des cousins). Du reste, une de mes cartes vous aura prévenue. Néanmoins ce n'est pas vos reproches que je crains : un soldat ne tremble pas. Mais le froid. Nous voici en hiver et les granges ne sont pas chaudes. Donc excusez-moi si ma lettre est un peu froide et que les glaçons ont disparu.

J'ai été très touché de vos sentiments d'admiration et de sympathie pour mon malheureux pays. Pas un village n'a été épargné de la botte impure du boche. Puisque ces vues vous font plaisir, chaque fois que j'en aurai 1’occasion, je vous en enverrai.

       Sans chauvinisme aucun, la Belgique est fort jolie. Certes il y en a de plus jolis, mais… pays de mon enfance c'est toujours celui-là qu'on aime à revoir. La Belgique est belle, disais-je, mais cette beauté n'est pas connue de ses habitants. Sans doute l'ambiance du beau le fait méconnaître et la terre étrangère vous le fait regretter. On se voit alors obligé de penser d'après les auteurs. Bref, parlons d'autre chose. Ne pourriez-vous pas me procurer un livre de lecture élémentaire faisant suite au syllabaire. J'ai un soldat illettré qui apprend à lire et va bientôt avoir fini son premier livret, je suis la méthode Claude Auger.

       Nous voici pour quelques jours au repos. Hélas il aurait été préférable de se revoir en été. Le feu est rare. Néanmoins on ne s'en fait pas puisque c'est la guerre. Si on pense à ceux qui sont là-bas à l'autre côté du fleuve "Misère" ! Je suis assez bien gratifié de nouvelles de ma mère. J'ai reçu le portrait de mes sœurs. Elles sont toutes en bonne santé. Vous comprenez que cela fait plaisir comme je le disais plus haut, les idées sont froides et ma plume tombe des mains. Elle ne peut vous envoyer que mes meilleures amitiés.

Glatigny

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Le front, 6 décembre 1916

       Chère marraine,

 

       A votre offensive du 27 novembre 1916, je riposte par une contre-attaque violente. Ma lettre de la semaine dernière aura été trop courte et un peu trop empreinte de l'air ambiant. Aujourd'hui que la température est un peu radoucie, je commence ma préparation d'artillerie.

       L'ennemi commun, c'est le cafard ! Je lisais dernièrement dans un almanach de deux sous que le meilleur remède était la poudre insecticide. Nous voilà donc arrivés après les gaz asphyxiants à asperger les tranchées de poudre.

       Le remède est à essayer. Avec deux ou trois sous, on peut s’en procurer chez le 1er pharmacien venu. A mon avis, pas n’est besoin de médecine pour chercher les racines de ce chancre qui dénature toutes les meilleures volontés. Le mal est dans votre âge, quoique vous n'y songiez guère. Il me semble que vous vous figurez la vie comme un catafalque qui s'avance. La désillusion serait-elle toujours votre ligne de conduite. Non ! On y va et puis advienne que pourra et du reste on s’en f... Te voilà donc vieille fille et vingt printemps n’ont pas encore fleuri sur votre figure souriante et jolie. Ah ! Non qu'est-cela ? L'avenir n’est-il pas devant nous ? Il est vrai que l’avenir n'est à personne, mais le temps est aussi un grand maître.

       S'il nous fallait voir tout en noir comme vous, que deviendrions-nous ? Et pourtant l’avenir ne nous sourit guère : des rhumatismes, des gouttes, tuberculeux peut-être, que sais-je. En un mot, vieux garçon si la guerre nous épargne. On aura beau dire : moi j'aime ceci, j’aime cela. Je voudrais bien un soldat de Verdun, de la Somme ou de l’Yser. Cela sera bon pour un an ou deux et puis… Vive la St Sylvestre et nous coifferons les Stes Catherine.

       Ne nous en faisons pas. La guerre m’a rendu fataliste. Jusqu'à présent la chance m’a souri. Dois-je pour cela penser que demain la vie m'échappera par une simple plaie de balle. Du noir. Ah ! non. Pour le moment vivent la joie et les patates frites. Mais à quoi bon ce langage. Ma petite marraine va peut-être s'offusquer. La plaie cicatrisée peut-être se rouvrira et le cafard viendra encore envahir son cœur.

       Au début de nos correspondances, vous me disiez que la sentimentalité n'était pas votre fort parce que vous n'aimiez pas les poètes. Mais je vois que vous êtes plus sentimentale que ces admiratrices de Musset et autres.

       Il ne suffit pas de sentir une poésie en la lisant et puis de 1'admirer pour être sentimental, i1 faut souffrir et reconnaître la souffrance. Moi je suis un peu comme cela, va, et la guerre m'a fait énormément de bien car le noir que je broyais pour un rien passe maintenant sur une couche d'indifférence toute proverbiale.

       Me voilà encore à discourir, à baragouiner, bref à vous ennuyer et moi qui m'étais dit en prenant la plume, je vais consoler ma vieille fille et lui conseiller de se blinder derrière une bonne couche de je m’en foutisme.

       Pardonnez-moi mes paroles et dites-vous d'un vieux garçon qui pense à sa vieille fille. A part cela tout est calme et à bientôt de vous lire.

Votre filleul, René

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Le front, 2-1-1917

       Mademoiselle ou plutôt ma petite marraine,

 

       Enfin me voici rassuré. J'avais cru que ma petite ou ma grande marraine m'oubliait. Je m'étais mis en tête ceci, cela… Bref un tas de choses que je ne dis pas. Heureusement que votre lettre du 25 est arrivée raviver en moi que là-bas, dans le midi, la jeune fille qui pense à toi ne t'abandonne pas. Hélas ! pourquoi cette fichue grippe est-elle venue me mettre en tête de telles pensées et troubler ses jours de fête à ma petite Blanche. Si les distances n'étaient pas si éloignées, j'aurais pu en qualité de branc-infirmier, vous porter un peu d'aspirine dont je ne vous conseille pas d'abuser, même d'user. En guérissant la tête, vous trouez l'estomac. Mieux vaut laisser passer. Mais me voilà vous donnant des conseils de médecin et l'on pourrait me poursuivre pour exercice illégal, aussi, je tourne la page.

       Merci de vos bons souhaits pour 1917. De tout cœur, je vous les réciproque. Puisse la victoire nous amener une paix durable et que la vie au foyer ne soit pas une veillée d'armes. Je voudrais vous souhaiter que votre rêve de vieille fille finisse comme moi celui de vieux garçon.

       Je relis votre lettre et permettez-moi de la commenter. Pour le moment tout est calme sur le front, donc peu d'idées de guerre à développer. Peut-être vais-je vous ennuyer, pardonnez-moi .

       Il me semble que pour tromper votre ennui, vous lisez trop de la mélancolie. Il est vrai que la sentimentalité n'est pas votre fort. Moi, quand je suis atteint du cafard, en temps de paix, je fais des mathématiques ou je lis la comédie Labiche, Molière ou d'autres. Pourquoi doit-on se casser le moral en lisant ce qui est sa vie ? C'est comme cela que je suis devenu je m'en foutiste. Mais voici que je veux vous donner des conseils et je ne veux pas. Permettez-moi encore d'avouer ma façon de penser. Avec raison, j'aime beaucoup la fête de Noël, non à cause des fêtes familiales ou des réjouissances mondaines, cela ne laisse que vide et parfois regrets. Moi, vous savez que je suis chrétien pratiquant, non pas pour la forme comme beaucoup, mais de fond. On pourra m'objecter tout ce qu'on voudra, les curés ne font pas leur devoir, les couvents ceci, les églises cela. Rien ne pourra me faire changer. La guerre quoiqu'ayant un peu altéré mes pratiques m'a fait ancrer plus fort ce principe. L'homme devant la mort est petit ; et le danger vous fait souvenir ou vous enseigne que l'autre côté n'est pas le néant. Ce que l'homme a inventé pour se distraire ou pour faire passer l'ennui n'est rien y celui qui croit et qui est droit dans sa croyance a le seul remède : une conscience libre donne seule la paix intérieure.

       Mais me voilà faisant un sermon. Non, j'ouvre mon cœur et je laisse chacun en paix. Si vos opinions sont droites, restez-y. Chacun est libre de penser comme il veut et moi je laisse tout le monde tranquille.

       Je n'ai aucune préférence pour la lecture. Je lis tout. Merci de l'offre de livres. Cela me fera plaisir car ici au front on ne s'en procure pas comme on veut.

       Espérant que la prochaine lettre m’apprendra votre  rétablissement complet, je vous laisse car on sonne le rassemblement rassemblement.

       Votre filleul qui pense souvent à vous.

René

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Le front, 16 janvier 1917

       Ma chère marraine,

 

       Je ne sais pas comment prendre ma plume. L'animal aquatique vient de sortir des marais de l'Yser où il a passé quatre jours dans l'eau, le nez à la neige, les pieds dans la flotte. Ces quatre jours ont été les plus rudes de la campagne. Heureusement que votre lettre m'est arrivée remonter un peu le moral. Maintenant, me voici à sec et j’en profite, mon sac entre mes jambes comme pupitre et en route pour une autre contrée. On n’est pas riche, voyez-vous, malgré cela, on vit bien. Pas besoin d'un bureau au premier pour faire sa correspondance. Au milieu du brouhaha de la chambrée, assis sur son sac à paille, cela vaut bien mieux, le confort est du moins pittoresque.

       En relisant votre lettre, j'ai été tout heureux d'apprendre que votre santé rétablie a chassé de votre tête les idées de mélancolie. Car rien ne me peine plus que de savoir une tête amie broyer du noir. Il est un peu vrai que mon tempérament " je m 'en foutiste" ne s 'occupe guère des contretemps qui m'arrivent. Parfois le cafard me hante mais ce n'est que pour un jour ou deux.

       Merci de vos bons souhaits et encore une fois réciprocité toute cordiale. Hélas ! Ce sera l'année de la victoire mais aussi l'année la plus sanglante de la guerre. Pourquoi faut-il toujours qu'à côté de nos "Te Deum" il y ait toujours des "De profundis".

Mieux vaut laisser faire le temps que de soulever le voile de l'avenir. L’avenir produit toujours de la mélancolie. Vous avez raison de vous occuper. A l’occasion nous pourrons ensemble résoudre quelques équations ou réduire quelques expressions.

       Vous me parlez de votre autre filleul. Cela me rappelle la carte d'un ami qu'il a reçue de sa marraine. Cette ligne dictée par l'impatience de recevoir de ses nouvelles. Il y avait huit jours qu'il avait écrit : "Est-ce que Cupidon aurait remporté une victoire sur Mars ?"  Je suis en correspondance actuellement avec un autre Belge. Il me demandait que je lui fasse la réponse. Peut-être ces quelques lignes vous amuseront-elles. Votre correspondance avec le Belge m’intrigue, quelques jours de silence de moi et déjà la fleur de l'oubli aurait poussé dans votre cœur ! Un allié de plus serait venu se joindre au blocus de 1’empire central et une brèche d'indifférence aurait-elle été ouverte de mon côté. Loin de moi cette pensée. Il est vrai que vos suppositions en seraient une excuse. Pensez-vous qu'un poilu qui a pour lui tous les appareils de protection contre les projectiles modernes se laisse atteindre facilement par les flèches frêles et antiques de Cupidon. Vénus prend l'offensive contre Mars et la réussite est presque certaine. Non, vous vous trompez. Dans la guerre actuelle l'adversaire doit trouver le point faible de son antagoniste, s'il veut l'empêcher de nuire, le réduire à l'impuissance, en un mot être vainqueur. Mais cet endroit faible est difficile à repérer et un "as" n'est point suffisant. Il faut des observateurs habitués au repérage dans le même secteur pour pouvoir réussir l'offensive. Aussi Cupidon est trop faible pour soutenir Vénus dans son offensive contre Mars. Toujours sur le même ton.

       Les communiqués anglais d’ici quelques jours seront encore intéressants je crois. Cela barde encore assez bien de ce côté. C’est ennuyeux qu'on ne puisse pas être libre dans ses écrits malgré la monotonie de notre front. Je vous ferai vivre la guerre des tranchées.

       Je vous laisse, crise de lumière. Quand le beau soleil aura reparu, je continuerai.

       Bonsoir et salutations empressées.

René

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Le front, le 1er février 1917

Ma liefke marraine,

 

       Chacun son tour, me voici avec une tête aussi vide que le tonneau des Danaïdes. Voilà cinq jours que je suis grippé et je vous prie de croire que ces cinq jours sont un supplice pour moi. Impossible de pouvoir causer et me reconnaissant le défaut du poète, j'en sais sur ce point que certains hommes ressemblent pas mal aux femmes, vous voyez d’ici ma position. Néanmoins, je ne m'en fais pas quoique la mélancolie soit un peu mon fort en ces moments tristes et douloureux. Les grenouilles maintenant sont gelées et le feu est rare dans les cantonnements. Mais j'ai l'air de me plaindre et comme je suis poilu, je le répète, je ne m'en fais pas.

       J'aurais voulu prendre le style du grand Turc pour répondre à votre lettre du 23 janvier. C'est un art quand j'ai le loisir que j'essaie d'effleurer mais pour le moment ma tête ne me le permet pas. A l'école normale, ce que vous appelez en France l'école préparatoire à l'examen d'aptitudes pédagogiques, j'y excellais assez bien. Mais depuis, que les temps sont changés ! Un autre genre que j'aime bien aussi, c'est le genre Hervé ou L. Veuillot. J'ai commencé cette année un petit carnet ou quand j'y pense j'y inscris un peut-on dire : c'est sur des événements ou des incidents soit de la vie militaire, soit de vie de la nature. C'est un passe-temps qui me plaît beaucoup.

       On vient de me dire qu'au magasin un petit colis m'attendait. Je suppose que ce sont vos livres. Merci de l'intention et dans les lettres suivantes je vous dirai les impressions qu'ils m'ont produits. S'ils ne m'intéressent pas, comme vous avez l'air de supposer, je leur ferai faire demi-tour. Pour le moment, je préfère le silence aux jugements téméraires. Avez-vous reçu le journal de l'Université avec la conférence d'Emile Verhaeren (le chant du cygne qu'on pourrait l'intituler). Ma tête ne me permet plus de continuer ma lettre. Aussi je vous laisse me réservant un autre jour avec un soleil meilleur pour venir nous taquiner sur Minerve et Diane.

       Mes meilleures salutations.

René

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Le front, 18-2-1917

       Ma petite marraine,

 

       Excusez mon silence : une forte angine m’a empêché de penser, et un clou au poignet d’écrire. Une tenaille est venue enlevé le clou et je m'empresse de vous remercier de votre envoi qui m'a fait énormément plaisir. D'ici quelque temps, quand je serai plus tranquille, je vous dirai mes impressions.

       Le temps semble se radoucir. Tant mieux : la gymnastique la nuit n'est guère attrayante. C’est malheureux qu'on ne puisse pas vous envoyer des livres et des brochures. Dame censure ne comprend pas que faire lire les auteurs belges, c'est faire aimer la Belgique. J'ai encore actuellement le journal de l’Université, des annales avec une jolie conférence par E. Verhaeren : "Carillons belges".

       A bientôt plus longuement. En attendant avec impatience de vous lire, mes salutations les plus cordiales.

René

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Le front, 21-2-1917

       Ma petite marraine,

 

       Me voici enfin confortablement installé dans un C. R. F. B. : table, banc, tapis comme sous-main, bref quelque chose de… extra chic, non du confort léger, mais du confort English. Aussi, j'en profite et la première lettre est pour celle qui pense à moi quoique plusieurs Km séparent les…

       Très touché de l'intérêt que vous me portez. Après la grippe vite surmontée, vous savez le proverbe, j'en connais sur ce point pas mal qui ressemblent aux femmes. Mon clou me laisse maintenant manœuvrer librement le poignet, aussi j'en profite car j'ai de la correspondance en souffrance (c’est aussi la crise…)

       Il me semble que la taquinerie n'est pas votre fort quand la grippe ou autre chose vous fait avoir le cafard. Moi, c'est le contraire, la blague est meilleure que les drogues.

       Je ris encore en lisant le passage de votre lettre où vous me demandez les surprises que me réservait l'autre paquet envoyé par une autre… Détrompez-vous. Une seule correspondante vient me distraire dans mes heures de cafard et vous la connaissez. Ce paquet venait du "Livre du Soldat", cadeau de Noël consistant en un jeu de cartes pour la lecture des communiqués.

       Il est vrai aussi que je reçois beaucoup de paquets, quelques camarades et moi avons formé une bibliothèque au Bataillon, on a du écrire par ci par là pour la fournir. Actuellement j'en attends encore une dizaine venant de la Hollande. Avec les deux langues le flamand et le français comme langue maternelle du soldat, on doit pouvoir contenter tout le monde. Voilà les surprises de l’inconnu que j’avais tâché de deviner.

       Au diable soit ma vieille folle de marraine, dites-vous dans votre lettre. Vous n'y allez pas de main morte. Au diable, c'est un peu loin pour vous punir des taquineries si légères que vous m'envoyez. Elles m’ont fait plaisir car j'aime la taquinerie et je crois que le charme qu'elles m'ont procuré est déjà une assez grande punition. Comme fantassin, j'aime l'attaque ennemie afin de pouvoir riposter par une contre-attaque. De quoi causerait-on dans nos lettres si la taquinerie n'existait pas. Le calme sur le front et la grande sœur Anastasie nous serrent beaucoup le poignet quand on veut parler du front ou de quelque chose intéressant la guerre. Aussi, taquinez-moi, ne craignez pas de passer à l'offensive, la préparation d'artillerie ne sera jamais assez forte, je l'espère du moins, pour empêcher ma contre-attaque. Le temps maintenant se radoucit ; aussi les opérations de grande envergure vont elles pouvoir se développer. La gelée et les glaces ont certes permis quelques coups de sonde, mais un tir de barrage empêche le retour des assaillants ; la glace étant rompue coupait la retraite. Avec la sève montante la plume deviendra aussi plus loquace. Aussi j’espère que vos attaques seront fréquentes et le jour des tranchées allant toujours en augmentant, j'aurai donc bien le temps de préparer la contre-attaque.

       J'ai commencé à lire vos livres. Contes des prairies est très gentil. Je vais le prendre avec mon Ivanhoé pour aller aux tranchées. Encore une fois merci.

       Vu la crise du papier, le vieux garçon souhaite le bonsoir à sa vieille fille.

René

 

Excusez-moi le négligé de ma lettre. Je reviens d'une marche de 20 km avec sac au dos. Aussi la fatigue physique excuse-t-elle le négligé intellectuel.

 

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Le 4 mars 1917

       Lettre appréciation d'un ouvrage littéraire

 

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Le front, 16-3-1917

       Ma chère marraine,

 

       Un puni peut-il troubler  le silence tapageur d’une salle en tenue de pensum et prendre la parole pour couper le fil des idées de la maîtresse. Eh bien ! Supposons que je sois cet élève, je me hasarde d'attirer sur moi les foudres vengeresses.

       Mais ce sera assez rare que la correspondance de certains se terminera par un voyage en Italie, dites-vous dans votre dernière lettre. Je n’en comprends pas très bien la portée, surtout lorsque vous ajoutez : la marraine est presque publique. Auriez-vous peur de parler de vos sentiments intimes de crainte que la tranchée le sache. Certes on a quelques intimes avec qui 1’on est comme frères, vu que chacun porte quatre brisques et aucun n'a de secret pour 1’autre. Cependant en fait de correspondances, bien des fois on cache dans sa veste une missive tendre qu'on aime à relire doucement dans un endroit calme et solitaire. Connaissez-vous l'histoire de cet atelier où plusieurs jeunes apprenties avaient eu la bonne idée de s'amuser par correspondance avec des poilus. En arrivant à l'atelier, on se communiquait les lettres, on la lisait d'abord tout entière, puis vint qu'on y supprima quelques passages et enfin on en arriva à tenir secrète sa correspondance.

       Ce qui se passe avec les marraines se passe la même chose avec les filleuls. Et voilà comment les relations resteront après la guerre et j’espère que la nôtre n'est pas encore près de finir.

       Quand "Elle et Lui " me sera rendu, je le relirai car j'y ai paraphé quelques pages. Moi, j'aime Laurent car  i1 me ressemble un peu. Aujourd'hui, demain cela et puis voilà. C 'est un peu aussi le genre du "Petit chose" d’Alph. Daudet.  Je viens de lire hier "L 'affaire Bloireau", histoire bête mais amusante. "Ivanhoé" vous ai-je déjà dit, est très bien. Encore une fois merci et des livres et du choix. Je vous laisse aujourd'hui, car je suis mal placé pour écrire : mon abri est à peine haut de 1 m et une vieille boîte à cigares vide me sert de pupitre. Que voulez-vous, c'est l a guerre, ça ira mieux plus tard. Un poilu qui rêve souvent d'elle.

René.

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Le front, le 28 mars 1917

       Chère marraine,

 

       Votre lettre m'arrive juste au moment où je me disposais à prendre la plume pour rompre le silence. Il est vrai que votre lettre m'arrive avec un peu de retard, la poste ayant mis huit jours pour me l'amener. Les excuses sont faites pour s'en servir, aussi j'aime mieux un aveu sincère qu’une recherche de motifs. Il m'arrive aussi des jours et même des semaines où la plume est rebelle à la pensée. Et puis, il arrive aussi des moments où l'inspiration abonde, seulement il y a mille et une raisons que la plume ne trouve pas une minute pour les confier à un carnet ou à une lettre. Aussi j'avais voulu commencer cette année un recueil d'impressions au jour le jour. J’en suis déjà au troisième feuillet seulement et cependant j'en aurais déjà dû transcrire plusieurs. Que voulez-vous ! la quiétude d'une salle de travail est souvent une chambrée tumultueuse, ou un café où le mouvement de la main vers la bouche est plus fréquent que celui de la plume sur le papier. C'est encore dans un café que je suis occupé à lire votre lettre du 22. J'admire votre réserve et je suis très fier d'avoir une correspondante telle que vous. J'aime à vous lire et surtout à vous répondre car vous partagez les mêmes idées et les mêmes inspirations que moi. Certes, une lettre brodée avec les riens que seule la femme sait trouver est agréable à lire, mais une lettre demandant une discussion plait deux fois mieux. Il y a le plaisir de préparer la contre-attaque après 1'étude de l'offensive. Vos considérations sur les correspondances entre filleuls et marraines sont bien vraies et chaque jour, je le constate, car je sers bien souvent d'écrivain public. Parfois je rigole, parfois je me fais cette réflexion : quel bec de gaz aurait ma lectrice si elle voyait la plume et le cœur de son correspondant, parfois aussi il me faut faire des déclarations. Sinon qu’on doit porter tout le temps ce qu’on veut.

Conserver, i l y aurait une intéressante collection à faire en prenant copie de tous ces écrits. Ainsi dernièrement un filleul me demandait de 1’aider pour répondre à sa marraine qui lui demandait ses impressions sur sa thèse d'examen : une dissertation pédagogique. Certes le filleul est assez intelligent et a beaucoup lu, néanmoins il y a encore beaucoup à faire pour soutenir une contre-attaque littéraire. Quant aux déceptions de l'inconnu vous êtes mieux à même de juger les flèches brisées. Vous me parlez de lettres que vous ne voudriez pas écrire, je suis entièrement de votre avis. Je ne voudrais pour rien au monde recevoir des lettres genre "Willy" et encore moins les conserver. Que dirait ma mère si la mort me surprenait avec une telle correspondance en mains. La prudence a toujours été ma règle de conduite dans mon style (quoique ma parole et ma vie soient à la merci de la moindre fibre nerveuse). Je n'admets pas ce genre de lettres surtout pour une jeune fille. Et voilà pourquoi j’aime à vous lire et que je serai fier plus tard de relire notre correspondance que j'ai entièrement conservée depuis le début. Je me suis déjà dit bien souvent : je voudrais habiter non loin de Montjoire en temps de paix. Mon choix serait vite fait pour trouver la compagne de ma vie. Ne croyez pas que je blague. La distance entre nous deux est trop grande et puis, qui sait ce que cette guerre me réserve. Demain, au lieu d'un gars de 25 ans bien bâti, on rencontrera un boiteux, un manchot, que sais-je. Mais je vais vous ennuyer avec mes sorties, vous allez peut-être en rire. Ah les hommes , quelles drôles de bêtes c'est, etc.

       Je devine toutes les réflexions bonnes ou mauvaises et d'avance je passe dessus sachant que ma lettre est le reflet de ma pensée. Parlons un peu des événements. Que dit-on de 1’offensive de la Somme ?  Le moral commence à remonter. Laon prise, les alliés se trouvent à 40 km de chez moi. Qu'est-ce que l 'avenir va dévoiler ?  On doit encore attendre un mois au moins pour pouvoir prédire. Cependant de grands événements sont en prévision.

       On m'appelle pour le "rijstpap" (le rata au riz si vous voulez) et en attendant bientôt de vous lire, je vous envoie mes salutations les plus affectueuses.

René

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Le 2 avril

       Ma petite marraine,

 

       De nouveau de la gelée. Le cantonnement est trop froid. Au café voisin j'en profite pour faire un peu de correspondance. J 'ai une collection de vues :  la vie du soldat en campagne, la corvée du café. Malheur au porteur s'il s'est amusé en chemin. Il serai injurié, voire même "passé à tabac", si le café est froid. A l'armée belge, on ne touche pas de vin. On reçoit 0,15 c de sup. par jour pour la bière : la boisson est le café , vulgairement appelé "jus de chaussettes" à cause des cuisiniers que la fumée du charbon ou du bois fait devenir "moricauds". Rien de neuf pour le moment, l'avance de la Somme semble arrêtée. Néanmoins, je crois à changement sous peu.

       A bientôt de vous lire et meilleures amitiés.

René

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Le 6 avri1

       Ma petite marraine,

 

       Je reçois ta lettre à 1'heure où je prenais la plume pour te souhaiter joyeuses Pâques et bonnes vacances. La température semble s'améliorer. J'en suis content car on en a soupé du mauvais temps.

       Nous sommes à la veille de changements. La semaine prochaine nous irons voir si les tranchées sont encore debout. J'espère que les bombes et les grenades me permettront de vous envoyer une longue lettre.

Meilleures amitiés.

René

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Le 16 avri1 à 3 heure ½

       Ma petite marraine,

 

       Un grand combat se livre ici. Ne vous effrayez pas. Les boches sont encore à 100 m ; par conséquent  point n'est besoin de craindre le corps à corps.

       Seulement mes paupières pèsent lourd et l'envie de dormir me tente. Mais le devoir me dit de veiller. Pour ne pas tomber, je t'écris. Excuse-moi donc si au lieu de t'intéresser, je t'endors. Comme notre commandant de bataillon n'ira pas faire sa ronde jusque Montjoire, huit jours de plomb ne sont pas à craindre. Et puis ma lettre sera plutôt un griffonnage, je suis couché sur le flanc, en tenue, ceinturon au corps. Joli bureau comme tu le vois. Bah c'est la guerre et on passe sur beaucoup de choses. Cette nuit, j'ai lu et relu une lettre de ma mère expédiée de Belgique le 19-2-17, arrivée ici au front le 14 - 4. Mieux vaut tard que jamais (la paix arrivera aussi un jour comme cela). La lettre était barbouillée en noir, ironie de la censure boche, ici en France ce sont des "blancs". Dans le premier passage censure, j'ai pu deviner qu'on me parlait des déportations. Beaucoup ont été faites par dénonciations. C'est pourquoi le beau rêve de l'internationalisme n'est qu'un leurre, pour pouvoir se réaliser, il faudrait extirper l'égoïsme et l'orgueil du cœur humain. Elle me raconte ensuite une affaire de mœurs que je passe. Les mercantis sont aussi là-bas. Les accapareurs resserrent leurs griffes crochues et essaient de sucer le sang du pauvre peuple. Une fermière vend du lait turbiné coupé de 30% d'eau, à raison de 0,25 f  le litre (pris à la ferme). Ce lait était revendu à Charleroi 0,45 f par un intermédiaire. La commission de contrôle tombe sur ladite cruche et procède à une enquête domiciliaire. La personne voyant qu'elle était prise avoue naïvement et sans scrupule : le lait est faible en crème à cause de ma vache malade et si vous ajoutez un peu d'eau vous aurez le même lait que celui qui a été saisi. Ma mère ajoutait : vous aurez une idée ainsi de la mentalité de nos braves accapareurs. Et ils sont légion ici et partout. La guerre finie, il se passera je crois de drôles de choses. Moi, je veux bien, la guerre finie, échanger mon brassard de la Croix-Rouge contre un fusil et recommencer contre cette petite bourgeoisie mercantile qui préfère la pièce de 100 sous à ce qu'il y a de plus cher : même la vie de leur fils au front. Je passe car ma lettre ne finirait pas, si je chargeais contre ces gens là, nid d’embusqueurs et d'embusqués. Heure viendra où tout se paiera. L'hiver a été rude là-bas, 20° sous zéro et plus. La gelée quoique profonde O m 80 dans le sol ne détruira pas les céréales. Heureusement car la famine commence à se faire sentir.

La censure a de nouveau noirci une dizaine de lignes. Seulement je devine par la phrase suivante ce qui se passe là-bas : "n'est pas pour nous faire grossir. C'est la guerre… à notre estomac qui est loin d'être encombré." Ma sœur Ghislaine a dû suspendre ses cours pendant trois semaines à cause du froid rigoureux qui empêchait les mioches de l'école gardienne de sortir. Ma mère termine sa lettre avec 1'espoir de nous revoir bientôt. "Je vous écrirai encore dans un mois à moins qu'un événement imprévu arrive qui pourrait vous intéresser ". Elle doit sans doute faire allusion à la retraite des Allemands. Quoique les nouvelles ne soient guère consolantes, elles font plaisir à ceux qui les reçoivent.

       J'aurais volontiers répondu à ta lettre, seulement la fatigue est un peu cause de ma paresse. Dans quelques jours, je te dirai mes impressions concernant certaines lettres. J'en ai juste un modèle actuellement. Quant aux lectures dans les pensions, je te dirai ce que je pense.

       Pourrais-tu me faire un petit plaisir. Tu trouveras ci-contre un insigne de brancardier. Comme j'ai touché dernièrement une nouvelle veste, il faut que je fasse changer le col qui est celui des fantassins. Je désirerais que tu me fasses deux insignes semblables, seulement en sens inverse (caducée B-E caducée en rouge sur un fond bleu foncé ou noir). Les dimensions comme le modèle. Merci d'avance.

       Meilleures amitiés et à bientôt.

Glatigny R.

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Le front, 27 avril 1917

       Ma petite marraine,

 

       Je profite d'un peu de loisir pour bavarder avec vous. Ce serait plus facile, comme vous le dites si bien dans votre lettre du 3 de causer que d'échanger une correspondance. Hélas ! l'homme désire et les circonstances disposent. Force est donc d'user la plume et de salir du papier.

       Hier au 1ieu d'écouter la théorie, je me suis amusé à 1ire le drame d'Alf. de Vigny. Merci des livres que vous venez de m'envoyer. Aux tranchées, j'aurai mieux le temps de les lire et de les soupeser. Chattenbord n'est pas trop mal mais pas à conseiller aux natures par trop sensitives car je crois qu'il prépare convenablement le terrain pour la culture du cafard. Il est vrai que sur des natures je m’enfoutistes comme la mienne elle sert de sujet de zwanze. Si mon père était ici, il en aurait pour huit jours à se moquer de moi. J’avais rapporté de l'école un samedi "L'âme des nôtres" de Sottiaux, œuvre analogue à celle-ci. Ce que j'ai entendu après qu'i l en eut fait la lecture et que j'ai voulu approuver l'œuvre. Marie Stuart et Guillaume Te11 étaient dans mes livres habituels du temps de paix. C'est joli comme drame. Ils ressemblent un peu à Shakespeare, mon préféré. Quand j'aurai lu Stello, je vous dirai mes impressions. Encore une fois merci et de tout cœur.

       Vous me demandiez dernièrement une copie de quelques missives entre marraines et filleuls. C'est très cocasse et il faudrait être ici, car le choix est grand. Voici celle que dernièrement un bleu de 17 recevait : mon cher X, je t’aime beaucoup et toi aussi. Quand la guerre finira, nous nous marierons, tu sais, moi j'aime un mari qui m'aime bien. Si je me marie un jour, c'est par amour, autrement je ne me marie pas. La semaine dernière j'ai été au marché, j'ai rencontré X et Z avec son frère. Il m'a dit : bonjour Louise, moi je lui ai répondu, bonjour Monsieur tout court et je ne lui ai pas donné la main. Tu vois, je t'aime bien. Nous avons vendu deux cochons… bref, ainsi de suite jusqu'à la fin. Ce qu'on a rigolé à la lecture et ceux qui riaient le plus étaient justement ceux qui en recevaient et en expédiaient de pareilles.

       Il y a encore un autre genre, celui que je vous ai envoyé en décembre dernier avec des métaphores d'un bout à l'autre, Vénus demandant aide et protection à Mars ou bien Cupidon faisant des nids dans les propriétés de Mars précédant ainsi Vénus dans son entrée triomphale dans le terrain conquis. Il y a aussi le genre "Willy" etc

       J'aurais voulu vous faire assister à une lutte de bombes et de grenades dont j'ai été dernièrement le témoin. Seulement, dame censure est assez sévère aussi je ne puis en esquisser qu’une vague idée. Je préfère me taire et laisser à d'autres qui n'ont jamais vécu la vie du front le soin de raconter ou plutôt de broder certains épisodes de la vie des tranchées. Si vous avez l'occasion d'acheter la feuille littéraire, prenez du Notomb Pierre : l'Yser, et vous connaîtrez notre vie et notre passé glorieux qu'un avenir plus ou moins éloigné viendra augmenter. On parle beaucoup d e G.O.G. ici mais vous savez l'officiel ici c'est la cuisine, aujourd'hui blanc, demain noir et mon idée, je crois que bientôt nous serons de la danse. Je l'aime mieux ainsi , car les tranchées m'ennuient et je moisis ici.

       Excusez-moi si je ne vous ai pas encore félicitée de vos vingt ans. Je ris à la pensée que vous avez de vous croire "vieille fille" etc. que sais-je. Idée noire qui vient ternir le rêve. En Belgique, 20 ans, c'est le rêve, l'illusion, le château de cartes des projets, 20 ans, c'est l'âge insouciant où l'homme et la femme croient posséder l’univers et qu' ils en sont les maîtres. Mais un lustre leur montrera l'ironie de la vie et 25 ans les fera vieillards. Il est vrai que physiquement le midi peut admettre 20 ans comme extrême limite du rêve. Néanmoins, laissez faire le temps et pensez comme les gens du nord : à 25 ans je pourrai me dire vieille fille.

       Si je pouvais ravoir mes 20 ans que de rêves vains se seraient réalisés. Hélas ! Pourquoi faut-il qu’ici bas tout se passe sans pouvoir dire adieu au lendemain. Mais me voici à radoter et je vous entends dire : à quoi pense mon vieux garçon. Chattenbord sans doute l'aura un peu détraqué.  Admettons, c'est pourquoi  je finis ma lettre.

       Au vieux gars de 25 ans qui tient encore d’envier un baiser bien doux de sa jeune marraine de 20 ans.

René

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Le front, le 1er mai 1917

       Ma petite marraine,

 

       Qui remet au lendemain perdra sa femme en chemin. Aussi je m'empresse de vous accuser réception de la lettre et du contenu. Merci, merci de tout cœur. Espérons que ce soit la dernière veste que je touche. Je le souhaite. Les insignes me rappellent les doigts si gentils qui les ont brodés.

       Le temps a l'air de prendre le beau. On dirait qu’il a encore vingt ans. Au lieu d'un mai enivrant, nous avons encore un arrière goût de l'hiver. Cette année la verdure n’est pas encore venue couper court au vieux gris maussade des champs. Il est vrai que nous sommes ici perdus dans un désert loin de tout centre civilisé. Ma lettre, je crois, s'en ressentira un peu :  les fils barbelés, les tranchées, les points d'appui, le béton etc… en seront la cause. Quand est-ce que l'on pourra chanter à pleine voix la joie et le bonheur ? Pourquoi faut-il que ce 1er mai, la fête du travail leur soit encore si rouge, si sanglante ? Triste progrès. Quelle civilisation XXè siècle ! Mais trêve à ces considérations. La classe ouvrière, actuellement l'opprimée fera tête à l'oppresseur et ses ailes affranchies ou plutôt ciselées par la souffrance seront plus légères et les coudées seront plus franches et plus sûres. Le 1er mai 1918 sera le triomphe du prolétariat et les accapareurs, toutes les sangsues du peuple auront à se tenir coïts. Pour le moment, je me tais. Mieux vaut : arrêter à mi-côte et aller ainsi jusqu'au sommet sans encombre.

       J’ai commencé la lecture de vos bouquins. Celui de Maizerai n'est pas fameux comme fond, roman ordinaire quoique écrit d'un beau style. Je me réserve V. Hugo pour les heures d'insomnie aux tranchées à l'heure ou le sommeil dit oui et la garde dit non.

       Il y a quelques semaines j'ai assisté à quelque chose d'émotionnant. J’aurais voulu vous le raconter dans ses moindres détails, mais Anastasie la terreur des marraines et des poilus a de trop grands ciseaux. Et puis je craignais qu'une dame n'est pas capable de vivre sous les bombes et les grenades. Malgré cela je me hasarde et si la frayeur vous fait tomber en syncope, appelez-moi, j'ai de l'éther.

       Un beau matin, à l’aube, les boches nous 1ancèrent une grenade. Silence ! 2e et 3e grenades, encore silence. A la 4e, nos lance-grenades leur envoient un bouquet (ensemble de plusieurs grenades lancées en même temps et se dispersant en éclatant) très terrible pour celui qui les reçoit. Les boches commencent alors à nous envoyer des pigeons, petites bombes de 7 kg. Nos lance-bombes se mettent de la partie suivis bientôt d’un tir rapide de nos 75. C'est la kermesse. Les boches encaissent mais réciproquent aussi. Nous voyons leurs bombes s’amener. Celle-ci est pour nous ; on se retire soit à droite soit à gauche, suivant la direction d'où vient la bombe. On se colle au parapet et après que la détonation vous a abasourdi on se relève pour recevoir une douche de terre pulvérisée. La lutte vous met sur le qui vive et s’intensifie au lieu de une ou deux bombes, c’est dix à la fois qu'on voit dans les airs. Les boches encaissent. Les nôtres ont la supériorité. De dépit les boches usent de grands remèdes : les torpilles sifflent dans l'air. Quel éclatement ! Quels dégâts ! des trous pour enfoncer une maison.

       Le déplacement : d'air vous fait prendre une cure de boue. Malgré cela, le moral reste bon. L'habitude du danger fait rechercher le danger et puis nos lance-bombes dont l'effet destructif est plus terrible ne se ménagent pas. Bientôt, c'est-à-dire après cinq six heures de lutte le boche râle et ralentit son feu, tandis que le nôtre s'intensifie. Le nôtre bientôt diminue et le silence se rétablit dans la vallée. On se compte. Tout le monde présent heureusement. Beaucoup de bombes dans les eaux et dans les champs. On risque un coup d'œil au périscope. Les Boches ont bien encaissé. (quoique notre front soit calme, il existe des endroits où les luttes de bombes, duels d'artillerie, combats à la grenade sont presque journaliers. Ce qu’il y a de plus triste, c'est qu'on se fait tuer sur place sans pouvoir avancer. Si seulement on progressait de 5 km nous ferions encore bien du boulot.

       Mais je me tais me réservant l 'avenir pour espérer.

       Meilleures amitiés ; à bientôt de vous lire longuement.

René.

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Le front, le 8 mai 1917

       Ma chère marraine,

 

       Votre lettre du 30 avril m’est arrivée malgré son retard à un moment très propice. Je descendais justement de la ligne avancée (24 heures sans dormir, vu qu’on doit se tenir toujours en éveil : bottines et ceinturon). Ma mauvaise humeur tomba à la lecture de votre lettre et le parfum du lilas vint me remettre un peu des nausées marécageuses des inondations.

       Le 1ilas est une chose bien rare ici pour le moment. Que peu t-i l bien sortir d'un désert ? Voilà presque 15 jours que nous jouissons d’une température presque estivale si ce n’est le soir, et le matin qui respirent encore l'hiver. Le moral suit les métamorphoses de la nature, avec les prairies qui s’émaillent, le cœur redevient gai et les idées moroses s'éloignent avec les frimas rigoureux. Il est vrai que cela est du passé, aussi n’éveillons pas le chat qui dort. Votre lettre m'intrigue beaucoup, surtout la seconde partie. Je ne comprends pas beaucoup les allusions et où vous voulez en venir. Vous me dites non prodigue de caresses. Moi j’en ai été bien souvent privé, vu que depuis l'âge de 12 ans j ai été interné dans une geôle honorable qu'on appelle pensionnat. Les lettres que je recevais étaient plutôt des griffes que des caresses, car mes études ne marchaient guère. Ma mémoire ne me permettait pas des études gréco-latines, étude de langues vivantes ou mortes, ayant toujours eu une réputation pour le mot à mot, ou plutôt pour l'esclavage d'idée d'autrui. Vive la liberté et l'indépendance. C'est pour cela que j'aime et j'adore la profession d'instituteur, profession pleine d'initiative et de liberté où la cire molle se moule comme vous le désirez. Néanmoins les rares caresses venues un peu plus tard m'ont touché quoique n'ayant pas eu sur mon cœur déjà blasé par 1'abandon, une empreinte durable. La guerre est revenue faire revivre un peu mes sentiments, rajeunir mon cœur privé de tendresse. La privation dure un temps, mais l'appétit redevient de plus en plus grand si cette privation tend à se prolonger. C'est aussi pourquoi je ne sais écrire que des choses rudes : l'égoïsme humain, la guerre aux embusqués, démonstration géométrique. Aussi, loin de moi l'idée même de me moquer des bonnes intentions de gens qui veulent s'occuper un peu du drôle de caractère que vous avez choisi comme filleul. J'admire votre économie, cependant ne soyez pas avare. Un poilu au front depuis le début , n'ayant gouté qu'à diverses courtes circonstances de la douceur du confort familial a besoin d'aumône s'il ne veut pas devenir ce que J. de Maistre appelle un sauvage.

       Quant à votre photo, je serais grandement désireux de la recevoir. Ce n'est pas l'erreur dans laquelle il vous semble que je suis tombé qui fait que c'est toujours avec empressement que je prends la plume pour vous répondre et avec impatience que je lis vos missives toujours trop brèves à mon gré. Ce qui fait que cet empressement est toujours le même qu'au début, c'est votre caractère qui chaque jour s'accentue de plus en plus dans vos lettres. J'aime votre correspondance e t je suis fier de la plume qui l'a dictée quoique ayant déjà perdu le charme gracieux qui fait paraître toujours jeune.

       Mais revenons à nos moutons, c'est-à-dire à vos livres. "Un ange" je vous ai dit mon idée : roman ordinaire finissant par un mariage ou l'entrée au couvent. Ce que j'ai admiré dans ce roman, c'est le résultat obtenu : donner le nom de père à son protecteur. J'ai commencé V. Hugo. J'admire ce style et ses pensées. Ce livre sera relu bien souvent et si l a mémoire ne me fait pas défaut, plusieurs passages seront retenus, surtout dans l’âme. Dans l’homme vis-à-vis de lui-même, quel splendide portrait du caractère actuel des aspirations de la société, de cette partie puant l'huile, le savon, le vinaigre à cent lieues à la ronde. J'aime son style si condensé, si violent. C'est pour cela que j'aime Veuillot et ses contemporains Hervé et Pierre Lhermitte. La satire et la critique sont un peu mon fort parce qu'elles éveillent un écho du passé au fond de l’âme. Quoique les sentiments du livre ne soient pas en germe en moi, j’aime un livre parce qu'il a du fond. S'il n'en a pas assez, ou qu'il en a trop, je le regrette. Cependant un style genre le train de 8 h 45, du Labiche ou du Tartarin de Tarascon me plaisent beaucoup comme distraction quand l'esprit est trop distrait. Les grands romans populaires à 0,65 c ou Buffalo Bill etc. ne me plaisent guère car le cœur est vide quoique les sens soient rassasiés. Le soleil descend vers la mer. Que nous réserve encore demain… Du beau temps sans doute mais… Pour ce soir encore de l’occupation. Le sergent vient de crier rassemblement et me force bien à regret à vous quitter. Bonsoir et en fermant ma lettre, j’y joins un baiser. Les distances n’y apporteront pas le même trouble, c'est ce qui m'autorise cette liberté.

René

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Le 15 mai 1917

       Ma chère marraine,

 

       Je ne sais si ma lettre se finira sans accident. Ne craignez pas que ma vie soit menacée par les obus et les bombes. Que du contraire, c'est un bleu de la classe 17, mon voisin de lit qui m'agace. Que voulez-vous, ils sont encore si jeunes et le jeu est encore leur fort. Néanmoins  je vais tâcher de le réduire au silence et comme cela ma lettre pourra finir.

       Votre lettre m'est arrivée ce matin et j’ai été très content que vous me fassiez des reproches sur mon silence. Ma lettre du 1er mai qui a fait son tour de France vous est-elle enfin parvenue. J'ai ri de ma distraction. J'étais occupé à écrire à un réfugié belge de mon pays et cette lettre a voyagé également. Elle est allée à Montjoire (Orne) pendant que la vôtre revenait d'Ecouché (Haute Garonne). La faute provient un peu, je crois, de la sève qui monte et qui fait ressentir ses effets même chez les humains.

       Il me semble que vous vous méprenez sur le poilu… Depuis longtemps souffrances et privations ne sont plus que de vains mots. Certes le bon temps remonte le moral par l'adoucissement de la rigueur des éléments atmosphériques mais point n'est besoin de ces magiciens pour conserver la gaité et 1'animation. Tout est objet de "zwanze" (ironie). Il pleut, on reste au cantonnement, doit-on rester à la pluie, un tire son plan. Je me rappelle un fait qui caractérise bien le moral du soldat. C'est déjà un peu ancien, il date de septembre 1914. Pendant la bataille de la Marne, l’armée belge dont le rôle était celui du petit roquet contre un bouledogue, attaquait les Allemands sur la ligne : Louvain-Termonde. Le dernier jour un samedi, la journée avait été rude : les Allemands avaient reçu du renfort des troupes se dirigeant sur la France et nous avaient forcé à nous replier sur Anvers. Une nuit obscure et une pluie plus que torrentiel le empêcha notre division d’être encerclée. Vers les deux, trois heures du matin, un régiment s'amène dans un village. Les jasses étaient mouillés, fatigués, de véritables loques humaines. Je dirais comme un certain auteur : ce n'étaient plus des hommes, ce n’étaient pas encore de vielles machines. Une compagnie est cantonnée dans un théâtre forain, triste écho des kermesses passées. Les jasses s'installent et si tôt qu'ils sont à leur aise, ils inspectent les alentours et trouvent par hasard la malle aux costumes. La fatigue est oubliée. Quelques amateurs improvisés se griment et l'aurore se levait que la chambrée riait encore aux éclats des clowneries de leurs camarades. L’horreur du champ de bataille, la fatigue etc… tout était loin. Vous me direz que les temps sont changés, c'est vrai , mais cette histoire d'hier est encore d'aujourd'hui. Le décor n'est que changé. Dernièrement, on revenait des tranchées aux sons d'un accordéon. Cela vous étonnera. Connaissez-vous la chanson du Biniou ; le poète s 'étonne :

Quelle est donc cette magie

Qui nous jette en pleine vie

Le sourire au sein des pleurs

La gaité dans les douleurs

 

Voici la réponse du sonneur de Biniou et elle est nôtre :

 

Les douleurs sont des folles

Et qui les écoute est encore plus fou

A nous deux , toi qui consoles

Biniou, mon Biniou mon cher Biniou

 

       Je vais vous quitter, ma folle marraine, ce ne sera pas pour rêver car cela n'est guère mon fort. Cela mène trop à la mélanco1ie et au cafard. Moi aussi je rêve, mais quand je dors. Puisse-t-il me transporter cette nuit vers le rêve de la Garonne et me faire trouver un village riant que j'ai en vain cherché sur la carte.

       Bonsoir, ma petite marraine et à bientôt de vos bonnes nouvelles.

René

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Le front, le 22 mai 1917

       Ma chère marraine,

 

       Me voici à nouveau aux tranchées. Cette fois me voici embusqué de première 1igne. Je suis de service au P.S. Je profite que je suis assez potablement installé pour répondre à votre lettre du 7 mai, arrivée au front le 20 mai. Que de lenteurs ! Mais mieux vaut tard que jamais.

       Le beau temps est assez prodigue et malgré la vie et la joie qu'i1 amène, le noir vient souvent obscurcir 1'âme. Mai, mois des fleurs, mois de la jeunesse, mois des nids. Mai, c'est l'Entre-Sambre et Meuse recouverte d'un émail à mille tons divers, du vert tendre des jeunes arbres au vert sombre et vieux des sapins qui les encadrent, des bouquets gigantesques courant le long des pentes du Landoir (petit ruisseau se jetant dans la Sambre) des longs tapis de verdure s'étalant dans les vallées qu'un ruisseau clair sillonne. Mai, c'est vraiment le mois le plus beau et c'est perdu dans les collines blanches des Flandres qu'on goûte au tableau passé et que l'avenir ne me fera peut-être plus revoir. Mai, ce sont les promenades à la recherche du muguet enivrant, ce sont les heures d'extase au chant du rossignol, c'est cette griserie presque sensuelle de la nature à son réveil. C'est aussi les fêtes printanières où les vieux cartons s'ouvrent aux toilettes claires et légères, ce sont les premières fêtes champêtres où l'âme du peuple se révèle et s'épanche : 1er dimanche de mai[3], la procession du lundi de la Pentecôte[4], la Trinité[5]. Tous ces tableaux reviennent et semblent se dresser en caractères de feu dans l'imagination. Oh ! Si l'on pouvait ne pas y penser, si on pouvait éteindre ou mieux s'étourdir la pensée. Non, cette plaine sans fin, puant le sang et la poudre, ces marécages boueux et donnant bien souvent des nausées, ces ruines, ces tranchées, ces boyaux , ces cantonnements quoi qu'assez bien aménagés, tout cela, c’est de l'huile jetée sur le brasier. Si encore la maman, la famille ou une personne chère pouvait localiser l'incendie.

       Rien, rien que soi et la lutte est dure. Ah ! que maudite soit la guerre…! Mais je me tais, un rayon de soleil vient égayer ma cagna et cette correspondance met un peu de baume sur la blessure. On ne s'en fait pas, c'est vrai, mai s’il est des jours où l'exil et la solitude prennent le dessus. Cette confession vient de refouler pour quelque temps encore ce maudit cafard et me voici redevenu insouciant ou plutôt tout à ma marraine qui est, si j'aimais la flatter, l’ange consolateur du vieux poilu.

       Les caresses quoique prodiguées avec une grande économie viennent rajeunir ce cœur blasé et insensible, font rappeler que la vie n’est pas un chemin d’épines sur lequel s'entraînent des sauvages et des abrutis. Elles sont rares, il est vrai et les distances qui les séparent sont un peu trop éloignées. Cependant, c’est cette rareté qui fait que la perle est précieuse et recherchée. Je comprends et j’approuve cette retenue. Vingt ans, âge des rêves et un inconnu errant dans les camps peut devenir une illusion. Vingt ans pour une jeune fille atteinte du mal du siècle, c'est du noir et de la mélancolie. Prudence et réserve, ce sont les grands remèdes à cette maladie, surtout que le passé a sans doute servi d’expérience à l'avenir.

       Une jeune fille d'un caractère droit et franc, mais comme toute femme encline à suivre le premier sentiment de sa pensée doit être assez prudente si elle ne désire pas souffrir du noir cafard "solitude". Elle est un peu 1’idée que je me fais de ma marraine. Son physique, d'après la photo que j'ai est assez enchanteur. Il est vrai que c’est encore l'enfant et non la jeunesse. Aussi, je serai très curieux de connaître la jeune fille. Oserais-je vous dire qu'une plaie a été ouverte et que ce bonheur que vous aviez cru éternel a eu comme toute chose humaine, une fin ! Vos lectures ont un peu étouffé le sentiment du vrai bonheur et c'est là surtout la cause du noir qui parfois teinte vos lettres. Certes les temps où nous vivons sont loin de réchauffer cet hiver sans fin qu’on appelle mélancolie. Cependant on doit réagir ; l'époque où nous vivons n'est pas faite de sentimentalité, mais d’actions. Si on veut ne pas voir la société en noir, on doit se passionner soit pour l'amélioration de la classe souffrante ou pour autre chose d’analogue et notre profession d'instituteur est en rapport avec cet idéal.

       Vous m'avez demandé ma façon, de penser, je vous la donne sans restriction et sans esprit de leçon en véritable ami. Le bonheur n’existe pas, avez-vous l'air de me dire. Ici-bas, il existe sous forme de poussée : résultat heureux de la victoire du moi devant sur le moi ayant droit et c’est cela qui soutient beaucoup d'hommes dans le mauvais sort qui accompagne quelquefois leur existence. La vie n'est pas une suite de petits bonheurs moins bien nombreux que les peines, non, cela n'est pas le bonheur, c'est le sophisme du bonheur, le bonheur étant confondu avec jouissance. Le bonheur est durable et non un raid passager, c'est une offensive de grande envergure du devoir sur les passions qui procurent des jouissances, c’est la victoire du soi dominant la bête. Et ce bonheur, on peut l'obtenir, même si on n'a pas de religion, car un homme qui n'est pas sincère dans sa religion ne peut être un élu. L'élu est celui qui, n'écoutant que sa voix intérieure, se soucie bien peu de ce qui se passe autour de lui. Mais vous allez me croire un prédicateur, non, loin de là. Chacun fait à sa guise, mais entre amis on peut dire sa façon de penser. Et cette confession, vous m’avez pour ainsi dire forcé à la faire. Elle a eu un heureux effet déjà, elle m'a remonté le moral et donné de 1'appétit.

       Bonsoir a petite marraine, surtout plus de mélancolie.

       Le sourire au sein des p1eurs.

       La gaité sur les douleurs.

René

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Le front, le 9 juin 1917

       Ma petite marraine,

 

J’ai reçu ta lettre avec plaisir. Elle est venue me rappeler que ma correspondance se ralentissait avec la marraine. Tu as eu mille fois raison de ne pas te fâcher. Cela n'est pas bon, on doit faire alors double besogne. Des excuses, je n'en chercherai pas. La chaleur tropicale, le service assez dur pour le moment te ferait rire. Je te vois également te moquer d'une blessure peu grave, mais gênante. Admettons également que je suis un paresseux et tu penseras juste. Bref, je ne m'excuse pas, mais je vais tâcher de prendre mon courage à deux mains et t’ennuyer.

       Je disais donc que j'étais blessé. Ne t'effraie pas. Ce ne sont pas les boches la cause. Je m'amusais au cantonnement à découper du bois et, au lieu d'une planche, ce fut dans mon doigt que mon couteau essaya sa lame fraîchement aiguisée. Bobo, va. Quelques jours d’ennui et ce sera tout.

       Le moral s'est un peu relevé. Le cafard a été beaucoup diminué. Il est vrai que le congé approche. Le 14 ou le 15, je compte aller faire une excursion à Lourdes. Nous serons logés au foyer du soldat belge, hôtel de France, Lourdes. Voilà l'adresse où je serai si tu veux m’écrire. Je serai là du 16 ou 17 au 21 ou 22. J’en profiterai pour voir les Pyrénées afin que plus tard "Montagne des Pyrénées je te revois toujours, cabanes infortunées vous êtes mes amours". Bref, nous en causerons après mon retour.

       As-tu reçu ma dernière lettre, datée des tranchées ?  Elle était un peu l'écho de mon âme. Mais n’en parlons plus. J'ai de nouveau reçu une carte de la maison. Ils disent qu'ils m’attendent pour le mois d'octobre. Tout va bien, mais la vie est chère, très chère. Et même avec de 1’argent, on ne trouve pas son nécessaire. Les betteraves fourragères remplacent les pommes de terre, chose si rare qu'on dirait un mets qui vient des pays exotiques.

       Malgré toute ma bonne volonté, ma plume est rebelle et je vois que je vais t'endormir. C’est peut-être l’effet du lever matinal. 3h 30 du matin, réveil.

       A bientôt de te lire longuement et les meilleures amitiés de ton filleul.

René.

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Le front, 27 juin 1917

       Ma petite marraine,

 

       La chaleur tropicale qui nous est octroyée depuis quelque temps a pompé l'encre des "inktpot" de la cantine. Force m'est donc de recourir au crayon. Ce contretemps m'empêchera 1e cœur de guider ma main, aussi je ne demande pas d'être excusé.

       Comme vous le savez, je reviens des Pyrénées. J'en reviens avec un cafard gris… vous devinez. J'étais sur le point de vous avertir que je serais passé par Toulouse où je devais séjourner deux ou trois heures. Mais vous savez ce que c'est que l' armée : une vie incertaine où l'on n'est seulement certain que de l'heure présente. Aussi je ne pus vous avertir de mon passage à Toulouse le dimanche 17 juin, ma lettre serait surement arrivée en retard si je prends pour exemple celle du 22 mai. J'ai donc passé 5 jours à Lourdes et les environs. Le premier jour, je fis la belle excursion du Pont d'Espagne, le second me prit dans l’ascension du Pic du Ger, le 3ème je 1’occupai à une promenade au lac de Lourdes. La pluie me f i t rester le reste du temps à Lourdes. J'emporte de mon voyage une grande fatigue physique, mais aussi beaucoup de courage pour l'avenir. Ce repos, loin du bruit des canons fait tant de bien au cœur et à l'âme et remonte le moral qui commençait un peu à se transformer en toile d'araignée. Je suis revenu par Pau où je fus reçu dans le château Henri IV. Je ne me paie pas du linge, voyez-vous.

Je vous dirai mes impressions plus tard, voyez-vous, car pour le moment mes nerfs sont un peu trop tendus : le retour, la cha1eur etc... e t je répondrai également à votre lettre du 9 juin. D’ici quelque temps, je crois que nous serons un peu plus tranquilles, à moins que ce ne soit le calme précurseur de l' orage.

       Avez-vous reçu ma carte des Cauterets ? Puis-je vous envoyer avec mes meilleures amitiés un doux baiser respirant encore le parfum des pins pyrénéens ?

       Votre filleul

René

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Le front, 2 juillet 1917

Heureux anniversaire de nos relations

       Ma petite marraine,

 

       Une lutte gigantesque est engagée pour le moment. Signor Phébus vient de déclencher une G.O.G. sur mes paupières. Pour contrecarrer, son attaque, je prends ma plume pour éveiller ma petite marraine, peut-être prise du même mal.

       Mais je rigole, c'est indélicat surtout que votre lettre du 23 m'apprend que vous avez été souffrante. Pauvre petite, un abcès cela fait tant souffrir, surtout à la gorge.

       Ce voyage dans les Pyrénées a été aussi un étonnement pour moi. Mon tour de permission allait sonner. Je ne savais pas où aller. J'ai bien une tante à Paris, mais Paris me dégoute, ce n'est pas du repos c'est de 1’énervement, cette cohue et puis Paris, c'était encore la caserne. Nos "flics" qui n'ont jamais vu le front sont si sévères. J'ai été deux, trois fois chez des cousins dans le Loiret, maintenant ils n'ont guère le temps de me recevoir quoiqu'ils le font avec plaisir. Un de mes amis ou plutôt de mes collègues allait aussi à Lourdes et c'est ainsi que je me suis décidé. Nous avons là-bas un foyer militaire qui nous héberge au prix de 3 frs 50 par jour. Ce n'est pas trop cher et c'est pour cela que j'ai succombé à la tentation de voir Lourdes. Je devais aller la voir en septembre 1914, mais hélas !...

J'ai donc vu Lourdes et ma lettre du 27 vous aura dit les excursions que j'ai faites dans les Pyrénées. La première impression que j'ai eue en arrivant à Lourdes ou plutôt à ma première sortie, car le voyage m'avait anesthésié le cerveau a été une impression de petitesse devant le spectacle grandiose et sauvage qui se déroulait devant mes yeux. Les montagnes pour celui qui n'en a jamais vues sont incompréhensibles : le tableau le mieux fait, la description la plus réelle ne saurait donner une idée exacte de la montagne ou de la mer ou de n’importe quel chef d’œuvre naturel. On doit voir pour sentir et retenir. Lourdes est grandiose par le cadre qui 1'entoure. On n'est rien, rien ici bas, une simple mouche sur la mappemonde d'une classe.

       La tranquillité du pays, ce calme repose c’est avec une âme plus retrempée pour les misères que je suis revenu. Quel beau pays ! Et je serais tenté de dire : je voudrais y vivre et mourir. Les environs de Toulouse se rapprochent de l'Ardenne. Mais cela ne vaut pas Cauterets : la nature sauvage non encore salie par la main humaine quoique les débuts de la promenade du Pont d'Espagne soient déjà martyrisés par la capture des chutes d'eau.

       Toulouse m'a bien plu : les boulevards près de la gare m'ont un peu rappelé nos villes belges avec leurs cafés aux grandes terrasses s'amenant jusqu'aux marronniers de l'allée. Quant à Pau, c'est un peu trop de "chique". On a voulu la moderniser, c'est comme Namur, on l'a gâtée. Ce que j'aime à Pau, ce sont les tableaux du château Henri IV. Est-ce un peu de chauvinisme à cause de Teniers ? En tout cas, ces Gobelins et ces tapisseries des Flandres sont jolies et sans valeur appréciable, tout comme les mosaïques du Rosaire et les tableaux au château de Fontainebleau. Bref, je conserve de mon voyage une très bonne impression et c'est la seule fois que je reviens de congé sans cafard. Serait-ce un pressentiment de l'orage qui se prépare ? Mais mieux vaut ne pas y penser et laisser faire le temps.

       Vous me demandez des nouvelles sur mes lectures. Il y a bien longtemps que je n'ai ouvert un livre. Le dernier a été Stello et depuis lors je n'ai plus eu le temps de m'occuper de choses intelligentes. Voilà que c'est ceci, c'est cela. A l'infanterie, vous comprenez aujourd'hui ici, demain là-bas. On fait partie de toutes les armes et on sert à toutes les armes. Mais je me tais, préférant parler d'autre chose que de l'armée.

       J'ai reçu deux lettres de la maison, l'une du 14 avril et l'autre du 1er mai. Tout va bien mais la vie est bien difficile, même à prix d'argent, on ne peut se procurer le nécessaire. Malgré cela, ils sont tous en bonne santé. C'est le principal. Ils savent que je suis en correspondance avec vous. Ils ont été très contents de savoir que j'avais quelqu'un, une précieuse amie qui souhaiterait combler en affection le vide de la famille absente. Ma mère ajoutait quelle aurait bien voulu la voir en photographie. J'ai bien envie de répondre que j'ai déjà bien difficile d'avoir sa photo actuelle.

       Quant à la question que vous me posez, elle est un peu difficile à répondre, car on ne sait pas la situation qui se présentera après la guerre. Quant à la fleur de l'oubli, je ne crois pas quelle germera sur ces pages car le rien que vous prenez restera toujours. Depuis le début de nos relations, j'ai toujours conservé vos lettres et parfois dans les heures d'insomnie, elles viennent me donner un peu de courage. Ma correspondance est la seule chose à quoi je tiens beaucoup et c’est aussi la seule que je conserve comme souvenir. Quant à l'impression de ces conversations écrites, j’en garderai toujours le plaisir qu'elle m'a donné quoique les réponses de la marraine soient souvent selon son expression un peu sèches. A mon tour de vous demander la même question et celle que vous m'avez faite dernièrement et qui a provoqué votre réponse du 7 juin. Aujourd'hui, c'et le lundi de la St Pierre, les deux salves de bataillon de la marche troubleraient les échos silencieux du pays Wilmart qui est hélas un pays. Le papier commence à se faire étroit et votre abcès vous empêchera de déchiffrer mon griffonnage. Aussi je… Ne soyons pas trop pétillant.

       Je me dis votre filleul….

René

*          *          *

Le front, le 8 juillet 1917

       Ma petite marraine,

 

       Je ne puis résister au désir de vous souhaiter le bonsoir et répondre à votre gentille lettre du 4 juillet.

       Ne vous attendez pas à quelque chose, comment dirais-je… Devinez. Le doux parfum des Pyrénées et son calme inspirateur est bien loin. Hélas !  Pourquoi les jours se suivent-ils toujours sans se ressembler ! Pour le moment, je suis installé sur un plancher mouvant où une grande discussion est engagée pour des chiens… et je crois que cela va tourner au cinéma. En bas, les frères des Boches nous envoient de l'eau de Cologne ad odorem non hominem, unique dans son genre. Et c'est là-dedans que je dois griffonner une lettre pour ma marraine.

       Votre confession m'a vivement intéressé et comme l'aveu est sincère, l'absolution est de suite accordée. J'ai de suite compris votre silence à ce sujet et je n 'ai pas voulu le devancer, car je n'avais jamais pensé à aller en congé dans le midi. Et ma dernière lettre vous aura expliqué comme je me suis décidé presto subito à aller à Lourdes. A fouleuse, j'ai bien pensé et même j’ai demandé où se trouvait Montjoire. Comme on me disait qu'il y avait 18 Km, je me suis dit : ma lettre ne sera pas arrivée et je craignais de vous déranger, le terrain n'étant pas préparé pour une offensive.

       Néanmoins, je vous remercie et j'espère bien répondre à votre invitation. Quand  l'avenir, l'avenir… On parle beaucoup de ceci, de cela, bref les éléments futurs vous diront mieux ce que la censure ne me permet pas de dire. Je ne sais pas quand mon tour reviendra pour aller en congé. Il est fort probable que je vais quitter le front pour quelques mois. Je me suis inscrit  pour quitter le service de santé et passer à l'infanterie. Il y a du pour et du contre. Comme avantage, je passe trois, quatre mois dans une école pour sous-officiers et je reviens au front comme sergent, candidat à l'école d’officiers de Gaillon. Au service de santé, il y a cet avantage qu'au repos on n'est pas tenu, mais comme danger c'est la même chose. Quant à l’avancement, il est très difficile et on n’a pas droit aux distinctions honorifiques. Un brancardier fait une action d'éclat, expose sa vie pour chercher un blessé, il ne fait que son devoir, répond-on. Mais je me tais sur ce sujet, chacun lave son linge sale en famille.

       Ne m'en veuillez pas donc si ma correspondance est retardée ou interrompue pendant quelques jours. Dans le cas où vous resteriez quelques semaines sans recevoir de mes nouvelles, voici quelques adresses à qui vous pouvez écrire. Capitaine de la 6ème Cie du C.II ou à l’aumônier du IIè Bataillon du C.II. Dans le cas où un accident me serait survenu, ne pourriez-vous pas avertir ma famille en écrivant à mon cousin interné en Hollande : Oscar Pourignaux, Cap. 1er  chasseurs à pied, B. 27, Hardarwijk (Hollande).

Ma chandelle se meurt, aussi je ferme la porte en réfléchissant aux paroles de Henri de Regnier. Elles sont vraiment vraies et étaient déjà miennes avant la guerre. C'est pour cela que je ne voulais pas élire la compagne de ma vie sans être placé définitivement et la guerre est venue couper mes projets.

       A bientôt une longue lettre d'au moins huit pages. Elles me feront tan t de plaisir et cela sera une façon de prouver la sécheresse de votre cœur .

       Deux bons bécots avant de m'endormir.

René

*          *          *

Le front, 13 juillet 1917

       Chère marraine,

 

       J'aurais plutôt préféré dire "ma jeune grand-mère" puisque vous n'aimez pas à plaisanter, rire, échanger des paroles… C'est moi qui ai bien ri quand vous avez écrit " j'étais née un 1/2 siècle trop tard. " J'ai ri et de bon cœur, quoique dans le bon fond, j'admire votre réserve et votre prudence.

       Seulement je ne comprends pas très bien votre finale " si vous ne la trompez pas". Cela m'a vraiment étonné et a jeté un peu d'ombre sur le plaisir que j'ai eu à relire plusieurs fois votre adorable missive. J'admire votre réserve et c’est pour cela que je vous estime. Plusieurs fois même j'ai pensé plus loin mais divers motifs m'ont retenu et me retiennent encore. Le Belge se sent un peu du Normand, il est calculateur de naissance. Il est vrai qu'il y a des écervelés qui passent directement à l'offensive, sans tâter le terrain d'attaque. Mais leur offensive n'est qu'un feu de paille. On doit calculer les pour et les contre si on veut que l'offensive se transforme en percée. Pour le moment, je ne vais guère de pour, les "contre" sont très nombreux. Le principal, c'est la guerre. Aujourd'hui en vie, demain… on a bien peur d'y penser, cela enlèverait le courage.

       Et puis qui sait ? Qu'est-ce que le retour au pays nous réserve. On a bien sa position, mais c'est en Belgique et puis est ce que cela ne sera pas changé… Voilà j'aime mieux pour le moment laisser couler l'eau sous le pont et ne pas essayer d'arrêter le courant.

       Il y a aussi cette prédisposition à l'humeur chagrine qui, lorsqu'elle n'est pas bien comprise devient pour ceux qui m'entourent une humeur massacrante. Un sale caractère, comme on dit, mais ce sale caractère est incompris et devient maussade, un petit rien lui fait prendre la mouche. Mais cela ne dure qu'un temps…

       Aussi ne remuons pas l'eau de crainte que la vase se mêle et vienne à nouveau noircir le courant. Surtout que l'heure est très proche où l’on va demander beaucoup de nous : la lutte finale approche, espérons que ce sera celle de la rédemption. Mais silence là-dessus et revenons à nos moutons, dame censure est si cruelle. Dès vos premières lettres, j'avais pressenti votre déclaration ou plutôt vos confidences du 9 juin et c'est pour cela que j'ai agi prudemment vous laissant libre entièrement de la manœuvre. Maintenant on se connait mieux et le marrainage devient plus intime. Vos lettres sont un besoin pour moi, je les aime et je les attends avec impatience. Le peu d'affection qui s'en échappe de la "sécheresse" est suffisant au cœur exilé dont la brutalité de la réalité et la matérialisation de la vie tâchent de combler ou plutôt d'endurcir ce cœur exilé. Merci de l'intention toute française que vous avez eue et qui j'espère bientôt se réalisera.

       Seulement les…… qui suivent l'impression qu'elle me laissera me rendent un peu perplexe et c'est en vain que je cherche à deviner. C'est difficile, il est vrai, à dire et à savoir. L'avenir est si drôle. Néanmoins une petite explication ferait plaisir. Merci de l'estime que vous portez au drôle de jas qui est votre filleul et le jugement que vous portez sur lui est trop flatteur, quoique se rapprochant beaucoup de la réalité. La correspondance, quoique dit Bouffon, est l'homme mais cependant on doit se réserver. Les écrits restent tandis que les paroles volent.

       Le papier devient rare. Aussi je vais un peu prendre appétit avant de souper en réfléchissant à votre lettre. Je ne dis pas rêver car le rêve n'est pas la réalité. Encore une fois merci et à mon tour je vous embrasse avec affection. Certes, ce baiser sera plus rude, il n’est plus embaumé du doux parfum des Pyrénées.

       Votre filleul ou plutôt un petit : fils qui pense souvent à sa grand-mère,

René.

*          *          *

Le front, le 21 juillet 1917

       Ma petite marraine,

 

       Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage et voilà plus de vingt fois que ma lettre essaie de se faire ou plutôt que ma plume tâche de buriner quelques hiéroglyphes car ma tête est comme dit la chanson un véritable capharnaüm. Pardonnez-moi si ma lettre vous fera bâiller. C'est l'ambiance du milieu qui en sera la cause. On dit que la fatigue physique met en éveil les facultés intellectuelles. Il me semble que ce principe pédagogique devient plutôt un sophisme. Après une marche par un temps tropical, l'envie d'écrire se transforme en désir de dormir. Néanmoins comme je dois le faire, je prends mon courage à deux plutôt trois doigts et je m’attelle à la tâche, si rude soit-elle.

       Je continue donc et je reprends votre lettre du 17. Vous avez l'air de me dire que quatre petites suffiront. C'est vrai, mais vous savez que plus on s'approche du Nord et plus les appétits deviennent insatiables. Et au sens propre du mot, les Belges passent pour des ogres lorsqu'ils s'asseyent à une table méridionale. Vous êtes excusée pour cette fois savez-vous, car chaque jour on n'est pas toujours disposé à bâtir. Cependant n'attendez pas de moi une réciproque de plus de quatre pages. Je suis militaire et nos lettres sont soumises à une réglementation. Ce n'est pas la bonne volonté cependant qui en est la cause, il y a des jours où l'envie est grande, mais "la nourriture est rationnée" si on veut employer les termes modernes.

J'ai été très touché de 1'attention que vous me portez en vous inquiétant de mon sort. Heureusement, 1’attaque allemande n’a pas eu lieu sur notre front. J'aurais voulu converser longuement sur cet incident ou plutôt sur ce coup de poing d’Hindenburg, seulement, gare à la carte de la conversation. Cependant, je me permettrai de dire que le secteur en question ne m'est pas inconnu, tant pour la difficulté du terrain que pour sa valeur offensive ou défensive. Cela me ramène aux  luttes d’octobre, novembre et décembre 1914, à la grande bataille de l’Yser. Je vous prie de croire que nos journées glorieuses d'antan furent aussi nos journées de deuil. Il est vrai que maintenant, grâce au matériel actuel, ce coup de poing passe inaperçu et n'a guère d'influence sur le développement des opérations futures. Cependant il est regrettable. Néanmoins, ce fut pour nous une réponse bien plus éloquente que des flots d’encre au journal anglais de "John Bul " qui demandait dernièrement à ses lecteurs avec son humour sarcastique ''qui peut me renseigner du roi Albert et de ses soldats". Mais je tourne la page et pour cause. Je réfléchis à votre lettre du 17. Il me semble que ce "plus tard peut-être l’avenir sera meilleur à quelques-uns…" est si mélancolique et a si l'air de quelque chose de regret d'un fruit agréable trop vite consommé ou passé loin de nous. Est-ce donc là vingt ans ? Est-ce donc là la vie et la joie ? Vivons au contraire et espérons . La vie n'est pas un rêve, mais une suite de rêves. Donc l’un ne se réa1ise pas d'autres viendront combler le vide creusé par l'illusion du disparu. Ah ! mes vingt ans, que je voudrais les revivre et combien ma façon de vivre serait changée. Maintenant, je ne m'en fais pas et, si c’était à refaire, je m'en ferais encore moins.

       J'ai été très heureux de savoir ma marraine moins rêveuse. C'est déjà le premier pas vers la guérison. Au contraire, vivez non pas du sens que Montmartre nous enseigne, mais vivez dans le vrai sens du mot : avec un idéal, un but n'importe lequel pourvu que ce soit un but. Observez ce qui se passe autour de vous, rapprochez vos observations des sentiments personnels qui vous animent. Je le répète, défiez-vous des lectures. La pensée d’autrui ne précise pas la sienne que du contraire, elle la difforme et ce qui semble au premier abord impossible et incroyable, à la fin devient réalité. Mais me voilà faisant de la morale. Cependant, l’estime que je vous porte et que vous me réciproquez me permet d'agir ainsi. Combien je voudrais vous voir heureuse et ne plus vous savoir mélancolique. Combien je serais content que vous soyez guérie de votre caractère triste, défiant, sceptique. Ce n'est pas incurable, que du contraire.

       Mais je termine, voici ma carte finie. Je dois la renouveler et je demande si on doit le faire pour payer le bonheur du devoir accompli.

       En finissant ma missive, une citation au moins à votre livre d’or.

Mes meilleures sympathies,

René

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Le front, 28 juillet 1917

       Ma chère marraine,

 

       Crise de papier et d'encre et malgré cela, je tire mon plan. Un voisin serviable me passe une feuille et avec mon cayon, je vais vous ennuyer, histoire de tuer le temps à défaut de Boches.

       Bien reçu votre lettre du 22 et j'ai été très content de vous savoir en possession des deux photos. Excusez la brièveté de la carte, lorsqu'on envoie des photos on doit passer par la censure et alors… Combien je voudrais faire une collection du front belge. Vous savez, homme veut, mais Anastasie ne veut pas. Il fait bien chaud pour le moment. Le soleil donne en plein sur nos abris. Malgré qu'on a l'habitude de porter le costume, on le supporte difficilement. Notre tenue est en drap comme les Français, seulement nous avons un ou deux pantalons de toile pour les besognes sales. Quant à la tunique, elle est unique et en drap ainsi que la capote. Je crois que pour le moment on nous fait faire notre trappe. Pour l'entretien, c'est plus facile que le bleu horizon, le kaki étant moins salissant. Au repos, on se met comme vous le dites, à son aise et le canal, quoi que je ne sache pas nager, reçoit souvent ma visite.

       Vous ne connaissez pas le caractère du Belge. La raillerie est son fort ; le Français, lui, blague, raconte des histoires, mais le Belge, surtout le Bruxellois a pour fort la zwanze ou si vous le voulez "tirer quelqu'un en bouteille". Ainsi les ketjes bruxellois qui en sont les maitres, se sont bien moqués des Boches. Un jour grand branle-bas au Boulevard Anspach. L’artillerie allemande représentée par des buses de poêle reposant sur des troncs de roues de voitures anglaises défilait au son cadencé d'une musique plutôt casserolienne que militaire. Un autre jour une compagnie des ketjes casque à pointe (chapeau boule surmonté d'une carotte) défile au pas de parade sur la place de Bruxelles. Une autre compagnie de moindre force débouche dans un coin de la place et représente une patrouille des Alliés. Aussitôt la revue se disloque et les soldats en herbe se débinent au pas de gymnastique. Les faits sont nombreux. Du reste, lisez la chanson des ketjes de Bruxelles lancée par Mayol et vous aurez une idée de l'esprit bruxellois.

       On vient de m'apporter le rata et je vous quitte en vous priant de recevoir mes meilleurs souvenirs.

Puis-je aujourd'hui vous embrasser vu que j'ai vingt-cinq ans ce soir ?

René.

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Le 1er août 1917

       Ma petite marraine,

 

Comme je vous l'avais annoncé, l’après-midi aurait servi à vous écrire. Hélas ! ne me grondez pas si j'arrive en retard. Une partie de piquet me force de travailler à la bougie. Si ma marraine de baptême était ici, elle gronderait bien fort : vous usez de la bougie alors que vous avez eu le temps tout l'après-midi etc...etc.. Bref, on ne s en faisait déjà pas alors, on fermait les oreilles et on passait au chapitre suivant.

       Tout d’abord, je ne vous excuse pas de suppléer à la crise du papier par un emprunt à votre carnet. Un cahier aurait été pardonnable, un carnet, c'est trop petit en surface. Quid vult ?  les appétits sont si grands et les biens si petits.

       N’attendez pas pour m'écrire d'avoir reçu une de mes lettres. A ces moments-ci , le temps fait souvent défaut, on vit au jour le jour dans 1’imprévu du lendemain. Cependant vos lettres me font énormément de bien. Elles sont comme dirait le poète, "le jus du fruit d'or de vos baisers et de vos pensées" qui me font revivre quand le service interne vous engourdit la volonté.

Vous allez encore vous dire : Ah ! ces Belges ! qu'ils sont moqueurs ! Voilà ma vieille fille qui rajeunit, elle pense tout de même vivre. " Il me semble qu’on peut toujours se faire une part de bonheur ". Ce n’est pas " il me semble" qu'il faut dire, c'est '' je veux ". Essayer n'est pas français. Le sillon est creusé non par la charrue mais par le laboureur.

       Pourquoi lire Tolstoï ? Un de ses livres un jour me tomba dans les mains. Je n'en sais plus le titre. Tolstoï fut classé et délaissé. C’est encore un de ces auteurs qui cherchent à se faire un nom en flattant la passion. C'est si facile de chanter sur tous les tons : vous avez droit à ceci, à cela, et ne jamais dire : vous devez . Où cela nous mène-t-il ? A rester encore un hiver, si ce n'est pas plus, dans les boues glacées de l'Yser (au moins sous les armes). Faire la révolution, c'est bien. Mais diriger une révolution. Regardez la Russie, l'impérialisme français sortant de 93 et si on pouvait dire toute sa pensée, un volume ne suffirait pas. Combien de classiques de Louis XIV nous présentent la vie sous un idéal. Certes, l'idéal est souvent bâti sur du sable et alors il s'écroule. Bâtissons-le sur du béton et fortement armé.

       Mais je ne sais ce que vous allez penser de mes lettres. Que voulez-vous, l'instituteur se rencontre dans tout ce qu'il fait et je vous vois si balançante, si hésitante, c'est peut-être cela qui fait que le carnet fait office de cahier. On doit faire comme la pierre qui tombe à l'eau sans crier gare. J'aurais cependant voulu aujourd’hui remémorer du passé. Voilà  trois ans que j'ai quitté ma famille pour m'égarer dans la grande cohue qu'est l'armée. Quand la reverrai-je ? Et dans quel état ? Faites-moi un peu penser quand vous m'écrivez de vous envoyer quelques lettres de ma mère. Vous aurez ainsi une idée de ce qui se passe là-bas. Monsieur Cent sous, comme vous le verrez, leur fait plus de tort que les Boches.

       Ma chandelle se meurt et comme Pierrot n’est pas ici pour la rallumer, force m’est donc d’abandonner ma Pierrette, libre actuellement de toute entrave classique pour un voyage dans le monde mystérieux des rêves. Peut-être la Garonne va-t-elle prendre la place de l’Yser ou de la Sambre. Qui sait ? N'y pensons pas pour le moment, cela gâterait le plaisir de l'imprévu.

       Mille et une amitiés scellées d’un doux baiser.

René.

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Le front, le 9 août 1917

       Ma petite marraine,

 

       Encore une minute et je suis à vous. Ma pipe est allumée, ma plume entre les doigts fait sa toilette dans l'encrier et en route. Clairons, ouvrez le ban !

       L’amour rend ingénieux. La caricature qui vous a fait rire en est la preuve. J'aurais voulu discuter un peu sur la gymnastique, mais je dirai que comme dans les sports, l’entraînement enlève toute fatigue et fait réflexe certains exercices qui coûtaient beaucoup d'efforts au début… Et quelle méchante idée de penser que votre filleul aurait eu de lancer à sa jeune fille de marraine : contente-toi de ce qui restera. Non, jamais je n'a i eu l'idée de me figurer un tel tableau devenu réalité dans l'avenir de ma marraine De tout cœur, je vous souhaite plus de facilité et je me tais et passe à la 2e  reprise.

       Quand j'aurai l'occasion, je vous enverrai votre premier chevron. Le nôtre est rouge comme le pompon du bonnet de police. Donnez-moi la couleur du vôtre et par retour de courrier vous aurez satisfaction. Mes quatre brisques viennent de voir leur famille s'accroître d'un nouveau-né en date du quatre août. Encore deux ou trois et la manche gauche disparaîtra entièrement. Grandeur et servitude, dirait Alfred de Vigny… Que pouvons-nous contre le destin ! Les douleurs sont des folles. Et qui les écoute… telle est la finale de la 2e reprise du ban.

        Le trio voudrait vous entretenir des opérations actuellement en cours. Mais taisez-vous, méfiez-vous… des indiscrets, il y en a partout. Le secteur du Passeur et de Steenstrae me sont connus. Je crois qu’il n’y a pas un pouce de terrain, qui n'ait laissé sur mes bottines et mes effets, du travail pour une demi-journée. Une petite pluie rend la terre collante aux effets et 1’eau emplit vite les puits creusés par vos godillots. C'est dire la lenteur avec laquelle va durer l'offensive. Par contre, il est assez difficile de masquer des troupes et c’est dans ce secteur que l'Allemand perdra beaucoup d'hommes. Etant les maîtres de 1’air (c’est un fait et non une blague de journaux) les cantonnements, places d'armes etc… sont bombardés copieusement et les aviations alliées vont jusqu’à mitrailler les troupes en marche ou à l'exercice. Cette offensive sera pour les Allemands un Verdun plus cruel et plus meurtrier. Nos pertes sont relativement faibles. Cette offensive sera plutôt un coup de foudre, grignotement qui aura, j'en suis convaincu, une grande répercussion sur l'arrivée de la paix. Quant à nous Belges, nous sommes prêts à donner un signal et ce sera de bon cœur  qu'on ira désinfecter d'abord, puis habiter les cagnas d’en face. En attendant, maîtrisons nos nerfs et imitons le rat de la Fontaine. "Patience et longueur de temps font plus que force et que rage"

       Mais le ban va se fermer, c'est le silence avec point d'orgue préludant la finale. Cela permet aux spectateurs trop tendres de s'épancher un peu et se dire des mots doux. Moi, je ne

puis plus. La guerre ou plutôt la civilisation devenue barbare m'a trop abruti. Aussi avec le ban fermé, le place-repos me permet de cueillir une pensée qui sera la plaque sensible d un doux baiser de votre filleul.

René

 

Note:  Votre "da capo al fino " me fait bien rire. Pauvre poilu, heureux de n'avoir pas femme. Quel contraste et quelle ironie avec la chanson populaire "à nos poilus qui sont sur le front…"

Pauvre arrière qui est si malheureux !  Plus de sucre alors qu'ils en ont 750 grs par mois ce qui revient à environ 5 morceaux par jour et que le poilu en a 2 morceaux. Plus de charbon, difficulté de voyager confortablement alors que les troupes voyagent en wagons à bestiaux. Je ne continue pas le parallèle. Quant aux toilettes, les vieilles nippes peuvent servir et avec de l'économie, on peut encore tirer son plan.

       Certes je ne nie pas les difficultés matérielles présentes, mais vous avouerez avec moi que la vie n'est pas un ruisseau limpide qui se laisse couler mais un torrent qui doit surmonter et aplanir bien des obstacles. Si ces femmes employaient le système D pour leur ménage, elles n'en arriveraient pas à oublier l'absent. Je suis méchant, me direz-vous, mais vous avouerez avec moi qu’il y a du vrai là-dedans.

 

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Le 20 août 1917

       Ma petite marraine,

 

       Vingt fois sur ce papier je remets ma plume et vingt fois je laisse évaporer l’encre, ne trouvant rien ou plutôt ne cherchant pas, ma pensée est comme dirait un chimiste, congelée dans les glaces de l'engourdissement mental. Il est vrai que quatre visiteurs s'escriment à côté de moi à faire mouvoir une table de fortune. Néanmoins, je vais réagir et tâcher d'agencer quelques lignes à la marraine. Peut-être que les fumées de ma pipe se balançant au caprice de la brise viendront m’inspirer. En avant donc et si je reste enlisé dans mon ornière, ne tâchez pas de m'en retirer : impossible sera devenu français. J'ai changé de tactique. Me voici assis sur mon sac à paille et mes genoux me servant d'écritoire pourront mener à bonne fin l'offensive envisagée. Je joins à ma lettre deux correspondances que j’ai reçues de ma mère : une carte et une lettre. Vous me les renverrez après lecture. J’y joins aussi le chevron de front que vous avez mérité.

       Vous me dites avoir visité une exposition d'objets fabriqués par vos soldats. Il y en a de vrais artistes tant pour la conception que pour le fini des œuvres. Quelle magnifique leçon ! On dirait que ceux qui vont mourir ont un certain besoin de laisser quelque chose d'eux, qui vive et qui les immortalise. On se demande parfois où ils vont trouver leur modèle et leur sujet. J'ai vu une de ces expositions au palais du jeu de Paume. Nos soldats exposent maintenant à Cardiff, Angleterre. Si j'ai l'occasion, je vous enverrai un travail d'un de nos jas. Excusez-mo i d'avoir mal interprété votre lettre faite sur une feuille de carnet. J'avais cru que c'était… mais j'aime mieux ne pas le dire. Votre lettre du 14 si longue m’a fait tout oublier et j'ai même été surpris d'avoir dit ces mots que je retire.

       Vous me demandez si j’ai lu Gyp. Je me rappelle Miquette et Petit Bob. Etude pleine d'observations assez déplacées pour une femme qui se respecte. Elle se ressent beaucoup de Richepin et Willy, les auteurs à la mode qui ont écrit sur la France ce qui, en réalité n'est que Paris, cité de lumière et de débauche. Pêcheurs d'Islande et en général Loti est mieux, car ces auteurs au 1ieu de dépeindre la France débauchée, la dépeigne telle qu'elle était autrefois et qu'elle est encore maintenant depuis trois ans : la France héroïque et laborieuse, la France, lumière du monde. Si je pouvais dire ce que cette littérature qui est appelée à disparaître a fait de tort à l'influence française chez les peuples. Influence exploitée par un ennemi hypocrite dont la verdure de son organisation cache une eau stagnante et infecte. Pour le moment, je lis le sacrifice de Henri MESSIS (1914-1916) et je réétudie la seconde langue de la Belgique, le flamand… J'en savais encore quelques brins mais après la guerre on en aura besoin, surtout ceux qui exercent des fonctions publiques.

       Je termine car on vient de sonner le facteur. Ecrivez le plus souvent possible. Cela fait tant de bien vos lettres.

       Réciproque de vos baisers.

René

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Le front, le 27 août 1917

       Ma petite marraine,

 

       Le canard lorsqu’il sort de 1'eau secoue ses ailes. Un poilu, il s’en débarrasse car ses plumes sont plus lourdes et se détachent d’elles-mêmes.

       Pour le moment, je suis assis à une table de cantine en tenue hors d'ordonnance : pantalon d'un ami du train, manteau d'artilleur et autres linges empruntés çà et là chez des copains plus heureux. Mes nippes sont occupées à sécher à la pluie. Hier soir, l'obscurité aidant, la fatigue m'a fait que j’ai pris un vélodrome de grenouilles pour une piste cyclable. Heureusement qu’on ne s'en fait pas et que ce matin j’ai trouvé dans ma pipe et un bon demi de bière l'oubli de mes misères. Je fais comme Musset, seulement au lieu du verre, ce sera ma marraine que je plaindrai. Ne vous effrayez déjà pas. Je ne vais pas tomber sur vous à bras raccourcis, mais mon babillage sans queue ni tête va peut-être vous faire bailler, car mes idées sont un peu enfouies dans la vase ou plutôt sont envolées dans la poussière de la piste. Heureusement qu'en rentrant, j'ai reçu une grande surprise. A la sonnerie du facteur, on vient me tirer par les pieds pour recevoir un recommandé. Ce recommandé contenait une carte, une lettre et une photo de la maison ainsi que votre gentille lettre du 21. Je vous enverrai la lettre ainsi que la photo quand je serai séché. Rappelez-le moi car 1a mémoire est souvent pour moi la faculté d'oublier.

       Maintenant venons à l'offensive, plutôt à la contre-attaque car c'est vous qui avez commencé cette fois. De but en blanc sans bombardement ni grenade, je passe à l'arme blanche, question délicate et assez difficile à résoudre. Vous n'aimeriez pas d'admettre cette théorie dans une trop large mesure, m'écrivez-vous. Moi je ne sais quelle opinion prendre car cela dépend de bien des circonstances. Tout d'abord, il faut des instruments et un poilu après trois ou quatre ans de guerre aura-t-il encore la possibilité de trouver ce qui lui convient. Et puis, les rhumatismes, les gouttes etc… tout ce que vous pouvez penser ne le rendront-ils pas trop vilain et ne lui jettera-t-on pas la pierre au nez : va-t-en, chétif insecte, excrément de la terre, que viens-tu faire ici, toi qui as passé la vie dans les ordures.

       Mais c'est du pessimisme et moi qui vois tout en rose, même des bébés roses, qu’allez-vous penser ? Je vous vois déjà indignée et votre cœur délicat et patriotique se trouve offensé. Aussi, je laisse là ce sujet et je me figure mon sac à paille changé en lit clos avec un grand point d'interrogation sur les rideaux. Que va-t-il en sortir ? C'est un point facile à attaquer.

       Avez -vous déjà lu le livre d'Henri Bordeaux "La peur de vivre" et surtout sa préface, tirée de Roosevelt "La vie intense" ? Je ne suis pas du tout partisan de ces manœuvres machiavéliques, microbes venus d'Allemagne, oh hélas, mis trop en pratique en France. Pauvre France ! Elle ne voit pas là-dedans ; son suicide. On 1'a vu encore ces derniers temps, aussi je suis avec la campagne menée par vos grands écrivains, surtout Bazin, Bourget (divorce), Bordeaux et d'autres, dont je ne trouve pas les noms. Quelle ironie que cette campagne menée par des journaux et théâtres à la mode, qui d'un côté font du charlatanisme :"Faut des gosses" et de l'autre poussent les hommes et les femmes à la débauche. Car, je le dis, la débauche est pour beaucoup dans ces manœuvres et c'est aussi pourquoi bien des ménages ne sont pas heureux. L'enfant étant le trait d'union, le maintien du bon ordre dans le ménage, le grand motif qui soutient les parents à avoir une bonne conduite. Bref, j'approuve qu'on doit repeupler. Quant à mes idées pour la mise en pratique personnelle de la théorie, cela est difficile à dire car homme veut, mais ne peut pas toujours.

Quoique aimant à voir le cercle de famille s'élargir et applaudir à grands cris, je ne puis rien dire. Cependant, remarquez que les enfants ne sont pas comme on le pense des charges, mais un plaisir plus enivrant, car la rose n'est pas sans épine. A la maison, nous étions cinq, actuellement encore quatre et loin d'être malheureux, on vivait heureux.

       Je suis très heureux et très touché de ce que vous ne parliez pas de guerre. J'aime mieux parler d'autre chose, car la tête est vide et le cœur aussi. Des désirs on en a bien mais si on regarde son costume, désirs, aspirations tombent comme un château de cartes. Pourquoi sont-ils inassouvis et inassouvissables. Peut-être qu'en me les avouant, je pourrai y mettre un peu de baume car je crois que l'abîme n'est pas si immense et que la mer peut y passer et laver la souillure, contrairement au vers de Musset. Une confession fait tant de bien surtout à un ami que votre dignité et votre bonne humeur ont presque conquis.

       Mais que viens-je de recevoir ? Une goutte sur l’oreille. Le toit de notre cantine demande un ardoisier. Si vous en connaissez un, vous pourriez 1'envoyer à moins que vous préfériez faire comme 1a Roxane, venir me retrouver au siège des Boches.

       Je vous quitte car un pays m’attend et les libations vont sans doute faire oublier le cafard qui va naître en revivant le pays.

       En attendant de pouvoir embrasser votre photo à défaut du sujet, je prie ma lettre de le faire à ma place.

       Votre filleul ou plutôt votre grenouille impatiente.

René

 

P.S. Dites-moi un peu quand finissent vos vacances et aussi comment je dois faire pour me  rendre à Montjoire. Peut-être qu'un incident imprévu me forcera à quitter le front pour quelque temps.

*          *          *

Le front, le 4 septembre 1917

       Ma petite Blanche,

 

       Je viens de recevoir les lettres en retour ainsi que la vôtre. Une lettre précédente vous aura appris que j'avais encore reçu des nouvelles de la maison. Je vous les communiquerai d'ici quelque temps, ainsi qu'une carte vue "Déjeuner scolaire à X " où mes sœurs sont institutrices.

       Grand événement dans notre régiment cette semaine. Nous avons pris des boches dans une patrouille que j'accompagnais d'où nouvelle citation à l’Ordre du jour de la division. C'est ennuyeux que la censure ne me permette pas d'en dire plus.

       J'avais cru qu'un congé de faveur m'aurait permis de passer quelques jours de vacances avec vous et ainsi vous raconter comment on fait des raids. Hélas de nouveau, brosse !! Mais taisons-nous, défions-nous.

       Vous me demandez quelques conseils sur la 1ittérature belge. C'est assez difficile, car les Belges ne connaissent pas leurs auteurs. Ils préfèrent lire des étrangers. On dirait qu'ils n'ont pas confiance en eux-mêmes et cependant, il y a du bon. Vous avez "La Belgique pittoresque" de Camille Lemonnier qui donne une idée de ce que c'est que la Belgique. Vous aurez sans doute lu "Le Mâle" de Lemonnier, ainsi que "Les charniers" (roman réaliste, genre Zola). Les romans historiques de Carton de Wiart et de Savignon, si vous avez l'occasion d’avoir "Vertus bourgeoises" et la "Cité ardente" de Carton de Wiart, c'est très bien. Ensuite, vous avez sans doute lu les œuvres de G. Kurth. Quant aux romans d'Henri Conscience, c'est un peu le genre de Paul Feval ou de J. Verne. Puis vous avez les abeilles de Maeterlinck, les poésies de Verhaeren et André Van Hasselt. Il y a aussi les œuvres de la jeune Belgique comme Maurice Desombiaux auteur de "Mon pays natal". Si vous m'envoyez la liste des auteurs figurant à votre bibliothèque, je pourrais plus facilement vous dire ceux qui sont les plus intéressants. Si vous voulez connaître notre vie, lisez "La bataille de l’Yser" par Desombiaux (paru en feuilles littéraires)  

       Voilà quelques renseignements s'ils peuvent vous être utiles. J’ai été très flatté de votre désir de lire ces livres, car en connaissant la littérature d'un pays, on apprend à aimer ses habitants. Et c'est cette pensée qui m’a beaucoup touché. J'ai été également très touché de votre désir de distraire le fils jusqu'au jour où il retrouvera les joies de son home.

       Je vais être forcé de laisser une page blanche. Que voulez-vous. Ce n'est pas la bonne volonté qui me manque, mais le service n'est pas toujours compatible avec les grandes expansions. Je joins à ma lettre une lettre de change payée sous présentation au bureau de la banque. Ce chèque est nominatif et non au porteur.

Meilleures amitiés,

René

*          *          *

Le front, le 5 septembre 1917

       Ma petite marraine,

 

Lap ! Encore une… ! Eh bien oui , encore une, pas une nouvelle marraine , non pas de cela ... Mais je reviens d’une petite fête concert en plein air, genre de la carte que je vous ai envoyée. On y jouait une revue à grand spectacle avec couplet, commère, compère etc… Comme commère on peut dire qu'elle était un peu là, un " beetje doen " comme disent les Flamands. Et je vous prie de croire que le béguin commençait à me gagner et je me préparais déjà à passer à l’offensive pour tâcher de l’avoir comme conquête, quand une de vos lettres tombe par hasard sous ma main. Et lap que je dis… celle-ci je suis sur que c'est une dame tandis que sous ce tulle et ce taffetas rose tendre, n'insistons pas et passons au programme.

       Au programme : il y avait donc une revue, c'est-à-dire une critique plus ou moins spirituelle de la vie actuelle, critique que le ciseau de la Sœur Anastasie a adoucie. Cette revue était avec prologue et trois actes. Pas difficile de résumer la pièce. Le prologue se passe à l'infirmerie de la DA qu'un Américain vient visiter. En compagnie d'une infirmière, ils vont suivre des malades sortants au piquet, aux tranchées et au repos. Voilà le plan de la revue. L'américain vient voir les troupes au piquet, et comme cadeau, au lieu de pipes, tabac etc… amène une armoire de laquelle sort une jolie Parisienne des folies bergères, une étoile de ballet, je pense. Bref, jugez de l’effet produit sur l’auditoire. Encore cette scène de filleul qui remercie son Anglais par ce refrain :

 

Tu ne me connais pas, ni moi non plus

 Qu'est-ce que c'est que l'existence

 Tu ne me connais pas, ni moi non plus

Parce que je ne t’ai jamais vu

Mais nous ferons connaissance

Quand je t'aurai vu.

 

       Bref, je me faisais aussi la même réflexion, quand soudain arrive la marraine, un vieux torchon dans le vieux Picadilly de Londres.

       Bref, effet surprenant : le filleul illusionné d’un beau rêve ne reconnait pas et ne veut pas avouer ses relations. Vous auriez bien ri de l’effet produit, va !

       Dans la scène aux tranchées, il y avait une exhibition chorégraphique très symbolique. La valse de la boue. Comme scène, il y avait aussi la gloire du haricot noir, du Congolais : très bien tapé, va ! Seulement la censure ne me permet pas de tout dire. Le troisième acte nous amenait dans un village du front où un ballet ridiculisait les naturelles de l’endroit. Bref, fête très bien réussie. La commère très jolie, très gentille, véritable illusion que des gestes un peu trop brusques dévoilèrent à la fin être un homme travesti. On oubliait pour un moment le front et à part le canon qui grondait en sourdine et qui vous rappelait la réalité, on se serait cru en temps de paix. J'aurais voulu que vous eussiez été avec moi à cette fête et je crois que vous auriez bien ri.

       Tout dort dans la bruyère, comme dirait H Conscience il n’y a plus que moi qui veille. Le sergent vient de nous communiquer : demain réveil à 5 heures. Lap… que je dis, il est temps d’aller me coucher. Aussi je vous laisse ou plutôt je vais m'envoler du moins en rêve sur les bords de la Garonne, près des cimes boisées où se promène une blanche fleur que je suis forcé d'embrasser sur le papier.

René

*          *          *

Le front, 8 septembre 191 7

       Ma petite marraine,

 

       Je ne dirai pas que c'est adossé au tronc d'un vieux chêne (dans ce pays il n'y a que des saules et des peupliers) que je tâche de griffonner ces quelques lignes.

       La nature depuis quelque temps nous a donné un peu d'été. On en profite pour quitter ses " tube" et se griser d'air pur et frais à défaut d'amour et d'eau fraîche. C'est seul, installé au pied d'un noyer stérile que j'ai étendu ma toile de tente qui me sert de secrétaire. C'est très ennuyeux que les consignes soient si sévères pour ma Roxane Montjoirienne et je serai très heureux de nous servir de cavalier pour explorer ces lieux sacrés qu'aucun civil ne peut franchir sous peine d'être égaré pendant des heures entières dans ce que nous appelons le front. Avez-vous reçu mes lettres précédentes ? J'avais compté sur un congé de faveur et comme vous étiez en vacances je serais allé prendre une cure à Montjoire.

       Mon tour de congé arrive vers la fin d'octobre ; comme il y a longtemps que je promets à des pays de leur dire bonjour, j'en profiterai pour aller à Fontainebleau surtout que je m'attends d'un jour à l'autre à partir à l'instruction de fantassin et à l'école d'officiers et qu'il est fort probable que je n'aurai plus de congé avant Pâques. Quant au fameux congé, il a été remplacé par une prime de 4 f. 90, prime donnée par le Général, pour prendre un verre à sa santé. Cette prime je ne la considère pas ainsi, mais la censure m'interdit toute réflexion… Aussi je passe à votre lettre du 1er septembre.

       Samedi, j'ai dû vous laisser pour aller au cours de flamand et le service m'obligea à vous oublier ou plutôt d’interrompre notre conversation pendant dimanche et lundi. Aujourd’hui soir, je suis un peu libre, aussi je reprends votre lettre du 1er.

       Vous me parlez de la femme fonctionnaire mariée. En principe, je n’admets pas le mariage d'une femme fonctionnaire surtout si la femme fonctionnaire doit professer en dehors. L’homme seul doit être le gagne-croute hors du foyer, la femme est l'ange protecteur et consolateur , la gardienne. Mes sœurs sont cependant institutrices et cependant, je leur tiens le même langage que celui de ma mère. On ne peut s'occuper de sa classe et de son ménage. On soigne l'un au détriment de l'autre. Certes les revenus d'apparence sont plus forts, mais la dépense est également en rapport, on doit confier le soin de la maison à des étrangers. Et à 1’heure présente ? Et puis quelle éducation pour les enfants. J'ai fait l'intérim dans une classe où l'instituteur était marié avec l'institutrice du village et je vous prie de croire que si je marie un jour une insti tutrice, qu'elle devra démissionner.

       Cependant, me direz-vous pourquoi ce dédain pour les  institutrices ? Ce dédain pour les institutrices ne s'attaque qu'à celles qui professent étant mariées. Quant aux jeunes, j'admets que l'enseignement est la seule branche qui puisse mieux préparer  la jeune fille à être femme de ménage, chose que ne fait pas l'éducation des jeunes filles dans les lycées. Education qui éloigne la jeune fille, la femme future, du but qu'on attend d'elle. Combien nous autres, jeunes hommes, on a difficile de trouver une compagne convenable : bonne ménagère, économe (pas avare) et ayant de 1’éducation. Ce qu'on trouve beaucoup, ce sont des femmes qui comme disait un de mes professeurs, nourrissent leurs enfants avec de l'électricité et ravaudent leurs bas avec des caractères cunéiformes. C'est hélas !  l'éducation moderne : des puits de théorie, de la pratique, pas.

       L'enseignement normal, s'il est compris en France comme en Belgique est bien plus pratique et prépare mieux la jeune fille pour la vie. Et puis, le diplôme est du pain sur la planche pour l'adversité. Et c'est pour ces deux motifs que mes parent ont poussé mes sœurs à devenir institutrices. Excusez-moi ces réflexions. C'est l'écho de ma pensée et comme je n'ai pas l'habitude de cacher une arrière pensée, je ne me tais pas.

       Merci pour l'invitation que vient de m’annoncer votre lettre du 6 septembre. Ma permission étant arrangée pour cette fois-ci, la prochaine vous sera destinée. Surtout qu’Angers probablement se trouvera sur mon chemin. Là se trouve notre notaire, un grand ami de la maison qui m'a déjà plus d'une fois invité à lui rendre visite.

       Ma lettre finit juste au cri d'extinction des lampes. Un avion boche me force de m’arrêter au quart de la somme marquée sur le chèque, d'où reste à solder 750 baisers, moins celui que je dépose en finissant ma lettre.

René

*          *          *

Le front belge, 17 septembre 1917

       Ma chère marraine,

 

Enfin, voici de vos nouvel les, j’en suis content et très étonné. Il est vrai que le retard de votre lettre doit âtre imputé à Sœur Anastasie : la grande croque-mitaine des correspondants. Je disais donc que votre lettre m’avait beaucoup étonné. Qui aurait cru qu'une scène de la vie du front aurait fait flotter un peu de bise sur nos entretiens. Combien je regrette vous avoir rendue irascib1e en vous narrant une revue que j'avais vu jouer l'après-midi et qui nous avait donné un rayon de joie, chose rare dans ces colonies déserte où chaque fleur, exhale le danger, où chaque plante est comme qui dirait un "garde à vous, on vous guette". Bref, j’avais eu un peu de plaisir et j'avais tenu à le communiquer à ma marraine, en cafardée par les Russes. Mais je ne continue plus à remuer ce qui peut-être est déjà endormi. Quant à me fâcher avec des choses désagréables dites avec franchise, ça, jamais. J'aime mieux la vérité que vivre entre deux eaux. Mais laissons cela, et passons à autre chose.

       Notre correspondance va un peu se ralentir pendant quelque temps. Le 1er octobre, je pars pour un mois au C.I.D.P. à Bayeux (Calvados) où je vais recevoir l'instruction de s/off. d'infanterie pour, si tout va bien, partir au C.I.S.L.A. à Gaillon. D'ici le 4, j'aurai à me mettre au courant du service armé, chose que je n'ai jamais vue, vu qu'en temps de paix, je n'ai jamais été soldat. J'étais milicien exempté du service à cause de ma profession, seulement, je devais partir si la mobilisation était affichée et étais alors affecté au service sanitaire. Et voilà comme quoi je suis brancardier d’infanterie depuis le début. Pour des raisons personnelles que je ne puis communiquer, j'ai demandé en juillet dernier, de passer au service armé. Ensuite, comme je n'aurai pas de congé d'ici huit mois, j'ai demandé une permission de quelques jours pour porter chez des pays quelques petits souvenirs personnels : correspondances, travaux de prose, livres d'études etc… en dépôt jusqu'à la fin de la guerre.

       Craignant de passer à 1’ironie en employant des fleurs poétiques, je termine tout simplement ma lettre en vous présentant mes salutations empressées.

René

 

       Je suis occupé à lire un très beau livre de la collection nationale : "Picciola". Très très bien. Quand j’en aurai l'occasion, je le relirai. A partir du 4, voici ma nouvelle adresse :

 

       R.G. Centre d'instruction des S/officiers, section C.I.E.P.

 

       Excusez mon papier. Je suis en première loge, c’est ce qui me reste.

 

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Le 9 octobre 1917

       Ma petite marraine,

 

       Je ne puis m'empêcher de répondre à votre gentille carte du 5. Excusez ma brièveté, les temps en sont la cause. Beaucoup de boulot ici. Lever à 5 h., coucher à 10 heures du soir, théorie et exercices vous donnent peu de temps libre. On pense prendre 1a plume pour écrire que déjà le clairon sonne le pas de gymnastique pour un nouveau travail. Bref, peu de temps. Heureusement que le dimanche on a quelques heures de sortie et j'en profiterai pour vous écrire plus longuement. Je ne saurais mieux remettre mon nouveau genre de vie qu’au temps de l’école normale. Combien c'était utile : la vie à Dixmude d'où je sors avait complètement engourdi la pensée que tout effort même de volonté lui était interdit. Donc si je ne vous envoie que des cartes de la semaine, ne vous fâchez pas. Voyez la bonne volonté.

       Une lettre vous aura appris que j'ai bien reçu votre portrait. Dans mes heures de relations avec le civil, je vais tâcher de me faire une idée du normand et je vous en dicterai mes impressions. Bonsoir et avant de m'endormir, je vous envoie mille et un baisers.

René

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Bayeux,14 octobre 1917

       Ma petite marraine,

 

       Ma tête est comme un véritable capharnaüm. Des théories, des exercices, mon crâne en est tout bourré si bien que je ne sais plus dire si c'est blanc que je dois penser, ou noir. Il paraît que c'est la discipline qui veut cela. Bref, je profite de 1'étude 1ibre du soir, pour venir bavarder un peu avec ma petite amie et répondre à sa lettre du 8.

       Mes lettres précédentes vous auront appris que je suis au C.I.S.O.I. A cinq heures, le clairon nous fait quitter les rêves enchanteurs qui ont égayé 1a nuit. Après un premier repas à 6 heures, nous allons à l'étude jusque huit heures.

       De huit heures à midi, exercices en rangs serrés, où en apprenant l'exercice on apprend à le commander. Ecole où on joue élève et maître. A midi, déjeuner, puis apprentissage du célibat, cours pratique sur la manière d'éplucher les patates. A 1 ½ h., de nouveau en avant marche jusque 6 h. heure du dîner. Après dîner, on peut sortir jusque huit heures où nous attendent 2 heures d'études. Comme vous voyez notre journée est bien remplie. On refait son école normale. Et je vous prie de croire que c'est assez difficile de réétudier après 6 ans et surtout après trois ans de guerre.

       Clac ! Ça y est. A demain matin la continuation de ma lettre. Le courant vient d’être interrompu et la sonnerie des sacs à paille nous fait rentrer dans la chambre.

       Comme méditation de ce matin, j'ai pris votre lettre du 8, sur 1e fameux sermon. Je partage en partie vos idées sur 1'interprétation du mariage. Le mariage, c'est un pays constitutionnel et monarchique dont le roi est le mari et la chambre des Députés 1a femme à cause de son inclination pour 1a parole. Pour qu'un pays marche bien, il faut qu'il y ait communauté d'idées entre les deux éléments car l'un ne peut se faire sans l’autre l'un ayant le pouvoir exécutif e t l’autre le pouvoir législatif. Voilà comment j'entends la famille.

       Chacun à sa place et une place pour chacun. La femme a pour mission l'éducation des enfants et tout ce qui s'y rapporte, tandis que le mari doit lui rapporter de quoi entretenir l'autre. Et je crois que si on s'est bien rencontré l'un ne voudra pas surpasser l'autre, on sera tolérant l'un pour l'autre.

       Je n'admets pas que se marier c'est prendre une femme pour satisfaire des besoins naturels sans payer et considérer ainsi la femme comme une esclave. Hélas ! cette opinion est assez répandue aujourd'hui et c'est ainsi qu’il y a de faux ménages. Non plus le mariage n'est pas le contrat ou la liaison de deux fortunes pour n'en faire qu’une. La dot n'est rien, c'est secondaire.

       Si vous voulez savoir ma pensée sur la femme que je choisirai. Il faudra tout d’abord qu'elle sache me guider en s'accommodant à mon caractère car si elle me prend du bon côté, elle fera de moi ce qu'elle voudra. Et ce n'est que lorsque j'aurai rencontré ce complément de mon caractère que je me marierai. Car je comprends le mariage non sous la forme domination, mais confiance mutuelle l'un dans l'autre, pour supporter les difficultés matérielles et morales de la vie, une amie qui conseille et à qui on peut se confier. Et c’est ainsi que je serais marié maintenant si la guerre n’avait pas éclaté car je vivais assez malheureusement avant la guerre.

       Depuis l'âge de 12 ans, j'ai quitté ma maison et, à partir de 19 ans, j'ai roulé de commune en commune jusque 22 ans où je fus enfin placé définitivement. Les pensions mauvaises, on connaît ce que vaut le chez soi quand on est ainsi à l'étranger. Quand à l’infidélité des deux époux , je ne l'admets ni pour l'un ni pour l'autre. C'est un crime pour les deux. Si c'est pour se tromper ou être trompé, il ne faut pas se marier. Je pourrais continuer à émettre des observations personnelles, mais je me réserve ce1a pour plus tard, car j'ai encore du boulot à faire. Dans une heure, il y a cours et vous comprenez : en avant pour l'étude de la leçon.

       Un doux baiser de celui qui pense souvent à l'amoureuse de l'héliotrope.

René

*          *          *

Bayeux, Le 21 octobre 1917

 

       Au moment où je montais à la conférence de morale un ami me remettait votre gentille lettre du 19. Je m'étais déjà proposé de profiter de la demi-heure  libre pour vous écrire, même que l'adresse était déjà faite. Vu l'abondance des matières émises dans votre lettre, je me vois forcé de transformer la carte en une lettre. J'en profite pour y joindre deux cartes vues : l'une, mes trois sœurs et une cousine (en taille blanche), l'autre, mes deux aînées avec leur classe en un déjeuner scolaire. Ceci en communication.

       Comme je l'ai dit précédemment la vie est dure au C.I.S.O.I. surtout qu'on travaille avec des engrenages rouillés par la boue gluante de l'Yser. Néanmoins, je suis assez content d'être ici, surtout que notre ancien home est "no good", comme disent les Anglais. Mon ancienne compagnie, m'écrit un ami, a dû rester dans un bombardement de torpille et de bombes pendant cinq heures. Tous mes anciens amis brancardiers y ont trouvé la mort. Je frémis quand j’y pense.

       Comme je suis embusqué, ne parlons plus de cet abattoir humain. Il sera encore temps d'y penser quand je serai à nouveau là-bas. Quand on y est à, on fait son devoir comme les autres, mais j'avoue franchement que ce désir d’y retourner ne me tente guère. On a trop vu, lu et observé. Mais je préfère me taire. Dame censure me reprocherait que je ne suis plus patriote, que du contraire, j'y suis et j'y resterai toujours. Seulement ma devise directrice ne changera pas. Pour le peuple et par le peuple. Et cette devise résume beaucoup d'idées et est certes opposée à l'idée matérielle de ces gens qui prétendument prennent la défense du peuple pour le voler et le sucer ou plutôt le saigner et sur sa dépouille élever leur pavois.

       Mais revenons à nos moutons ou plutôt à votre lettre. Ma gentille amie, comme vous dites si bien et comme j'aime bien que vous vous nommiez, a bien raison de penser comme cela sur le mariage. Tout d’abord, communauté d’idées, surtout d’idées religieuses ou morales. Le mariage n'est pas l'esclavage de l'un des conjoints sous la poigne de l'autre, mais bien l'union de deux idées qui se complètent vers un idéal commun. Quant aux autres qualités, la beauté, on n'en mange pas, comme on dit chez nous, mais la qualité vaut mieux. Une bonne ménagère économe et prévoyante et un mari non buveur et fidèle valent mieux qu’une dot très forte qu'on gaspille de l’une ou l'autre façon. Combien de mariages j'ai observés dans le peuple et la bourgeoisie et combien j'ai fait de réflexion. Seulement ma tête est pour le moment dans les règlements militaires et de discipline et non dans les romans. En tout cas, les plus heureux étaient ceux qui, comme en France savaient épargner, pardonner et conso1er. Surtout consoler, personnellement, j'aurais été moins mordant que je le suis parfois dans certaines circonstances si on avait su me consoler au lieu de réprimander des gamineries de normaliens ou de gosses. A ce propos, en éducation, guider vaut mieux que mâter. L'un cause la crainte, tandis que l'autre s'attache le cœur. Il n'y a plus d'enfants dociles et obligeants, dites-vous. A qui la faute ? Aux parents qui ont été trop bons, plutôt bonasses et aux influences extérieures qui parlent trop de liberté, d'émancipation. Il faut que jeunesse se passe, disent les parents. Nos parents ne sont plus de notre temps, disent les enfants . Et c'est ainsi que cette discipline qui fait les peuples forts et riches s'en allait et nous menait vers la pire des catastrophes. Et il est à remarquer que là où les peuples parlent le plus de droits, ces mêmes peuples deviennent moins libres je dirai même esclaves. On a commencé à détruire la famille et la société actuelle se suicide.

Je ne suis pas avec le progrès, dira-t-on. Je m’en fiche. Mais le progrès actuel était le retour vers la barbarie, d'autant plus cruelle que 1'ignorance de la masse était plus éclairée. Comme je vous l'ai dit déjà, on avait peur de souffrir et c'est cette peur de la souffrance et ce trop d’amour de ses aises qui nous menaient vers l'égoïsme des individus, la plaie de la civilisation moderne. Où est cette vie idéaliste du siècle de Louis XIV ?  Une pièce de cent sous et rien de plus. Tout acte humain individuel n'est plus pour la solidarité mais pour cent sous. Les exemples présents abondent mais je n'insiste pas car cela me mènerait trop loin et j'ai mon école de soldat qui m’attend.

       Je vous laisse et j'espère que cette fois vous serez contente. Vous aimez l'héliotrope et son parfum délicieux, m'écrivez-vous. Dès lors n'en êtes vous pas son amoureuse ? Et au lieu de me fâcher sur les idées émises dans votre lettre, je m'en vais les méditer à l'exercice. Peut-être qu’alors le temps me semblera moins long, car cela m'ennuie beaucoup, trois à quatre heures de rangs serrés.

Je vous laisse en vous priant de croire à mes meilleures amitiés.

René

*          *          *

Bayeux, le 28 octobre 1917

       Ma petite marraine,

 

       Brr ! qu'il fait froid ce matin, j'ai difficile de tenir la plume, aussi excusez-moi si je griffonne.

       J'ai été très étonné hier en recevant votre rappel. N’auriez-vous pas reçu ma lettre avec deux photos ? J'ai bien peur qu'elle ne vous soit point parvenue. Ecrivez-moi dès réception.

       Rien de neuf. Beaucoup de besogne et peu de temps d'études. On doit faire en trois mois ce qu'on faisait en un an en temps de paix. Je profite de quelques minutes que me laisse le cours d'hygiène que j'écoute d'une oreille distraite, car ce sont des cours vus et revus au front quand j’étais brancardier. Cependant c'est assez intéressant ce que l'on raconte. Le sujet est d'une grande importance : les maladies vénériennes. J'en ai soigné au front et assez bien. C'est même devenu un fléau pour les armées alliées comme allemandes. De tout cela, il résulte bien des leçons. C'est comme vous le disiez dans une de vos lettres : beaucoup pèchent par ignorance. Et je trouve comme devoir de prévenir la jeunesse en enseignant les suites du mal, qui font frémir quand on y pense. Et dire que ce sont nos braves et bons paysans qui les premiers s'y font prendre. Le clairon sonne, force m'est de cesser, aussi je vous laisse, me réservant la première heure libre pour répondre à votre gentille lettre qui vient de m’être remise.

       J'ai appris cette semaine qu'il ne faisait pas gai à Dixmude. Tous mes officiers ont été tués avec huit de mes amis dans une lutte de bombes. Si j'avais été là, il est fort probable que j'y fusse aussi resté.

       Amitiés,

René

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Le front (Calvados) le 4 novembre

       Ma petite marraine,

 

       C'est dimanche, mes cahiers sont à jour. Je ne dirai pas que mes règlements sont sus, que du contraire, plus je les étudie, plus cela devient marmelade. On devient trop vieux pour recommencer à étudier. Que voulez-vous ? Et puis on se dit à quoi bon tout cela, du moment qu’on sait se faire casser le nez honnêtement sans trop dépenser le sang de ses subordonnés, cela suffit, me semble-t-il. Militaire, je ne le serai jamais et je ne veux pas y être, mais soldat, je dois y être, pour le moment, je l'ai été comme brancardier et je le serai comme sous-officier pour n'importe quelle mission où l’on m'envoie.

       J'ai reçu une carte d'un de mes amis, il disait qu'on regrettait l'équipe légère reconnue pour sa rapidité dans l'évacuation des blessés et toujours en retard quand il s'agissait de tout autre service. Et au-dessus de cela, c'était une équipe de gais lurons, va ! Malgré son indiscipline provenant plutôt de l'insouciance, ils étaient estimés de leurs chefs et aimés des soldats. C'est du passé, malgré qu'on trime ici plus qu'au front, on préfère le secteur de Bayeux. Je crois que si j'étais resté là-bas, vous ne seriez plus ma correspondante. Ma compagnie a perdu tous ses officiers et ses meilleurs éléments parmi lesquels se trouvaient plusieurs de mes amis. Quand on pense, que c'est triste et surtout que c'est bête la guerre ! Mais je me tais, la bilée me monte et dame Anastasie entendrait des choses trop criardes pour son oreille si chaste et si pure.

       Nous avons eu le jour de la Toussaint une prise d'armes ou plutôt un hommage officiel aux tombes françaises et belges de Bayeux. Cette cérémonie m'a laissé froid, une corvée de plus. Cependant on a prononcé de jolis et très littéraires discours, on a déposé des fleurs, que sais-je. Mais c'était officiel et commandé. On obéit, mais le cœur n'y est pas. Cependant, j'ai eu 1es larmes aux yeux malgré mon cœur blasé. Une femme, une veuve conduisant trois enfants qui déposèrent au pied du monument français chacun un bouquet, en mémoire de leur père perdu dans des ruines étrangères. Ce geste, qu'elle essayait de rendre imperceptible a été le plus impressionnant et je connais plus d'un vieux grognard qui a senti s'humecter les paupières. Pendant que se déroulait cette cérémonie, ma pensée s'est reportée vers Dixmude où sont couchés plusieurs de mes amis. Tombes bien entretenues, c'est vrai, mais à quel prix ! Chaque jour, les obus et les torpilles viennent secouer ces corps qui ont beaucoup souffert et qui ne demandent que du repos. Oui, c'est vers ces tombes que je me suis reporté et aussi vers les parents qui attendront en vain le retour au foyer de leurs enfants.

       Oui, on nous a fait jurer de venger quelques morts dont on ne connaît pas la cause, mais moi, j'ai juré de tout cœur de venger non ceux de Bayeux, mais ceux de là-bas. Et puis ce serment public quasi forcé n'a pas le même sel qu'au front. Là, point de paroles, des actes. Je me souviens l'an dernier du Passeur. Un de mes amis avait été tué en patrouille. Les nôtres, le lendemain ne firent aucun quartier et chaque tête de boche qui passait était sûre d'avoir son compte. Voilà le vrai serment, le cœur véritable. Et puis, à quoi servent ces cérémonies pour ceux qui disent "à la mort tout est fini…" Je n'insiste pas et je passe.

       Merci de votre photo. Je l'aime mieux ainsi qu’artistement faite. Au moi ns c'est nature1. Pour un amateur, c'est un maître, car ces photos sont bien. J' ai été très heureux de faire connaissance avec vos parents. Ils sont encore tous en bonne santé. Votre père ressemble beaucoup au mien et si je puis juger d'après la photo, je crois que c'est un gai compagnon. Il me semble que vous prenez déjà des habitudes de vieille fille. Un chat ! Il ne manque plus qu'un perroquet et la famille sera complète. Comme je vous l'ai dit précédemment, je n'ai pour ainsi dire le temps d'écrire qu'une fois la semaine. Mais ce n'est pas pour cela que je vais délaisser ma marraine. Que du contraire, je préfère délaisser toute autre, correspondance car ses lettres, quoi que peu nombreuses, sont toujours attendues avec impatience et lues avec avidité. Et quand le facteur n'a rien pour moi, je relis les anciennes et j'y trouve toujours un plaisir nouveau. Mais le premier bidon vient de communiquer le service pour demain : étude de 6 h à 7 ½ heures. Théorie de 8 à 9, rangs serrés 9 à 12, service de campagne de 1 à 5, flamand de 5 à 6 et avec deux heures d'études de 8 à 10 on ne peut que regarder votre photo et envoyer une pensée par la T.S.F. car malgré qu'on soit près de la Manche, on est souvent près de la Garonne.

Mille e t un bécots de votre poilu.

René

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Bayeux, 19 novembre 1917

Ma petite marraine,

 

Enfin ! vous direz-vous, il a écrit. Oui, mais excusez moi 1es temps en sont cause. Nous avons eu cette semaine une fête au C.I.S.O.I.  Le 15 était la St Albert et à cette occasion, branle-bas de combat ici. On avait à organiser un concert dramatique et musical et on m'avait mis à contribution. Nous avons joué le "Bon gendarme de Devillers" avec quatre amis. Et alors, j'ai négligé un peu ma correspondance et mes cours. Heureusement aujourd'hui je suis de piquet, je vais en profiter pour me mettre à jour et je commence par ma marraine.

       Vous avez des conférences aussi, en France. En Belgique nous en avons 4 par an. La conférence est divisée en 2 parties, l'une pratique (leçons) l'autre théorie (devoir de conférence sur un sujet donné).

       Le sujet traité à votre conférence a été bien discuté chez nous. Si j'avais mieux le temps et que vous devriez le développer, je pourrais vous aider. Moi, j'en suis très partisan et en Belgique c'était presque général, pour 1es garçons. L'hiver, on avait 100 heures de cours à donner de 7 h à 9 h du soir, 3 fois la semaine. Comme programme : langue maternelle (français ou flamand), arithmétique et système métrique avec quelques éléments pratiques de géométrie, de dessin comme branches principales. On y avait ajouté les sciences naturelles sur tout celles nécessaires pour le métier le plus répandu chez les élèves. Alors, on avait quelques conférences à donner sur l'histoire générale, surtout 1'histoire moderne, commerce, économie politique, lois du pays, ceci dans le but d'élargir un peu les connaissances des élèves. L'école d'adultes était surtout une école de perfectionnement pour les élèves âgés de plus de 14 ans. Mais je vais vous ennuyer en parlant tant d’enseignement.

       Ma carte d’Arromanches vous a donné du regret, celui de ne pouvoir jouir du spectacle de la mer. C'est joli la mer, surtout si elle est méchante. Et si on ne la voit pas, on ne sait pas se faire une idée exacte de ce que c'en est. Je me rappelle que la 1ère fois que je vis la mer, j'étais avec mon père. C'était la 1ère fois qu'il la voyait. Il n'en revenait pas, car son idée avait été faite par l'imagination et non par la réalité. C'est comme quand j'ai vu les Pyrénées. J'étais ému, je ne le cache pas, à la vue de ce spectacle que nulle carte, photo, etc… puisse dépeindre Il en est ainsi de tous les éléments de la nature. Mes préférences vont plutôt à la montagne qu'à la mer, malgré son horizon, bleu et reposant, son doux murmure de la berceuse des vagues, ses plaisirs de la plage, etc… Cela rend trop efféminé, car tout ce spectacle enivre surtout à la bonne saison. La montagne au contraire, rend robuste et fort, l 'air est vif et j'aime tant ces promenades où il faut escalader des roches à pic, où l'abîme est sous vos pieds.

       Il est vrai que l'Ardenne est mon pays et que j'ai vécu mon jeune âge dans l'Entre-Sambre et Meuse, pays assez accidenté.

       Vous me parlez de 1'insouciance des gens par rapport aux événements actuels. C'est très vrai. Et parfois dans les heures de découragement, de cafard, comme on d i t, on se demande ce que c'est que la patrie et on est parfois obligé de s'avouer que ce n'est qu'un vain mot exploité par certains pour sucer les autres. Ah ! pauvre peuple. Néanmoins on la sent, si on se reporte au delà des lignes, et qu'on revoit sa famille. Combien depuis que je suis à l’arrière, j'admire la vie du front, avec ses sacrifices, son danger, son abnégation.

       Mais je me tais, car on me ferait dire ce que je ne pense pas. Heure viendra où 1’arc trop tendu se brisera et gare à ceux qui en recevront les éc1aboussures. Combien cette pièce de cent sous fait naître des pierres à la place d'un cœur. Et dire que cela a toujours existé et que c'est une utopie de vouloir faire changer ce dicton "L’histoire est un éternel recommencement".

       Vous me demandez à quoi peut servir une guerre et les autres grands maux. A épurer une nation et à renverser une société. Quand l'armoire est vide dans le ménage, on voit les défauts de ceux qui l'approvisionnaient et qu'un "panis et ludi" aveuglait. Me voilà encore sur une pente dangereuse. Aussi, je vous quitte pour envoyer de mes nouvelles à la maison.

       Meilleures amitiés et à bientôt une longue lettre. Ne soyez pas si paresseuse que moi, car j'attends toujours le facteur avec impatience.

       Un qui pense souvent à vous,

René

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Le 27 novembre 1917

       Ma petite marraine,

 

       Je profite de quelques minutes que j’ai libres avant la réception pour vous adresser quelques mots.

       Toujours beaucoup de travail et on n'y est plus habitué. Les examens approchent et il y a encore beaucoup à voir. Pour fin décembre nous devons quitter Bayeux pour Gaillon ou le front. A Gaillon c'est notre école pour aspirant et vous comprenez j'y tiens beaucoup. La place est aussi même plus que brancardier, mais elle a aussi ses avantages. Et puis n'est-ce pas à ceux qui ont le bonheur d’avoir un peu plus d’instruction que le commun de donner 1’exemple ! Mais trêve à ces considérations. Hier, nous sommes encore allés voir la mer. Lever à 4 heures et demie, marche de nuit, un vent accompagné de bourrasques. Je ne vous dis que cela. Bref, un temps de chien. Heureusement que l'on ne s'en f a i t pas.

       Le concert du Shah de Perse commence. On va m’appeler. Je joue du cor à la symphonie. Aussi je vous laisse. J’ai une grande lettre commencée.

Meilleures amitiés

René

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Bayeux, le 8-12-1917

       Ma petite marraine,

 

Faut-il chercher des excuses ! Non car je ne veux pas tromper ma marraine : "les militaires savent s i bien tirer leur plan" pense-t-elle.

Pas de papier à lettres sous ma main. Que faire, j'ai une minute de temps libre. Le laisser passer et remettre à demain, une semaine se passera et aucune réponse ne viendra. Il est vrai qu’ici l’envie d’écrire n'est plus si grande qu'au front. Peut-être que ce besoin de l'esprit de s'occuper est-il assez rassasié par les multiples théories qu’on parvient à peine à retenir. Une soupe sans nom difficile à analyser. Aussi la correspondance est-elle fortement négligée. J 'ai ici depuis deux mois une vingtaine de lettres accumulées qui demandent réponses et qui ne seront pas répondues d'ici longtemps. Passons et revenons à nos moutons.

       Comme me laissent sous-entendre vos deux cartes du 23, vous n'êtes plus institutrice à Montjoire. Et comme je dois m'en douter vous seriez maintenant à Bessières. C’est peut-être ce changement qui vous faisait tant souffrir. Cette semaine, on nous faisait des reproches pour je ne sais quelle indiscipline et le lieutenant ajoutait : Il ne faut jamais faire appel à la bonne volonté. Et depuis que je suis ici, cette idée de ne jamais se fier à personne et de toujours tirer son plan tout seul est de plus en plus ancrée en moi. Nous sommes tous des instituteurs, croyez-vous à la solidarité ? Pensez-vous ? C'est la course à l’arrivisme, doit-on pour cela renverser  tout sur son passage ! Qu'importe, pourvu qu'on arrive. Et c'est la vie, la vie telle qu'elle est en notre siècle d'égoïste et de mercanti. Entrer dans la carrière à la manière d'une pierre ou d'un projectile, sans crier gare, aveuglément.

       Nous avons eu cette semaine de la gelée et maintenant, nous voici de nouveau dans l'eau et la boue. Il va encore falloir frotter beaucoup. Heureusement qu'on ne s'en fait guère.

       Nous préparons comme fin de session une soirée dramatique et musicale au profit d'œuvres belges. On y jouera probablement : "Le voyage de Mr Périchon", de Labiche. Ce n'est pas une de ses meilleurs œuvres. Aussi beaucoup de mes loisirs sont pris. Le reste sert à mettre mes cours en ordre. Il faudrait un dessinateur pour les nombreux croquis que l 'on doit conserver. Il est vrai qu'on vous bourre de théories qui , une fois au front, s’envoleront avec les gaz, la fumée des obus etc… Et dire qu'il faut passer par là.

       Le clairon va sonner le couvre-feu. Pardonnez-moi d’avoir employé une feuille de bloc. C’était pour ne pas remettre à demain car il fallait : aller en ville pour avoir du papier.

       Meilleures amitiés d'un poilu qui pense souvent à sa petite Blanche,

René

 

P.S. Je suis venu à l'arrière pour avoir mon premier jour d'arrêt. Motif : être trouvé dans mon lit cinq minutes après le réveil.

 

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Le 15 décembre 1917

       Ma petite marraine,

 

       Le docteur nous fait pour le moment une conférence. Quoique ce soit assez intéressant, l'envie me prend de m'endormir. Pour me tenir éveillé, je va i s prendre des notes, c'est pour cela que je vous écris.

       Après avoir fini les maladies usuelles à l'armée, il vient de commencer la grande question des gaz. Je la connaissais déjà car, comme brancardier, nous devions la connaître à fond. Les alliés en emploient de douze sortes, tous plus terribles les uns que les autres. Pour vous en donner une idée, un cm³ d'un certain gaz placé dans une salle de deux ou 3 m³ suffit pour anéantir tout être vivant. Il y a aussi des gaz très dangereux et d’autant plus que leurs effets se font sentir au moment où c'est trop tard. I1 y en a même un qui donne la mort en riant. La chimie l'appelle par dérision, le gaz hilarant. Heureusement qu'à côté de la mort, la science a trouvé des agents protecteurs. Notre masque protège contre tous les gaz, à part l'oxyde de carbone. Mais parlons d'autre chose, ce n'est guère intéressant pour une femme. Que pensez-vous de la situation intérieure en France ? C'est ennuyeux que je ne puisse vous dire exactement ma pensée, car je suis soldat et dame censure…

       Je vous écrirai plus longuement dimanche. En attendant, recevez mes meilleures amitiés.

René

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Le 26 décembre 1917

       Ma petite marraine,

 

       J'ai bien le cœur gros en t’écrivant ce soir. Je viens d’embrasser un ami de mon père qui était venu passer les fêtes de Noël avec son fils également au C.I.S.O.I. Et en sortant avec lui dans les rues de Bayeux, on a retourné tout le pays . Combien sont heureux ceux qui peuvent revoir les leurs. Combien aussi doit être triste pour les parents la séparation quand l’autorité militaire accorde quelques jours de repos !

       Mais parlons d'autre chose. Le petit Noël existe aussi à Montjoire. Merci, j’ai été vivement touché de 1'envoi discret que tu as voulu m'envoyer. Le tout est arrivé en très bon état. Encore une fois merci. Que de douces choses ces jours nous rappellent. En Belgique, nous n'avions pas la bûche car le bois n'est guère utilisé comme moyen de chauffage, le charbon étant une de nos richesses principales. Néanmoins si on n'avait pas la bûche, on avait la veillée, la messe de minuit. Le dîner en famille car tout le monde était en vacances, papa et mes sœurs…

       Mais c'est loin, cela, c’est déjà le quatrième hors des foyers. Et encore nous ne devons pas nous plaindre car ceux qui sont là-bas ne l'ont pas eu joyeux cette année. J'ai reçu trois cartes de la maison et les nouvelles qu'elles m'apportent ne sont pas gaies. La situation générale est loin d'être satisfaisante. La famine et la maladie font beaucoup de ravages. Mes sœurs ont dû fermer les c1asses pendant plusieurs semaines à cause du croup. Le typhus et le choléra o n t aussi fait leur apparition. Ma mère me disait que l’hiver serait pour beaucoup le dernier. Plus de charbon, pas de feu et les vivres qui diminuent de jour en jour. Ici, du moins, on a encore le nécessaire. C’est surtout la classe moyenne qui souffre 1e plus : les riches ont 1’argent, les pauvres, les comités et les accapareurs… le vol.

       Mais tournons la page et espérons que bientôt on puisse les revoir tous en bonne santé, car comme je l'espère, nos amis et parents qui sont dans l'agriculture leur viendront en aide.

       Ah ! si vous saviez ce que la religion a de bon dans ces heures de misère. Combien cet idéal fait renaître et réconforte… Mais je passe.

       Je voudrais te parler de la situation intérieure et mes impressions sur ce qui est partout en marge dans les journaux.  Dame censure est là et je suis militaire.

       Vous me parlez des jeux d'enfants, des boules de neige. Si on retenait encore ce jeune âge, cet âge sans pitié ! Cela ne reviendra pas chez nous, certes mais la guerre ne durera pas toujours et les élèves reviendront. Il faudra leur sculpter un casque prussien qui sera la cible de mes garnements. Et comme on aura fait la guerre, on pourra leur crier : en plein dedans, mon commandant. Où ça ? Sur votre chapeau, Monsieur le maître. Et on rira encore, car on goûtera mieux le parfum des roses vu qu'elles auront coûté pour les cueillir. Mais vous allez penser votre filleul démoralisé et attristé. Non, le cafard chez moi est passager. Cependant il fait parfois son œuvre chez moi. Les circonstances en sont cause. Janvier nous amènera de grands changements et le cafard partira. Nous avons trois jours de congé, trop peu pour aller à Montjoire.

       Le 15, nous quittons Bayeux pour St-. Le 20 commencent nos examens pour le deuxième galon ou plutôt pour la floche d'argent. Après cet examen nous aurons Gaillon où commencera notre préparation d'aspirant. Tout ce changement fera oublier de penser à autre chose que les règlements. Bref, on ne s'en fait pas, à part quelques jours mais chassez le naturel il revient au galop.

       Excusez-moi les "tu" et les "vous" dans ma lettre. C'est un peu du belge, le flamand comme l'allemand n'a que gij pour la 2e personne et alors vous comprenez 1’émotion aidant.

       Merci encore une fois et permettez qu'avant d’aller revoir ma chambre je vous embrasse puisque c'est l'habitude à la Christmas. Si on a des vacances à Pâques, j’en profiterai pour faire votre connaissance.

René

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Saint-Lô, le 14 janvier 1918

       Ma petite marraine,

 

       Je me trouve bien étonné de ne pas avoir reçu de vos bonnes nouvelles cette semaine. Il est vrai qu’avec les changements qu'on a eus cette semaine, tout reste en retard. Me voici dans la Manche pour trois semaines. Nos examens commencent la semaine prochaine et durent environ 15 jours et la floche d'argent couronnera les trois mois de travaux forcés.

       Nous sommes maintenant à Saint-Lô, très jolie cité qui rappelle assez bien notre vallée du Hoyaux. La ville est assez bien ainsi que les locaux. On a de l'espace, mais c'est caserne. Il n'y a que 94 marches pour retrouver notre cher sac à paille, car le lit est chose rare. On en connaît très peu la douceur. C'est peut-être pour le faire aimer en temps de paix que l'on fait cela.

       Le lieutenant passe et repasse… Se doute-t-il que ma pensée est à Montjoire et que c'est là que je prépare mon service de campagne : service de reconnaissance etcetc car si ma marraine reste ainsi silencieuse, force me sera d'envoyer une forte patrouille.

       Je me tais et vous envoie mes meilleures amitiés.

René.

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Saint-Lô, le 26 janvier 1918

       Ma petite marraine,

 

       Impossible de me servir d'un livre ce soir. Je confonds tout pour le moment. Je crois que si l'on me demandait ce que c'est que le soleil, je serais capable de répondre que c'est l'astre des nuits. Il est vrai que l'abrutissement est… mais je me tais, car je serais capable de d ire des bêtises qui pourraient me coûter cher.

       Je quitte donc les flanc-garde, les grandes gardes, les avant-gardes. C’est de 1’hébreu pour moi, me direz-vous. C'est vrai, aussi je prends votre lettre et je vais essayer de suivre les conseils de votre professeur de sciences.

       Faut-il vous parler de stratégie, de tactique. C'est peut-être ennuyeux pour une demoiselle. Après un bombardement de plusieurs jours, aidée par l'aviation qui a reconnu les positions et dirigé le tir, 1’infanterie, la reine de la bataille, s'élance par vagues successives vers les lignes ennemies. Sans détailler ces vagues, car le secret professionnel me l'interdit, je vous dirai qu'elles se meuvent à 1a façon des flots de la mer. Au premier obstacle, elles reviennent en arrière pour reprendre un nouvel élan pour tâcher de vaincre l’obstacle. Si la vague n'est pas assez forte, elle appelle à son aide le plus terrible des ouragans : le canon fait son œuvre. L'infanterie n'a plus d'écueils.

       Les Allemands ont perdu leur première position composée de plusieurs systèmes de tranchées, ils sont en retraite sur leur deuxième position. C'est alors qu'interviennent les éléments légers : cavalerie, cyclistes, infanterie spéciale. Si leur action est assez énergique, la retraite se transforme en déroute et les réserves, si elles ne sont pas de forte trempe, auront la chance aussi de gagner la maladie de Saint Fou-le-Camp. Seulement, cela est très facile,  ici à Saint-Lô de combiner ce plan, d'attaque. Mais en réalité beaucoup de facteurs interviennent pour contrecarrer, cette offensive.

       Les batteries ennemies ne laissent pas ainsi détruire les abris de son infanterie. Les batteries amies de destruction sont violemment combattues nos positions en représailles encaissent également. Et si nos contre-batteries ne sont pas assez nombreuses, l'offensive reste en état d'embryon. Supposons que tout a bien marché jusqu'au jour j et à l'heure h, nos vagues sont sorties précédées de leur tir de barrage. L'ennemi, tel une bête qui se sent mourir donne des coups de griffes : c’est la contre-attaque, offensive ennemie déclenchée contre 1'offensive amie. C'est le retour offensif, ou l'action des réserves agissant au moment où nos troupes amies grisées par le succès marchent de l 'avant sans précaution aucune. C'est alors le corps à corps, la boucherie…

       J’oubliais de vous dire ; quand 1’ennemi est revenu du premier émoi de notre attaque, il déclenche lui-même un tir de barrage aussi violent que le nôtre. Alors, on a les combats corps à corps entre deux tirs de barrage où aucune troupe amie ou ennemie ne saurait porter renfort à ses propres combattants.

       Excusez-moi si je vous ai ennuyée par ce bavardage. Ce serait très intéressant si on pouvait entrer dans toutes sortes de détails techniques, mais dame censure est si cruelle que…

       L'extinction des feux vient de sonner. Les vœux de bonne année que vous protestez on été envoyés un peu pou blaguer. Chez nous, c'est l'habitude de souhaiter à un jeune homme, une femme et une fille, à une jeune fille, un cavalier et un garçon et à un jeune couple une douzaines de gosses.

       Dans une prochaine lettre, je vous parlerai un peu de politique, surtout de la façon d'envisager les luttes qui se déroulent pour le moment, luttes qui iront toujours s'empirant de jour en jour…

       L'adjudant me crie d’éteindre les lumières. Je me hâte de vous souhaiter rapidement le bonsoir.

Meilleures amitiés,

René

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Saint-Lô, 6 février 1918

       Ma petite marraine,

 

       Enfin j'ai fini…  J'attends le résultat. Espérons qu'il ne se fasse pas attendre, non pour le galon, mais pour la solde, cela Fera 1,50 de plus par jour. Mais bah !

       Pour le moment, je suis dans la salle du Conseil général de l'arrondissement de Saint-Lô. Pensez-vous que je fais de la politique. Non, je préfère laisser cela aux dames. Elles ont mieux le temps que nous de s'occuper de ces choses. Nous, nous préférons faire de 1a po1itque de scène. Nous redonnons pour les blessés français hospitalisés à St- : ''Le voyage de Mr Périchon''. C’est bien plus amusant que de faire de la politique. Il est vrai que celle-ci est à l'ordre du jour et si ce n'était la visite de quelques Gotha sur Paris, on oublierait que l'on est en guerre.

       … Mais j'oublie que je suis soldat et que je dois me taire là-dessus. Cependant si on pouvait causer, on en dirait beaucoup, de quoi en faire des volumes. Et le tout se résumera à cent sous et rien de plus. Devant ce dieu, tout s’efface et les plus nobles vertus deviennent plutôt un masque, des fleurs sur du permettez-moi le mot, du fumier. Vous lisez me dites-vous, les annales de la Chambre. On doit s'intéresser aux travaux de nos gouvernants, c'est vrai, mais tant que nous aurons le régime parlementariste que nous avons, c'est-à-dire parlementarisme basé sur la politique, nous aurons toujours cent sous qui reviendront. Il faudrait un régime parlementaire qui sacrifierait la passion aux besoins de la patrie et des diverses classes de la société. Mais voilà que je critique nos gouvernants et il pourra m'en cuire. Ce qui se passe en France se passe en France et dans tous les pays soumis au même régime. Dans les uns, c'est rendu public, dans d'autres, c'est étouffé. Seulement quand 1'abcès crèvera, le réveil sera terrible, je me tais et je n'ai rien dit.

       Les réflexions de vos petits garçons m'ont fait rire. ''Votre belle-mère est-elle gentille ? Et votre jeune mari vous fait passer de gentilles heures, j'espère…" Ah ces gosses. Avez-vous déjà lu Bob et Miguette de Gyp ? C'est très gentilles réflexions que les enfants terribles font parfois. J'aimais de faire la petite classe, car ces réflexions ingénues et sans mal sont bien gaies parfois.

       J'espère que Pâques me donnera quelques jours de congé et je compte vous les donner. Je serai alors S/officier et… nous en recauserons dans la suite.

       Mes pensées vont souvent vaguer sur les bords de la Garonne, cela met un peu de gaité au cœur et fait passer moins longues les heures où l’on s’ennuie à la prison.

       Mes meilleures amitiés. Puisse un peu de tranquillité vous donne, du temps de m’écrire longuement.

       A bientôt de vous lire.

René

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Gaillon, le 25 février 1918

       Ma petite marraine,

 

       Me voici de nouveau élève. Je me figure être de nouveau à l'école gardienne. Seulement au lieu d'avoir une gentille demoiselle comme institutrice, ce sont des hommes étoilés dont on ne peut encore porter aucun jugement, car on ne les connaît pas. Malgré tout leur bon vouloir, il ne sauront pas remplacer l’amitié pour ainsi dire maternelle que seule la femme à le talent de créer et de donner.

       Mais parlons d'autre chose. Tout d’abord, je n'ai pu vous écrire plus tôt : plus d'encre et puis… J'attendais un événement qui est seulement arrivé le 24. J'attendais ma nomination de S/officier, résultat conséquence de la réussite de mes examens. Comme seconde conséquence, on m'admet à l'école de sous-lieutenant qui me donnera en sortant d'ici le grade d'aspirant. Et me voici dans un nouveau coin de la France, dans l'Eure à Gaillon. La première impression est très bonne, pourvu qu'elle dure. Moins d'exercices fatigants, mais plus méthodiques et plus pratiques. La besogne sera encore forte, mais on jouit de plus de confort, ce qui compense la fatigue de l'effort donné. Bref, pourvu que cela continue.

       Le clairon vient de sonner. Je vous souhaite le bonsoir en attendant que bientôt je puisse vous écrire longuement.

       A l'occasion de mon gland en argent, permettez-moi de vous embrasser. Ce sera un encouragement pour le travail à venir.

René

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Gaillon, le 10 mars 1918

       Ma petite marraine,

 

       Et voilà la semaine terminée. Le C.I.S.L.A.I. en chantant remise son fourbi et se permet une petite distraction. Samedi 9 heures, je remets livres et cahiers dans ma cassette et je me donne à ma marraine pour quelques instants.

       Il est vrai que ma tête ne pourra peut-être fournir, qu'un radotage, triste conséquence d'un concours de natation qui se passe dans mon cerveau. Je viens de passer ma soirée à faire des croquis de toutes sortes : tranchées de toutes formes avec protection contre projectiles lancés à la main ou au canon, abris qui pourraient servir d’habitation, de refuge en cas de crise d'immeubles. Il y a même des plans pour les aménager avec tout le confort possible. Et voilà mes études, des théories, des exercices, des dessins.

       Le matin à 6 heures un vieux "rabat de col" vient nous tirer du lit (ainsi on nomme les clairons) parfois au moment où une imagination frivole nous fait goûter un beau rêve. Après s’être astiqué, lavé, un déjeuner assez bien nous attend au réfectoire. 7 h ½ les officiers ont déjà passé les inspections et nous voilà comme des gosses de 10 à 12 ans occupés à suivre la leçon de 8 h 45 à midi. La plaine nous fait ramper sur le ventre, tout comme des serpents ou à sauter dans les broussailles comme des lièvres. On fait l'exercice, ce maudit exercice qu’il faut faire sans imperfection, défilé par deux, par quatre, conversion comme un pont tournant autour de son pivot, les rangs ou les files étant toujours tirés au cordeau. C’est beau, dit le pékin et nous de penser c'est assommant. Le plus rigolo, c'est l'escrime à la baïonnette. On pointe, on lance sur des sacs pleins de paille qui n'en peuvent rien, mais que voulez-vous, à défaut de boches, notre ardeur guerrière doit tout de même se dépenser. Un tour de la piste aux puces nous ouvre l'estomac. Cette piste est ainsi nommée parce que pour la parcourir il faut faire comme les puces, courir en sautant constamment : saut à la corde, saut de fossé plus ou moins large ou profond, entonnoir, barricade. Bref après la guerre on ne sera pas gêné pour prendre la poudre d'escampette.

       L’après-midi se passe en théorie qui vous donne du travail jusque 21 h ou 22 heures. Et le soir on est assez content de partir au pays des rêves. Je viens d'apprendre qu’à Pâques nous n'aurions que 48 heures de permission. C'est trop peu pour un voyage à Toulouse. Ce qui est différé n'est pas perdu. Avant mon retour au front, j'aurai une permission de détente et celle-là, je vous la réserve. Ce sera fin juin ou commencement de juillet.

       Le printemps nous arrive. Puisse-t-il faire renaître un peu d’ardeur chez ma marraine qui traverse une crise. On d i t qu'avec la sève, les cœurs remontent et…

       Je vais me coucher car 1’heure tourne et cette nuit une heure de moins. Mais avant de monter, je vais faire un tour de mes photographies. Puissent-elles m'amener de beaux rêves.

       Mes meilleures amitiés,

René

*          *          *

Gaillon, le 28 mars 1910

       Ma petite marraine,

 

       Comme j'ai une dernière heure de temps libre, j'en profite pour venir vous taquiner. Dimanche, ce sera Pâques. Hélas, les cloches ne sonneront pas encore l'Alléluia de la Rédemption. L'airain joyeux est devenu homicide. Puisse ce sang versé être la Rédemption du Droit et l’Aurore de la Paix.

       Je ne puis commenter les événements. Tout d'abord, je ne veux pas être stratège de cabaret qui base la discussion sur les dires des journaux ; en second lieu, le défaut de renseignements précis ne me donne aucune idée de la situation. Enfin, je suis soldat et par là, j'obéis mais ne discute pas.

       Puissent ces Pâques être je ne dirai pas joyeuse, car 1'heure est trop grave, mais tout au moins exempte de peine. Quant aux miennes, elles se passeront à la caserne. Dimanche, je suis de planton, exempt de sortie. Combien j’aurais voulu les passer auprès de ma petite marraine que j’aurais eu le bonheur de connaître. Ce séjour permettrait peut-être un peu plus d'affection, dans nos lettres. Il est vrai que la sève montante creuse le vide dans le cœur. Tout rit, tout chante, tous s'aiment. Ah ce désir combien il est insatiable. Je ne sais pas mais plus j'avance en âge, plus ce besoin grandit et je crois que mes parents ne me suffiraient plus pour le moment. Dans mes observations, je constate qu'il faut à l’individu autre chose que des tendresses maternelles. L’oiseau, à peine plumé, rejette le nid qui l'a vu naître. Il en est partout de même dans la nature. L'homme malgré son raisonnement subit également cette loi. Il s’affectionne, il se passionne, comme on dit et c'est cette loi qui fait qu'il devient jaloux, égoïste. Certes dès que le sang-froid le fait rentrer en lui-même, il modère cette passion, la freine. Quant à cette jalousie dont on entend parfois causer, elle provient d'autre chose. Le genre humain, qu’il soit homme ou femme n'admet généralement pas que les autres pense, agissent autrement que lui. Et l'homme qui est jaloux de sa femme, habituellement 9 fois sur 10 la trompe et par un réflexe croit que sa femme fait la même chose. La vérité est aussi vraie dans 1’inverse. Deux époux qui obéissent au sentiment de fidélité, ordinairement ne sont pas jaloux, car la confiance de chacun en chacun est trop grande. Et combien l'on traite de "benêt" même devant l’évidence des faits celui qui ne veut pas croire que son ou sa partenaire le trompe.

       Quant à cette jalousie de jeunes gens, cela provient de ce désir inassouvi de la passion. Dès qu’ils ont trouvé une réponse à ce désir, ils se croient lésés par la pensée, peut-être fausse, que 1’objet tant désiré va lui échapper . Leur susceptibilité est effrayante.

       Et combien se sont suicidé rien qu'à cet obsession, provoquée peut-être par des soupçons non fondés. Ah pauvre humanité, combien elle est égoïste. Si on suivait tous les préceptes de la morale chrétienne, non pour ceux qui les enseignent, mais pour soi-même, on ne verrait pas tout ce qui se passe dans le monde. On aime trop son prochain pour soi-même et comme soi-même.

       L'enfant reçoit les affections familiales, mais à la manière bestiale, il en jouit. Les caresses et les baisers sont pour lui le morceau de sucre que l'on donne au chien lorsque celui-ci vient sauter, danser, japper joyeusement autour de vous. Mais en grandissant, ce besoin bestial se transforme, c'est le cœur qui appelle et non la jouissance. C'est alors que l'enfant comprend la reconnaissance et forme son caractère.

       Combien sont malheureux ceux qui sont orphelins ! J'ai vécu parmi eux pendant près de deux ans, et je vous prie de croire que c'est là que j'ai eu le plus d'affection en retour. Mais arrive l'âge où la passion monte et, tout comme la sève, force le bourgeon à s'ouvrir, elle mène l'homme aux extrêmes. Il sacrifie tout, tout par sa passion. Si cette passion est bonne, tant mieux, il deviendra artiste, érudit, que sais-je, tout ce que la passion peut demander. Quant aux affections, elles tombent, tout est donné à la passion. Mais il arrive un jour où les affections naturelles reviennent : celle des enfants pour les parents, celle de l'homme pour la femme. Et combien des vieux célibataires regrettent leur jeune temps. Et je vous prie de croire que lorsque les parents ne sont pas là, ou autre chose, on souffre beaucoup. La pensée de l'avenir et d'autres considérations vous forcent à passer sur ces souffrances plus méchantes que les souffrances physiques. Cela ne va pas seul, on tâche de s'étourdir et avec quelques amis on tâche de s’étourdir. On rit, on chante, on mène beaucoup de bruit, mais le lendemain, c'est vide, toujours vide. Le plus grand plaisir que j’avais en campagne était de tomber dans une maison, où j'étais considéré comme l'enfant de la maison. Mais dans l’infanterie, tout s’envole. Aujourd'hui ici, demain là-bas et puis pas la même langue. C'est alors que me vint l'idée d'avoir une marraine. Et le hasard toujours aveugle a bien guidé Mlle Sarcey. Car votre correspondance me tient le plus au cœur. C'est pour ainsi dire celle que je conserve, car j'aime beaucoup de recevoir vos lettres. J'aime beaucoup aussi d'y répondre. Seulement le temps me fait souvent défaut surtout pour le moment. J'ai profité que je ne savais que faire (malgré que je ne sache où donner la tête, mais faute de livres…) pour radoter quelques minutes avec ma gentille marraine.

       Comme aujourd'hui les cloches vont à Rome et que probablement elles passeront au-dessus de Montjoire, j'y pose sur leur airain pacifique le plus tendre des baisers.

René

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Gaillon, le 8 avril 1918

       Ma petite marraine,

 

       Le temps est de nouveau pleureur. C’est triste, surtout que c'est jour de fête aujourd'hui : fête du Roi. Me voilà forcé à vivre séquestré. Pour me distraire, je vous écris.

       Ci-joint la photo que vous m'avez envoyée, quoique d'une apprentie, il me semble, elle n'est pas trop mal. Vos traits auraient peut-être gagné si vous aviez été face au soleil. C'est le grand tort des débutants de vouloir photographier avec la lumière de côté. A part cela, les détails sont assez bien marqués et j'ai été heureux de revoir ma petite marraine avec je crois sa

sœurette.

Hier le temps s'est assez bien maintenu tout l'après-midi. Avec quelques amis, nous en avons profité. C'est très joli, les rives de la Seine. Les coteaux sont couverts de gigantesques bouquets blancs. Seuls, les boccages sont encore silencieux. Néanmoins, on goutait avec pour ainsi dire une certaine sensualité ce retour de la vie. On goûtait cette vie, on se sentait soi-même renaître, mais le vide était quand même au cœur. Ce costume qu'on est fier de porter maintenant vous fait trop penser à cette étreinte, à cette soumission. Qu'on voudrait être libre pour jouir de cette nature, à sa guise. On a bien certes quelques bons camarades à qui on peut confier ses sensations. Mais la caserne n'est pas une suite de divertissements c'est plutôt une suite de luttes et d'intrigues. Avec les amis, il existe bien une certaine camaraderie, mais ce n'est pas de l'affection. L'affection n'est pas se supporter mutuellement, mais une confiance mutuelle. Les amis de session ne peuvent donner cette réciprocité. Comme conversation, les études, les discussions en cours, la sécheresse de quelques-unes de nos branches. Certes on a bien entre soi ses heures de laisser aller où l'on se confie ses petits travers, mais comme eux aussi souffrent, la conversation se change souvent en chahut pour s'étourdir. La bonne partie de piquet ou de whist parait bien souvent un supplice et on n'est heureux que lorsqu'on tombe sur un piano où un de mes amis vous fait passer le temps en jouant du "cinéma" ou des airs populaires. La bonne musique ne goûte même plus. Je voyais hier deux de mes amis, jeunes mariés. Comme ils étaient heureux et combien cette entente familiale me rendait jaloux. Mais je me tais car demain nous avons du boulot et je dois me préparer. Quant à cette déroute dont V. Hugo parle, elle n'est pas encore à venir. Si on la voit pendant cette guerre ce sera pour l'armée d'Hindenburg. Plus que jamais j'ai confiance et cette confiance s'accroît de plus en plus, car il me semble que la fin est proche.

       Meilleures amitiés et à bientôt de vous lire.

René

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Gaillon, le 10 avril 1918

       Ma petite marraine,

 

Vraiment vous me comblez. J'ai été autant étonné que touché d'être appelé au facteur pour le colis que vous m'avez envoyé. Aussi je ne sais comment vous en remercier. Le gâteau était excellent et nous aurions voulu avoir la cuisinière près de nous pour la féliciter de son talent. Encore une fois, mille remerciements.

       Le beau printemps a disparu, dirait-on. Les giboulées nous arrivent et m'ont fait exempter pendant quelques jours de 1'exercice : un froid a fait de ma tête un véritable capharnaüm. Les névralgies m’empêchent tout travail intellectuel et surtout ce qui est plus ennuyeux, l'usage du tabac. Cela me force à faire ? des économies mais cela me taquine le plus, car défendre la pipe à un fumeur…

       Aussi je vous laisse, vous réservant d'ici quelques jours une plus longue missive.

       Mille remerciements et à bientôt une de vos bonnes lettres.

René

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Gaillon, le 13 avril 1918

       Ma petite marraine,

 

       Je ne sais pas si je pourrai continuer ma lettre. Le gamins sont turbulents, dirait, Monsieur le Maitre. Le clairon vient de sonner fin d'étude et il nous est libre de travailler une heure encore jusqu’à extinction des feux . J'en profite et je suis tout à vous.

       Votre silence de cette semaine m’étonne, cela me paraît si long sans vos nouvelles. Seriez-vous malade ? Quant à ma névralgie, elle s'est tournée en mal de dents qui tend à disparaître, ce qui me permet de suivre les cours et exercices. Il est vrai qu'ici, avec les courants d’air perpétuels, ce n’est pas difficile d'avoir des névralgies et moins facile de s'en débarrasser.

       Mais bah ! ceux qui sont là-bas ont encore bien plus à souffrir. Pour le moment, il n’y fait pas gai. Si 1’offensive allemande se poursuit avec succès, notre armée sera bien en mauvaise posture, car elle sera prise à revers et si elle ne veut pas être tout entière prisonnière, force devra de marcher comme elle a toujours fait, faute de force, vers l'arrière. Espérons cependant qu’on n'en arrivera pas là.

       Néanmoins, les heures sont graves, très graves. La situation vue très froidement n’est pas fort brillante. Cependant on ne doit pas se décourager car nous ne sommes pas dans le secret des dieux et je crois qu’il faut avoir confiance dans 1’avenir. La défaite du début fut pour nous une victoire car elle força l'opinion anglaise à accepter une seule main gouvernante. Le sang coule, hélas, abondamment de part et d’autre. Pour moi, il me semble que nous sommes à l’apothéose finale et que la fin est proche. L'Allemand ne saurait continuer un tel massacre humain. En admettant comme vrai ce que disent les journaux, nous aurons sur les 100 divisions 30% de déchet au minimum ce qui fait 3 à 400.000 hommes hors de combat en un mois. Ah ! si les Russes avaient tenu Quel spectacle que cette Russie ! C'est le résultat de Tolstoï et autres promoteurs idéalistes, s'occupant plus des droits que des devoirs. On aime les roses, mais on doit aussi souffrir les épines.

       Mais je vais vous faire bailler. Aussi excusez-moi, je ne savais que dire et comme on cause beaucoup de la situation, tout s'en ressent un peu. Combien je voudrais être au front pour le moment. Quand je pense que j'ai partagé toutes les aventures de mon régiment et être absent à la dernière, à la principale peut-être.

       Je termine car le clairon sonne : à vos lits ! Je vous remercie encore une fois de l'envoi de cette semaine. Demain dimanche puisse le soleil se mettre de la partie car la Seine est belle pour le moment, les excursions très jolies, très goûtées surtout qu'elles rappellent un peu le "chez-nous"

       A bientôt de vous lire et meilleures amitiés.

René

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Gaillon, le 22 avril 1918

       Ma petite marraine,

 

       Merci de vos livres que vous avez eu la délicate attention de m'envoyer. Je n’ai guère le temps de les lire cette semaine, mais sitôt que j'aurai 1’occasion je vous dirai mes impressions.

       Encore une fois merci.

       Nous avons révision générale de deux branches la topographie, armement et service en campagne. La 1ère branche est assez intéressante. Vous l'aurez sans doute apprise aussi, c'est du programme de l'école normale. Dans la seconde, on ne voit guère que des vis, boulons, explosifs etc... grenade offensive, défensive mais hélas, pas de grenade pacifique toute anti .... C'est très intéressant, mais c'est de l'hébreu pour le civil.

       Quant au service en campagne, c'est une branche purement militaire. La seule branche pratique pour un civil c'est la topo et pour un instituteur je la trouve très à propos.

       Dans vos livres, j'ai vu que votre choix s'est borné à des expéditions africaines. Ce sera sans doute intéressant.

       Je termine car je dois recopier une théorie sur la construction d'une carte, il n'y a que huit pages serrées.

       Excusez donc la brièveté de ma réponse. Samedi prochain, j'espère être un peu plus loquace.

       Encore une fois merci et à bientôt de vous lire.

       Mille amitiés.

René

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Gaillon, le 27 avril 1918

       Ma petite marraine,

 

       Et voilà la semaine terminée. Je profite d'une heure de liberté pour venir causer avec vous. Une lettre carte vous aura appris que j'ai été très charmé de la réception de vos livres. Pour le moment, le temps me manque pour les lire à mon aise, car la session touche à sa fin. Néanmoins, "Toute une Jeunesse" m'a paru charmant. Quant aux autres, je les lirai à l'occasion, quand le cafard immobilisera mes facultés. Encore une fois merci.

       Je relis vos lettres. Vous me parlez de votre patrie que j'admire pour sa beauté. Hier, j'étais allé promener vers les "Andelys" dans la colline boisée. De là, on dominait toute la vallée. La Seine à vos pieds déroulait ses méandres à travers un fouillis de bouquets et de verdure.

       Cela me rappelle la Meuse à Namur et en cette saison elle est fort jolie. Et, à franchement parler, je restai longtemps à contempler ce paysage. Mais cette coïncidence de ressemblance ne me donnait pas satisfaction, il y manquait quelque chose. Depuis quelques années, j'ai assez bien voyagé et j'en suis venu à cette idée : tous les pays se ressemblent. Les bouleversements de la nature sont tous du même modèle : seuls les traits sont plus accentués ici que là, suivant la fantaisie du sculpteur : le temps. Ce qui donne le charme au pays et qui fait qu'on aime mieux sa mère quand on connait celle de ses amis, c’est la couleur locale donnée par les mœurs et la vie de "chez nous". Et c'est ainsi que lorsqu’on retrouve un paysage analogue à son patelin, au lieu de se retrouver chez soi, on se sent étranger et dans le cœur chante la nostalgie.

       Vous me parliez des nouvelles de Belgique que vous aviez lues dans votre revue pédagogique. Je reçois mensuellement une revue de chez moi. "Les métallurgistes belges" et quand le temps ne me fait pas défaut, j'y collabore. Non seulement les boches tuent par le fusil, mais ils corrompent, chose inévitable là où séjournent des troupes, ils corrompent notre race en souillant la femme. Je lis dans cette revue qu'on a créé à Charleroi un lazaret pour femmes qu'on a intitulé : le parc à poules et lorsque l'une s'évade on place cette annonce : une poule s'est envolée, prière de la ramener au parc. C'est triste à constater.

       Et dire qu'on ne retournera pas encore cette année. La semaine dernière, j'avais espéré, mais il me semble que la bataille tourne en guerre d'usure pour les deux parties.

       Espérant vous lire bientôt, je vous quitte, car il y a des "goupilles" et des "arrêtoirs de verrou" qui m'attendent.

       A samedi donc, cette semaine j'aurai mieux le temps car nous avons une heure d'études en plus le matin.

       Bonsoir et meilleures amitiés.

René

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Gaillon, le 5 mai 1918

       Ma petite marraine,

 

       Enfin votre lettre m'est arrivée. Je vous croyais prise de je ne sais quelle épidémie d'avril. J'avais mal deviné : c'étaient vos élèves… N'en parlons plus, vos lignes m'ont fait oublier les angoisses de l’attente.

       Depuis quelques temps, je ne reçois que des lettres de renseignements de pays réfugiés en France, dans chacune transpire la souffrance et malgré qu’on soit soldat, il faut encore consoler. Et vos lettres, par trop espacées, sont un véritable baume et sont toujours attendues avec impatience. C’est si vite lu et relu. Surtout que le temps ne permet guère la lecture d’un livre.

       … Chaque semaine jusqu’à fin juin, nous avons un examen qu’on doit préparer en plus de ses cours. Mais je trouverai bien encore un peu de liberté pour ma petite correspondante si gentille.

       Je voudrais répondre à l’opinion que vous me demandez. Une autre chose est à l’ordre du jour. Dans les grands combats qui viennent de se dérouler dans la Somme et la Flandre, notre armée a joué un rôle assez important, pas le plus, mais assez pour entraver le succès allemand. Mais il semble que les journaux n’en parlent guère. Le premier eut lieu 17 avril. Les Allemands attaquèrent avec 4 divisions contre à peu près un régiment des nôtres. Résultat négatif. 750 prisonniers, une quarantaine de mitrailleuses, un lance-bombes, plus de nombreux cadavres et l’aile alliée non brisée. Celle du 29 se fit avec 6 bataillons contre une compagnie : résultat, peu de prisonniers, mais par contre beaucoup de cadavres, 18 mitrailleuses et pas un pouce de terrain perdu. Je ne veux que signaler les résultats, mais mes impressions, je les gardes pour un tête à tête. Quand au trait d’héroïsme, ils sont nombreux. Je pourrais en compter plusieurs mais dame censure. Il est vrai que nos hommes ne sont pas patriotes par atavisme, mais par vengeance. Dinant, Tamines et d’autres villes demandent du sang pour leur vengeance et dans le cœur de plus d’un d’entre nous, la souffrance morale soufferte, nos amis et parents fusillés demandent d’autres sacrifices que ce pacifisme bêlant dont se leurrent bien nos dirigeants en carton et de cabaret.

       Et bien ! Cette semaine, quand j’ai lu ces divers récits appris un peu par ci par là, j’étais ému et , je ne cache pas, je suis honteux d’être ici embusqué. Il est vrai que j’y suis pour un motif bien légitime. Mais que peut-on faire, travailler de son mieux pour ne pas paraître désorienté quand on montera là haut.

       A bientôt de vos nouvelles et mes meilleures amitiés.

René

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Le 13 mai 1918

       Ma petite marraine,

 

       J'ai reçu avec plaisir votre classe et son institutrice. Les enfants ne se portent pas trop mal et ont l'air bien ouverts. Ce qui est plaisir pour la maîtresse : à cœur ouvert, la besogne est à moitié faite.

       J'achève de lire les dix commandements de Faguet. C'est un livre très bien fait, aussi quand j’ai quelques minutes perdre, j’en relis un ou deux chapitres. Il y a là dedans bien des vérités à méditer. Seulement, il faudrait comme vous le soulignez dans votre lettre que les passions mercantiles actuelles ne fassent des hommes des cosmopolites.

       Le cosmopolitisme ou plutôt l’expansion est un progrès à la civilisation, cela fait fluctuer les peuples mais à côté des avantages matériels, elle tue l’idée de patrie et bien d’autres aussi nobles, aussi belles. Ainsi l’art ne produit plus rien ou plutôt il produit, mais pour un temps. Ce siècle fournira-t-il des œuvres immortelles comme la fameuse époque de Louis XIV ? J’en doute.

       Vous me parlez de la Case de l’oncle Tom. Si je me rappelle, je dois l’avoir lu dans le temps. Ce livre a été cause de la guerre de sécession, comme Tolstoï de la révolution russe. Je reviens sur ce sujet, non pour le discuter, mais pour le souligner. Une histoire impartiale de cette grande guerre vous le dira d’ici quelques temps. Du reste toutes les révolutions ont pour origine un livre, une œuvre que des meneurs vulgarisent le plus possible. C’est comme une tache d’huile jetée sur une feuille de papier.

       Quant au féminisme, la tache s’étend, elle prend plus d’expansion. Mon idée : je n’en suis guère partisan. Non pas que j’admets que la femme ait moins de droits que l’homme. Non, elle en est la compagne, partage les mêmes joies et les mêmes peines. Mais l’homme n’est-il pas l’être fort, l’homme de la lutte qui se bat pour faire vivre sa famille. La femme doit être un guide, un réconfort, non une conseillère. La femme est le public qui applaudit l’acteur. Aussi je ne vois pas bien la femme politique. On bavarde déjà tant à la Chambre, que serait-ce…

       La femme pour moi, c’est l’ange du foyer et c’est en étant l’ange du foyer qu’elle joue son rôle social, car combien d’hommes refusent d’obtempérer aux volontés d’une femme qu’il aime et qui a sa confiance.

       Le clairon nous appelle. J’ai cueilli un brin de muguet hier en promenade. Je vous l’envoie.

       Meilleures amitiés.

René

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Gaillon, le 18 mai 1918

       Ma chère marraine,

 

       Ma plume a bien difficile de se déblayer. Peut-être maintenant qu’elle est en route arrivera-t-elle au but sans panne.

       Ce samedi de la Pentecôte est bien triste, le cafard voudrait me dominer et malgré que ce soi difficile, je vais tâcher de le dompter. Ces jours sont durs à passer, ils rappellent trop de souvenirs. Souvenirs joyeux du jeune temps : fête de collège, quand nous étions à l’école normale, et puis la grande fête de chez nous. Ah ! Cette grande fête, que c’était joli avec ces mœurs plus séculaires. Elles attiraient une foule d’étrangers et les toilettes claires et fraiches se miroitaient dans une journée ensoleillée. C’était une de ces démonstrations populaires, écho de la richesse de nos pays industriels : le riche ne pouvait se distinguer de l’ouvrier que dans la manière de porter le costume. Et lorsque le lundi soir, on rentrait en bandes, grisés de la fraicheur des bois et des herbages émaillés de fleurs, le cœur joyeux, on chantait : c’était le printemps, on avait vingt ans.

       Un de mes amis, lieutenant d’artillerie prisonnier en Allemagne m’en parlait encore et je lui répondis en parlant de l’âme du passé. Ce lundi de la Pentecôte, il avait trouvé la fiancée de son cœur. Cela doit lui sembler plus dur qu’à moi, voilà quatre ans qu’il est captif car ici quoiqu’interné on est libre. Ce temps reviendra-t-il ? Non l’âge aura douché les expansions joyeuses, la misère et la souffrance auront fait réfléchir et puis notre industrie ruinée ne pourra plus faire dire à une reine de France visitant Bruges en ces jours de splendeur : "Je suis bien reine, mais j’en vois par milliers." Ce qui était au Moyen-âge pour Bruges l’était avant la guerre pour le pays de Charleroi.

       Oui, c’était le beau temps. C’est du passé… Que sera l’avenir ? Je lis actuellement dans le journal une nouvelle mauvaise : la langue allemande officielle dans trois de nos provinces et l’encouragement de l’activisme flamingant. C’est la mort du Wallon. Ils nous en veulent, ces Boches maudits, parce que notre cœur est trop pour la France et que la haine est plus ancrée chez nous que chez nos frères du Nord. Mais je me tais, car dame censure pourrait me prendre pour ce que je ne suis pas. Ah ! Combien je voudrais être au front actuellement pour pouvoir en faire du boulot ! Oui, chère marraine, la vie sera rude chez nous après la guerre, très rude. Vous savez comme cela va dans un ménage lorsque l’armoire est vide. Et les beaux temps passés ne reviendront plus. C’est pourquoi j’ai le cafard ce matin et le soleil de mai me fait mal.

       Votre lettre du 17 vient de m’arriver. Elle me fait énormément de bien. J’approuve le fond de vos arguments. Vous m’indiquez si bien le rôle de la femme comme il devrait être compris. J’y répondrai quand le fiel et l’amertume n’enfleront plus mon cœur comme aujourd’hui. Le passé et l’avenir s’entrechoquent trop. Peut-être que cet après-midi cela ira mieux. Nous avons organisé une grande lutte à la balle comme dans notre pays en temps de paix. En relisant votre lettre du 12 mai, j’y lis "elles y trouvent une affection qui leur manque". C’est aussi vrai pour les filleuls. Combien de fois cela les fait rêver et combien une lettre où l’on se tutoie leur fait plaisir.

       La plume tout de même arrive au bout de sa course. Excusez moi si elle a écrit des lignes en cafardées. C’est plus fort que moi : la confession est une si grande consolation. Puis-je vous demander un baiser, cela me consolera un peu de ma solitude.

       Votre filleul,

René

*          *          *

Gaillon, le 24 mai 1918

       Ma chère marraine,

 

       Votre lettre m’arrive à l’instant. Comme j’ai quelques minutes de liberté avant d’aller au cours de flamand, je vais tâcher d’en profiter.

       Enfin, ma marraine est guérie ! Il n’était que temps car en la voyant ou plutôt en la pensant si triste et si désolée cet hiver. Je m’étais mis des idées noires en tête. Heureusement le printemps a amené une sève nouvelle qui la guérit de ses idées noires. Bravo ! Je suis le premier à m’en réjouir et je vous félicite sincèrement de votre bonheur.

       Je reprend ma lettre : onze vlaamsche les is gedaan. Vos réflexions ne m’ont point rendu jaloux, ni anxieux. Que du contraire. J’aime tant à voir les autres heureux, surtout ceux dont le tempérament souffre facilement. Parce que voyez-vous, j’aime à vivre et vivre, c’est effleurer la souffrance, c’est sentir, mais seulement sentir, et non approfondir. Aujourd’hui cela ne va pas, le lendemain on oublie les difficultés de la veille et les roses ne présentent plus d’épines. On ne s’en fait pas, voyez-vous, et la guerre est l’école du "Je m’enfoutisme".

       Certes, parfois le sentiment cherche à s'enraciner, le tout est de lutter contre soi-même pour empêcher le cafard de devenir cancer. Et comme vous le dites si bien, c'est l'inertie, le manque d'initiatives qui en sont souvent la cause. L'occupation, l'idéal, la passion nous font oublier les idées noires. A cela viennent se joindre les contrariétés du métier, contrariétés de famille. Une barre dans la roue fait bien plus souffrir qu'une difficulté à surmonter. La première tâche de briser le cran de l'effort, l'autre concentre tout son âtre pour vaincre, pour franchir la côte.

       Le lundi de la Pentecôte, j'ai revécu un instant la vie du temps de paix. Quelques stations avant d'arriver à Gaillon, le train s'arrête à un petit village : Bannières, devenu village belge. Une usine y a été construite par un directeur des environs de chez moi. Ce directeur, aidé d'un homme d’œuvre a essayé de rassembler ses ouvriers dispersés aux quatre coins de la France. Environ trois cents familles du pays de Charleroi sont là réunies. On y a construit des écoles pour garçons et filles. Le dimanche les ouvriers ont un cercle où ils peuvent se divertir comme chez eux , boissons etc

       … Bref, le village s'est transformé, a pris les mœurs et coutumes belges. Et en revenant de Bonnières, j'avais le cœur joyeux, j'avais revécu quelques heures de ce passé déjà lointain et mon cafard de la veille s'était envolé. Oh ! Ces milieux ouvriers, comme je les aime. L'accueil est tout cordial et sans arrière pensée. On dit que s'occuper du populo, c 'est encourager l'ingratitude. Il y a du pour et du contre. Quant à moi, je trouve que cette vérité est plutôt un sophisme. Si l'ouvrier est tel qu'on le pense, c'est que ceux qui travaillent pour lui travaillent pour en avoir du profit.

       J'ai lu et relu avec beaucoup d'intérêt votre sortie sur l’amour. Vous me parliez de 1’amour de la femme pour l'homme. Certes les hommes regardent eux aussi à l'harmonie physique, à la beauté, comme on dit. Moi je ne considère cela que comme un facteur de l'amour. Facteur puissant, certes, mais facteur peu important car la désillusion engendre bien des mécomptes. Le facteur le plus important à mon avis est le cœur, un cœur franc, loyal, ouvert, tel est me semble-t-il le principal. A quoi bon un plat succulent s'il rend malade après l'avoir goûté ? Ce cœur consolateur et doux comprend le cœur qui s’y confie tel est le secret pour la durée de l'amour véritable.

       Beauté, argent, dons ou facultés spéciales : tout cela ne donne que l'illusion de l'amour. Cela hypnotise et lorsque le fluide disparaît l'on tombe dans la réalité et bien souvent les cœurs se brisent car l’idéal rêve était trop haut. Illusion, et combien doit-être grande la prudence quand on confie son cœur à un autre.

       On dit que l’amour ne demande pas de réflexion. On aime déjà plus quant on réfléchit, disait un penseur. L’amour produit de l’estime et du respect qu’on a un pour l’autre. Instinctivement, la femme cherche un protecteur, dites-vous, l’homme, lui, demande une aide, un conseiller. La compagne de ses jours ne doit être pour lui un protégé qui s’incline devant lui pour satisfaire ses caprices. Non, ce n’est pas mon idée sur la femme.

       C'est une amie à qui on peut tout confier et qui, comprenant le caractère de son compagnon, sait au besoin le priver, lui donner un conseil adroit, le réprimander adroitement, un ami en un mot qui ne flatte pas, mais qui aime sincèrement. Deux caractères compris : voilà la vraie signification de l’amour. Et c'est dans la compréhension mutuelle des caractères que réside le foyer des affections.

       Mais je néglige un peu ma besogne, et il y en a encore car la grève n'est pas connue en temps de guerre. Je termine donc et si cette lettre ne vous a pas trop ennuyée, j'attends avec impatience une réponse longue et je ne dirai pas par retour du courrier.

       Votre filleul,

René

*          *          *

Gaillon, le 4 juin 1918

       Ma chère amie,

 

       Voi1à trois fois sur 48 heures que je cherche un bout de seconde et trois fois un je ne sais quoi qui vous fait déposer la plume et qui la dispose pour d'autres occupations.

       Et cependant ce nouveau tournant de notre correspondance devrait me donner plus d'empressement. Que voulez-vous ? L'homme veut et Il est vrai que le temps est trop court pour le moment. Nous avons examen lundi, et cette semaine je m'attends à être questionné dans deux branches. Dès lors, excusez-moi, si entre amis on doit encore chercher des excuses.

       Dans votre dernière lettre, vous me parliez d'union sacrée, à propos d’un livre de L. Barthou. Vous en déduisez le souhait de la voir durer, la guerre finie.

       Hélas ! Il faut trop compter sur les passions humaines. Déjà, lorsque l’accalmie se fait sur les champs de bataille, les tiraillements intérieurs renaissent à jour. Chacun veut porter la couronne si les lauriers ont couvert nos armes, ou chacun veut rejeter les défaites sur les autres, mais chacun oublie de prendre sur soi des responsabilités. Et lorsqu'une poigne veut agir ne craint pas la responsabilité, on essaie par tous les moyens de lui mettre des barres dans la roue.

       L’éducation moderne en est un peu la cause. On a des droits, certes, mais combien en oublie qu’à côté des droits il y a l'épine du devoir. C'est cette éducation des masses qui a fait :

que la Russie s'est séparée de nous. Pas n'est besoin de rechercher toujours le pourquoi de nos actes. On ordonne, vo i l à , obéissons et nous discuterons après.

       En tenant le raisonnement inverse, la société n'existera plus, car dans chacun de nos actes il y a toujours des pour et des contre et, l'instinct naturel aidant, on sera plutôt disposé à prendre parti contre que pour. C’est là la grande erreur du socialisme moderne. Le socialisme idéal, tel qu’on doit le comprendre, c'est-à-dire, celui qui s'occupe de 1’ouvrier dans le but d'améliorer son sort, je l'approuve et même je vous dirai que c'est pour celui-là que je vivrai. Quant au socialisme qui est plutôt de l'anarchie qu’autre chose et qui fait que l'ouvrier, au lieu de respecter ses devoirs, réclame ses droits, celui-là je le combattrai, car ce prétendu socialisme ne favorise pas l'ouvrier. Il le ruine…

       Mais me voici parlant de politique, et je ne peux pas. Cependant cette sortie m'est un peu dictée par votre lettre. Vous souffrez de punir un enfant. C'est un sentiment naturel et moi-même, quoique homme, c'est-à-dire au cœur un peu plus dur, j 'en ai souffert dans mes débuts. Cependant j'en suis revenu et j'ai pu constater que la punition juste et paternelle avait une grande influence sur la formation de l'enfant.

       Si l'enfant n’est pas forcé à 1imiter ses instincts étant jeune, ses passions n'auront plus de bornes lorsqu'il arrivera à l'âge d'homme. Un penseur, je crois que c'est Montaigne, disait : Si l'enfant ne se prive pas à 5 ans d'une friandise, à 25 ans, il ruinera ses parents. De là à conclure que je veux la punition comme moyen d'éducation, non. La crainte de la punition n'est pas éducative, elle ronge le cœur, et avilit les âmes. Point de sentimentalité avec les enfants. Sparthe renversa Athènes, 1es Allemands sont si forts. Pourquoi ? Sans être défaitiste, on doit l'avouer et cette force provient de l'éducation de la nation : elle est basée sur la force.

       L'enfant doit arriver, il arrivera et malgré lui. Notre éducation à nous fut un peu trop douillette et, à mes dépens, j'en ai parfois bien souffert. Hélas, la guerre est une dure leçon mais pourvu qu'elle soit une leçon. L’avenir ne doit pas l'oublier et sur tout ne pas manquer d'en profiter. Jouir n’est pas vivre.

       Vivre, c'est avoir un idéal et tâcher de le réaliser. Et c'est en inculquant à l'enfant ce désir d'avoir un idéal qu'on évitera de le punir et qu'on lui donnera la force de caractère de réagir contre ses instincts qui l'en feront plutôt éloigner.

       Quant à l'école neutre, elle n'existe pas. Mme avec un instituteur droit dans ses idées, l'enseignement penche finalement pour ou contre. Mais je ne discute pas cette question, nos avis sont un peu partagés là-dessus.

       J'ai lu votre livre sur l'amour. Il y a de très belles choses, bien pensées et bien dites. Mais il me semble qu'au lieu d'analyser l'amour tel qu'on le voit, il aurait dû, après son étude sur l'amour, indiquer le véritable amour, celui qui dure et qui ne connaît pas de nuage. Il existe, mais comment, et comment y arrive-t-on, comment le conserve-t-on ?

       Je vais le relire, ainsi que celui sur l'amitié, car il y a une jolie analyse et je crois que, la guerre finie, je les aurai dans ma collection. Pour le moment, c'est impossible, notre mobilier est si réduit.

Mais l'heure s'enfuit et il me semble que je radote. Aussi je monte me coucher et je souhaite une bonne nuit à ma petite amie.

René

*          *          *

Gaillon, le 13 juin 1918

       Ma chère amie,

 

       Et les jours suivent les jours, en ce bas monde. Et ma plume ne répond pas à votre dernière gentille lettre. Ce soir, sans m'excuser, je vais tâcher de ne pas oublier.

       Oh ! Non, depuis que vous êtes devenue mon amie, je ne vous oublie pas et je crois que mon esprit bien souvent s'absente du cours. Mais la réalité du C.I.S.L.A. me fait penser que pour le moment, je dois dominer mes pensées voyageuses et m'occuper du devoir du moment. Oh ! Si l'on était au front pendant de longues heures d'inactivité forcée, comme on aurait le temps de se causer. Heureusement que d'ici un mois nous reverrons la tranchée. Notre session finit le 31 juillet. On se sentira à sa place. Ici, malgré qu'on fasse son devoir, qui est de se préparer à conduire les autres, on se sent si embusqué.

       Ces journaux, comme ils respirent la poudre et combien on voudrait la renifler. A ces heures graves, un homme de 25 ans et jeune n'est pas à sa place à l 'arrière. Non et si ce n'était que je suis un C.I.S.L.A., il y aurait longtemps que j'aurais demandé à repartir. C'est pourquoi je m'attache à apprendre mon futur métier le mieux possible, pour ne pas avoir du sang aux mains lors de mon retour en Belgique. Jusqu'à la fin de la session, nous aurons probablement un examen tous les lundis. Cette semaine, c'était topo, lundi prochain ce sera tir, branche en partie stérile car il y a une partie où les définitions et les formules en sont la quintessence. On fera de son mieux, jusqu'à présent, mes cotes sont assez bonnes, ce n'est pas l'extra, mais cela peut aller. Combien j'ai hâte de voir cette fin de session. J'espère qu'avant de repartir au front, on nous accordera quelques jours de repos. Comme vous serez en vacances, j'en profiterai pour répondre à votre gentille invitation. Je vais m'informer des formalités à remplir car Toulouse est une ville comprise comme zone de guerre, par conséquent on doit avoir certaines pièces pour y entrer. Je vous avertirai en temps et heure.

L’avance boche s'est ralentie, malheureusement au prix du sang français. Quels beaux et héroïques soldats vous avez en France ! Et vraiment me basant sur certaines opinions germanophiles d'avant guerre, j'avais une tout autre idée de la France.

       Je me la figurais autrement qu'elle n'était. Il y avait du vrai mais combien elle a réagi et un peu de son caractère a reparu tel qu'il était autrefois, grand et magnanime. La réaction est venue et un courant tend à l'y maintenir. Réussira-t-il ? Je le souhaite car cette France, je l'aime et elle m'est aussi chère que la Belgique. Mais je n'insiste pas là-dessus, car vous êtes républicaine et moi je suis monarchiste, non de cette monarchie absolue telle qu'on l’a comprenait au Moyen Age, non de cette monarchie impérialiste comme en Allemagne, mais de cette monarchie comme qui dirait une république couronnée, un roi constitutionnel en un mot.

       Depuis 1830, nous avons eu ce régime et le peu d'histoire comparative que j'ai observée, je crois, à mon avis, que c'est encore le meilleur. Car voyez-vous, un président passe, ses idées et sa méthode aussi. Tandis qu'un roi constitutionnel reste et ses descendants sont empreints de ses mêmes idées. Le suivant ne fait que continuer ou parachever ce que le père a commencé. Comme je le disais plus haut, je devrais me taire, par conséquent je n'ai rien dit. Vieille femme que je suis, va !

       Merci de la bonne attention que vous avez de me faire cadeau des livres de Faguet. Je me vois forcé de les refuser, car voyez-vous le havre-sac s'emplit trop facilement et la place fait souvent défaut. Pour ne pas vous priver et en même temps pour ne pas les égarer, je vous les enverrai d’ici quelques jours.

       Il me semble aussi que c'est l'amour affection qui est l'amour vrai. Non pas cette affection égoïste dont il parle dans son livre de l'amour, mais plutôt de l'amour amitié qui donne à chacun une confiance réciproque. Car un des à côtés du premier amour est que la jalousie bien souvent est causée par lui et le fait finir.

       J'ai lu la semaine dernière une jolie étude sous forme de roman de Mr Bourget : "Le sens de la mort". C'est joli et très bien pensé. L'amour affection y joue un râle. Il fait aimer un homme assez vieux, mais d'une grande renommée et une jeune fille, fille également d'un savant et c'est sans doute cette communauté de secte qui a fait naître le mariage. Et l'affection est si grande que l'un des deux atteint mortellement par un cancer veut que l'autre se suicide pour être toujours uni. C'est si bien dépeint et quel jeu dans ce maniement des caractères.

       Mais c'est du roman, et malgré que les scènes décrites semblent être vécues, il me semble que la réalité est plus à l'heure actuelle 1’amour calcul et ce véritable amour affection ne se connaît plus guère. Il faudrait je crois "le lorgnon" si célèbre pour pouvoir rétablir cet idéal. Qu’en pensez-vous ?

       Mais l'heure tourne et avec mon amie cela passe vite… Seulement demain notre commandant qui est de jour pourrait me faire réfléchir dimanche après-midi et me donner une permission de retraite au lieu d'aller promener. Et quoi ! Je tomberais aussi dans ce défaut, c'est pourquoi je finis ma lettre pour y rêver.

       Meilleures amitiés.

René

*          *          *

Gaillon, le 21 juin 1918

       Ma chère amie,

 

Me voici enfin libre ! L’examen de tir fini et l’inspection du général passée. Bref me voici tout entier à mon amie et pour me mettre un peu en verve, je vais relire votre lettre du 16 et les précédentes que j'ai toutes reçues sans exception.

       Nous avons eu, dis-je donc, la visite d'un général inspecteur venu du front. Cela a duré deux jours, mercredi et jeudi. Le matin, exercices pratiques, l’après-midi, théorie. Cela n'a pas trop mal marché, même que cela a été très bien. Son impression a été très bonne, nous en sommes fiers car c'est un peu l'homme du métier qui est en jeu. Cette session a puisé ses éléments parmi le corps enseignant aux armées. Vous savez que la loi en Belgique nous avait placés dans le service de santé et de ce fait, la gent militaire nous prenait pour des imbéciles. Mais voilà qu'après diverses revendications, nous avons pu obtenir d'être mis sur le même pied que nos collègues français et allemands, c'est-à-dire qu'on nous donnait l'occasion d'entrer dans le service armé et d'y devenir gradé. Et voilà que dans chaque centre où nous sommes passés, nous recevons des félicitations, voilà que l'impression de nos adversaires change et un regrette de nous avoir méconnus. Mais je ne discute pas cette question. C'est une question de ménage, aussi je la discute en famille.

       J'ai reçu des nouvelles de la maison cette semaine. Tout va bien à part la nourriture qui devient rare et difficile à trouver. Cela n’empêche pas les jeunes gens de la remplacer par l'eau fraîche et 1’a… J'apprends par la carte d'un ami que ma plus jeune sœur courtisait avec son voisin, un instituteur également. Cela ne m’a guère étonné car n 'est-ce pas la jeunesse à l’heure actuelle qui donne la leçon aux anciens !

Le 23 juin

 

       Les heures passent, les jours fuient et, ouvrant mon cahier de fortifications, je retrouve votre lettre dans une tranchée. Elle attend peut-être que je retourne au front pour être achevée. Non, car ce soir elle doit être finie.

       Bonne nouvelle ! Un communiqué officieux m'apprend que notre session finit le 12 juillet, c'est-à-dire que vers cette date, nous partirons en permission. Ce sera un plaisir de répondre à votre invitation si souvent remise. Cela arrive à un beau moment : vos vacances s'ouvrent également. Ce sera vacances pour les deux. J'irai donc passer quelques jours sur les bords de la Garonne, probablement cinq ou six, car je dois revenir à Paris pour le 21, où un ami de la maison m’attend pour fêter notre indépendance et je dois le voir avant mon retour au front. Je vous expliquerai pourquoi lors de ma visite. J'aurais besoin d'un certificat d'hébergement signé de la mairie. Je le prendrai comme vous me l'avez dit précédemment pour Toulouse.

       Montjoire ! C'est en vain que sur la carte je cherche Montjoire et par conséquent le moyen d 'y arriver. Paris, Toulouse m'est connu. Après, c'est l'énigme. A vous de la résoudre.

       Je suis occupé pour le moment à observer un roman qui se vit. A quelques km d'ici se trouve un village français avec des réfugiés. On y a organisé des écoles belges, pour filles et garçons. Un des instituteurs est un mutilé de la guerre un brave qui a dû changer de profession. Il a choisi 1'enseignement. L’institutrice est jeune également, je crois qu’elle a 22 à 23 ans. Ce contact et cette union dans le pied a fait jaillir une flamme chez le mutilé. Je ne sais ce qu’en pense la jeune fille. Mais… ici les choses se compliquent. Un instituteur du pays, son voisin, un très bon garçon également est venu s'interposer. Et sans qu'il s'en aperçoive, une flamme a jailli. C'est ici que cela devient roman. Lequel des deux l'emportera ? Hier, je revenais de promenade avec le mutilé et tout en le blaguant, j'en vins aux confidences. J’en ai bien rigolé en moi-même et dans le fond, cela m’a donné à réfléchir et je serais très désireux de voir comment la vague va tourner. Que pensez-vous de cette histoire ?

       Mais blague à part, la situation s'améliore et fortement à notre avantage. Les réserves de Foch abondent mais je ne puis guère vous donner de renseignements. Et les journaux disent assez bien vrai quand ils annoncent l’arrivée des Américains en France. Quoi que notre front se stabilise pour le moment, l’orage est proche. Quant aux Italiens, les Autrichiens auront trouvé le macaroni un peu trop cuit et leurs dents trop mauvaises. L’aviation, l'arme qui va finir la guerre joue un grand rôle pour le moment et je ne serais pas saisi d'apprendre d'ici quelque temps que l'offensive allemande est retardée à cause du harcèlement constant des arrières et places de concentration ennemis.

       Les nouvelles qui nous arrivent de l’Extrême-Orient sont également de bon augure, non pas la filtration de l’anarchie russe mais tout cela remonte le moral et je crois que le vieux tigre, un peu l'auteur de tout cela doit rire sous cape. Il ne bavarde pas, il agit et, à la guerre, c'est comme en chimie, il n'y a que par des réactions qu'on arrive à quelque chose.

       Mais je radote, et je devrais aussi réagir pour ne plus faire des lettres si banales. Que doit penser mon amie. Aussi je la laisse pour le moment et lui souhaite le bonsoir.

René

*          *          *

Gaillon, le 7 juillet 1918

       Ma petite amie,

 

       Bien reçu votre lettre et votre carte. Malgré que la route soit un peu longue de Montastruc à Montjoire, j'irai par Toulouse, car j'ai seulement les trains de cette ligne. J'arriverai probablement samedi matin à Toulouse par le train de minuit venant de Paris. Nos examens finissent jeudi à midi, donc départ vendredi à midi d'ici. Serez-vous en vacances ? Donc s'il n'y a pas de changement, voilà comment j'irai à Montjoire. La besogne abonde et par ce temps de chaleur, je ne vous dis que cela. Il y a des soirs que la tête tombe d'elle-même. Heureusement que la fin approche et malgré que je retourne dans un assez mauvais secteur, j'en suis content.

       A bientôt donc d e faire votre connaissance.

       Meilleures amitiés,

René

*          *          *

Gaillon, le 9 juillet 1918

       Ma chère amie,

       Pour un "Stoum", ça c'est un "Stoum". La dépêche que je vous ai envoyée vous aura appris la triste nouvelle. Il sera donc dit qu'on aura été ami ensemble sans se connaître. Oh ! Destinée

       Voici donc comment j'ai appris la triste nouvelle. Je fais ma demande de congé donc, et je donne votre adresse. Me voilà faisant des châteaux en Espagne, étudiant à mes moments perdus le guide et la petite carte que vous m'avez envoyée. J'essayais de me graver vos traits dans mon esprit en regardant votre portrait de façon à ce que vous ne paraissiez pas étrangère. Bref, je combinais mon voyage et j'étais tout joyeux d'y rêver. Mais Monsieur le Bureau était là. Mardi, à brûle-pourpoint on me donne connaissance de la fameuse circulaire ministérielle. Les départements frontières sont interdits aux militaires belges à moins que ceux-ci ne produisent une attestation qu'ils ont des parents proches réfugiés et que ces derniers aient réellement besoin urgent du permissionnaire. Les permissionnaires devront fournir une attestation signée de la Sureté française comme quoi ces personnes qui le demandent sont ses parents. Exception est faite pour Lourdes et le canton de Bayonne (Biarritz). Je crois que là-bas il y a de la Sureté belge. Ensuite les demandes de permission devront être faites 15 jours à l'avance et passer par le G.Q.G, pour être signées par l'attaché militaire français. Et voilà ce qu'on me lut presqu'à la veille de mon départ. C'est très encourageant, comme vous voyez.

       A brûle-pourpoint je dois changer mon voyage et j'ai pris ma direction pour Lourdes où je passerai quelques jours dans la montagne, pour y respirer le calme et la solitude. Ce qui m'a froissé le plus dans cette déconvenue, c'est qu'il y a environ un mois je m'étais informé des formalités à remplir, me doutant un peu de cette circulaire. On me répondit qu'un certificat d'hébergement ou des preuves quelconques que la personne qui vous reçoit a les garanties suffisantes et d'aisance et de probité pour vous recevoir. J'avais déjà vos lettres prêtes pour les passer au colonel. Vous le voyez, tout était prêt. Mais Monsieur le Bureau était là. Au l i eu de me donner connaissance de la circulaire il y a un mois, il me la donne deux jours avant le départ. Et je ne suis pas seul dans ce cas. Un de mes amis a ses parents à Toulouse et comme il ne peut attendre 15 jours, force est d'aller autre part et cela, avant son départ pour le front. Je vais donc aller à Lourdes. Je serai au foyer du soldat belge, hôtel St Louis, Lourdes. J'irai par Bordeaux-Dax-Pau et je reviendrai par Toulouse-Limoges. Je dois être pour le 21 juillet à Paris pour fêter l'indépendance belge avec quelques amis employés au journal belge (officieux du Ministère) "La nation belge".

       A Lourdes, je vous écrirai quand je compte repasser à Toulouse et à quel train. Peut-être qu'entre deux trains, on pourra faire connaissance. Qu'en pensez-vous ?

Avec mes mille regrets de n'avoir pu accepter votre gentille invitation.

       Mes meilleures amitiés,

René

*          *          *

Gaillon, le 25 juillet 1918

       Chère amie,

 

       Me voici encaserné à nouveau. Adieu liberté. Bref encore 4 à 5 mois.

       J'ai reçu votre bonne carte avec plaisir. Elle m'a un peu soulagé. Le congé s'est bien passé. Néanmoins, ce que je regrette, c'est de n'être pas resté plus long temps ensemble.

Votre connaissance et celle de votre mère m’a fait le plus grand plaisir et m’a laissé bonne impression. Espérons que la prochaine permission, cela ira mieux.

       Aujourd'hui grand branle bas au quartier. On fait ses paquets et vous savez ce que c'est qu'un pensionnat qui part en vacances. Ah ! Si c'étaient les vacances…

       Demain, nous partons pour Le Havre, Granville. Après-midi, le boulot commence : visite des ateliers de pyrotechnie, dimanche matin, fabrique de canons, et lundi d'autres usines. Nous repartons pour Rouen mardi d'où nous allons à Criel pour 8 jours et mardi en 8 le front.

       Je connais quelques résultats de mes examens, ils sont assez bons et j'espère que j'aurai mon brevet d'officier.

       Excusez mon baragouinage. C'est au galop. Aussitôt que j'aurai mieux le temps, j'écrirai plus longuement.

       Mes meilleures amitiés,

René

 

       Bien le bonjour à votre mère et merci des fruits délicieux contenus dans le paquet.

 

*          *          *

Criel-sur-Mer, 1er Août 1918

       Ma chère amie,

 

       Voici la vie du front qui revient petit à petit. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Nous voici à Criel où le séjour n’a rien de trop enchanteur. Malgré la lourde chaleur qu’ i1 y fait dans les baraques, je vais tâcher de griffonner quelques lignes à votre intention.

       Depuis le retour à Gaillon, nous nous sommes embarqués pour Le Havre. Jolie réception. Des autos nous attendaient à la gare et nous conduisaient à nos baraquements. Samedi après-midi, le jour même de notre arrivée, nous visitions les établissements de sellerie, fabrication de voitures etc… Très intéressant. Le soir, après diner, les établissements pour constructions, de munitions et matériels, nous offraient une soirée dramatique avec au programme : vous n’avez rien à déclarer, vaudeville assez spirituel quoique un peu grivois. C'est une histoire de deux jeunes mariés dont le mari ne put faire connaitre à la femme le mystère de la nuit de noces à cause d'une demande de douaniers : vous n’avez rien à déclarer. Le lendemain, nous visitâmes les ateliers de fabrication d'obus, la transformation du métal brut en obus prêts à être remplis de poudre .

        Comme c’était repos dominical rien ne marchait d'où la curiosité fut moins éveillée : des machines, toujours des machines. L'après-midi, on nous laissa libres. J'en profitai pour visiter le Havre. Le port n'est pas trop mal. Quoique ce ne soit pas un grand port, il y avait des navires américains et alliés, des navires de guerre, paquebots et cargos. La plage n'est pas fameuse : les cailloux font bien mal aux pieds, ce qui empêche bien des amateurs de prendre leurs ébats dans l'eau salée. Ce que nous n'avons pas dans nos plages belges qui étaient, en temps de paix, riantes et luxueuses, j'espère bien que, la guerre finie, vous aurez le plaisir de les connaître.

       Lundi, nouveau programme. Le matin fut réservé à la visite des ateliers de fabrication de munitions : emplissage des obus et fabrication des fusées. Très intéressant, mais le froid se glissait dans le dos en côtoyant ces tonnes d'explosifs et ces millions, car c'était non par milliers mais par millions qu'on compte les obus dans ces usines. On nous présenta une invention du major dirigeant ces ateliers : deux mortiers de tranchées, exécutant en une minute un tir de barrage sur un front de cent mètres d'environ 150 à 200 grenades, terrifiant comme vous le pensez. L'après-midi fut consacrée à la visite d'une fabrique de canons, du 75 Français au 120 Krupp. Et le soir, à notre rentrée, la symphonie des ouvriers nous offrait un concert artistique où la haute musique française et italienne était rendue avec grande perfection. Bref, séjour enchanteur et plein de douces consolations, car il nous donne ce que peut faire un peuple qui ne veut pas mourir. Cela me donna une idée de ce que sera la reconstruction de notre pays, une fois la guerre finie. Tous ces établissements sont l’œuvre de notre gouvernement pendant la guerre et sortirent de rien, de ce que l'on peut appeler rien. Ils furent élevés pendant la guerre, sur des terrains vagues des environs du Havre.

       Et maintenant, me voici à Criel : un demi-jour de tir, l'autre demi-journée théorie sur les mitrailleuses. Mais toutes ces choses vont vous ennuyer, chère amie, aussi je vais passer 1à-dessus. Ma mère vient de m'écrire et les nouvelles qu'elle apporte ne sont pas trop fameuses. La guerre, je crois, est plus dure là-bas qu'ici. La récolte a totalement manqué surtout les légumes et l'avenir ne sourit guère. Malgré cela, leur santé est excellente. Et dire qu'il y a des gens qui, mus par l'argent et les billets bleus, se plaisent à profiter du malheur d'autrui. O Mercantis !. Le soir descend sur le patelin qui ne vaut pas le pays des environs de Toulouse et des Pyrénées. Quand je vous écrirai encore, je serai probablement au front. Nous partons mardi prochain. Mes examens sont réussis. Je me suis même rattrapé à l’examen final. On donne les résultats officiels lundi prochain. Ceux que j'ai sont officieux mais de source certaine.

       Adieu donc et puissent quatre mois arriver bientôt.

René

*          *          *

Le 12 août 1918

       Ma petite amie,

 

Me voici au front depuis quelques jours. Demain, je rejoindrai mon ancien régiment comme aspirant. Enfin me voilà fixé, car voilà presque quatre semaines qu'on voyage. Oh ! La guerre, comme elle fait voir du pays. Un dimanche, on est dans le midi sous le charme imposant des Pyrénées, l'autre, on admire à Paris les prouesses des aviateurs américains ainsi que leur esprit d'organisation ; le suivant on visite un des beaux ports de France et on repart réconforté à la pensée que "Tu renaîtras Belgique fière et belle" n'est pas un vain mot. Enfin le dernier dimanche de juillet, on se repose sur les galets du Tréport dans le cadre des falaises crayeuses et dimanche dernier, je rêvais sur une des plages du Nord, couché sur le sable brûlant, devant une mer légèrement mouvementée. Je revoyais les divers paysages pour ainsi dire cinématographiés pendant le mois de juillet. Certes, les Pyrénées sont jolies, imposantes. Mais il me semble que l’éperon qui se meurt à St Sulpice et qui sépare les lignes de Montauban et de Toulouse est un des paysages qui m’a le mieux plu. Peut-être est-ce encore 1’émotion de notre rencontre… car les heures que j'ai passées en votre compagnie m’ont paru des minutes. Je ne sais si vous avez ressenti la même impression, il me semble que l’émotion me rendait un peu gauche. Espérons qu’un avenir plus ou moins rapproché me permettra un peu moins de gêne.

       Votre départ brusque par l'arrivée du train à Montastruc me laissa rêveur et cette rêverie me revient quant je vois votre photo. Bien souvent je réfléchis et je pense… Mais l'obscurité gagne mon baraquement. Il va falloir emprunter des bougies et c’est dangereux, car ici, ce n'est pas la crise des bougies, mais les avions. En recherchant mon voisin, j'appris à mon arrivée au secteur que depuis un mois, la terre était son lit. C'était le premier de notre village sur les 15 ou 20 qui sommes à l'armée. Pourvu que d'autres ne suivent pas. L'obscurité se fait de plus en plus et force est de vous envoyer mes meilleures amitiés.

René

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Le front, le 17 août 1918

       Ma petite amie,

 

       Je vous écris sous la tente. Maintenant, adieu le réconfort de l'arrière : plus de lit, plus de table : la dure et ce qu’on trouve comme secrétaire. Aussi, excusez-moi si mon écriture est un hiéroglyphe. J'ai ici trois de vos lettres et une carte. La Mauresque est un peu trop noire pour qu'on soit épris d'elle. Cependant on dit que les Gitanes sont très jolies, mais perfides. Si on les compare à Carmen, je plains le Toréador dont le cœur a été pris.

       J'ai bien ri en lisant votre lettre du 2 août. Elle me parlait du féminisme en 1958. L'article est très bien conçu et comme vous le dites avec une certaine ironie, il est suivant mon goût. Eh bien oui, c'est comme cela que je considère le féminisme. La femme ne pouvant juger comme l'homme ne peut lui être son égale. C'est un "tout" autre, mais se combinant avec le "tout" masculin, forme un tout parfait. L'action brutale est pour l'homme, la femme est le sentiment. C'est le sucre qui adoucit l'amer de sa brutalité et comme disait si bien J. de Maistre, l'empêche de devenir sauvage. Cependant cette brutalité est nécessaire dans la vie. Le sentiment est bon, ce n'est pas la sentimentalité qui réussit. Les hommes sont comme un mur de pierres qui gêne la route. Ce n’est pas en employant la caresse, la douceur qu'on parviendra à le déplacer, mais la pioche, le pic et au besoin avec les explosifs qu'on pourra se servir de la route.

       Prenons un exemple d'actualité. Nous sommes en pleine guerre et Dieu sait quand elle finira, tout en n'étant pas pessimiste un cinquième hiver devra encore passer. Admettons pour l'instant qu'au 1ieu de Foch, nous ayons Mme Foch pour général en chef. Il faudrait qu'elle commandât des batailles, parfois sacrifier des vies humaines pour s'assurer du succès. Si elle est mère, elle hésitera, elle agira peut-être par sentimentalité, ce qui la fera trop discuter, trop peser, tandis qu'une action brutale, tout en étant bien calculée pourrait par sa rapidité, sauver la situation. Mais je n'insiste pas… Aimer, consoler et plaire, tel est le véritable rôle de la femme. Qu’en pensez-vous ?

       Vous parlerai-je de mes nouvelles fonctions ? Me voici adjoint, ce qui, en France, équivaut à aspirant. J'ai environ 40 à 50 hommes à mener, plutôt je dois aider mon chef de peloton à les conduire, car pour le moment, je suis apprenti. L'art ne s'acquiert pas en un jour, surtout cet art si délicat de conduire des hommes ou plutôt de grands enfants.

       Pour le moment, je les étudie, je les observe. Leurs expansions ressemblent un peu aux ébats des enfants pendant les récréations. Un rien les amuse et leur fait oublier ce qu'i l y a de triste dans cette vie d'exilé. Cependant sous ce rire bruyant, fait plutôt pour étourdir, il y a de la douleur, de la souffrance cachée.

       J'ai causé avec plusieurs, je leur ai parlé de leur famille. Hélas ! Combien je suis privilégié quand je pense à eux. De nouvelles, point depuis trois ans. Un portrait échappé comme par hasard avec quelques mots "Je suis en bonne santé". Cependant, dans leur malheur, ils sont encore bien courageux. Certes ils grinchent un peu, mais ils le font tout de même. Du reste, nous en reparlerons. Pour le moment, je m'applique à les observer et à tâcher de les comprendre, chose assez difficile car ils parlent deux langues et la seconde ne m'est pas encore familière.

       Le facteur va sonner. Aussi, je finis ma lettre. Puisse-t-il m'apporter bientôt de vos bonnes nouvelles.

       Meilleures amitiés.

René

*          *          *

 Le front, le 20 août 1918

       Ma chère amie,

 

       Douce consolation de s'écrire. Voilà trois jours que je remets à vous écrire. Heureusement qu’une garde est intervenue et cesser cette remise au lendemain, me fera passer agréablement mon quart.

       Je ne sais par où commencer, car vraiment je dois vous remercier de vos lettres qui sont arrivées nombreuses. Elles sont venues à propos car le temps semble un peu long. On est perdu dans ce pays des Flandres et parfois on revoit avec mélancolie les paysages mouvementés de la France. Et puis, la vie n'est plus la même. Le collégien ou plutôt le normalien a vécu, le voilà dans sa classe. Il prépare ses registres d'appel, ses feuillets matricules comme on dit ici. Il fait l'inventaire de son matériel didactique et quel matériel…! et pour ne pas faire de bévue, revoit ses règlements. Néanmoins on s 'y habituera car on sent qu'on est ici à sa place. Ce qui m'ennuie un peu pour le moment, c'est que j'ai trois hommes sur quatre qui sont Flamands et leur langue ne m'est guère familière, la plupart parlent le flamand de chez eux et non le vrai. Cependant ils me comprennent quand je leur parle en flamand et c'est déjà un grand point, car je vois que cela leur fait plaisir. En général ce sont de grands enfants et se conduisent comme tels et tel que vous croyez jouer 1'imbécile est occupé à vous rouler. Leur moral est excellent, je vous l'ai déjà écrit. Ils vous disent avec un flegme résigné : dans deux ans nous serons chez nous. Nous en recauserons encore de ce moral plus tard.

       Vous me parliez dans vos lettres des réflexions d'un poilu sur les marraines. Pour la plupart, cela tourne au flirt, mais cela ne dure pas longtemps. "L'espace d'un matin". C'est pour cela que j'ai voulu faire changer notre correspondance. On s'attache plus à une amie et je ne sais, c'est déjà un peu de sa famille qui renaît.

       Il me semble que vous êtes experte dans l'art du cœur. L'affection ne suffit pas toujours au cœur souffrant. Alors : que faut-il ? Quant à moi, il me semble, à ces heures de restrictions c'est tout ce qu'on peut demander à moins que vous ayez trouvé autre chose. Comme je suis peu expert ou plutôt gauche dans cette partie délicate, j'attends une explication dans une prochaine missive.

       Je vous remercie de la délicate pensée qui vous a dictée : Ecrivez-moi le plus souvent possible surtout que maintenant vous êtes dans le danger.

       Merci et à mon tour je dois vous dire que toutes mes pensées vont bien souvent vers vous et qu'ainsi je me sens un peu moins isolé sur cette terre étrangère.

       Mes yeux se ferment, je vais faire une ronde, histoire de me tenir éveillé car la  plume est fatiguée. Elle vous envoie néanmoins un bonsoir affectueux ainsi qu’à vos parents.

       Bon amusement en vacances.

René

*          *          *

Le front, le 24 août 1918

       Ma bien chère amie,

 

       Et les jours se suivent… et la lettre ne se commence pas. Ce n'est pas le temps qui fait défaut, mais le confort du front qui aide une paresse pour ainsi dire naturelle.  Aujourd'hui 24, je me décide enfin et, advienne que pourra, il faut que j'arrive.

       Pour le moment, le secteur est assez bon puisqu'on m'a demandé d'organiser une fête de gymnastique. Ma compagnie devrait fournir un carrousel et comme ancien instituteur… vous voyez cela d'ici. Bref, je vais m'y mettre. C'est cela, voilà la cantine qui s'amène et c'est sous notre tente que la distribution va se faire. On a beaucoup de temps, comme vous voyez, mais le temps est si décousu qu'on ne peut se mettre à une besogne sérieuse.

 

Ce 25 août (suite)

 

       La pluie nous force à rester sous tente et le service est nul. Aussi, je m'empresse de finir.

       Je suis très heureux d'apprendre que la correspondance est en faveur chez vous pour le moment. Egoïste, direz-vous, eh bien, oui, j'en suis content, car vos lettres sont toujours les bienvenues.

       A mes moments perdus, j'aime à les relire et tâcher d'en scruter les interlignes. Il me semble qu'une lutte est engagée entre nous deux, heureusement point sanglante. Chacun cherche à deviner l'autre, sans oser prendre une offensive. Que sais-je ? Voilà deux, trois fois qu'une censure non officielle barre quelques mots qu'on voudrait effacer et qui néanmoins laissent trace. On voudrait cependant les reconstituer. Mais pas plus que la teinture d'iode (employée par la censure officielle allemande) on ne sait. Si encore les phrases avoisinantes laissaient prévoir le texte censuré… peut-être que l'adversaire dévoilerait ses cartes. Mais… l'offensive n'est pas mon fort, pour le moment, je me retranche, quitte après de faire une sortie en masse pour réduire l'ennemi et l'acculer à se rendre.

       Rêver, c'est mon fort pour le moment. Lorsque, seul sous la tente, une demi obscurité m'empêche d'écrire ou de lire, je rêve. Rêves d'épopées, car maintenant que la carrière des armes est ouverte pour moi, ce droit est un devoir. Mais la réalité est trop distante pour pouvoir y parvenir. Aussi , pour ces rêves, je les laisse passer et, le film déroulé, j'attends les événements.

       Il y a aussi le rêve du pays natal qui revient chaque fois qu'une carte de la maison m'arrive. On revoit le vieux clocher, les parents, la profession, les beaux temps du passé, c'était la vie… Reviendra-t-elle encore ! Mais ces rêves passent encore, car la sentimentalité n'est plus notre fort. La brute a trop étouffé le cœur et puis ce sale cafard viendrait nous déprimer alors qu’on a besoin de toutes ses forces, ses énergies pour tenir. Il y a enfin d'autres rêves… Ceux-là sont pour l'avenir, je m'y attarde souvent. Seulement la condition est bien souvent la clef qui empêche de les développer. Rêves d'avenir, c'est bien, mais "de quoi demain est-il fait ?" L'incertain m'empêche de les approfondir et de m'y donner libre cours pour tâcher de les réaliser. Peut-être l'avenir, encore cet incertain permettra-t-il ou de les dévoiler ou de les réaliser. Mais voilà que je commence à faire repérer mes batteries. On crie : le facteur arrive. Aussi je vous laisse et vous embrasse en vous quittant.

René.

*          *          *

      Ma petite Blanche,

 

       Le temps me semble un peu long de ne pas recevoir de vos nouvelles. Il est vrai que les Russes vont encore baisser votre moral. Pauvre petite ! Je vois ce retour de Kornilov de bon œil. C'est ennuyeux que je ne puisse en dire plus. Que pensez-vous de cette carte ? N'est-ce pas l'avant-garde du féminisme après la guerre !

       Le cafard m'empêche de salir beaucoup de papier. Aussi j'espère bientôt recevoir des nouvelles qui combleront les vides de mon cœur.

René

*          *          *

Le front, le 4 septembre 1918

       Ma chère amie,

 

       Dans vos voyages, dans vos naufrages… !

       J’ai été très heureux de recevoir de vos bonnes nouvelles et très heureux aussi d'apprendre que vos excursions vous plaisent et rompent un peu la monotonie de Montjoire. Je vous excuse du retard de la correspondance, car je comprends la situation, quand on voyage, le temps fait souvent défaut, car les yeux sont tout entiers au nouveau qui se montre et vous captive.

       Bordeaux , je ne puis beaucoup en dire vu que je ne l’ai vu qu'en train.  J'y suis descendu un soir vers huit heures et comme je devais me restaurer avant de reprendre le train vers 10 heures, je n'ai pu visiter la ville. Il parait que le port est assez bien plein de vie, surtout pour le moment. Le Bordelais est très joli. Ces coteaux pleins de vignes sont superbes. Mais passé Bordeaux, le paysage est mort, les landes sont tristes, cela sent la mort. C'est pourquoi je n'aime pas ce voyage et que je lui préfère à celui de Toulouse-Lourdes. Biarritz paraît-il est très gentil. Comme plage, c'est fort joli. Que pensez-vous de la mer ? On ne sait se la figurer quand on ne l'a pas vue. Il en est de même pour la montagne. Ah ! les voyages, comme je les aime ! Il a fallu la guerre pour me donner cette passion.

       Aussi, dès 1a paix, je crois que mon genre de vie va changer. Au lieu de s'amuser bêtement, à s'amuser le dimanche dans les cafés soit à jouer aux cartes ou à d'autres jeux comme habituellement dans notre contrée, je pense bien rester chez moi et former une petite caisse pour les vacances. Les voyages instruisent et en même temps qu'ils fatiguent le corps, ils reposent l'esprit.

       J'ai bien ri quand vous m'avez parlé des Américains et de la déconvenue de l'acteur dramatique. Il n'aura pas du étudier les effets de scène pour vous faire rire. Mais blague à part, quel réconfort quand on voit le camp américain. On les aura, oui, on les aura. Qu'en pensez-vous ? Car ce que vous avez vu à Bordeaux n'est qu'une partie de leur organisation et encore une infime partie. Saint-Nazaire est encore plus grandiose. Quelle leçon pour la vieille Europe, leur vie intense qui agit et ne discute pas. Agir, tel est le mot d'ordre. Les beaux discours, les fleurs de rhétorique, tout cela est beau, mais c'est de la poudre aux yeux pour éblouir les "gogos". Agir c'est le mot, la vie intense de Roosevelt est basée là-dessus.

       Votre connaissance dans le train m'a fait sourire et si je vous disais le fond de ma pensée vous en ririez aussi, car combien de scènes semblables n'ai-je pas vues en voyageant. On veut parfois jouer au Don Juan. Mais on tombe sur des "becs de gaz" quitte à en rire après lorsque les voyageurs descendent du train. C'est un des côtés plaisants des voyages et cela fait passe, agréablement une nuit dans le train.

       Vous doutiez que la vie soit autre que bonne. Pourquoi cette transformation. Quand vous serez rentrée, nous en causerons ainsi que de l'affection des parents pour les enfants.

       En même temps que le facteur on sonne la soupe. Comme cette lettre m'a mis l'appétit en éveil je vous laisse et espère bientôt vous lire. Meilleures amitiés de celui qui pense souvent à sa grande Toulousaine.

René

*          *          *

Le 10 septembre 1918

       Ma chère amie,

 

       Me voici couché pour un jour ou deux ; le temps ne me fait donc pas défaut, mais la tête est lourde car j'ai la fièvre. Hier, on nous a injecté du vaccin anti-typhique. C’est la deuxième fois cette année. L'opération n’est pas douloureuse mais les suites sont ennuyeuses : bras gauche immobilisé et fièvre assez forte. Néanmoins le désir de répondre à vos deux lettres du 2 et du 3 dominera ce farniente tout naturel et excusable.

Pour m'ouvrir un peu l'esprit, je relis vos lettres. Dans celle du 3 vous me demandez mon jugement et sur vos lettres et sur vous-même. C'est assez délicat ce que vous me demandez. Néanmoins, je vais tâcher de vous satisfaire.

       Vos lettres me plaisent beaucoup car j'aime vos impressions si naturelles et que j'approuve souvent. A part vos réflexions au point de vue religieux, pour le reste, je suis avec vous. C'est pourquoi quand rarement vous me parlez de ces choses, je n'y réponds pas, laissant à chacun la liberté de penser.

       Quant aux idées sur le féminisme, le temps fera qu'elle deviendront miennes. Sincèrement parlant, la politique et toutes ces idées sociales se résument pour moi à bien peu de choses car c'est le moindre de mes soucis : politique et arrivisme étant synonymes. Votre lettre du 29 août m'a vivement intéressé, car me donne réellement l'état de votre pensée. Certes, on se renferme en soi-même, mais on aime à confesser à des étrangers ses pensées et ses illusions, car ce besoin d'affection est réciproque, c’est un fait naturel et nul n'échappe à cette loi.

       Vous me plaisez énormément, ceci dit sans flatterie. Et si ce n'est quelques restrictions qui me font réfléchir, j'aurais depuis longtemps tâché de poursuivre à fond une attaque en règle. Votre esprit cultivé est un des premiers points d'attache. Votre réserve et votre retenue me font deviner le sérieux de vos pensées et font souvent que mes rêves se pointent vers l'éperon de St Sulpice. Mais il y a des points d'interrogation, des restrictions comme je le disais plus haut. Nous ne sommes pas d'accord au point de vue religieux. N'admettant pas la femme bigote, il lui faut néanmoins un certain esprit religieux quand ce ne serait que pour l'éducation des enfants. Et pour donner cette éducation, il faut à la mère une certaine conviction afin de laisser une impression vitale. La morale laïque est très bien mais elle est basée sur la loi naturelle et la loi naturelle, si quelque chose de surnaturel ne soutient pas, est vite violée car les devoirs passent souvent après les droits. Personnellement j’en ai acquis la preuve pendant cette guerre. Livré à moi-même, ou plutôt égaré dans cette grande cohue qu'on appelle l'armée, combien de fois j'aurais appris à mes dépens les inconvénients de certaine faute si les cartes de ma mère n'étaient venues de temps en temps me rappeler les principes reçus. Mes sœurs ont été élevées également dans ces genres d'idées. C'est pourquoi je voudrais leur donner une sœur qui fut semblable. Quant aux autres idées, je m'en inquiète fort peu. La conversation est toujours le talent favori des femmes. Pour le reste, comme je l'ai dit plus haut, vous me plaisez énormément et bien des fois j’ai rêvé à un avenir… malgré les idées émises ci-dessus qui pourraient dans l'avenir être vôtres.

       Dans votre lettre du 2, vous soulignez plusieurs fois "peut-être". J'ai commencé à dévoiler mes batteries. Quelles sont : vos positions ?

       Mais je vais vous ennuyer par mon bavardage et ma franchise peut-être ne vous plaira pas. Vous l'aurez voulu cet aveu. Je l'ai fait sans flatterie, puisque vous me l'avez demandé. La musique du régiment vient faire répétition dans notre camp. Elle me distrait de mes pensées et m'oblige à finir ma lettre.

       Lui qui pense souvent à elle,

René

 

       Notre session inaugure vraiment mal son retour au front. Trois de mes camarades viennent déjà de disparaître. A bientôt une de vos lettres. Je reçois ce matin une lettre de ma maison m'annonçant les fiançailles officielles de ma jeune sœur. Elle attend mon retour pour la conduire à l'autel. Je leur ai écrit qu'elle ne m'attende pas car j'ai tâché de leur faire comprendre que le lendemain pour nous était souvent incertain.

 

*          *          *

Le front, le 15 septembre 1918

       Ma chère amie,

 

       Voici deux ou trois jours que j'ai reçu votre gentille lettre du 6 septembre. Je remettais au lendemain attendant que le facteur m'amenât vos deux livres, c'est en vain, ils n'arrivent pas. Je me doute un peu de ce que c'est… Dame censure les aura arrêtés et renvoyés. C'est la loi brutale, il est vrai, mais c'est la loi, nul imprimé, brochure, livre ou autre ne peut parvenir au front à moins qu'il ne vienne de l'éditeur ou du libraire. Malgré cela, j'ai réclamé à l'administration des postes et j'attends la réponse.

       J'ai bien ri hier en lisant votre lettre. Vous me parliez de la métamorphose de notre correspondance. Ce que j'en aurai déjà débité des banalités. Vraiment je voudrais revoir mes griffonnages, mes pattes de mouches. Ce sera pour passer un après-midi de bon temps dans ces souvenirs. Les vôtres ? J'ai constamment dans mon sac celles de cette année. Les autres sont en sécurité dans un petit coffret déposé chez des amis où je vais habituellement en congé quand la besogne des champs ne les prend pas trop longtemps. La guerre finie, elles seront un souvenir très touchant de cette grande guerre. Elles sont bien gardées et si la guerre m'est funeste mes parents seront très heureux de nos entretiens. Ils me demandaient dernièrement encore comment se portait Blanche, car ils savent que nous avons ensemble des relations assez amicales. Du reste, ce nom me plait si bien que, quand je leur écris, je prends comme pseudonyme votre nom ne pouvant user du mien.

       Pour le moment je suis occupé en dehors du service à épuiser la Bibliothèque de Compagnie. Je viens de lire, relire et encore relire : L'aiglon de Rostand. Très joli. Scènes de la vie conjugale de H. De Balzac me dégoûte.

       Un livre qui pourrait tomber entre vos mains et que je ne vous conseille pas de lire : "Le feu" et "L’enfer" de Barbusse. Le dernier est un ramassis de roses sur un fumier et le premier une description trop réaliste quoique vraie de notre vie de tranchées. Les gens de l'arrière qui ne connaissent notre vie que par les récits plus ou moins légendaires des journaux crieront à 1’exagération, et cependant ''le feu'', nous sentons que cela est réalité et vrai .

       C'est pourquoi, malgré la plume puissante de ce nouveau Zola, je ne vous le conseille pas. Quant aux romans, je préfère faire le mien que de vivre celui des autres.

       On m'appelle pour conduire un détachement à un concert symphonique, véritable régal musical. On ne joue que du classique (musical). Aussi je vous quitte avec regret quoique ces auditions nous fassent oublier la bestialité de notre existence. Combien je voudrais être avec vous dans ces concerts pour en goûter ensemble cette audition qui vous transporte et vous enivre.

       Au revoir, chère petite Blanche, je scelle ma lettre d'un baiser le plus cordial.

René

*          *          *

Ce 16 septembre 1918

       Ma chère amie,

 

A quoi rêver, si ce n'est qu'à… Il me semble que votre lettre du 8/12 août s'en ressent un peu. Nous sommes encore en août ! Mais je n'insiste pas et j'en ris. Votre distraction est tout excusable, après une semaine d'aventures, cela s'explique.

       Je crois que j'ai envoyé deux ou trois lettres depuis deux semaines. Seulement le temps ici n'est pas américain. Une lettre du 16 est timbrée seulement le 17 à midi ou le 18, de là elle part dans les bureaux, heureux encore si elle ne s'arrête à la censure et après huit jours, enfin vous arrive.

       Notre secteur ne permet pas de longs temps libres, mais trop entrecoupés ce qui ne peut aller avec une besogne sérieuse. Quant à son calme, à son action mouvementée, je suis militaire, d’où silencieux. Comme je vous en ai parlé dans ma dernière lettre, nous avons eu le bonheur d'ouïr la symphonie du front. Régal ! chaque soir, on va au cinéma. Heureuse initiative qui empêche le soldat de se désennuyer au café où les mercantis vous font payer des caricatures de consommations des prix fous…

       Il fut un temps que je prenais note des pensées frappantes pendant mes lectures et je me rappelle celle-ci. Il y a deux manières de gâter les enfants leur laisser faire tout à leur guise ou les reprendre à propos de tout.

       Votre discussion sur l'art d'élever les enfants m'intéresse. Personnellement j'en ai souffert et ai vu à mes dépens les défauts de la mienne. Jeune, j'étais turbulent et dérangeais mes parents qui étaient assez occupés. Mon père étant secrétaire de mairie en même temps qu'instituteur n'avait guère le temps de s'occuper de moi. Quant à mère, quoique m'aimant beaucoup, il me semblait qu'elle préférait mes sœurs, plus calmes et moins nerveuses. On m'intimida, et j'eus peur. A 13 ans, je fus content de quitter la maison pour entrer au séminaire. De nouveau, discipline sévère et de nouveau, supplice, aussi je n'y fis rien de bon. Indécis, je demandai à suivre les cours de l'école normale. J'y passai quatre bonnes années chez les Frères qui, après m'avoir étudié, me desserrèrent un peu la vis et c'est ainsi que je parvins avec succès à conquérir mes diplômes de géométrie et d'instituteur. Mais lancé dans le monde, cette appréhension de faire mal ne me donna pas cette confiance qui fait réussir. Plein d'initiative, ma volonté se butait à un obstacle, je m'effrayai et me laissais aller. La guerre est arrivée, j'ai repris confiance en moi-même et cet esprit d'hésitation tend pour le moment à disparaître, car j'ai pris pour principe "arrive ce qui pourra", je m'en fiche. Je dois arriver et j'arriverai et cet instinct de demander aide et protection s'en va, comme j'aurais toujours voulu faire, je tâche d'agir par moi-même. Néanmoins c'est pendant cette guerre que j'ai appris l'amour de mes parents et que je regrette parfois mes conceptions de persécuté qui avaient changé presque mon caractère jovial et ouvert en grincheux et presque hypocrite.

       Mais me voilà à faire des confidences que je tenais à garder personnelles m'appliquant à m'en servir pour l'éducation future de ma famille. Excusez-moi, je vous quitte en vous embrassant bien fort.

René

*          *          *

Le front, 20 septembre 1918

       Chère amie,

 

       Je t'écris au galop avant de m'endormir. Demain, aurai-je le temps ? C'est dimanche, c'est vrai. Mais après la messe j'ai plusieurs corvées à faire et s'il y a liberté, je vais aller déposer une couronne sur la tombe d'un ami.

       J'ai bien reçu votre dernière lettre. Ne m'envoyez plus pour le moment des livres. Le temps semble long à tuer, c'est vrai, mais je crois qu'on aura bientôt du neuf. Tout va bien à la maison. Ma sœur cadette va achever ses cours momentanément interrompus. Y aurait-il un dessous sous cette volonté de mes parents ? Il est vrai qu'ils ont toujours voulu que chacun d'entre nous ait un diplôme, un capital pour l'avenir.

       Excusez-moi si d'ici quelque temps vous ne recevez plus que des cartes.

       Meilleurs amitiés et un doux baiser de votre

René

*          *          *

Le front, le 25 septembre 1918

       Ma petite Blanche,

 

       Puisque vous le voulez, je prendrai dorénavant votre petit nom comme entête. Il me semble que le nom d'amie est trop général et qu'un cœur est trop petit pour s'éloigner du particulier.

       Dame censure ne me permet pas de m'expliquer sur le retard que je mets à vous répondre. Trois de vos lettres I5/19/2l appellent en vain et j'attends que la théorie soit finie pour vous répondre, ce sera remis aux calendes grecques. Vous aurez sans doute reçu une carte un peu laconique. Je  crois que sous peu ce sera notre seul mode de liaison, espérons que ce ne soit que pour un temps. Néanmoins votre papier ne sera jamais assez long, ni votre écriture assez serrée, surtout que le moral et le courage auront besoin d'être soulagé en éloignant de la pensée des tableaux trop réels qui pourraient la noircir.

        J'espère que cette allusion à la longueur de votre papier n'est pas un reproche au mien qui malgré qu'il soit d'une seule feuille se noircit très bien et demande, je crois, pour le déchiffrer, l'emploi d'une loupe.

       Vous me demandez l'impression de ma mère sur nos relations. Elle m'a seulement un jour demandé si Blanche suivait les mêmes occupations que la famille. Je ne lui ai jamais répondu. Du reste, je saurai quoi lui répondre. Je lui dirai que vous avez reçu une éducation chrétienne, et malgré qu'on s'en éloigne, tôt ou tard on en revient si on est franc dans sa pensée et sa manière de faire, c'est-à-dire que si l'éloignement des principes reçus n'est pas de la même manière que les Musulmans qui se disent malades pour boire du vin.

       Vous me parliez de l'idée conscience, c'est très bien et ce n'est pas pour les formes extérieures de la religion que je la pratique mais justement  par principe de conscience que j'en suis les dogmes. Car j'ai eu à souffrir des  attaques des Ministres du culte, si forte que j'ai dit un jour à un Monsieur "je salue votre soutane", dans moi-même je me faisais la réflexion "Vous ne valez pas la corde pour pendre la peau de celui qui vous porte". Ne faites pas comme je fais, mais comme je dis. Et c'est en partant de ce principe que je fais à ma mode en me disant : chacun pour soi et Dieu pour tous. Mais je me tais car il me semble que je me justifie inutilement.

       Vous me parlez de vos lectures, ce que j'en pense. Je suis de votre avis. Il faut l'esprit solide pour résister au charme pervers de ce genre de lecture. J'ai beaucoup lu et de tout durant la grande guerre et comme vous, je pense toujours à ce vers de Musset.

 

"L'abîme est immense

Et la tâche est au fond".

 

       Quant à la musique, je la connais sans être grand musicien. Oui, cela provoque de la rêverie, surtout lorsqu'on assiste à un concert de bonne musique. Chaque accord, chaque phrase a un charme si attrayant et quand, par exemple on a de la musique hongroise, il y a quelque chose de si sensuel et de si doux...

       Mais le lieutenant m'appelle, il y a théorie. J'attends avec impatience de vos bonnes nouvelles et bientôt j'espère de vous embrasser.

René

 

       Je vous enverrai demain une adresse en cas où il m 'arriverait un accident. Pour la censure de Montjoire griffonnez quelque chose sur l'enveloppe, comme cela, je verrai si on l'a ouverte.



[1] G.O.G.: Grande offensive générale.

[2] poste de secours

[3] La marche  de St Fiacre à Tarcienne

[4] La procession de Ste Rolende à Gerpinnes

[5] La procession de la Vierge de Walcourt



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